Médias et journalistes dans les crises politiques

Séance ordinaire du 12 février 2018

par Patrick Eveno, Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Communication de M. Patrick Eveno,
Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Cher ami,

Vous avez relevé un défi. Les rares historiens de la presse s’étaient effacés. Vous avez repris le flambeau et de belle manière en publiant votre superbe « Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique »… Vous écriviez : « Né il y a quatre siècles, le journal, le premier des médias et qui demeurera longtemps le principal, a constitué autour de lui, par son audience et son influence, une véritable civilisation. » En 2011, dans votre anthologie des « grands articles qui ont fait l’histoire », vous disiez déjà : « Source de l’histoire moderne et contemporaine, la presse révèle et met en scène les actes des puissants et des humbles. Elle dessine ainsi la vaste fresque de l’histoire de la France et, à travers le chaos des événements se succédant à un rythme toujours plus rapide, révèle les splendeurs et les misères de son peuple [1] ».

On l’aura compris, historien de la presse, vous en êtes aussi un grand amoureux de ses figures, de ses usages, de sa liberté, en somme, de son rôle essentiel dans nos sociétés.

Agrégé d’histoire, vous avez longtemps enseigné dans le secondaire, avant de rejoindre l’université dans les années 1990. Élu maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, vous êtes devenu professeur de cette même université, dont vous voici professeur émérite. Vous y avez été responsable, entre autres, du Master recherche « Histoire des médias » et du Master professionnel « Communication des savoirs ». En parallèle, vous avez enseigné à l’École supérieure de journalisme de Lille et à l’Institut pratique de journalisme de Paris. Et vous avez aussi dirigé la revue historique Le Temps des médias. De la presse, tout vous passionne.

Votre thèse de doctorat que vous présentiez en 1996 et qui a obtenu la mention très honorable avec les félicitations d’un jury prestigieux portait sur le journal Le Monde, dont vous êtes l’historien de référence [2] – journal qui fera l’objet de notre prochaine séance. Vous vous êtes aussi penché sur la question méconnue de l’économie de la presse, dont vous avez retracé l’évolution depuis le début du XIXe siècle, montrant que l’information n’avait jamais été rentable, et que la presse avait dû constamment réinventer son modèle économique [3]. En témoignent notamment deux ouvrages parus en 2008, Les médias sont-ils sous influence [4] ? et La presse quotidienne nationale : fin de partie ou renouveau [5] ?

Mais votre enseignement et vos recherches se doublent d’un engagement. C’est d’ailleurs de cet engagement que datent nos rencontres en bien des occasions. Je me souviens en particulier de votre présidence très active du pôle « Concentration, pluralisme et développement », aux États généraux de la presse écrite de 2008, auxquels je prenais également part. Vous avez de même contribué aux commissions de réforme des aides à la presse. Des réformes sans cesse recommencées !

Enfin, depuis 2014, vous présidez l’Observatoire de la déontologie de l’information, où se réunissent associations et syndicats de journalistes professionnels, représentants de médias et associations de lecteurs. Vous vous donnez pour idéal de promouvoir les « bonnes pratiques » dans « la collecte, la mise en forme et la diffusion de l’information au public », et vous publiez à cet effet un rapport annuel.

Notre séance d’aujourd’hui est consacrée aux « médias et journalistes dans les crises politiques contemporaines», de l’affaire Dreyfus à nos jours.

Alors ces journalistes ?

En 1832, le critique littéraire de La Revue des Deux Mondes, Gustave Planche, écrit, dans le recueil Paris ou le Livre des Cent-et-un : « Le journalisme est une royauté nouvelle, la plus jeune à coup sûr de toutes celles qui couvrent aujourd’hui l’Europe. » Et il poursuit : « Peu importe, pour la tâche qu’il entreprend, qu’il manque de grâce ou de pureté, pourvu qu’il porte coup, qu’il blesse ou qu’il sauve, qu’il renverse ou qu’il édifie »…

Quelques années plus tard, Balzac regarde ce métier sous un tout autre jour en faisant dire à l’un de ses personnages des Illusions perdues : « Je vois les journalistes aux foyers de théâtre, ils me font horreur. Le journalisme est un enfer, un abime d’iniquités, de mensonges, de trahisons, que l’on ne peut traverser et d’où l’on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile… »

Les choses ont-elles changé ? Le XXe siècle nous aura laissé la figure du grand reporter, des écrivains correspondants de guerre, des Albert Londres, Kessel, Hemingway, Orwell, Malraux, Bodard… Sans oublier Tintin, avant Bob Woodward et Carl Bernstein du Washington Post… Quelle trace les journalistes laisseront-ils dans l’histoire, quelle influence auront-ils exercé sur l’action politique et les drames contemporains ?
Cher Patrick Eveno, je vous remercie très vivement d’avoir accepté notre invitation et je vous cède aussitôt la parole.

Communication de M. Patrick Eveno,
Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Introduction : Les médias, témoins, sources et acteurs de l’histoire

Depuis bientôt quatre siècles, la presse et les médias participent à la création et au développement d’un espace public, nécessaire à l’épanouissement de la démocratie et de l’économie de marché. Dans la constitution de cet espace public, les médias s’affirment à la fois comme témoins, sources et acteurs de l’histoire.

Les médias sont des témoins de l’histoire, qui racontent l’époque, réagissent à l’événement et reflètent les divers courants de l’opinion publique. Toutefois, ils amplifient ou minimisent les événements et reflètent plus difficilement les mutations et les mouvements longs, parce qu’ils sont à l’affût de l’actualité plus que des structures et de leurs évolutions.

Témoins d’une époque, les médias sont des sources pour les historiens, à condition de croiser les sources et de compléter par d’autres modes d’étude de l’opinion, à condition de décrypter le langage de l’immédiat qui rend parfois la presse moins lisible a posteriori.

