Séance du lundi 13 novembre 2017
par M. Jean-Robert Pitte,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Selon notre coutume, le secrétaire perpétuel de notre académie est laissé libre du choix de ses propos lors de la séance solennelle de rentrée. Mon tour de présider notre académie aurait dû arriver l’une de ces prochaines années. Vous en avez décidé autrement, mes chers confrères. Je ne pourrai pas vous infliger une année entière à tenter de vous démontrer combien la géographie est un merveilleux savoir qui, certes, peut servir à faire la guerre, comme Yves Lacoste l’avait écrit en 1976, mais plus sûrement encore à faire la paix en permettant à l’humanité de mieux connaître et aménager sa planète et de mieux comprendre sa propre diversité pour en tirer le meilleur des partis. En revanche, si Dieu me prête vie, je dispose de six occasions d’évoquer devant vous le champ scientifique qui m’est cher en vous entraînant sur les chemins de traverse de celui-ci, ceux que j’ai empruntés avec délices au cours d’un quasi demi-siècle de recherches et d’enseignements conduits avec un immense plaisir. Aujourd’hui, j’aimerais vous entretenir d’une conviction profonde : le temps et l’espace sont insécables. Tous les rythmes du temps, toutes les échelles de l’espace terrestre se combinent et se recomposent sans cesse, avec des lenteurs et des accélérations fulgurantes que l’humanité vit, selon les moments de son histoire, soit dans de minuscules territoires, soit en dépassant ses frontières pour s’embarquer vers des horizons lointains et des lendemains qu’elle espère voir chanter.
Le croisement de l’histoire et de la géographie appartient à la tradition française depuis les collèges jésuites ou lassaliens des temps modernes. Aujourd’hui encore, c’est le même professeur qui enseigne l’histoire et la géographie dans les collèges et les lycées, hélas pour la géographie qui est la parente pauvre de la formation des maîtres. L’intitulé de la section de notre académie à laquelle j’appartiens « histoire et géographie » porte la marque de ce choix intellectuel de notre pays depuis 1934, date à laquelle il a remplacé l’intitulé « histoire générale et philosophique ». Deux géographes seulement y avaient occupé un fauteuil avant cette date, Paul Vidal de La Blache (1906) et Jean Brunhes (1927). Vous me permettrez d’y annexer, André Siegfried, élu en 1932 dans la section « morale », devenue « morale et sociologie » en 1958, même si l’université ne l’a hélas jamais considéré comme le grand géographe qu’il a pourtant été. Quatre autres suivront : Augustin Bernard (1938), Raoul Blanchard (1958), Maurice Le Lannou (1975) et Pierre George (1980).
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Beaucoup de nos contemporains sont volontiers déterministes et croient en la toute puissance de Dame Nature censée être bonne, mais qui serait aujourd’hui très en colère. Douée de raison et de volonté, Gaïa serait en train de se venger des violences insupportables dont elle fait l’objet. Ils sont persuadés que le ciel va nous tomber sur la tête si nous n’arrêtons pas de croître et multiplier. Ils pensent que le changement climatique que nous vivons est, d’une part, intrinsèquement mauvais et, d’autre part, exclusivement dû à une activité humaine déréglée : agriculture polluante, élevage intensif entraînant un excès de flatulences bovines qui aggravent l’effet de serre, production d’énergie, industrie, circulation, chauffage, climatisation, etc.
Le discours dominant actuel sur la nature qui a cours dans la plupart des pays de la planète ne correspond pas à leurs traditions culturelles, mais au succès de principes plus ou moins animistes venus des pays d’Europe du nord et qui ont lentement cheminé vers l’Amérique du nord, puis vers le sud de ces deux continents et enfin gagné le monde entier. Ces idées constituent sans nul doute une prise de conscience salutaire du fait que l’humanité doit gérer son environnement avec sagesse, ce qui n’a pas toujours été le cas au cours de son histoire, surtout depuis l’accélération imprimée par la révolution industrielle laquelle, il faut le rappeler, a aussi pris naissance au nord de l’Europe et de l’Amérique. Elles représentent néanmoins un ensemble doctrinal plutôt inquiet, voire pessimiste qui s’affirme fondé sur des analyses scientifiques objectives, mais qui relève en réalité pour une large part de convictions plutôt que de faits qui s’imposent : majorité, voire consensus ne font pas preuve. Nos travaux de l’année prochaine consacrés à l’opinion publique, sous la houlette de François d’Orcival, nous permettront de réfléchir à cette importante question.
