Séance solennelle du 19 mars 2018
par M. Denis Kessler
Mesdames et Messieurs les ministres,
Monsieur le président du Conseil économique, social et environnemental,
Messieurs les députés,
Monsieur l’ambassadeur,
Monsieur le chancelier de l’Institut de France,
Monsieur le chancelier honoraire,
Monsieur le président,
Monsieur le vice-président,
Monsieur le secrétaire perpétuel,
Chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Il y a trois ans, jour pour jour, Michel Albert nous quittait, à l’âge de 85 ans. C’est avec beaucoup d’émotion que je prononce son éloge, car j’éprouvais pour lui une profonde amitié. Nous aurions tous préféré qu’il soit là, parmi nous, à discuter et à débattre comme il adorait le faire, à disserter avec passion sur toutes les dimensions de la vie économique, sociale et politique de notre pays. Nous aurions reconnu immédiatement son timbre de voix si particulier, son verbe si dense et précis. Nous aurions croisé son regard plein d’intelligence. Nous aurions vu son sourire illuminer ses propos. Il nous aurait finalement convaincu de ses thèses, car le bougre ne lâchait pas facilement le morceau ! Il argumentait sans cesse, avançait faits et chiffres, multipliait les références. Il avait cette disposition trop rare : de l’autorité. Sa voix résonne encore dans les salles de l’Académie des sciences morales et politiques et cette Coupole la gardera toujours en sa mémoire.
Mes chers confrères, vous avez encore en mémoire les éloges de haute facture prononcés par Jean Cluzel, Jean Foyer et Michel Camdessus lors de la remise de son épée à Michel Albert en 1995, et les adieux émouvants prononcés par Xavier Darcos et Michel Camdessus en la cathédrale Saint-Louis des Invalides, le jeudi 26 mars 2015[1].
Avec Michel Albert, nos chemins se sont croisés et entrecroisés de nombreuses fois, au Commissariat général du Plan, aux Assurances générales de France (AGF), à l’Association de Genève, à la Fédération française des sociétés d’assurance, plus tard au sein d’un conseil d’administration.
C’est à l’occasion de l’émission Vive la Crise, en février 1984, que nous nouons ensemble une relation étroite. Il partage la vedette avec Yves Montand. Michel Albert explique, avec son grand talent pédagogique, les tenants et les aboutissants de la crise qui secoue le monde en général et la France en particulier. Avec son optimisme indécrottable, il voit dans la crise une opportunité : elle peut constituer un levier puissant pour nous forcer, nolens volens, à enfin nous adapter, à nous transformer. Vive la crise ! Cette émission a un retentissement considérable – plus de 30 % d’audience – et elle coïncide avec le virage historique qui nous fera choisir l’Europe et le monde plutôt que le repli national sans issue dans lequel on s’engage en 1981. Pour cette émission, j’écris et présente le scénario d’une crise mexicaine qui dégénère et finit par mettre le système financier international en danger systémique. Ce scénario se déroulera beaucoup plus tard, en 2008, en grandeur réelle, mais l’épicentre de la crise financière se situera alors aux États-Unis, et non au Mexique.
Michel Albert naît à Fontenay-le-Comte, en 1930, au cœur de la Vendée. Sa famille est enracinée dans cette terre au destin si particulier dans notre histoire nationale. Recevant son épée, il témoigne : « Si loin que l’on remonte, tous mes ancêtres furent des paysans du bocage vendéen[2] ». Attaché à sa terre natale, il a d’ailleurs fait figurer sur son épée le clocher de la collégiale Notre-Dame ainsi que la Tour des Sergents de La Rochelle, ville où ses parents se sont installés.
D’ascendance modeste, Michel Albert subit dès son enfance les conséquences terribles de la crise des années 30. Il écrit dans Le pari français : « Je suis né en 1930. L’année de la grande crise en Europe. Quatre ans plus tard, mon père qui était domestique agricole en Vendée a dû émigrer avec sa famille. Il n’y avait plus de quoi le faire vivre avec sa femme et ses enfants sur la ferme où mes grands-parents étaient métayers. Toute mon enfance a été hantée par cette image de la crise, du chômage, par cette cassure terrible de l’entre-deux-guerres qui a précipité le monde dans la catastrophe »[3]. C’est en fait toute sa vie qui a été hantée par ce traumatisme majeur et cruel.
Il reste, seul, à Fontenay-le-Comte pendant que sa famille va à La Rochelle puis à Châtelaillon. Repéré par ses professeurs, Michel Albert fait un brillant parcours scolaire chez les pères à l’Institut Saint-Joseph. Il part ensuite poursuivre ses études à Paris. Il est boursier puis surveillant au collège Saint-Louis de Gonzague, chez les jésuites.
Il poursuit ses études à Sciences Po, comme boursier de service public. C’est alors qu’est instaurée la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la fameuse CECA. Michel Albert, qui a vingt ans à l’époque, considérera toujours cette date comme le véritable acte fondateur de l’Europe. Je le cite : « La naissance de l’Union européenne est le fruit d’une véritable vie nouvelle dans les relations entre la France et l’Allemagne. Cette naissance est datée du 9 mai 1950 et l’acte qui en fait foi s’appelle “la déclaration Schuman”. Si bref soit-il, ce texte n’en constitue pas moins l’un des événements les plus étonnants, voire des plus beaux, de toute l’Histoire. Où donc, en effet, avait-on vu, au terme de trois guerres implacables, deux nations se convertir subitement au dessein d’un monde nouveau où le vainqueur renonce à humilier le vaincu pour lui proposer sans arrière-pensée le pardon, la réhabilitation et la coopération institutionnalisée dans la communauté européenne ? »[4] Il consacrera d’ailleurs à ce dernier une communication remarquée dans laquelle il déclare : « Son action politique m’a paru dominée par un événement, un seul : sa fameuse Déclaration du 9 mai 1950, dite Plan Schuman, véritable coup de génie dont nous verrons qu’il a profondément influencé l’histoire européenne de la seconde moitié du XXème siècle et qui l’a fait reconnaître comme le père de l’Europe[5]. »
Michel Albert voue également une admiration sans borne à l’autre initiateur et promoteur de la CECA, Jean Monnet, premier commissaire général au Plan. Un fil de son destin apparaît : Michel Albert sera un des successeurs de Jean Monnet, en rejoignant le Plan vingt-six ans plus tard.