Enfin, les médias sont des acteurs de l’histoire ; ils exercent une influence sur l’opinion publique, sur la vie politique, sociale, culturelle, économique. Cette influence peut être avouée, dans le cas des journaux d’opinion, politiques ou autres, mais, cette influence peut être inavouée, dans le cas des médias relais de lobbies ou dans celui des médias complices, par proximité, sympathie ou effet de réseaux et de coteries. La grande diversité des journaux, de leurs thématiques, de leurs formules et de leur périodicité permet de remédier à cet écueil. Cette diversité, garante du pluralisme, rend nécessaire la liberté de la presse qui est au fondement même de la société démocratique. Le droit du public à être informé fonde le rôle social du journaliste et des médias.

« Une gazette libre est une sentinelle qui veille sans cesse pour le peuple » affirmait Jacques-Pierre Brissot (1754-1793) dans Le Patriote françois, en mars 1789, à la veille de la grande révolution.

Reste une vaste question, celle de la réception des médias par le public. Les historiens ont montré depuis longtemps que les médias ne faisaient pas l’opinion ; en revanche, ils y contribuent, de manière plus ou moins visible ou efficace.

Médias, journalistes et opinion publique

La notion d’opinion publique est liée au développement des médias, lui-même indissociable de l’avènement de la démocratie. En 1962, dans son livre, L’Espace public, archéologie de la publicité comme dimension constructive de la société bourgeoise, le philosophe Jürgen Habermas a montré comment, au cours du XVIIIe siècle en Europe, un espace public, gouverné par la raison, se crée, par opposition à l’espace privé, gouverné par les sentiments et les passions. C’est au cœur de cet espace public que les forces montantes du XVIIIe siècle (bourgeoisie marchande et industrielle, hommes et femmes de lettres, savants et artistes) peuvent contester, grâce à l’information, le pouvoir politique, le roi et la cour, ainsi que les vérités révélées par les autorités religieuses. Si démocratie, opinion publique et médias sont consubstantiellement liés, il ne faut pas oublier que, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, cet ensemble politique est également profondément lié à l’économie de marché, notamment par l’intermédiaire des médias qui se situent d’emblée dans le monde de la concurrence.

La France s’est définitivement constituée en République démocratique à la fin du XIXe siècle. Pour François Furet, la célébration en 1889 du centenaire du 14 juillet marque symboliquement la fin de la période révolutionnaire et de l’époque de la mise en cause du régime républicain. Certes, le XXe siècle a connu des périodes de régression démocratique, notamment pendant les guerres mondiales ou coloniales, mais la démocratie est installée en France, comme dans la plupart des États d’Europe occidentale.

Le principe même de la démocratie, quelle que soit sa forme, parlementaire ou présidentielle, repose sur le suffrage universel, gage de l’expression de tout un peuple qui accorde un mandat à ses dirigeants. La diversité des opinions exprimées à travers le suffrage forme un conglomérat fluctuant qui reflète l’opinion publique. Mais les citoyens qui concourent ainsi collectivement doivent être éclairés afin qu’ils puissent faire leur choix en toute conscience. C’est dans ce choix que les médias interviennent.

Au moment où la République s’installe définitivement, notamment par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, Eugène Pelletan, le rapporteur de la loi au Sénat, pose le 18 juin 1881 les termes de la question : « La presse à bon marché est une promesse tacite de la République au suffrage universel. Ce n’est pas assez que tout citoyen ait le droit de voter. Il importe qu’il ait la conscience de son vote, et comment l’aurait-il si une presse à la portée de tous, du riche comme du pauvre, ne va chercher l’électeur jusque dans le dernier village ? […] Or, la presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée comme sur une place publique, et la mettre, homme par homme, jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions ; et ainsi, de près comme de loin, le suffrage universel forme un vaste auditoire invisible qui assiste à nos débats, entend nos discours, suit de l’œil les actes du gouvernement et les pèse dans sa conscience. »

Contrôler les médias, contrôler l’opinion publique

Le contrôle de l’opinion par ou à travers les médias est une tentation qui court au long de l’histoire. Face au développement de la presse de masse et à la démocratisation des sociétés, de bons esprits s’émeuvent du pouvoir de la « foule » et de sa manipulation par les pouvoirs, dans la lignée de Gustave Lebon (La Psychologie des foules, 1895), Gabriel Tarde (L’Opinion et la foule, 1901). Ces auteurs considèrent que l’individu noyé dans la foule perd son libre arbitre au profit d’un effet de masse, qui peut être l’objet de toutes les manipulations par des leaders politiques ou syndicaux, voire par des agents d’une police secrète. Toutefois, il apparaît bien vite que la foule ou les masses sont composées d’individus qui n’obéissent pas tous aux mêmes stimulations et ne réagissent pas tous de la même manière. Michel de Certeau le souligne plus tard : « Qu’il s’agisse du journal ou de Proust, le texte n’a de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui échappent [6] ». Tous ceux qui peuvent lire ne lisent pas de la même façon. La lecture est plurielle, selon les attentes et les intérêts des divers groupes sociaux ; il en est de même pour les images et les sons. Dans de telles conditions, on conçoit combien il est difficile d’évaluer les relations existant entre médias et opinions, médias et opinion publique.

Cependant, l’école de Francfort constitue le corpus doctrinal de la « culture de masse » dans les années 1930 à 1950. Pour Theodor Adorno et Max Horkheimer, le régime de la culture de masse (ou des industries culturelles) est au cœur de la civilisation moderne qui programme la destruction de la raison et de la conscience critique. Ils soulignent la fonction idéologique de la culture devenue marchandise, qui entraîne nivellement par le bas, aliénation et endoctrinement du public. Cette analyse s’inscrit dans une longue tradition de défiance à l’égard des productions culturelles destinées au plus grand nombre, mais elle doit aussi beaucoup au contexte historique marqué par l’essor des régimes totalitaires qui faisaient appel aux médias de masse ; elle s’inscrit également dans une période d’expansion des industries culturelles américaines, qui engendrent une forte opposition à l’américanisation. Ces théories datées sont le terreau d’une critique des médias. Elles ont été rapidement battues en brèche par les études sur la réception. Issu lui aussi de l’école de Francfort, Paul Lazarsfeld montre que l’influence des médias dépend des opinions préexistantes et du réseau de relations interpersonnelles du récepteur, ainsi que de son champ social. Ainsi, le citoyen conserve son pouvoir d’appréciation et de décision.