Il faut envisager les changements rapides que nous vivons à l’aune du temps long, lequel nous invite plutôt à l’optimisme et à l’action. Une certaine vision matérialiste de la condition humaine a fait attribuer nombre de grands bouleversements de l’histoire de l’humanité et de la géographie de la planète qu’elle habite à des facteurs environnementaux, en particulier les changements climatiques entraînant des effets démographiques, comme si nécessité faisait toujours loi. En réalité, c’est une explication très partielle, voire partiale et même fausse. Il convient plutôt d’inverser le processus : c’est la volonté, la liberté et la spiritualité humaines qui sont responsables des grands franchissements de paliers. Même Maurice Godelier, revenu des raideurs de sa jeunesse, a pu écrire en 2007 [1] : « Au fondement des sociétés humaines, il y a du sacré. Autant le savoir […] ». C’est aussi ce qu’admet Marcel Gauchet [2] : « […] nous sommes obligés de réviser nos convictions, à commencer par l’économisme primaire qui tient lieu d’explication à tout et qui empêche l’Occident de comprendre les autres sociétés du globe. » Les modifications environnementales ont pu dans certains cas contraindre l’humanité à réagir, mais à la différence des espèces végétales et animales, elle ne fait pas que s’y adapter. Elle est capable d’innovation, que son cadre de vie change ou non. D’ailleurs, des événements aussi marquants que la naissance et la mort des grands empires, les grandes découvertes, la révolution industrielle ou les deux guerres mondiales ne sont en rien liées à des changements environnementaux, mais doivent tout au génie propre à l’espèce humaine ou au réveil de ses pulsions les plus barbares et autodestructrices.
Le merveilleux roman Pourquoi j’ai mangé mon père, chef d’œuvre de Roy Lewis publié en 1960, fondé sur les connaissances scientifiques que l’on possédait alors du Paléolithique, le démontre d’une manière désopilante. Théodore Monod le considérait comme un chef d’œuvre. La descente des arbres, les progrès dans l’obtention de subsistances et l’augmentation de la population sont, d’après Lewis, les conséquences d’une révolution de la pensée. Il y attribue l’invention du feu à un pithécanthrope au psychisme très avancé, imaginatif et féru de nouveautés techniques. Grâce à la maîtrise du feu qui n’était nullement une nécessité vitale, un saut majeur dans la maîtrise de l’environnement a été accompli voici 400 000 ans environ: prolongation nocturne de la lumière du jour et éclairage des cavernes, protection contre les animaux sauvages, cuisson des aliments devenant ainsi plus sains par la destruction des parasites de la viande, plus digestes et plus goûteux, résistance au froid et conquête de nouveaux espaces de vie, en particulier au moment des glaciations, fabrication de pieux durcis bien plus efficaces pour la chasse, mais aussi la guerre. En outre, l’invention du foyer a favorisé le rapprochement des individus, l’échange et la sociabilité. Roy Lewis en contractant la préhistoire fait du fils de son héros l’inventeur de l’art pariétal qui représente un autre pas essentiel dans l’histoire de l’humanité, un moyen prodigieux d’affirmer grâce à l’art la maîtrise par l’homme du règne animal si indispensable à sa subsistance et à sa multiplication. Il attribue aussi à son héros l’invention majeure de l’exogamie. Quelle que soit la date exacte d’apparition de celle-ci, nul doute qu’elle ait permis un immense progrès, non pas seulement en évitant l’inceste et les risques génétiques de la consanguinité, mais comme l’écrit le romancier : « Si nous voulons le moindre développement culturel, il faut que l’émotion individuelle ait la tension d’un stress. Bref, il faut qu’un jeune homme quitte le toit familial, se cherche une compagne, la courtise, la capture et se batte pour elle. » L’apparition du culte des morts, il y a environ 100 000 ans, est un autre palier majeur de l’histoire de l’humanité qui contribue à donner un sens plus aigu à la vie, à doter celle-ci d’une espérance d’éternité. Le rituel cannibale final imaginé par Roy Lewis est un hommage appuyé rendu à son héros : « Telle fut la fin de père en tant que chair, mes garçons. Et c’était, j’en suis sûr, celle qu’il eût désirée : être occis par une arme vraiment moderne [un arc] et mangé d’une façon vraiment civilisée [rôti]. »
