Notice sur la vie et les travaux de Pierre Bauchet

séance du lundi 14 janvier 2019

par M. Pierre-André Chiappori

 

 

Monseigneur,

Monsieur le Vice-Président du Conseil d’État,

Monsieur le Vice-Président de l’Assemblée nationale,

Messieurs les Ambassadeurs,

Monsieur le Chancelier,

Monsieur le Chancelier honoraire,

Monsieur le Président,

Madame le Secrétaire perpétuel,

Messieurs les Secrétaires perpétuels,

Chers confrères,

Mesdames, Messieurs,

La science économique française est l’héritière d’une longue histoire. Sans même remonter aux physiocrates ou à Jean-Baptiste Say, on peut, à partir du début du XIXème siècle, y distinguer deux écoles, deux lignes de pensée distinctes, deux traditions. La première est celle des ingénieurs économistes, ou plus globalement des ingénieurs et mathématiciens économistes, que mon ami Denis Kessler vient d’évoquer. Malgré les spécificités de chaque parcours individuel, des traits communs émergent, tels que le recours libre à la formalisation mathématique et l’intérêt pour les questions micro-économiques, particulièrement (pour beaucoup d’entre eux) dans le champ de l’économie publique. Plus généralement, les ingénieurs économistes ont en commun un goût pour ‘l’ingénierie sociale’, que Karl Popper caractérisait par l’attention portée aux moyens déterminant le champ du possible ; pour eux, la science économique a aussi pour but d’apporter des réponses concrètes – et souvent sophistiquées – à des questions éminemment pratiques, allant de l’utilisation efficace des remblais à la rentabilité des dépenses d’infrastructure et du taux optimal d’imposition à la tarification ou la supervision d’un monopole public. Enfin, sur un plan méthodologique, les ingénieurs économistes partagent la conviction que les principes de la connaissance du social peuvent être ‘rattachés à l’esprit scientifique’, selon le mot de l’épistémologue Jean-Claude Passeron.

La seconde tradition, universitaire, est paradoxalement plus récente. Il faut en effet attendre la seconde moitié du XIXème siècle pour que l’économie trouve sa place dans les enseignements de l’université française, au sein de la Faculté de droit. La tradition universitaire est moins homogène, plus diverse que celle des ingénieurs. Mais elle est, de façon générale, moins soucieuse de formalisme mathématique, et plus proche d’autres sciences sociales, de l’histoire en premier lieu. Elle porte une grande attention aux aspects juridiques et institutionnels ; elle s’intéresse naturellement aux questions macro-économiques, particulièrement monétaires. Enfin, au rebours de l’ingénierie, elle considère volontiers la réalité économique au travers du prisme d’une vision globale, voire parfois d’un système explicitement idéologique – même si ce dernier trait, nous le verrons, est loin d’être uniformément partagé.

Dans ce paysage divisé, Pierre Bauchet occupe une position bien particulière. Certes, il se rattache clairement à la seconde tradition. Il a poursuivi ses études dans des Facultés de droit, à Grenoble, puis Paris ; il est, comme les universitaires de sa génération, titulaire d’un doctorat de droit mention économie politique. Et l’essentiel de sa carrière académique s’est accomplie dans un cadre universitaire, d’abord au Maroc, puis à Lille, enfin à la faculté de droit de Paris, dont naitra en 1970 l’université Paris I que Pierre Bauchet présidera entre 1979 et 1981.

Mais, dès l’abord, les intérêts intellectuels de Pierre Bauchet tranchent avec cette tradition. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1949, est une parfaite illustration de cette indépendance d’esprit. Il la consacre, non à l’inflation ou à la dynamique des taux de change, mais à des questions d’économie publique – une spécialité qui, sa vie durant, demeurera l’un de ses domaines de prédilection. Comble de l’exotisme, il centre sa thèse sur l’étude des ‘public utilities’ américaines, ces organismes chargés de la gestion et de l’entretien d’installations fournissant un bien ou service public – eau, électricité, gaz, etc. Du coup, il n’hésite pas à traverser l’Atlantique. On ne peut s’empêcher de penser à Alexis de Tocqueville, lui aussi futur membre de notre académie, débarquant à New York en 1831 pour étudier le système pénitentiaire américain ; s’en était suivi un périple qui devait notamment le conduire au Tennessee et dans ce qui devait devenir l’état canadien de l’Ontario. Cent quinze ans plus tard, Pierre Bauchet rejoint aussi New York, et plus précisément l’université Columbia ; et il ira analyser en détail les entreprises hydro-électriques de l’Ontario et la Tennessee Valley Authority. Choix surprenants, voire extraordinaires pour un économiste universitaire de l’époque – mais qui, rétrospectivement, témoignent à la fois de sa liberté de penser et de la remarquable cohérence de sa trajectoire intellectuelle.