Médias et journalistes dans les crises politiques : l’affaire Dreyfus

C’est à travers les crises de la démocratie que l’on perçoit le mieux le rôle des médias et des journalistes dans l’expression et la formation de l’opinion publique. Les débats médiatisés reflètent les affrontements politiques, tout en influençant leur issue. C’est bien évidemment la raison principale de l’attention que les pouvoirs portent aux médias. Nombre de politiques sont en effet persuadés que le contrôle des médias permet celui de l’opinion publique, et donc, en dernier ressort, des élections. Même si dans les démocraties développées la profusion des médias rend cette tentative illusoire, la tentation demeure grande.

Je ne traiterai pas du siècle qui, de la Révolution de 1789 à l’installation de la République démocratique dans les années 1880, voit la naissance du journalisme et l’expansion de la presse. Je rappellerai pour mémoire la très grande liberté des années 1789-1792, et son cortège de journalistes hommes politiques, la révolution de 1830, qui est intimement liée à la liberté de la presse, l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte le 10 décembre 1848, au cours de laquelle s’affrontent la presse et d’autres modes de communication tels que les affiches et les chansons.

Le général Boulanger (1889), le scandale de Panama (1892-1898), l’affaire Dreyfus constituent le point de départ de notre réflexion.

Il faut rappeler le contexte : après le « coup d’État » du président Mac Mahon et sa démission en 1879, la République parlementaire est établie ; durant les années 1880, elle met en place l’arsenal législatif qui l’ancre dans les mœurs et dans les cœurs : lois de Jules Ferry sur l’école laïque gratuite et obligatoire, qui parachèvent l’alphabétisation des Français et procurent une vaste clientèle aux journaux, lois sur le droit de grève, les syndicats, les associations, l’élection des maires, etc. Au sein de ce dispositif législatif, la loi du 29 juillet 1881 abroge toute la législation répressive sur la presse accumulée depuis Napoléon et lui confère une liberté quasi-totale. Certes, les « lois scélérates » de 1893-1894, consécutives aux attentats anarchistes, limitent la propagande d’extrême-gauche, mais la IIIe République est le régime de la liberté de la presse par excellence.

Les journaux, dont le prix de vente est très modeste (5 centimes) deviennent des entreprises prospères qui s’industrialisent avec la linotype et la rotative entraînées par la vapeur ou l’électricité. Le nombre des quotidiens s’accroît, de 126 en 1870 à 299 en 1914, tandis que les tirages passent de 1,3 million d’exemplaires à 9,5 millions. Le journal devient le premier informateur politique, le plus puissant. La spécificité de la presse française est, qu’à côté d’une grande presse populaire (Le Petit journal, Le Petit Parisien, Le Journal, Le Matin, les régionaux, La Petite Gironde, La Dépêche, L’Est républicain, etc.) ou destinée aux élites (Le Figaro, Le Temps),se maintient une presse à vocation tribunitienne, dont la naissance remonte à la Révolution française et qui n’a jamais disparu (La Petite République, L’Aurore, La Libre Parole, La Croix). Après le scandale de Panama et la tentative du général Boulanger à la fin des années 1880, l’affaire Dreyfus est le principal épisode de ces affrontements politiques par journaux interposés.

En 1886, paraît l’ouvrage d’Édouard Drumont, La France juive, qui est la matrice de l’antisémitisme dans toute l’Europe depuis plus d’un siècle. Véritable « best-seller de la fin du XIXe siècle », il est republié en 1888 dans une version populaire résumée en un volume et connaît 200 rééditions au total jusqu’en 1914. Édouard Drumont (1844-1917) publie ensuite, La France Juive devant l’opinion (1886), La Fin d’un monde (1889), La Dernière Bataille (1890), Le Testament d’un antisémite (1891). En 1890, il fonde la Ligue nationale antisémitique de France, puis en 1892, La Libre parole, hebdomadaire dont le sous-titre est « La France aux Français » ; il est élu député « antijuif » à Alger en 1898.

L’affaire Dreyfus se situe entre 1894 et 1906, mais le temps fort court de 1897 à 1899. C’est La Libre parole d’Édouard Drumont qui lance l’affaire. Les journaux dreyfusards et antidreyfusards font assaut d’éloquence ou fournissent des « preuves » réelles ou manipulées, les caricaturistes, Forain, Caran d’Ache, Ibels, s’affrontent par journaux interposés : à l’antidreyfusard Psst… ! répond le dreyfusard Le Sifflet. Les hommes politiques et les intellectuels prennent position : Georges Clemenceau et Jean Jaurès publient des centaines d’articles en défense du capitaine Dreyfus. Le point d’orgue est la parution de l’article d’Émile Zola, « J’accuse ! » le 13 janvier 1898 dans L’Aurore.

Il faut ici rappeler le cas emblématique du Figaro. Depuis le décès en 1879 de son fondateur, Hippolyte de Villemessant, Le Figaro, qui vend environ 90 000 exemplaires par jour,estdirigé par Fernand de Rodays.Ce dernier est convaincu de l’innocence de Dreyfus. Même si les articles des années 1894 à 1897 sont tempérés et parfois contradictoires, Le Figaro penche nettement en faveur de Dreyfus. Émile Zola publie dans le quotidien « Pour les Juifs » le 16 mai 1896. En 1897, il publie une série de trois articles visant à démontrer l’innocence de Dreyfus : « M. Scheurer-Kestner » le 25 novembre 1897, qui contient la formule célèbre, « la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera », puis « Le Syndicat », le 1er décembre et « Procès-Verbal », le 5 décembre. À la suite de plaintes de lecteurs, le directeur du Figaro est contraint de se passer des services de Zola qui continue sa campagne dans des brochures puis à L’Aurore. Mais ce plaidoyer en faveur de Dreyfus est catastrophique pour Le Figaro : entre 1892 et 1900, la diffusion passe de 90 000 exemplaires à 20 000 exemplaires par jour. La haute société française, catholique, monarchiste, nationaliste, n’a pas supporté que son journal défende Dreyfus ; elle se tourne vers Le Gaulois, d’Arthur Meyer. La leçon de cette aventure est que c’est le lecteur qui influence le journal plus que l’inverse.