Après Sciences Po, Michel Albert fait un doctorat de droit, à l’université de Poitiers, achevé en 1953, où il s’initie à l’économie de marché. Sa thèse s’intitule : La sidérurgie britannique entre le secteur public et le secteur privé : nationalisation et dénationalisation. Déjà, on perçoit dans cet intitulé sa recherche permanente de l’équilibre subtil et fragile entre le rôle de l’État et celui du marché, qui va guider ses réflexions et son action tout au long de sa vie.
Il épouse Claude Albert en 1953, qui nous fait la grande joie d’être parmi nous aujourd’hui. Je suis très heureux de votre présence, Madame, et vous me permettrez d’être peu disert sur votre vie familiale. Michel Albert était lui-même très pudique, et il est de notoriété publique que vous formiez un couple fusionnel. Vous eûtes quatre enfants, dont l’un malheureusement nous a quittés. C’est votre ami Michel Camdessus qui a su trouver les mots justes, lorsqu’il a remis son épée à votre époux, pour décrire votre vie familiale. Je le cite, il s’adresse à Michel : « C’est de Claude que vient ta force et l’allégresse dans la vie, la capacité aussi à vivre l’insupportable et le courage des recommencements ». Il ajoutait « sans Claude Albert, pas de Michel et évidemment, pas d’épée[6] ! » Mes chers confrères, je suis heureux de voir que ses trois enfants et ses sept petits-enfants sont parmi nous aujourd’hui.
Michel Albert entre à l’ENA en 1954, l’année de l’échec de la Communauté européenne de défense (CED). Bien que mendésiste, il ne comprend pas la position de Pierre Mendès France qui y est opposé. L’échec de la CED conforte Michel Albert dans sa conviction que l’avenir de la France sera européen, ou ne sera pas ! Le fil bleu de l’Europe s’entrecroise à l’écheveau de sa vie.
La France, pays bureaucratique, garde trace de tout, et j’ai pu me procurer ses copies à l’ENA. Vous ne croirez jamais qu’une de ses copies porte – déjà ! – sur la planification et ses mérites : il a une note de 11 / 20. Mais il cartonne surtout avec une note de 14/20 sur le sujet de la libre entreprise aux États-Unis dont il fait l’apologie… Qui l’eût cru en lisant Capitalisme contre capitalisme paru en 1991 ! Michel Albert sort 3e de l’ENA et choisit l’Inspection des finances en 1956.
Michel Albert a alors deux idées claires en tête. Il les rappelle dans une interview en 2003 : « La première [idée] c’est que je souhaitais travailler sur les problèmes de sous-développement, et la deuxième [idée] c’est que j’étais un militant européen et que j’étais intéressé de travailler en Europe, de travailler pour l’Europe[7]. »
Mais une occasion unique se présente à lui en 1959, où il devient secrétaire général du comité Rueff-Armand, mis en place par le général de Gaulle. À ce poste, il est aux premières loges pour analyser les blocages hérités notamment de la Quatrième république, qui empêchent notre pays de retrouver une ère de progrès économique et social. La mission confiée à Jacques Rueff et Louis Armand est de rendre des avis et des propositions portant sur « la suppression des obstacles à l’expansion économique ». Ce rapport novateur, d’inspiration libérale, ne sera, comme vous le savez, que très partiellement mis en œuvre. On retrouve d’ailleurs, dans le rapport Attali publié en 2008, dont l’objet est aussi de libérer la croissance[8], des recommandations sur l’ouverture à la concurrence de certaines professions, déjà émises – étrange coïncidence – quarante-huit ans plus tôt.
Cette première mission, capitale, va ranger définitivement Michel Albert dans le camp des réformateurs, de ceux qui souhaitent que le pays se transforme et s’adapte, se modernise, s’ouvre, avance, accepte la compétition internationale, fasse confiance aux mécanismes de marché, n’ait pas peur de l’avenir. Michel Albert croit dans l’action résolue pour dépasser les clivages issus du passé, surmonter les obstacles et vaincre les nombreuses forces de résistance. Depuis cette date, le fil rouge de la réforme vient se mêler dans la trame de sa vie, et se conjuguer avec le fil bleu de l’Europe.
Nous sommes alors en pleine reconstruction, au cœur des Trente Glorieuses, selon l’expression de son ami Jean Fourastié. L’Inspection des finances l’envoie au Maroc en 1960. Il n’y restera pas longtemps car il rejoint la Banque européenne d’investissement à Bruxelles en tant que directeur adjoint de 1963 à 1966. Michel Albert est en effet recruté par Yves Le Portz pour s’occuper des prêts aux pays membres de la BEI. L’action de Michel Albert porte principalement sur le développement de l’Italie du sud et de la région de Bari qui est très en retard[9]. Quand on lui demande plus tard pourquoi il a fait ce choix de la BEI et plus tard de la Commission, il répond « C’est très simple, je faisais partie du Club Jean Moulin, du Club Citoyen 60 et du Mouvement européen. J’étais un militant européen ».
En 1966, Michel Albert rejoint la Commission européenne et prend la tête de la direction Structure et développement économique. Il s’agit de définir la politique économique à moyen terme de l’Europe, enjeu hautement politique consistant à coordonner chaque initiative étatique au regard de l’ambition européenne commune. Michel Albert, sous l’inspiration de Robert Marjolin, qui rejoignit notre Académie en 1984[10], crée un cadre d’action ambitieux autour des politiques de concurrence et d’action sociale. Le premier « programme[11] » de politique économique à moyen terme de la Commission porte sur la période 1965-1970. Michel Albert en est son chef d’orchestre. Il torsade son fil rouge de planificateur avec son fil bleu d’Européen.
Il travaille ensuite à Bruxelles avec Raymond Barre, nommé commissaire européen par le général de Gaulle en 1967, après la fin de la politique de la chaise vide. Pour Michel Albert, Bruxelles est plus qu’une institution où il confesse passer ses dimanches à travailler d’arrache-pied. Bruxelles est ce creuset où il découvre des cousins européens, dont il n’avait auparavant qu’une connaissance livresque. Lui, ce fils de la terre vendéenne, qui reconnaît tout ignorer de la culture d’outre-Rhin, occupe avec ardeur et joie son poste à la Commission. C’est sans aucun doute à cette occasion que s’est forgée sa culture rhénane qu’il exposera et défendra plus tard dans son livre Capitalisme contre capitalisme. Le modèle rhénan qui l’inspirera tout au long de sa vie peut être qualifié de fil vert.