A bien des égards, cette thèse annonce les intérêts futurs de l’économiste. Fidèle à la tradition française, Pierre Bauchet examine avec une grande minutie les fondements institutionnels et juridiques des institutions hybrides que sont les public utilities, soulevant au passage des questions délicates, voire un brin provocatrices. Pour n’en citer qu’une : les pouvoirs dévolus à ces institutions ne conduisent-ils pas à une violation du principe, constitutionnel, de séparation des pouvoirs ? Sa réponse, négative, repose sur un argument subtil : en dernière analyse, le pouvoir des public utilities dérive d’une autorité supérieure, dans la mesure où leurs décisions sont toujours susceptibles d’appel devant la Cour Suprême.

Mais très vite, l’économiste – en fait, l’économiste public – transparaît. Définissant tout d’abord son domaine d’analyse, il caractérise les ‘public utilities’ par trois traits dominants : le caractère ‘absolument essentiel’ du bien ou du service produit ; l’absence du ‘contrôle naturel’ que procurerait sur d’autres marchés la concurrence entre producteurs ; enfin, conséquence logique des deux premiers traits, le rôle prépondérant des régulations publiques dans le fonctionnement de ces institutions. De façon assez remarquable, leur nature juridique – publique ou privée – n’entre pas en ligne de compte ; en fait, les organismes étudiés ont pour la plupart un statut de ‘corporations’, et leur propriété est largement privée. Peu importe : l’aspect crucial est en fait purement économique, et réside dans la présence de rendements croissants. Comme Pierre Bauchet l’explique avec une clarté exemplaire, l’importance massive des coûts fixes dans les technologies en question interdit une tarification au coût marginal. En effet, celui-ci est typiquement inférieur au coût moyen, et un prix égal au coût marginal ne permettrait donc pas de financer les investissements nécessaires. En particulier, les services correspondants ne peuvent être fournis de façon concurrentielle, au moins au sens de la concurrence pure et parfaite des manuels. De fait, ces caractéristiques techniques se traduiraient le plus souvent, hors intervention publique, par un monopole naturel – situation qui à la fois justifie le rôle de l’Etat et en définit les modalités. S’en suit une discussion très lucide des questions de régulation et de tarification. Les pages consacrées, en particulier, aux discriminations de prix, dont Pierre Bauchet analyse à la fois l’intérêt économique et les difficultés juridiques et sociales que soulève la mise en place pratique, restent d’une actualité frappante.

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Son doctorat en poche, Pierre Bauchet commence une carrière académique, d’abord comme collaborateur technique au CNRS en 1951, puis comme chargé de cours à la Faculté de Droit de Nancy en 1953 et comme assistant à la Faculté de Droit de Paris en 1954 ; tout en préparant le concours de l’agrégation de Droit et Sciences Economiques, qu’il passera avec succès dès 1956. Surtout, le 24 juin 1953, il épouse Jacqueline Griffon, union dont naitront trois enfants – Bernard, Emmanuelle et Pierre-Henri, qui nous font aujourd’hui l’amitié d’être parmi nous.

Un vieil adage de la sagesse populaire veut que derrière tout grand homme se cache une femme exceptionnelle. Nous le savons, la sagesse populaire a souvent tort – et son erreur est ici manifeste. Non que Jacqueline Bauchet ne soit une femme exceptionnelle ; elle l’est de toute évidence, et elle restera notamment dans l’histoire comme la première femme – ou plutôt, comme elle me l’avait fait remarquer avec un charmant sourire, l’une des deux premières femmes – à accéder au Conseil d’Etat – excusez du peu. Non, là où la sagesse populaire se trompe, c’est que Jacqueline Bauchet ne s’est jamais cachée derrière son époux ; elle s’est toujours tenue à ses côtés. L’économiste de la famille ne peut que s’émerveiller devant la modernité du parcours de ce couple, tant les femmes de cette génération étaient rares à poursuivre des études universitaires, plus encore à conjuguer vie familiale et activité professionnelle au plus haut niveau de l’Etat. Je ne citerai à cet égard qu’une anecdote. Lorsque le jeune agrégé prend son premier poste de professeur, c’est l’Université de Rabat qu’il doit rejoindre. Son épouse, déjà membre du Conseil d’Etat, devra durant deux ans conjuguer sa vie professionnelle et familiale avec cet éloignement forcé. Omettez de mentionner la date (1956) : on jurerait entendre l’évocation d’un de ces dilemmes conjugaux typiques des couples du XXIème siècle. Pierre et Jacqueline Bauchet avaient un demi-siècle d’avance !