Je reviendrai brièvement sur la Première Guerre mondiale, dont Georges-Henri Soutou vous a parlé. Soulignons simplement que la censure mise en œuvre avec l’assentiment de la presse dès le 5 août 1914, entraîne un déficit démocratique, faiblement compensé en 1917 par Clemenceau.

La vénalité de la presse

Si, comme l’affirmait Albert Thibaudet, « la presse est une industrie avant d’être un sacerdoce [7] », il faut bien remarquer que les historiens se sont plus préoccupés du sacerdoce que de l’industrie. En effet, ce sont les juristes qui se sont emparés les premiers de l’économie de la presse, un espace de recherche longtemps délaissé [8]. Les historiens, à la suite des journalistes eux-mêmes, se sont longtemps focalisés sur la question de la vénalité de la presse et plus largement sur celle de l’influence de l’argent sur les contenus éditoriaux. La problématique a été posée dès la monarchie de Juillet par Sainte-Beuve dans son article célèbre, « De la littérature industrielle [9] ». Depuis, elle n’a guère évolué : la presse, ses journalistes et ses patrons, seraient achetés par des puissances financières afin de servir des intérêts particuliers au détriment de la fonction démocratique qui demeure la seule justification de l’existence de la presse. Dès la fin du XIXe siècle, avec l’affaire de Panama, mais surtout dans l’entre-deux-guerres après la publication des papiers d’Arthur Raffalovitch, des pamphlets dévoilent les dessous de la presse, sa « face cachée » dirions-nous aujourd’hui. Ils mettent également l’accent sur la collusion, réelle ou supposée, entre les hommes politiques, les actionnaires et les journalistes. Cette problématique est reprise par des idéologues ancrés aux extrêmes du champ politique. Toutefois, l’analyse des comptes des entreprises de presse montre que la corruption ou la vénalité ne constitue qu’un très faible apport, de l’ordre de 1 %, à l’économie des entreprises de presse [10].

Médias et journalistes dans les crises politiques : les années 1930

Dans les années 1930, le contexte politique et médiatique de l’affaire Stavisky et du 6 février 1934 est d’une autre nature. La presse vit une période de recomposition durant l’entre-deux-guerres : la propagande assumée pendant la Grande guerre a conduit à une rupture du contrat de confiance entre les lecteurs et les journaux. Les grands quotidiens subissent une érosion de leur lectorat, tandis qu’émerge une presse hebdomadaire très politisée (Gringoire, Je Suis Partout, Candide, Marianne, Vendredi). La concurrence est amplifiée par la naissance d’une presse magazine photographique (Vu, Regards, Match) et surtout par l’émergence d’un nouveau média, la radio. Cette dernière connaît un succès croissant dans les années 1930 : 1 million de postes sont installés en 1930, 5 millions en 1939. En dépit d’accords imposés par les journaux qui cherchent à limiter l’information radiophonique, le direct séduit les Français. Seul Paris-Soir, le quotidien de Jean Prouvost,réussit à augmenter ses tirages, qui atteignent 2 millions d’exemplaires par jour en 1938-1939, grâce à une formule alliant un usage très important de la photographie, la couverture des sports et le grand reportage (Joseph Kessel).

Si la presse (Le Canard Enchaîné) joue un rôle important dans la révélation du scandale politico-financier autour de Stavisky, si elle excite les passions lors de la manifestation du 6 février 1934 (L’Humanité, Gringoire, L’Action française), c’est la fragilité de sa majorité parlementaire qui pousse Daladier à la démission. La radio est alors accusée d’être au service du gouvernement. Certes, les radios d’État, financées par la redevance et placées sous la tutelle du ministre des PTT, demeurent révérencieuses à l’égard du gouvernement, cependant, les radios privées (Le Poste Parisien, Radio-Cité, les stations de province) sont plus nombreuses et plus attractives. À partir de 1934, les gouvernements d’Union nationale puis de Front populaire mettent en place un contrôle plus étroit des radios publiques. Les ministres Georges Mandel puis Robert Jardillier créent une administration placée sous la tutelle directe du président du Conseil. La campagne électorale de 1936 est la première qui voit la radio jouer un rôle majeur dans la vie politique. Toutefois, le succès électoral du Front Populaire doit bien peu à la presse et à la radio, majoritairement hostiles, mais plutôt à un mouvement de fond de la société française. On perçoit ici les limites de l’influence des médias sur l’opinion publique : un mouvement profondément populaire qui répond aux souhaits d’une majorité des citoyens peut conquérir l’opinion, même dans un environnement médiatique hostile. Mais il est certain qu’à la fin des années 1930, à l’imitation des actions de Goebbels en Allemagne nazie, la propagande d’État se développe en France, sans toutefois en avoir les moyens ni surtout sans employer les techniques de manipulation des foules, inconcevables en démocratie.

Médias et journalistes dans les crises politiques : les années 1940

En ce qui concerne les médias, la Seconde Guerre mondiale est la suite logique et amplifiée de la prise en compte de la propagande par les États. La situation est bien évidemment exceptionnelle, la guerre mettant au premier plan les systèmes de contrainte, tandis que la démocratie recule puis s’effondre. Durant l’été 1939, le gouvernement Daladier créée un Commissariat général à l’Information, confié à Jean Giraudoux, qui est chargé de la propagande, notamment par l’affiche. Mais les cartes se brouillent vite, la signature du pacte germano-soviétique ayant entraîné l’interdiction de toute la presse communiste. Dès lors, où est l’ennemi ? A partir de cette date et jusqu’en 1974, les ministres de l’Information se succèdent.