Immobilisé après un accident de ski, il écrit alors un petit ouvrage sous un faux nom, Claude Bruclain[12]. Madame, on comprend le choix du prénom… Intitulée Le socialisme et l’Europe pour le Club Jean Moulin, son œuvre inspire fortement Jean-Jacques Servan-Schreiber. Leurs échanges très nourris, et les nombreuses notes préparées par Michel Albert, inspirent à leur tour Le défi américain, ouvrage à succès que seul Jean-Jacques Servan-Schreiber signe. À la lecture de ce livre on se dit que son titre aurait dû être Le défi européen, car il porte en réalité sur les enjeux que la croissance américaine et ses progrès technologiques fulgurants vont poser au Vieux Continent.
Sa collaboration étroite avec Jean-Jacques Servan Schreiber se poursuit et se traduit par un ouvrage, cette fois-ci cosigné, Ciel et Terre, Manifeste radical, publié en 1970. Dans ce manifeste, les auteurs définissent leur projet : « La seule manière aujourd’hui de refaire la révolution (sic) consiste à mettre en œuvre un nouvel ensemble cohérent de réformes progressistes[13]. » Pour cela, la société doit abolir les carences et les injustices au moyen de la liberté d’initiative dans tous les domaines, doit œuvrer à la diffusion des responsabilités et de l’égalité et doit promouvoir la confiance. Je cite : « En un mot, le progrès technique et économique ne se conçoit plus sans un progrès de la morale entre les hommes[14]. » La mise en œuvre de ce progrès radical repose sur quatre piliers. (1) La séparation du pouvoir politique et du pouvoir économique, les auteurs dénonçant l’alliance de la richesse privée et de la puissance publique au travers d’une connivence à l’échelle de l’État. (2) L’accès à l’égalité sociale, avec l’éducation comme pierre angulaire d’une nouvelle structure sociale plus égalitaire, une réforme de la formation continue, des Grandes écoles, et la transformation du service militaire en un service civil. (3) La fin du pouvoir privé héréditaire, avec une réforme complète des droits de succession : selon les auteurs, cela aura pour conséquence de redistribuer les pouvoirs au sein de l’entreprise en faveur du syndicalisme et du management. Il faut également substituer à l’affrontement bipolaire, dans l’entreprise, entre le capital et les salariés, schéma en somme marxiste, une dialectique à trois termes, en donnant aux managers un pouvoir de décision, c’est-à-dire d’arbitrage[15]. (4) La redistribution du pouvoir public, par des dévolutions aux pouvoirs régionaux, disposant d’une autonomie financière. Et les auteurs évoquent pour la première fois la création d’États-Unis d’Europe : Michel Albert affirme ainsi dès 1970 ses convictions en faveur d’une Europe fédérale.
Mes chers confrères, Mesdames et Messieurs, vous reconnaîtrez sans doute certains des thèmes qui inspirent le gouvernement aujourd’hui… Quarante-huit ans après la publication de Ciel et Terre !
Qu’il me soit permis de marquer mon étonnement au recours du mot radical. L’Académie française vient d’en donner récemment une définition dans la Neuvième Édition de son Dictionnaire : « poussé jusqu’à l’extrême, éloigné de la juste mesure ». Vous conviendrez avec moi que ce terme ne correspond en rien aux recommandations de Michel Albert et semble même aux antipodes de sa vision du monde : loin des extrêmes, il cherchait au contraire le consensus, la concertation, le centre – je dirais même le barycentre ! Il sera d’ailleurs barriste…
Deux ans après la publication de Ciel et Terre, Parti socialiste, Parti communiste et Parti radical de gauche signent un Programme Commun radical qui va exactement dans le sens opposé à celui prôné par Michel Albert.
En dépit de l’intérêt que suscite ce manifeste, Michel Albert décide de ne pas céder aux sirènes de la politique, comme tant d’autres hauts fonctionnaires à l’époque, et rejoint le Groupe Express de son ami Jean-Jacques Servan-Schreiber. Cela lui permet de continuer à partager ses convictions et de participer activement au débat public. Michel Albert aurait pu être professeur, il en avait toutes les qualités, mais il considère que même le plus grand des amphithéâtres n’aura jamais la résonance d’un journal ou d’un livre. Il aime la presse et les journalistes. Il cosignera ses œuvres avec, outre JJSS, Roger Priouret, Jean Ferniot, Jean Boissonnat, Jean-Claude Guillebaud.
En 1975, Michel Albert sort un livre avec Jean Ferniot au titre biblique Les vaches maigres. L’alternance de sept ans, décrite dans la Bible, correspondant au cycle du Nil, est sans doute le premier cycle économique à avoir été décrit. Michel Albert a une qualité: il perçoit immédiatement les points d’inflexion de l’Histoire que ses contemporains mettent du temps à voir, il en analyse sans délai les conséquences, et il indique des voies à suivre pour réagir aux menaces. 1975 : c’est la fin des Trente Glorieuses et le début des trente piteuses, pour reprendre l’expression de Nicolas Baverez[16], c’est le début de la montée du chômage, du ralentissement de la croissance, de l’explosion des déficits… il faut saluer la perspicacité de Michel Albert ! Même si, rétrospectivement, il était optimiste d’envisager que la durée de la période des vaches maigres serait seulement de sept ans… Nous n’en sommes d’ailleurs pas complètement sortis, bien que le spectre de la stagnation centenaire semble s’éloigner.
Michel Albert, responsable du Plan
Michel Albert rejoint le Plan en 1976 – dès que Raymond Barre devient Premier ministre – en tant que commissaire adjoint puis, après le succès des législatives, en tant que commissaire à partir de 1978. Il faut voir dans cette prise de fonction une véritable prédestination. Le fil rouge de ses convictions en faveur d’une économie organisée est en réalité une corde ! Le Plan, voilà encore un lieu où l’on conjugue prévision et proposition, discussion et préconisation, en vue de dégager un consensus entre toutes les parties prenantes, État et société civile. En 1976, on lance le 7e Plan qui s’achève en 1980. Le 8e Plan commencera en 1981, ce sera le seul Plan qui ne sera pas voté par le Parlement.
La tâche de commissaire n’est pas facile. Comment retrouver les voies les plus propices au retour au plein emploi et à la croissance, alors que la France vient de subir coup sur coup deux chocs pétroliers et connaît une forte progression du chômage ? Le Plan veut être « un réducteur d’incertitude » dans un monde en pleine mutation. Jacques Lesourne dans un livre paru en 1981 avance qu’il y a Mille sentiers de l’avenir. Lesquels explorer ? Lesquels recommander ? Le Plan doit servir alors de boussole à des acteurs économiques et sociaux totalement désorientés. Certes le Plan n’est plus « l’ardente obligation », mais il incarne encore « la concertation impérative » et reste « l’une des armes contre la dictature de l’instant » selon la belle expression de Pierre Massé !