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Mais revenons au parcours professionnel et intellectuel de Pierre Bauchet. Entre 1954 et 1956, peu avant son agrégation, il est Chargé de Mission au Commissariat au Plan. Si bref que soit ce passage, il aura sur sa carrière un impact décisif. L’intérêt de Pierre Bauchet pour la planification ne se démentira jamais ; juste retour des choses, ses analyses, qui évolueront au fil d’un parcours intellectuel passionnant, nous fournissent rétrospectivement un éclairage direct et irremplaçable sur une expérience française dont Pierre Bauchet restera à la fois un théoricien et un observateur privilégiés.

Au passage, ses années au Plan le mettront en contact étroit avec l’autre tradition intellectuelle de la science économique française, celle des ingénieurs. En 1955, le Commissaire au Plan est Etienne Hirsch, ingénieur des Mines ; lui succèdera en 1959 le Polytechnicien Pierre Massé ; et la liste des délégués permanents constitue un inventaire (« cinq ingénieurs agronomes, six ingénieurs industriels, un inspecteur des finances, un chartiste, un agrégé de l’université… ») que Prévert n’eût pas renié. Un universitaire plus traditionnel eût pu, parmi cet aréopage hétéroclite, se sentir déplacé ; Pierre Bauchet, lui, est conquis.

Pierre Bauchet a beaucoup écrit sur le Plan ; dans de nombreux articles, et surtout dans trois ouvrages, publiés et réédités successivement sur une période de presque trente années. Ces livres donnent au lecteur un raccourci fascinant d’une double évolution : celle d’une institution à bien des égards atypique, et celle du regard porté sur elle par l’un de ses meilleurs spécialistes.

L’ouvrage initial, ‘L’expérience française de planification’, paraît en 1958, et déjà s’y affirment quelques-uns des thèmes majeurs de la pensée économique de l’auteur : l’importance de la prévision économique, le rôle central que jouent (ou devraient jouer) les mécanismes de concertation et de coordination des principaux acteurs, et, plus profondément, l’idée d’une transformation irrésistible des structures traditionnelles du capitalisme, transformation que le plan a vocation d’accompagner.

L’ouvrage de 1958 reflète aussi un enthousiasme réel, largement teinté d’optimisme. La transformation des techniques, nous dit Pierre Bauchet, rend indispensable la mise en place de prévisions à long terme, parce que certains investissements – notamment en matière d’énergie et d’infrastructure – sont de plus en plus onéreux, et que leur horizon est de plus en plus éloigné. « Longtemps avant que les besoins nouveaux n’apparaissent », écrit-il ainsi, « il faut étudier les moyens de les satisfaire ». On retrouve bien là l’intérêt de l’économiste public pour les technologies à rendements croissants, pour les secteurs où, comme il le dit, « la dépense d’amortissement prend le pas sur la dépense courante. » Mais – et c’est là la source de son optimisme – les évolutions mêmes qui rendent nécessaire une prévision longue font aussi entrer une telle prévision dans le champ du possible. Pierre Bauchet écrit : ‘la solidarité croissante de tous les phénomènes techniques et économiques […] rend possible une prévision qui jadis eût paru chimérique’, notamment parce que les progrès des techniques « fournissent les instruments [la] rendant possible ».