La défaite de juin 1940 introduit une période troublée. Nombre de journaux cessent de paraître, soit qu’ils soient interdits soit qu’ils se sabordent ; les grands quotidiens parisiens (Le Temps, Le Figaro, Paris-Soir) se replient en zone Sud, notamment à Lyon. La Propaganda Abteilung de l’armée d’occupation contrôle l’ensemble des médias, presse, radio, mais aussi livres, affiches, spectacles, cinéma, etc. Elle autorise certains journaux à reparaître à Paris (Le Matin, Le Petit Parisien, Je Suis Partout) et suscite ou approuve des créations (Les Nouveaux Temps, La Gerbe, Au Pilori) ; surtout, elle pratique une censure étroite, distribue des subsides et du papier et incite à une propagande pronazie et collaborationniste. Radio-Paris est sous contrôle allemand (éditoriaux de Philippe Henriot en 1944 : « l’Angleterre, comme Carthage, sera détruite »). En zone Sud, le gouvernement du maréchal Pétain met en place la censure, les consignes pour des articles obligatoires et les autorisations ou interdictions de paraître. Radio-Vichy est sous étroit contrôle. La presse quotidienne régionale profite de la faiblesse de la presse parisienne pour accroître son lectorat. Globalement, le discrédit de la presse s’accroît.

Cependant, des individus et des mouvements de résistance créent une presse clandestine, qui publie plus de 1 000 titres au cours de la guerre. Les périodicités et les tirages sont extrêmement variables, mais quelques journaux, Combat, Franc-Tireur, Défense de la France, Libération, diffusent jusqu’à 300 000 exemplaires certains de leurs numéros à la fin de la guerre. Enfin, les radios participent à « la guerre des ondes » : l’émetteur suisse Sottens connaît une forte audience qui révèle un besoin d’informations plus fiables. La BBC met ses émetteurs au service des gouvernements en exil à Londres. Churchill confie des émissions à la France Libre et au général de Gaulle ; l’appel du 18 juin 1940 est peu entendu, mais les discours du général et l’émission « Les Français parlent aux Français » sont de plus en plus suivis. Radio-Brazzaville, puis à partir de 1943, Radio-Alger, viennent compléter la panoplie de la France Libre.

À la Libération, le Gouvernement provisoire procède à une vaste restructuration des médias : la radio est nationalisée, ainsi que l’Agence Havas qui devient l’Agence France-Presse, les journaux ayant continué de paraître sous l’Occupation sont interdits et leurs biens sont confiés aux équipes de résistants ou aux partis politiques qui créent de nouveaux journaux. Une épuration des journalistes est également menée, mais elle ne touche que les ténors de la collaboration (Jean Luchaire, Georges Suarez).

La restructuration de la Libération se traduit par un contrôle étroit de la radio et de la télévision publique, la Radiotélévision française (RTF) créée en 1949, qui devient l’ORTF en 1964. Toutefois, la radio connaît une relative concurrence avec les radios périphériques, notamment Radio Luxembourg, puis Europe 1, créée en 1955 : ces stations adoptent un ton plus neutre et attirent facilement les jeunes (l’émission « Salut les copains »). L’écoute de la radio s’est généralisée : plus de 90 % des foyers français possèdent un poste. À la fin des années 1950, l’arrivée du poste à transistors permet aux foyers d’avoir des équipements plus nombreux et plus petits. Surtout, le transistor est le premier appareil de la mobilité qui permet l’individualisation de l’écoute : les jeunes peuvent l’emmener dans leur chambre, dans les « surprise parties », il peut s’écouter en voiture ou à la plage. Lors du putsch d’avril 1961, les soldats du contingent écoutent le général de Gaulle dans leurs casernes ou au « bled » et refusent d’obéir aux ordres des officiers rebelles.

Médias et journalistes dans les crises politiques : la Ve République

Sous la IVe comme sous la Ve République, les gouvernements successifs utilisent radio et télévision comme des instruments de propagande, alors que la télévision occupe une place de plus en plus importante dans les foyers : 1 million de postes en 1958, 10 millions en 1969. Toutefois, ce n’est qu’à la fin des années 1970 que l’équipement dépasse les 90 % des ménages. L’opposition communiste et gaulliste sous la IVe ou l’opposition de gauche sous la Ve sont longtemps interdites d’antenne.

Un combat entre politiques et médias pour influencer l’opinion publique est livré lors du référendum de 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel. Le général de Gaulle ayant décidé de recourir au référendum, une motion de censure est votée par l’Assemblée, qui renverse le gouvernement de Georges Pompidou. Le chef de l’État décide de dissoudre l’Assemblée et de confirmer Pompidou comme premier ministre. Le 28 octobre, le « oui » l’emporte avec plus de 62 % des voix et le parti gaulliste emporte les élections législatives qui suivent. Jean-Jacques Servan-Schreiber, le patron de L’Express parle de « télécratie », tant il semble que les Français ont voté « oui » sous l’influence de la télévision, contre l’opinion majoritaire des parlementaires et de la presse. En réalité, la télévision a peu influencé les Français comme l’a montré René Rémond [11]. La presse non plus. Quand un projet rencontre l’adhésion du peuple, les médias sont impuissants à contrebalancer cette adhésion.

Le général de Gaulle transforme les conférences de presse en un spectacle médiatique rituel. Il faut attendre l’élection présidentielle de 1965 pour que tous les candidats bénéficient de l’accès aux moyens audiovisuels.

Cependant, la presse domine encore l’information. Les quotidiens voient leur diffusion augmenter jusqu’à la fin des années 1960, tandis que la presse hebdomadaire connaît une nouvelle jeunesse avec l’adoption du format de news magazine par L’Express et Le Nouvel Observateur en 1964. Mais la presse montre des signes d’essoufflement : l’influence des quotidiens populaires (France-Soir, Le Parisien libéré) s’efface devant celle de la télévision, tandis que la tentative de L’Express de promouvoir un candidat de la gauche modérée, en la personne de Monsieur X (Gaston Defferre), fait long feu.