En avril 1980, Michel Albert vient devant notre Académie défendre sa conception de la nouvelle planification française. Je le cite : « Si nouvelle planification il doit y avoir, c’est que nous entrons dans l’ère de l’imprévisibilité[17]. » Étant donné l’ampleur des aléas internationaux, ajoute-t-il, « Il devient impossible de prétendre enfermer l’avenir dans un schéma unique considéré comme le plus probable ». Et il ajoute « C’en est fini de la prospection centrale normative ». À relire ses propos, on voit à la fois sa lucidité et sa perplexité : comme anticiper les évolutions à venir dans un monde de plus en plus incertain, complexe, déréglé, multi-centré, soumis à des chocs de plus en plus fréquents et à des tensions de plus en plus violentes ?
À l’époque, lorsque Michel Albert officie au Plan, la pensée économique dominante en France est keynésienne, néo-keynésienne, post-keynésienne, régulationniste, post-marxiste ! Elle est anti-libérale, anti-monétariste, anti-néoclassique. Notre confrère, Jean-Claude Casanova, qui est à cette époque à Matignon auprès de Raymond Barre, peut en témoigner. L’idéologie dominante voit dans le secteur public et les grandes entreprises nationales un atout majeur, et dans le déficit public un ennui mineur, quand il n’est pas simplement désiré au nom de la relance salutaire par la consommation ! Face à cette idéologie dominée par la demande et la glorification de la fonction bienfaisante de l’État, Michel Albert et Raymond Barre rappellent en permanence la nécessité de disposer d’une offre productive et compétitive. Ils rappellent aussi que la stabilité monétaire, et partant la stabilité des changes, sont bénéfiques pour le secteur productif. Et ils ajoutent qu’une action massive de soutien de la demande se transformerait rapidement en désastre dans une économie ouverte. C’est notamment Michel Albert qui formalise le concept de contrainte extérieure – les politiques purement nationales sont vouées à l’échec si elles ignorent les équilibres de la balance commerciale et de la balance des paiements et font abstraction de la compétitivité.
Clamens in deserto ! Pour Michel Albert, l’alternance de 1981 est catastrophique d’un point de vue économique : hyperinflation, déficits publics et sociaux record, déficits de la balance commerciale et de la balance des paiements exponentiels, forte augmentation du chômage, taux d’intérêt à deux chiffres, rétablissement du contrôle des changes. Seule satisfaction : on dédouane les magnétoscopes japonais à Poitiers – ville où Michel Albert avait fait sa thèse – pour ralentir leurs importations ! Désastre économique, prévisible, qui donne raison à Michel Albert et à tous ceux qui prônent l’adaptation et la réforme, l’intégration dans l’Europe et dans le monde.
Au même moment, on s’engage outre-Atlantique dans la révolution reaganienne, et outre-Manche dans la révolution thatchérienne. La France diverge, et la construction européenne commence à dangereusement chanceler. Il faut deux ans pour que la France donne le coup de rein qui la remette dans le sens de l’histoire. Pour l’anecdote, j’écris une note qui est transmise au Premier ministre de l’époque, intitulée « Les coûts de l’inflation », qui prône le blocage des prix et des salaires pour casser la spirale infernale de la hausse des prix. Quelques semaines plus tard, le gouvernement met en œuvre une telle mesure pendant six mois ; le virage économique est pris, le projet européen est remis sur les rails, l’acte unique est signé trois ans plus tard, en février 1986. La France l’a échappé belle !
La nouvelle majorité sortie des urnes en 1981 ne souhaite pas maintenir Michel Albert à son poste, et lui ne souhaite pas y rester, même s’il entretient des relations amicales avec Jacques Delors et Michel Rocard. Il ne partage pas les orientations du gouvernement de l’époque, dont il pense, à raison, qu’elles vont contre ses convictions et mettent en danger la construction européenne, son fil bleu auquel il tient tant ! Il rejoint les Assurances générales de France (AGF) en 1982.
Michel Albert, assureur
Je conçois que ce choix inspire, pour nombre d’entre vous, quelques interrogations. Que va donc faire Michel Albert, esprit brillant, à spectre large, dans le monde du dégât des eaux et des ailes froissées ? On a tous en tête la tirade du Capitaine Haddock à Séraphin Lampion des assurances Mondass, qui essaie de lui vendre une police : « Je suis assuré sur la vie, contre les accidents, contre la grêle, la pluie, les inondations, les raz-de-marée, les tornades, contre le choléra, la grippe, et le coryza ; contre les mites, les termites et les sauterelles… toutes je vous dis, la seule assurance qui me manque, c’est une assurance contre les casse-pieds[18] ! » Michel Albert va aimer ce métier d’assureur, aimer les AGF, la première entreprise dont il assure la responsabilité au plus haut niveau.
Loin de l’univers courtelinesque, tant décrié, à tort, des lustrines et des polices à petits caractères, Michel Albert comprend que l’assurance est au cœur d’un lien social qui, en mutualisant les risques, permet de réduire leurs conséquences humaines, économiques, financières et sociales. Comme le Plan mais au travers d’autres voies et par d’autres moyens, l’assurance est également un formidable réducteur d’incertitude. Je me souviens d’avoir échangé à l’époque avec Michel Albert sur la devise des Lloyd’s : « La contribution de tous aux malheurs de quelques-uns[19]. » Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le progrès de la société résulte de la mise en place des assurances sociales ; c’est le socle des social-démocraties modernes. Et l’essor des marchés d’assurance permet l’exercice des responsabilités et la protection des biens productifs tout en générant des capitaux longs propices au financement de l‘économie. Michel Albert, avec sa perspicacité habituelle, fait l’analyse que la politique de désinflation compétitive enfin mise en œuvre au milieu des années 1980, et à terme la stabilité de la monnaie, vont fortement développer l’assurance-vie, qu’il définit métaphoriquement comme un transport de fonds dans le temps. Pourquoi utiliser ce support pour épargner si l’inflation rogne années après années vos économies ? Il voit juste : l’assurance-vie devient le placement préféré des Français et les AGF connaissent un fort développement. Vous vous souvenez sans doute de cette belle publicité où des patineurs dessinaient le logo des AGF sur un lac gelé au son du Boléro de Ravel, à l’occasion des JO d’hiver de 1992, JO qui se tenaient bien entendu à Albert-ville !