Franchissons un certain nombre de millénaires. Les travaux de l’archéologue Jacques Cauvin et de son équipe dont la synthèse s’intitule Naissance des divinités, naissance de l’agriculture [3] ont montré que l’une des plus remarquables accélérations de l’histoire humaine, la révolution néolithique au Proche et au Moyen-Orient, c’est à dire l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, environ 10 000 ans avant notre ère, a été précédée et non suivie par une révolution religieuse majeure. Par rapport aux terreurs des animismes anciens, le développement du culte des déesses-mères et du taureau marque l’éloignement du divin et sa personnification, de même qu’un essor de la liberté humaine moins contrainte par un environnement immédiat divinisé. La stratigraphie est irréfutable et rend intenable la position déterministe qui ferait découler les nouvelles croyances de l’évolution technique. Cet éclair de réflexion des anciennes civilisations du Levant, puis de la Mésopotamie sur les origines de la vie et cette aspiration à la vénérer ont donné aux sociétés mésolithiques l’idée d’en diriger le processus en apprenant à planter des céréales et à domestiquer les petits ruminants. Il n’est pas niable pour autant que, dans ce contexte, la remontée des espèces vivantes vers le nord à la fin de la dernière glaciation du Würm a favorisé l’éclosion de ces nouveautés techniques, mais il ne s’agit que d’un coup de pouce.
C’est cette fascination pour la vie qui explique aussi le goût des boissons fermentées, la bière d’abord, le vin ensuite, sources de joie et de dépassement de la condition humaine, puis pour le pain, œuvres de pulsions vitales qui resteront mystérieuses et sacrées jusqu’à la découverte des levures par Pasteur qui a réfuté la théorie de la génération spontanée. C’est aussi le désir de vivre ensemble en groupes constitués partageant les mêmes valeurs et vénérant les mêmes divinités qui explique la naissance des villages et les embryons d’un droit foncier et d’institutions politiques. Le même enchaînement s’est déroulé en Chine, en Amérique Centrale et dans la cordillère des Andes, autres foyers de la révolution néolithique, mais l’archéologie ne l’a, me semble-t-il, pas encore démontré de manière aussi convaincante que dans le Croissant Fertile.
Plus tard, l’urbanisation commence dans la même région avec l’apparition d’un panthéon de dieux anthropomorphiques ou chimériques installés dans des espaces sacrés et d’institutions politiques de droit divin avec des rois-prêtres. Il est faux de penser que la ville serait née d’abord des nécessités du commerce, de l’artisanat ou de la défense, même si ces préoccupations ne furent bien entendu pas absentes. L’historien de l’urbanisme Charles Delfante l’exprime de manière claire [4] : « La notion de composition urbaine semble apparaître lorsqu’une idéologie, quelle qu’elle soit, commande aux destinées du projet. […] force est de constater que les pouvoirs politiques, religieux ou militaires donnent naissance à deux principes fondamentaux en matière d’urbanisme : l’ordre [… et le] symbolisme qui permet de mettre en évidence la grandeur et la vérité du pouvoir en place. » Les plus anciennes villes de Mésopotamie furent d’abord des cités-temples qui sont ensuite devenues des cités-États et enfin des foyers économiques.