Les événements de mai 1968 viennent perturber l’équilibre entre médias, opinion publique et classe politique. Tandis que le service public de radio et de télévision est paralysé, d’abord par la réticence à couvrir les manifestations, puis par la grève, les radios périphériques deviennent des relais et parfois des informateurs des manifestants. En dépit des grèves, la presse tente d’exercer sa fonction d’information, mais elle est aussi dépassée par les moyens alternatifs (affiches de l’atelier des Beaux-Arts, tracts, presse alternative comme Action ou L’Enragé) mis en place par ceux qui contestent le pouvoir gaulliste. La reprise en main est particulièrement ferme. Une centaine de journalistes de l’ORTF sont licenciés ou mutés, tandis que Georges Pompidou affirme dans une conférence de presse le 21 septembre 1972 : « Qu’on le veuille ou non, le journaliste à la télévision n’est pas un journaliste comme un autre. Il a des responsabilités supplémentaires. Qu’on le veuille ou non, la télévision est considérée comme la voix de la France, et par les Français, et par l’étranger. Cela impose une certaine réserve ». Néanmoins, les médias français entrent dans une phase de recomposition, qui va leur donner une plus grande liberté.

À partir du début des années 1970, la presse quotidienne entre en crise : son modèle économique est ébranlé et sa suprématie éditoriale menacée par le développement de l’audiovisuel. La presse populaire (France-Soir, Paris-Jour, Le Parisien) décline inexorablement, la presse destinée aux élites voit le nombre de ses titres diminuer (Combat) en dépit de la création de Libération en 1973, tandis que la presse régionale entame une concentration qui se prolonge encore de nos jours. L’ORTF, forte de 3 chaînes depuis 1973, est démantelée par Valéry Giscard d’Estaing en 1974, mais les sociétés de programme, en principe autonomes, demeurent sous l’étroit contrôle du pouvoir. Toutefois, à la fin des années 1970, la création de « radios libres » émettant illégalement (Radio Fessenheim, Lorraine Cœur d’acier) en modulation de fréquence dynamise la sphère médiatique.

La libéralisation de l’audiovisuel, qui est en marche dans tous les pays européens, constitue une des propositions de François Mitterrand, qu’il met en œuvre par la loi du 29 juillet 1982, proclamant « la communication audiovisuelle est libre ». Les « radios libres » sont alors autorisées, tandis que les radios commerciales prolifèrent et occupent bientôt l’essentiel des ondes. Il faut cependant plusieurs années pour que le secteur de la télévision se développe, toujours sous le regard attentif des politiques, de gauche comme de droite. La première chaîne privée, Canal +, est lancée en 1984. Une série d’épisodes erratiques marquent cette période : création des 5e et 6e chaînes en 1986, réattribuées par le gouvernement de Jacques Chirac, privatisation de TF1 par le même gouvernement, succession de trois autorités de régulation qui attribuent les fréquences et passent contrat avec les chaînes (la Haute autorité de l’audiovisuel, puis la Commission nationale de la communication et des libertés, enfin le Conseil supérieur de l’audiovisuel). À la fin des années 1980, le paysage audiovisuel français semble stabilisé, mais au cours des décennies suivantes, il est à nouveau déstabilisé par la prolifération des chaînes sur le câble et le satellite, puis par la naissance de la Télévision numérique terrestre (TNT), à partir de 2007.

Les années 1980-1990 sont également l’époque de renaissance du journalisme d’investigation dans la presse écrite, notamment Le Monde, Le Canard Enchaîné, L’Express et Le Point. Sous le premier septennat de François Mitterrand, les affaires des Irlandais de Vincennes et du Rainbow-Warrior révèlent les comportements des services de la police anti-terroriste et de l’espionnage extérieur. La presse écrite tente ainsi de concurrencer la télévision avec des enquêtes que cette dernière ne sait pas mener, faute de disposer d’images et par frilosité. Dans les années 1990, outre le dévoilement de la vie privée du Président (sa fille « cachée » Mazarine), ce sont les affaires politico-financières qui sont à la une : le prêt à Pierre Bérégovoy, le financement du Parti socialiste par les marchés publics, le financement du RPR et de Jacques Chirac par des emplois fictifs à la Ville de Paris, par des commissions sur les constructions de lycées ou de HLM, etc. L’image de la classe politique en sort ternie, mais cela n’empêche pas l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République en 1995 et sa réélection en 2002.

Communication et sondages

La politique française est entrée dans une nouvelle ère, parce que, parallèlement à la multiplication des canaux de l’information, la communication fait irruption dans la sphère politique française. D’abord timidement dans les années 1970, les « gourous » de la communication, tels Jacques Séguéla ou Jacques Pilhan et d’autres, s’investissent dans la présentation des programmes et des hommes politiques. François Mitterrand puis Jacques Chirac font reposer une partie de leurs succès sur l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes à la télévision. Les sondages, de plus en plus nombreux lors des élections présidentielles (111 en 1981, 293 en 2007 et 427 en 2012), sont utilisés par les hommes politiques, les communicants et les médias.

La question des rapports entre médias, sondages, crise politique et opinion publique se pose à deux reprises au cours des années 2000 : lors de l’élection présidentielle de 2002 et lors du référendum européen de 2005. Le 21 avril 2002, le candidat de l’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen, arrive en deuxième position derrière Jacques Chirac, mais devance Lionel Jospin, le candidat du PS. La campagne électorale s’était focalisée en partie sur les thèmes sécuritaires et la veille de l’élection, la télévision avait montré un vieil homme (« Papy Voise ») agressé par des « jeunes ». En outre, quelques jours avant le premier tour, les sondages indiquaient la montée de Jean-Marie Le Pen, mais il était alors interdit de les publier dans la semaine précédant le scrutin. Cependant, plus qu’un éventuel effet de sondages cachés ou d’information télévisée, c’est la structure même de l’élection présidentielle qui est en cause. En effet, 15 candidats se sont présentés devant les suffrages des Français, dont certains, notamment Jean-Pierre Chevènement et Christiane Taubira, ont attiré 2 millions d’électeurs de gauche, au détriment du score de Lionel Jospin, qui perd ainsi deux millions de voix par rapport à 1995.