Michel Albert constitue une équipe de choc pour le seconder aux AGF : qu’il me soit permis de citer Roger Papaz, Jean-Daniel Lefranc, Yves Mansion, Gérard Pfauwadel et bien d’autres. Toutes les propositions de réforme des assurances sociales, retraite[20], maladie, accidents du travail, dont la situation ne faisait que se dégrader, avancées par les assureurs Claude Bébéar, Jean Peyrelevade, Michel Albert, Jean-Philippe Thierry, Jean Arvis, sont restées lettre morte : on s’est borné à laisser filer les déficits publics et sociaux tout en augmentant fortement les prélèvements obligatoires, impôts et cotisations. En France, la procrastination est définitivement la chose la mieux partagée, tout commence par une chanson et tout termine par une cotisation !
Pendant la présidence de Michel Albert, les AGF se développent en Belgique, en Italie, en Espagne, et surtout en Allemagne, en prenant le contrôle de fait – après une rude bataille – de la société d’assurance AMB (Aachener und Muenchener Beteiligungs[21]). Ce tropisme allemand suit le fil vert.
Michel Albert aura toujours le regret de n’avoir pas pu réaliser la privatisation des AGF, qu’il quitte en 1994. C’est Antoine Jeancourt-Galignani qui réussira cette privatisation, en 1996.
Michel Albert, membre du Conseil de la politique monétaire
Michel Albert est, bien évidemment, en faveur du traité de Maastricht. Partisan de la monnaie unique et de l’indépendance de la Banque de France, il y voit une nouvelle étape essentielle pour l’unité européenne. Michel Albert considère, à juste titre, que Helmut Kohl a joué un rôle fondamental dans l’histoire de l’Europe. Dans un beau texte présenté à l’Académie en 2003, il lui rend hommage en le qualifiant de « père de l’Euro[22] ». Aussi n’est-ce pas un hasard si Michel Albert retrouve son fil bleu en rejoignant le Conseil de la politique monétaire créé par la loi du 4 août 1993. Le nouveau gouverneur de la Banque de France, notre confrère et ami Jean-Claude Trichet, en prend les rênes le 1er septembre. Il y rejoint son ami Jean Boissonnat. Le mandat de Michel Albert est de neuf ans. Il participe au passage à la monnaie unique. En novembre 1998, à moins de deux mois de l’introduction de la monnaie unique, Michel Albert s’exclame : « Je suis fier de ce que nous venons de faire. L’euro est un exemple pour le monde de ce que onze pays peuvent faire comme sacrifices[23]. » Je déjeune alors avec lui, dans la salle à manger donnant sur le Palais-Royal, côté soleil, et je me souviens de son enthousiasme… mais aussi de son réalisme : déjà à l’époque, il met en garde contre les divergences budgétaires et fiscales au sein des pays de la zone euro qui risqueraient de nuire à la stabilité et donc à la crédibilité de la monnaie unique. Dans ce domaine également, la crise européenne du début des années 2010 lui a malheureusement donné raison[24] !
Succès économique, succès monétaire, succès financier, malheureusement l’Europe n’a pas le succès politique escompté – dès le début des années 2000, elle devient le bouc émissaire des difficultés montantes, un objet politique alimentant polémiques permanentes, et pomme de discorde… au grand désespoir de Michel Albert, consterné par l’échec du référendum de 2005, lui qui rêvait que la ratification du Traité établissant une constitution pour l’Europe constitue un socle définitif à l’approfondissement de la construction européenne. Le fil bleu, si résistant jusqu’à présent, s’effiloche, et Michel Albert voit l’Allemagne entreprendre lors du deuxième mandat de Gerhard Schröder puis avec Angela Merkel des réformes que notre pays n’entreprend pas. L’écart se creuse entre les deux pays : le fil vert se distend.
Michel Albert et l’Académie des sciences morales et politiques
Michel Albert est élu le 28 mars 1994 dans la section Économie politique, statistique et finances au fauteuil d’Henri Guitton. Il en est particulièrement heureux compte tenu de leurs convictions chrétiennes partagées. Michel Albert devient président de l’Académie en 2004, et choisit comme thème : Regards croisés sur l’Europe[25]. L’année 2004 est notamment marquée par un élargissement rapide de l’Europe, qui est rejointe d’un seul coup par dix pays, après être seulement passée de six pays à quinze entre 1957 et 2004. Ainsi se réalise ce que Robert Schuman appelait de ses vœux quarante ans auparavant, je le cite : « Nous allons faire l’Europe, non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont connues jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion. » C’est aussi en 2004 que le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement adopte le projet de Traité constitutionnel, qui n’est malheureusement pas ratifié.
Il devient secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques de 2005 à 2010. Il aime profondément l’Académie, il y consacre du temps, de l’intelligence et de l’énergie. Il y présente des contributions très remarquées, participe activement au débat. Il y retrouve une large partie de ce qu’il aimait faire au Plan et continue ainsi à tisser son fil rouge : toujours débattre du fond, accepter de confronter ses idées, chercher à comprendre le monde, dégager des voies d’action.
Il en profite notamment pour appeler à un sursaut du système éducatif français. En 2007, aux côtés de Raymond Barre, Pierre Messmer et d’autres académiciens, il publie un essai au titre sans appel, La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse. Je le cite : « L’école et l’université se sont ouvertes massivement. Mais cette ouverture a engendré autant de désillusions qu’elle avait suscité d’espoirs. […] Les tabous de la gratuité, du refus de la sélection et le manque d’autonomie des universités rendent l’enseignement supérieur difficilement réformable, sauf par contournement ou à la marge grâce à la création de filières spécialisées, due aux initiatives heureuses de certaines équipes pédagogiques[26]. » Souhaitons que la réforme actuelle de l’enseignement se poursuive : il en va de l’avenir du pays.
Michel Albert, le réformateur audacieux
En lisant ses écrits, on est frappé par le rapport que Michel Albert entretient avec le temps, avec l’histoire. Michel Albert est un penseur de la réforme, de la transformation, de la modernisation, de l’adaptation, bref de l’évolution économique, sociale, politique. Il est à la fois un observateur attentif de ces changements profonds, mais aussi un acteur engagé dans les diverses missions qu’il mène à bien.