La ville impériale chinoise, bâtie en prolongement de sa cité interdite, ou la ville précolombienne sont des modèles analogues nés simultanément sous d’autres cieux et sur lesquels repose la construction des cités et des empires dont elles sont les hauts-lieux sacrés. Des pyramides s’élèvent partout, en Amérique, en Mésopotamie, en Égypte, en Chine pour établir le lien symbolique entre les dieux et les hommes. La politique, le droit, l’urbanisme et l’architecture monumentale sont nés de la foi des anciens. La ville grecque et la ville romaine illustrent à merveille cette conception, bâties pour la première autour d’une acropole et d’une agora, pour la seconde à partir d’un forum d’où partent un decumanus et un cardo qui inscrivent l’urbanisme dans une cosmographie sacrée. Comme l’écrit Fustel de Coulanges dans La cité antique : « Toute ville était un sanctuaire, toute ville pouvait être appelée sainte » et ailleurs : « On bâtissait toutes les villes pour être éternelles », signe que l’on était loin d’une simple nécessité matérielle, mais dans une démarche de haute spiritualité sans laquelle on ne peut comprendre la perfection technique des réalisations et leur beauté qui continue à nous toucher. La Pax romana et la diffusion des valeurs gréco-romaines jusqu’en des contrées si éloignées de Rome ne sont dues qu’à la foi intense des Romains en leurs valeurs sacrées dans lesquelles s’ancrent les institutions politiques, juridiques, économiques et sociales. L’ensemble est encadré par des rites sans lesquels tout l’édifice s’effondre. C’est tout le sens du puissant message de Confucius ; c’est tout le sens des rituels que nous observons au sein de notre académie et de l’Institut de France. Si nous envisagions de les abandonner, nous signerions sans doute notre arrêt de mort, car cela signifierait que nous ne croyons plus en nos missions. L’université post-1968 et la jeunesse française le paient cher !
Le monothéisme, la croyance en une élection divine qui autorise le dialogue avec le Créateur, l’amour de la connaissance, via la lecture et le débat, l’esprit critique développé jusqu’au paroxysme expliquent le singulier destin du peuple juif. Sa diaspora est présente sur tous les continents malgré ou à cause d’incessantes persécutions et déportations et joue un rôle dans la marche du monde qui est hors de proportion avec ses faibles effectifs de 18 millions de personnes, soit 0,25% de l’humanité. Ce que les juifs ont fait d’Israël en un peu plus d’un demi-siècle est un sujet d’étonnement pour beaucoup, les géographes positivistes en particulier, mais pas pour ceux qui croient au primat de l’esprit.
De leur côté, les valeurs propres au christianisme parmi lesquelles l’amour de Dieu confondu avec celui du prochain, la dignité de la personne humaine, homme et femme à égalité, la grandeur de la liberté, l’universalisme et l’esprit de mission ont permis la diffusion de cette religion jusqu’aux extrémités de la terre avec, dans son cortège, les techniques et les manières spécifiques de concevoir et aménager le monde. La séparation enfin accomplie aujourd’hui entre la sphère de Dieu et celle de César, élément essentiel du message de son fondateur, lui assure un avenir conforme au projet évangélique : celui pour les chrétiens d’être le sel de la terre, rien de plus, rien de moins. Mais sont-ils encore assez ardents pour le rester ?
L’impressionnant décollage agricole de l’Europe occidentale à partir de l’an Mil ne s’explique que par la foi intense de ses habitants, conduits par leurs moines, leur clergé séculier, leurs chevaliers et leurs rois très chrétiens. Les défrichements s’intensifient au détriment des forêts et des landes, les marais sont asséchés. Bientôt, l’assolement réglé, triennal au nord, biennal au sud, permettra de produire plus et d’assurer la croissance démographique. La culture la plus civilisée, celle de la vigne, symbole de la romanité et de l’appartenance à la chrétienté, s’étend de nouveau partout et partout coule de nouveau le ferment divin. Les campagnes se couvrent d’un blanc manteau de monastères et d’églises, mais aussi d’innombrables mottes féodales et donjons de bois, petit à petit remplacés par des châteaux de pierre qui marquent l’encadrement des villageois et les protègent. À côté de cet élan capable de déplacer des montagnes, le réchauffement du climat, « les douceurs de l’an Mil » chères à notre confrère Emmanuel Le Roy Ladurie, le retour à la sécurité avec la fin des invasions germaniques après la sédentarisation des Vikings en Normandie ne sont que des éléments de contexte favorables et non des facteurs de déclenchement. De même la croissance démographique est une conséquence et non une cause. Il faut avoir l’esprit confiant et pionnier pour engendrer une vaste descendance.