La dispersion des candidats, une des particularités des élections présidentielles françaises, entraîne également la question de la gestion du temps de parole dans les médias audiovisuels. Alors que jusqu’en 1969, il n’existait aucune prescription en dehors de la campagne officielle organisée par le Conseil constitutionnel, à partir de cette date, l’ORTF décide que les médias audiovisuels doivent équilibrer les temps de parole, un tiers pour le gouvernement, un tiers pour la majorité et un tiers pour l’opposition, le président de la République, considéré comme un « arbitre », étant exclu de ce comptage. À partir de 2000, le CSA met en vigueur de nouvelles règles : le décomptage des partis non représentés au Parlement et surtout en 2009, le décomptage du temps de parole du président de la République, uniquement lorsqu’il tient des propos de campagne. Hors la période de la campagne officielle, le temps de parole doit être réparti « équitablement », pendant la campagne officielle, il doit être égal. Ces dispositions entraînent une affluence de candidatures, chacun voulant profiter de cette fenêtre de notoriété médiatique. Elles deviennent un véritable casse-tête pour les journalistes, mais également pour les citoyens, noyés sous les candidatures potentielles, puis submergés par le nombre des candidats.

En 2005, le référendum de ratification du traité européen soulève d’autres questions : dans leur grande majorité, les médias, notamment par la voix de leurs éditorialistes, ont appelé à voter « oui ». Cependant, le peuple français a voté « non » à près de 55 % des suffrages. Se pose alors la question de l’influence des médias sur l’opinion publique : toutes les études de sociologie politique montrent qu’une opinion majoritaire ne peut pas être contrebalancée par des médias, fussent-ils dominants. Cette donnée fondamentale a été vérifiée à plusieurs reprises, par exemple pour les élections législatives de 1936 qui donnent la victoire au Front populaire en dépit d’une presse majoritairement à droite, puis pour l’élection de François Mitterrand en 1981, en dépit de médias audiovisuels soumis au pouvoir en place et d’une presse majoritairement contrôlée par des « barons » de droite (Robert Hersant). Enfin, aux référendums de 1962 et de 2005, le vote des Français ne suit pas les éditorialistes. On peut en conclure que la volonté de maîtriser l’opinion à travers un contrôle des médias est vouée à l’échec.

Critique des médias, critique des sondages

La critique des journalistes et des médias considère que les médias sont le moyen de la domestication du peuple. Cette lignée est inaugurée dès 1967, par Guy Debord avec La Société du spectacle. Elle est ensuite reprise et amplifiée par des sociologues réunis autour de Pierre Bourdieu, mais aussi par des journalistes [12]. On n’est jamais très loin de l’idée de la manipulation de l’opinion par médias interposés. La même problématique préside à la critique des sondages, considérés comme des outils d’influence de l’opinion utilisés par les politiques et les médias [13]. Toutefois, les sondages se sont installés depuis longtemps dans le paysage démocratique. En 1936, le journaliste George Gallup fonde l’American Institute of Public Opinion afin de mesurer l’opinion lors de l’élection présidentielle américaine. En France, Jean Stoetzel fonde l’IFOP (Institut Français d’Opinion Publique) en octobre 1938. Il réalise la première enquête d’opinion publique, « Faut-il mourir pour Dantzig ? », dont les résultats sont publiés en juin, juillet et août 1939 par la revue Sondages. La place des sondages s’est considérablement accrue avec l’essor de la communication politique, à partir des années 1970. Le législateur a cherché à protéger la libre détermination du corps électoral d’une influence démesurée des sondages en les interdisant la semaine précédant le scrutin (période ramenée à 1 jour depuis 2002) et en créant une autorité de régulation, la Commission des Sondages. Malgré cette restriction, le nombre des sondages électoraux a considérablement augmenté, passant de 111 en 1981 à 293 pour la présidentielle 2007 et 427 en 2012.

Se pose alors la question de savoir si les sondages reflètent l’opinion publique ou s’ils servent à la modeler. Les écoles de la science politique et de la sociologie s’affrontent sur cette question et plus généralement sur celle de la formation de l’opinion publique. D’un côté, Pierre Bourdieu et ses émules considèrent que l’opinion publique est « fabriquée » par les sondeurs, les communicants et les médias qui en sont les relais. De l’autre, des politologues tels que Roland Cayrol ou Dominique Reynié insistent sur la complexité de la formation de l’opinion publique, agrégat de multiples opinions individuelles résultant autant de la famille, de l’éducation, de l’origine sociale et régionale, des modes de vie, des métiers, etc. que de l’information et de la communication.

Médias et journalistes dans les crises politiques : le XXIe siècle

Depuis 2007, le paysage médiatique a profondément changé. C’est alors que naissent et se développent les chaînes d’information en continu, qui occupent l’antenne lors des événements importants, notamment les attentats de 2015 et 2016, mais aussi lors de faits divers, contraignant les autres médias à produire également en continu. La volonté de « tenir l’antenne » en permanence conduit à privilégier des émissions de plateau où des pseudo-experts dissertent bien souvent sans connaître le sujet, avec une alternance de reportages sur place, qui envahissent les scènes de crimes et de catastrophes.

Parallèlement, le développement d’Internet permet de faire émerger des sites d’information, dont le plus emblématique est Médiapart, consacré à l’investigation politique et économique. La réussite de ce site et la conjonction des efforts des rédactions de divers rédactions réunies dans le CIJ conduit à des révélations sur les paradis fiscaux (Luxleaks, Panama Papers). L’investigation sur la sphère économique est ainsi relancée.