Un de nos amis communs, Jean Flory, nous disait que le monde se partage en deux catégories : ceux qui poussent à la roue de l’histoire et ceux qui lui mettent des bâtons dans la roue… Il ajoutait qu’en France on s’est trompé dans les proportions entre les deux catégories… Michel Albert a poussé inlassablement la roue de l’histoire, notamment de l’histoire européenne, et son appui fut précieux pour la sortir des ornières dans lesquelles elle est souvent tombée.
Michel Albert sait que l’histoire n’est pas linéaire, simple, tracée. Elle avance par crises, elle est une course d’obstacles, certains prévisibles d’autres non. En 1975, après Les vaches maigres, reviendront peut- être les vaches grasses ! En 1988, il publie Crise, Krach, Boom : un mot français, un mot allemand, un mot anglais. Oui, la crise est là, certes les difficultés s’aiguisent, mais elles seront surmontées ! En 1984, c’est Vive la Crise, avec le même message, illustré cette fois, à destination du grand public ! En ce sens Michel Albert est en quelque sorte schumpétérien. Et sa propre histoire l’a marqué à jamais : c’est bien grâce à l’Europe qu’on a pu surmonter la débâcle des années 30 et la Seconde Guerre mondiale !
Seule la volonté politique, seule la volonté résolue, permettent d’avancer, contre vents et marées, par petit comme par gros temps, par mer calme comme par tempête. Et il faut s’employer à rassembler le plus grand nombre de nos concitoyens autour d’un destin commun, ce qui est toujours une gageure. Toute l’œuvre de Michel Albert est sous tendue par cette conviction profonde.
Michel Albert adopte toujours une focale large. Il voit d’emblée au-delà de nos frontières, s’intéresse aux autres pays, étudie les autres organisations économiques et sociales que les nôtres, voit toujours au-delà de notre horizon. Cette disposition d’esprit est fondamentale. Il n’aura de cesse de plaider pour que la France soit au diapason du monde, ne reste pas à la traîne, s’oblige au dépassement d’elle-même, recherche l’excellence, montre l’exemple. Quand il parle de défis, c’est toujours pour les relever ! La France ne doit pas se réfugier dans l’exception, mais au contraire continuer d’être exemplaire, d’être universelle, d’être copiée, enviée, imitée, admirée ! Les frontières doivent être à la fois dépassées et déplacées. Cette mise en concurrence émulatrice pousse à la transformation permanente : il faut redoubler d’efforts pour s’adapter et être au meilleur niveau. Plutôt que la recherche de protections – tant illusoires que transitoires – pour abriter notre pays du mouvement du monde, il faut tout mettre en œuvre pour en tirer parti. Et pour en tirer parti, il faut avoir le courage de relever des paris. Il aimait le mot de « pari » !
« Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s’agit d’une chose aussi sérieuse qu’un pari[27] », affirme Jules Verne dans son Tour du monde. Mais le sens de « pari » pour Michel Albert, c’est « l’engagement à faire triompher une idée, une conception issue d’un choix dont on mesure les risques et les limites ». Michel Albert utilise le mot « pari » au sens de François Perroux[28], dont Raymond Barre fut l’élève, car, je cite François Perroux, « C’est par les choix des points majeurs de la croissance et par le pari qui en résulte en faveur de la structure de l’économie nationale, que les nations modernes ont les meilleures chances de maximiser au cours d’une période déterminée la croissance de leur produit ». Le pari radical, le pari français, le pari rhénan, le pari du Plan, le pari européen, le pari de l’euro !
Michel Albert, toujours à la recherche d’un consensus actif
Michel Albert a la conviction qu’il faut convaincre ses contemporains du bien-fondé d’entreprendre les adaptations et réformes nécessaires. Pour cela, il faut une vision claire des tâches à accomplir. Il forge cette vision dès le début de sa vie publique, passe son existence à la ciseler, la préciser, la développer. Et il sait avant tout être pédagogue : exprimer simplement ses idées, les illustrer, les répéter, inlassablement.
Michel Albert n’aime pas le conflit. Son choix du mendésisme, puis du radicalisme, puis du centrisme, est là pour illustrer mon propos. Il est à la recherche d’une troisième voie, loin des oppositions stériles, des incompatibilités définitives, des affrontements brutaux. C’est une tâche difficile dans cette période d’après-guerre où les tensions idéologiques restent vives. Il participe au débat mais ne s’engage pas en politique active, il ne se présente à aucun suffrage. Spectateur engagé mais pas acteur encarté ; le pari oui, le parti non.
Cela explique sa fascination pour le modèle rhénan. Dans Capitalisme contre capitalisme[29], paru en 1991, Michel Albert identifie neuf enjeux que les pays capitalistes développés doivent gérer : (1) immigration, (2) pauvreté, (3) sécurité sociale, (4) hiérarchie des salaires, (5) rôle de la fiscalité par rapport à l’épargne et à l’endettement, (6) degré de règlementation, (7) mode de financement bancaire ou boursier, (8) mode de gouvernement d’entreprise et (9) politique vis-à-vis de la formation.
Vingt-sept années plus tard, cette liste reste d’une grande actualité, aucune de ces grandes questions n’ayant été véritablement résolue. Que de chantiers restent encore ouverts alors que l’on avance dans ce XXIe siècle !
Quel type de capitalisme est susceptible de mieux gérer tous ces problèmes ? L’anglo-saxon ou le rhénan ? Le modèle actionnarial ou le modèle partenarial[30] ?
Michel Albert privilégie – fil vert – l’économie sociale de marché, inspirée par l’école de Fribourg, berceau de l’ordo-libéralisme. Ce dernier constitue le soubassement idéologique des politiques économiques et sociales menées après-guerre en République fédérale d’Allemagne, ainsi que dans les pays du nord de l’Europe[31].