Puis vient le temps des cathédrales dont l’éclosion est avant tout liée à la renaissance de l’idée romaine d’Urbs et d’un réseau de villes qui furent les miroirs de Rome, comme Amable Audin le disait de Lyon. Les villes médiévales sont des espaces tout aussi sacrés que les villes romaines, mais désormais, elles évoquent et préfigurent la Jérusalem céleste, singulièrement les cathédrales qui se dressent par centaines dans tout l’Occident et qui expriment les mêmes valeurs que les forums romains. Elles ne sont pas d’abord un orgueilleux signe de puissance et de richesse, mais l’affirmation fervente que rien n’est trop beau pour Dieu et que le salut passe par le don de son talent, de son temps et de son énergie, que la dépense ne compte pas dès lors qu’il s’agit de représenter le mystère et la beauté du Dieu trinitaire, de la Vierge, des prophètes et des saints. La lumière qui entre à flots dans les édifices à dater du XIIIe siècle est d’abord un choix spirituel et esthétique – le Christ, lumière du monde – qui va entraîner une incroyable révolution technique, celle de la voûte d’arêtes qui permet en outre d’économiser le bois devenu rare et oblige à perfectionner les techniques verrières. Ce n’est qu’ensuite que viennent les facteurs politiques que sont, par exemple, l’affirmation de l’ambition capétienne. N’oublions pas qu’avant d’être tourné en dérision avec le vocable « gothique », cet art était qualifié de « français », c’est-à-dire d’Île-de-France et donc né au cœur du fief des capétiens. De même en est–il de la richesse agricole du plat pays, de celle des corporations d’artisans et des marchands, d’autant que la prospérité d’une ville qui possède une cathédrale s’accroît du fait de la présence de celle-ci. C’est le cas à Chartres qui connaît un afflux considérable de pèlerins venus vénérer le voile de la Vierge dans le sanctuaire et donc un essor de son commerce.
Dès lors, l’histoire connaît des accélérations plus rapprochées et plus fortes encore. Les fondements de la première mondialisation économique née dans les villes marchandes de l’Italie ou des Flandres du Quattrocento, dans les très catholiques royaumes d’Espagne et du Portugal, dans l’Europe de la Réforme, berceau de la lecture pour tous et du capitalisme, sont avant tout culturels. Tout comme, plus tard, la révolution industrielle et des transports et celles de l’information et de la communication. Ces bouleversements sont liés à la soif de connaissance mêlée d’une confiance désormais un peu trop aveugle dans le pouvoir de l’homme. C’est leur force, mais aussi leur faiblesse car les satisfactions qu’elles procurent légitimement sont assorties de frustrations et de rancœurs, germes de guerres fratricides.
Je voudrais évoquer encore, parmi bien d’autres, deux accélérations de l’histoire fondées sur des valeurs spirituelles et morales. La première est celle du destin singulier des Etats-Unis d’Amérique. Leurs pères fondateurs furent des croyants persécutés, animés d’une folle énergie spirituelle. À partir d’immensités peu peuplées, ils ont bâti la première puissance du monde qui, au-delà de toutes les critiques dont elle a fait et fait l’objet, parfois à juste titre, demeure l’un des hauts-lieux de la liberté de penser, des libertés politiques et de la liberté d’entreprendre, seuls fondements de sa prospérité. J’évoquerai également le Japon qui m’inspire et me nourrit depuis quatre décennies. La Révolution Meiji, commencée en 1868, a permis au peuple de cet archipel situé aux antipodes de l’Occident de basculer à une vitesse fulgurante dans la modernité technique sans pour autant abandonner ses traditions. Cela tient aux deux siècles et demi de fermeture de l’ère d’Edo au cours desquels un mode de gouvernement ferme et éclairé a permis au pays d’approfondir sa culture et de développer l’amour du savoir, la lecture et l’écriture pour tous, y compris pour les femmes. Dès lors, le tremblement de terre de 1923 qui détruit intégralement sa capitale ou la défaite de 1945 qui laisse le pays en ruines et exsangue sont des occasions pour le peuple japonais de se ressaisir et de rebondir, au point de devenir à la fin du XXe siècle la deuxième puissance économique mondiale ! Et pourtant, ses handicaps ne manquent pas : 80% de montagnes escarpées et couvertes de forêts, des plaines cultivables et urbanisables minuscules, des tremblements de terre incessants avec leur cortège de tsunamis parfois terrifiants, des typhons, des inondations et des glissements de terrain, de la neige hivernale en excès au nord-est et au nord du pays, etc. Rien de tout cela ne compte, tant ce peuple éduqué et courageux a le désir de vivre et de s’accomplir. Il lui reste à progresser encore dans le désir d’être contagieux et de transmettre ses valeurs.