2017, année politique particulièrement chargée, a été marquée sur le plan de l’information par la montée en puissance des réseaux sociaux (Facebook et Twitter notamment) et par la multiplication des bobards, rumeurs, propagande et autres informations controuvées, ce que les anglo-saxons ont regroupé sous le terme « fake news ». Le père fondateur de la presse française, Théophraste Renaudot (1586-1653), était déjà confronté aux rumeurs et affirmait le rôle du journaliste : « Un grand nombre de nouvelles courent sur la place, il faut les vérifier et rechercher la vérité. Les gazettes trouvent leur raison d’être dans la suppression des faux bruits, en assurant une information claire et circonstanciée ». Pour lutter contre ces « fake news », les journaux ont créé des cellules de rectification et de fact checking (vérification des faits) à Libération (Desintox), auMonde (Décodeurs), aux Échos (Le vrai-faux) et ailleurs. Le président de la République s’est saisi de la question, ainsi que l’Union européenne. Ils veulent responsabiliser les plateformes afin de préserver les sociétés démocratiques de la manipulation de l’information ; ils souhaitent en outre promouvoir un journalisme de qualité, placé au cœur de la démocratie.

Malaise chez les journalistes

La domination de la communication sur le champ des médias et de la politique engendre un malaise chez les journalistes. Confrontés à une crise de confiance traduite chaque année par le sondage publié par le quotidien La Croix, les journalistes se trouvent remis en cause dans leurs pratiques par les nouvelles technologies qui donnent une place croissante au public. La profession journalistique s’est construite en France en partie sur un effort déontologique, qui n’a toutefois porté que des fruits disparates. Aussi, la profession est-elle souvent en déséquilibre entre une déontologie affirmée et les réalités salariales [14]. Le malaise des journalistes résulte également de leur mise en cause par une partie de l’opinion : la connivence avec les puissants, marquée notamment par un nombre croissant de couples composés d’un homme ou d’une femme politique et d’un ou une journaliste, l’appartenance des grands éditorialistes, des présentateurs vedettes et des patrons des rédactions au cercle restreint des élites parisiennes, font surgir des interrogations et des contestations. Cependant, le phénomène le plus important est lié aux nouvelles technologies : la possibilité pour les citoyens de répondre aux articles ou aux émissions, la multiplication des réseaux sociaux (Facebook, Twitter), des débats en ligne (chats) et des blogs favorisent une individualisation de l’information et une contestation des « experts ». Les tentatives des journalistes de reprendre en main le circuit de l’information, notamment par des exigences déontologiques accrues et l’accent mis sur la qualité de l’information, semblent vouées à l’échec, tant la civilisation numérique mène au polycentrisme et à l’émiettement des collectivités au profit des individualités.

En ce début de XXIe siècle, la presse affronte conjointement une recomposition rédactionnelle et une restructuration économique, qui la fragilise, mais qui lui donne aussi de nouveau espoirs. Certes, la presse vend moins de papier, mais les rédactions qui la font vivre rayonnent sur tous les supports. La presse est partie prenante dans la mutation numérique qui bouscule toutes les certitudes mais laisse ouverts des champs entiers pour la diffusion des savoirs, de la connaissance et de l’information.

Ainsi, les rapports entre médias, opinion publique et crises politiques sont fort complexes. Les médias influencent l’opinion, mais les opinions des lecteurs ou téléspectateurs influencent les médias. Les politiques utilisent les médias pour faire passer leurs messages, mais les médias reflètent des opinions dont les politiques tiennent compte [15]. Il faut donc se garder de considérer que les médias seraient le principal vecteur d’influence et de constitution de l’opinion publique, mais il ne faut pas non plus être naïf et croire qu’il est impossible de manipuler les médias et à travers eux de tenter d’influencer l’opinion publique. Une chose est certaine, et toutes les études historiques ou sociologiques le montrent, les citoyens n’absorbent pas le flux médiatique sans le filtrer et le décrypter. Les êtres humains ne sont pas des chiens de Pavlov. Un mouvement d’opinion, des mouvements sociaux puissants ne peuvent pas être endigués ou freinés par les médias. En outre, les médias sont rarement unanimes, tout comme les politiques et les citoyens. Mais finalement, n’est-ce pas parce que les politiques croient au pouvoir des médias sur l’opinion que journalistes et médias peuvent croire en leur influence ?


[1] Patrick Eveno, Les grands articles qui ont fait l’histoire, Flammarion, Paris, 2010, p. 14 et 17

[2] Histoire du journal Le Monde 1944-2004, Albin Michel, 2004

[3] L’argent de la presse française des années 1820 à nos jours, Paris, Éditions du CTHS, 2003

[4] Les médias sont-ils sous influence ?, 2008, Larousse, coll. « À dire vrai »

[5] La presse quotidienne nationale : fin de partie ou renouveau ?, Paris, Vuibert, 2008

[6] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. I. Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 251

[7] Albert Thibaudet, « Réflexions », La Nouvelle Revue française, 1er septembre 1934, p. 427

[8] Hugues Destrem, Les conditions économiques de la presse, LNDJ, 1902

[9] Charles-Augustin Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1839, p. 675-691

[10] Patrick Eveno, L’argent de la presse française, des années 1820 à nos jours, CTHS, 2003

[11] Claude Neuschwander et René Rémond, « Télévision et comportement politique », Revue française de sciences politiques, juin 1963

[12] Pierre Bourdieu, « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1994 ; Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Liber, 1997

[13] Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion, une histoire sociale des sondages, Seuil, 1998 ; Roland Cayrol et Jean-Marie Charon, Médias, opinion et présidentielles, INA, 2012

[14] Jay G. Blumler, Roland Cayrol et Gabriel Thoveron, La télévision fait-elle l’élection ? Une analyse comparative : France, Grande-Bretagne, Belgique, éditions Presses de Sciences Po, 1978

[15] Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Odile Jacob, 1997 ; Jean-Marie Charon, Les journalistes et leur public, le grand malentendu, Vuibert, 2007 ; Denis Ruellan, Nous, journalistes, Déontologie et identité, PUG, 2011 ; Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Payot, 2004 ; Rémy Rieffel, Que sont les médias ? Folio Gallimard, 2005