Dans une séance à l’Académie le 16 décembre 2002, Michel Albert résume sa thèse sur les deux capitalismes : « depuis les années 80, deux modèles de capitalisme tendent à s’opposer. Le premier est de plus en plus centré sur l’Europe continentale, et particulièrement sur la zone rhénane. Il considère l’entreprise comme une institution investie de responsabilités sociales et donc poursuivant des finalités multiples : l’entreprise ainsi conçue relève d’un pluralisme partenarial visant à concilier les intérêts des clients, des actionnaires, des salariés, et dans une certaine mesure de l’environnement. Le second modèle, développé principalement en Amérique, relève au contraire d’une sorte de monisme actionnarial. Il considère essentiellement l’entreprise comme une chose, une propriété, un paquet d’actions dont il ne s’agit que de maximiser la valeur, [conformément à la formule du Prix Nobel Milton Friedman] l’unique responsabilité de l’entreprise est d’augmenter ses profits[32]. »
Michel Albert est adepte du modèle rhénan[33], plus soucieux du long terme, moins brutal, moins conflictuel. À la tête des AGF, Michel Albert investit d’ailleurs dans des entreprises allemandes, notamment Aachener und Muenchener Beteiligungs (AMB). On retrouve là le fil vert de sa passion pour le modèle allemand. Il décrit avec émotion son premier conseil d’administration à AMB après en avoir pris le contrôle. Je cite : « J’ai découvert le modèle rhénan en 1990 le jour où les AGF ont pris 35 % de la deuxième compagnie d’assurance allemande AMB. Je garde physiquement en mémoire mon entrée dans la salle du conseil de surveillance. Il y avait une immense table rectangulaire avec vingt-quatre chaises, douze pour les représentants des actionnaires et douze pour les représentants des salariés. Parmi ces derniers, il y avait trois représentants syndicaux permanents, spécialisés dans les questions d’assurance. Ils étaient ultracompétents. Je vous jure que pour un Français, c’est très impressionnant[34]. » Il ne faut pas oublier que ce n’est que depuis 1945 que le capitalisme rhénan présente les caractéristiques appréciées par Michel Albert. Cela vaut également pour le Japon. Les institutions en RFA et au Japon ont été mises en place à l’instigation des États-Unis pour éviter la reconstitution des Combinats et des Zaibatsus, considérés comme étant à l’origine de l’impérialisme. Mais, depuis 1945, la démocratie y semble plus tempérée et les consensus plus larges que chez nous, et les performances économiques des deux grands vaincus du second conflit mondial sont probantes.
Michel Albert lui-même reconnaît que le modèle rhénan n’a cessé de reculer au profit du modèle anglo-saxon depuis trente ans. Il ajoute que l’on peut même parler de « requiem rhénan », en référence au Requiem allemand de Brahms. Dans un entretien donné en 2000, Michel Albert s’exclame : « Les industriels allemands sont devenus texans[35] ! »
On assiste à une sorte d’hybridation des modèles. Le modèle rhénan accorde progressivement plus de place aux mécanismes de marché, aux marchés financiers et aux actionnaires ; le modèle anglo-saxon laisse quant à lui davantage de place à des considérations et principes d’intérêt général. Dans cet entretien, Michel Albert conclut « Dans l’idéal, les deux modèles de capitalisme, anglo-saxon et rhénan, feront chacun un pas dans la direction de l’autre. Il nous faut plus de souplesse, il leur faut moins d’inégalités ». L’hybridation est bel et bien en marche… Une quête, jamais achevée, toujours difficile, vers le Bien commun pour reprendre le titre du beau livre de notre confrère Jean Tirole. Le débat actuel sur l’éventuel changement de la raison sociale des entreprises dans notre Code civil montre l’actualité des questions posées en 1991 dans Capitalisme contre capitalisme ! Mais reconnaissons au capitalisme son extraordinaire capacité à se transformer sans cesse, à s’adapter à chaque fois qu’il paraît menacé, à renaître de ses cendres tel un phénix. Cette faculté de régénération et de transformation permanente est le propre des systèmes décentralisés, fondés sur l’initiative et sur la liberté.
Michel Albert a toujours eu une vision positive et responsable du monde
Devant les étudiants de l’ESSEC en 2006, Michel Albert répond à la question « Devons-nous avoir peur de la mondialisation[36] ? » Il regrette que « la majorité des Français [ait] peur de la mondialisation », ce qui est une exception selon les sondages effectués dans le monde. On retrouve son positivisme, je le cite : « Il faut tirer parti de la mondialisation. Nous devons changer. Nous devons nous adapter. Nous devons ressembler davantage aux autres, nous Français… Et surtout nous devons rajeunir nos idées… »
Il poursuit : « Une triple tâche nous est assignée par la mondialisation. Renforcer la compétitivité de l’économie française, relancer la construction européenne, militer pour tout ce qui nous rapproche d’un minimum de gouvernement mondial et dans cette perspective, nous devons et nous en sommes capables, positiver la mondialisation. » À aucun moment de sa vie, Michel Albert ne jette le manche après la cognée.
Michel Albert et sa foi catholique
Les racines de ce positivisme plongent dans les convictions religieuses de Michel Albert. Il a eu la chance, si je puis dire, de succéder au fauteuil d’Henri Guitton, dont la foi était vibrante. Michel Albert évoque dans l’éloge qu’il prononce le 9 mai 1995 « ce fils de l’Eglise [qui] était le contraire d’un homme de chapelle. Chrétien économiste et non pas économiste chrétien, son ouverture d’esprit n’a jamais été prise en défaut. Non plus que sa franchise[37]. »
Ce fil blanc a été en réalité là tout au long de son existence, il a guidé sa vie, depuis sa formation chez les pères. Yvon Belaval, dans son livre L’Avenir perdu, écrit ce superbe aphorisme : « le croyant sait où il va ; il en vient[38]. » Michel Albert a la foi du charbonnier. Son admiration pour Robert Schuman, qui envisagea le sacerdoce, tient aussi aux valeurs chrétiennes que ce dernier affiche. Parlant de lui, Michel Albert écrit : « Toute son action politique se rattache à une véritable philosophie de l’histoire. Pour lui l’histoire a un sens, qui tend à long terme vers l’égalité et l’unité dans une vision “catholique” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire universelle ». Michel Albert parle en fait de lui-même et de sa propre vision.
Il anime les Semaines Sociales de France, participe activement au mouvement du patronat chrétien, comme peut en témoigner Robert Leblanc. Sa foi est indéfectible, elle lui donne un optimisme jamais mis à défaut. Michel Albert était un humaniste, un grand humaniste, « un veilleur et un éveilleur » comme l’a si bien dit Michel Camdessus. Il y a des hommes sur terre qui comprennent les nécessités profondes de l’époque dans laquelle ils vivent. Le grand homme n’est pas en avance sur son temps, comme le disait Hegel dans La Raison dans l’Histoire. Le grand homme est pleinement de son temps. Ce sont ses contemporains qui sont en retard. Et le rôle du grand homme est précisément de faire comprendre à ses contemporains ce qu’exige l’histoire. Michel Albert a eu ce rôle de vigie tout au long de sa vie. La nécessité de l’Europe, le rapprochement franco-allemand, la fin des Trente Glorieuses, l’impératif de la compétitivité, l’adaptation à la globalisation, la confiance dans la jeunesse, la foi dans l’avenir…
Mesdames et Messieurs, Chers confrères, que Michel Albert continue à jamais à nous éveiller, qu’il continue à jamais à nous réveiller, à nous éclairer, car nous sommes tous et toujours en danger de nous assoupir plutôt que d’agir, de nous endormir plutôt que de réagir, d’abandonner plutôt que de continuer, de renoncer plutôt que d’avancer ! C’est notre devoir, notre ardente obligation vis-à-vis des générations futures !