L’abandon progressif de la référence à un Créateur explique la volonté de puissance de certaines sociétés humaines et, en leur sein, d’individus à l’ambition démesurée. C’est de l’exacerbation de celle-ci que naîtront, hélas, les grands empires totalitaires du XXe siècle (URSS, IIIe Reich, Chine de Mao), responsables de millions de morts et voués à un échec inéluctable et constaté. Ce ne sont pas les civilisations qui sont mortelles, mais bien les barbaries. La comparaison de ces cataclysmes et de ces contre-civilisations avec les grandes avancées de l’histoire de l’humanité est édifiante : comme les secondes, les premiers sont liés à des choix idéologiques et culturels. Simplement, ils s’ancrent dans l’arrogante utopie d’un paradis sur terre et non pas dans l’humilité d’une inscription dans l’éternité qui, seule, permet le dépassement de soi et le vrai progrès.
Les grandes institutions de dialogue (UE, ONU, tribunaux internationaux, etc.), y compris économiques (Banque mondiale, FMI, OCDE, entreprises multinationales, etc.), bien que lentes à se mettre en place, sont sources d’espérance pour la planète et ses habitants. Elles reposent sur les valeurs morales de l’égalité des hommes en dignité, de la liberté et du dialogue, mais aussi sur la recherche de la paix et de la plus grande prospérité possible pour le plus grand nombre.
Dans tous les domaines, les inventions techniques ont été précédées de bouleversements culturels et artistiques. L’urbanisme renaissant et baroque a été précédé de représentations picturales de villes idéales en perspective. L’urbanisme international en tours et barres a été précédé de la Charte d’Athènes en 1933 et de l’art cubiste au tournant du XXe siècle. Le calvinisme est à l’origine de la passion pour la ponctualité et donc de l’art de l’horlogerie suisse. Dans un ordre d’idée plus futile, il est aussi à l’origine des tablettes de chocolat dont la division en petits carrés symbolise l’égalité et permet le partage…
L’avenir de l’humanité n’est pas écrit d’avance. Il n’existe ni sens de l’histoire, ni sens de la géographie. Le choc des civilisations est une vue pernicieuse de l’esprit ; la seule menace est celle des ignorances satisfaites contre les civilisations. L’histoire n’est pas finie ; la géographie encore moins ; elles sont en marche et c’est l’humanité qui les pilote avec plus ou moins de sagesse. Les forces spirituelles et l’approfondissement des cultures peuvent vaincre toutes les menaces. Nul doute que si la Chine se pénètre de nouveau de la philosophie de Confucius et la renouvelle, elle soit appelée à rendre d’immenses services à l’humanité. Il n’est de richesse que d’hommes éduqués, curieux et libres de déployer leur imagination créatrice, vivant en paix grâce à des gouvernants éclairés, pleins d’énergie, d’espérance et de générosité. Que progressent l’amour du savoir, la liberté de penser et de s’exprimer, l’esprit critique, l’État de droit et l’empathie, l’optimisme ou, mieux encore, l’Espérance, véritables valeurs spirituelles et universelles, et le réchauffement climatique apparaîtra comme un simple épiphénomène dans la longue histoire des relations de l’humanité avec son environnement. Que cette dernière s’abandonne à ses plus fâcheux penchants, au désespoir en particulier, et le moindre aléa environnemental entraînera des effets catastrophiques pour elle. Comme le prônait Spinoza [5] : « Le désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, que le désir qui naît de la tristesse ». Notre protecteur nous l’a rappelé et recommandé lorsque certains d’entre nous l’ont rencontré il y a peu en compagnie de notre nouveau confrère Wolfgang Schäuble : délaissons nos passions tristes et abandonnons nous aux passions joyeuses ! Il y va de l’avenir de l’humanité sur terre. C’est la mission de notre académie que d’y contribuer.
[1] Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007
[2] Marcel Gauchet, avec Éric Conan et François Azouvi, Comprendre le malheur français, Paris, Stock, 2016, p. 270
[3] Paris, CNRS éditions, 1998
[4] Charles Delfante, Grande histoire de la ville, Paris, Armand Colin, 1997, p. 10
[5] Éthique, IV, prop. 18