[1] CAMDESSUS Michel, « Adieux à Michel Albert » en la cathédrale Saint-Louis des Invalides, le jeudi 26 mars 2015.
[2] ALBERT, Michel, « Remerciement de Michel Albert », remise à Michel Albert de son épée d’académicien, Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, 7 février 1995.
[3] ALBERT, Michel, Le pari français, 1982, Seuil.
[4] ALBERT, Michel, « Le couple franco-allemand vu de la Coupole », Académie des sciences morales et politiques, 15 novembre 2010.
[5] ALBERT, Michel, « Robert Schuman », Académie des sciences morales et politiques, 15 décembre 2003.
[6] CAMDESSUS, Michel, « Allocution de Michel Camdessus », remise à Michel Albert de son épée d’académicien, Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, 7 février 1995.
[7] ALBERT, Michel, « Entretien avec Michel Albert, par Éric Bussière, Ghjiseppu Lavezzi et Émilie Willaert », Histoire interne de la Commission européenne 1958-1973, 18 décembre 2003.
[8] ATTALI, Jacques, et al., Une ambition pour dix ans, La Documentation française, 2008.
[9] La BEI participe notamment au financement, de part et d’autre des Alpes, de la ligne de chemin de fer reliant Chambéry à Milan et permettant, au-delà de l’amélioration des communications entre deux États membres de la CEE, de favoriser le développement des régions frontalières.
[10] ALBERT, Michel, « Entretien avec Michel Albert, par Éric Bussière, Ghjiseppu Lavezzi et Émilie Willaert », art. cit.
[11] Si cela s’appelle « programme » et non pas « plan », c’est en raison d’une vive opposition de l’Allemagne qui voyait dans le terme de « plan » une réminiscence de l’économie planifiée hitlérienne.
[12] BRUCLAIN, Claude, Le socialisme et l’Europe, Seuil, 1965.
[13] ALBERT, Michel, SERVAN-SCHREIBER, Jean-Jacques, Ciel et terre, Manifeste radical, éditions Denoël, 1970, page 56.
[14] Ibid.
[15] Ainsi « Les managers, par leur présence autour de la table pour l’examen régulier des problèmes majeurs de la vie de l’entreprise, de son développement, transforment, en effet, l’affrontement en délibération », ibid.
[16] BAVEREZ, Nicolas, Les trente piteuses, Flammarion, 1998.
[17] Michel Albert, « La nouvelle planification française », Académie des sciences morales et politiques, lundi 28 avril 1980.
[18] HERGÉ, L’Affaire Tournesol, Casterman, 1956.
[19] “The contribution of the many to the misfortunes of the few”.
[20] Le fait que l’avenir des retraites s’assombrit chaque année davantage – vieillissement des générations du baby-boom oblige, mais que les gouvernements successifs refusent de traiter sur le fond, procrastination oblige – contribue aussi à l’essor de l’assurance-vie. Michel Albert me consulte alors longuement sur ce sujet car il envisage d’y consacrer un livre. Il renonce à ce projet devant la grande sensibilité de ce sujet et le tollé que soulève la publication du rapport de l’INSEE en 1990 dont j’ai la responsabilité. « Le premier qui dit la vérité… » dit, à raison, la chanson.
[21] Une société cédée plus tard au groupe Generali, après que les AGF sont passées sous le contrôle du groupe Allianz.
[22] ALBERT, Michel, « Helmut Kohl, père de l’euro », Académie des sciences morales et politiques, 13 juin 2003.
[23] In COUDRET, Paul, « La monnaie unique est un exemple pour le monde », Le Temps, 7 novembre 1998.
[24] C’est notre confrère Jean-Claude Trichet, architecte inlassable de la monnaie commune et à l’époque gouverneur de la Banque de France avant de rejoindre la Banque centrale européenne qui est infiniment mieux placé que moi pour parler de la contribution de Michel Albert à la définition et à la mise en œuvre de la politique monétaire.
[25] ALBERT, Michel, et al., Regards croisés sur l’Europe, Presses universitaires de France, 2005.
[26] BARRE, Raymond, MESSMER, Pierre, La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse, Académie des sciences morales et politiques, 2007.
[27] VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, 1873.
[28] PERROUX, François, L’économie du XXe siècle, Presses universitaires de Grenoble, 1961.
[29] ALBERT, Michel, Capitalisme contre capitalisme, Points, 1991.
[30] Disons d’emblée que le mot de modèle renvoie à deux acceptions différentes : le modèle au sens économique et le modèle au sens d’exemple à suivre. Michel Albert en réalité mélange dans ses analyses, tout en s’en défendant, le sens positif et le sens normatif.
[31] Ainsi qu’aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Michel Albert parle de modèle rhénan et non pas de modèle allemand.
[32] ALBERT, Michel, « Quels modèles d’entreprise pour un développement durable ? », Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 16 décembre 2002.
[33] Selon Michel Albert, le libéralisme anglo-saxon a véritablement muté pendant la révolution conservatrice apparue au début des années 1980, sous l’influence de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Et c’est à ce moment historique que l’opposition entre les deux capitalismes est allée se renforçant.
[34] ALBERT, Michel, « Le capitalisme rhénan, c’est la division du pouvoir », interview avec Odile Benyahia-Kouider et Hervé Nathan, Libération, 4 février 2002.
[35] Michel Albert, « Les industriels rhénans sont devenus texans », L’Expansion, 3 février 2000.
[36] ALBERT, Michel, « Devons-nous avoir peur de la mondialisation ? », allocution devant les étudiants de l’ESSEC, lundi 28 août 2006.
[37] ALBERT, Michel, « Notice sur la vie et les travaux de Henri Guitton », Académie des sciences morales et politiques, 9 mai 1995.
[38] BELAVAL, Yvon, L’avenir perdu, Seuil, 1975.