Cette dernière affirmation est importante à plus d’un titre. Tout d’abord, Pierre Bauchet a gardé, des deux ans passés au Plan, un goût pour l’étude des données économiques et en particulier pour la comptabilité nationale, goût qui ne le quittera plus. Quarante ans plus tard, dans un merveilleux petit ouvrage intitulé sobrement ‘Comprendre l’économie française’ et publié en 1999, il parle de – je le cite – « la confusion fréquente en France entre ce qui relève de l’idéologie et ce qu’est l’observation scientifique des faits ». Et de conclure :« Les esprits trop partisans, aveuglés de doctrines, qu’elles soient de droite ou de gauche, ne savent plus observer la réalité ». On a souvent dénoncé, notamment au sein de notre Académie, les ravages d’une idéologie ‘post-moderne’ pour laquelle la notion de réalité objective serait au mieux le signe d’une inquiétante naïveté et au pire le masque d’obscurs rapports de pouvoir. Face à cette tentation, le texte de Pierre Bauchet, et plus généralement son œuvre scientifique, constituent le meilleur antidote. La réalité économique existe ; notre rôle est de l’observer, de la comprendre, et, dans la mesure du possible, avec compétence et modestie, d’en orienter le cours.

En second lieu, et là encore au rebours d’une certaine tradition universitaire, Pierre Bauchet ne craint nullement la modélisation formelle ; au contraire, il comprend dès l’abord que celle-ci constitue un outil fondamental et indispensable, qu’il convient d’utiliser au mieux. « La représentation des changements qui intéressent en même temps de nombreux secteurs économiques reliés les uns aux autres se fait par des équations simultanées ; leur solution exige d’un mathématicien moyen un effort de plusieurs mois, sinon de plusieurs années ; avec des machines électroniques, il suffit de quelques heures. » Ce texte date de 1958 ; remplacez ‘machines électroniques’ par ‘ordinateurs’ (ou ‘intelligence artificielle’) et ‘quelques heures’ par ‘quelques fractions de seconde’, il prend une pertinence toute contemporaine.

Mais le Plan, au moins tel qu’il est pensé dans les années 50, ne se limite pas à un simple rôle de prévision économique. Il est aussi, il est surtout un irremplaçable outil de concertation, de coordination, voire d’orientation. Je cite, à nouveau, le texte de 1958 : « le plan marque la volonté collective d’orienter l’économie en fonction du progrès prévu. C’est une harmonisation à long terme, par la collectivité, des divers facteurs de production ; c’est l’acte d’un Etat qui s’efforce d’adapter les comportements en fonction de l’avenir tracé ». Voici résumées, en deux phrases, à la fois l’ambition profonde du Plan et son intrinsèque ambiguïté. Car Pierre Bauchet le sait bien : la planification française, à la différence de l’incontournable référence soviétique, n’est pas autoritaire ; elle est « souple ». Elle ne décide pas ; elle guide, elle oriente, elle coordonne. Dès lors, elle se heurte à deux difficultés essentielles. En premier lieu, comment concilier cette « volonté collective d’orienter l’économie » avec l’indispensable liberté que conservent les entreprises et les individus ? Pierre Bauchet voit parfaitement cette tension ; il écrit : « les plans semblent exiger une foi dans le déterminisme ou une coercition des volontés individuelles, l’une et l’autre incompatibles avec notre système politique et idéologique ». Mais l’optimisme, ou plutôt l’élan, l’emportent. Le progrès économique, nous dit-il, «se nourrit moins de la lutte que de l’effort en commun tourné vers l’avenir » ; et de conclure : « la naissance lente et progressive du plan français montre que nous sommes encore à l’aube de ce monde nouveau ». 

L’ouvrage de Pierre Bauchet, fondamental pour quiconque veut comprendre à la fois les fondements intellectuels du Plan français et la réalité de son fonctionnement, sera publié à nouveau en 1962, dans une version remaniée et sous le titre ‘L’expérience française de planification’ ; une autre édition paraîtra en 1967, puis encore en 1970. Si les principes fondamentaux restent inchangés, l’analyse s’affine, et s’enrichit du contact constant avec la réalité. En particulier, la seconde ambiguïté fondamentale du Plan à la française, déjà évoquée dans l’ouvrage initial, mais dont les contours se précisent avec les années, apparaît au grand jour. Elle tient à la situation propre du commissariat au plan à l’intérieur de la grande machine que constitue l’administration. Le commissaire au plan devait être, de par les décrets fondateurs, ‘le délégué permanent du Président du gouvernement auprès des départements ministériels pour tout ce qui concerne l’établissement du plan’ ; en particulier, les administrations publiques et les ministères compétents se devaient de lui apporter leur concours. La réalité a cependant largement dévié de ce cap initial. Pierre Bauchet le dit clairement : « Le Commissariat général n’a jamais unifié l’ensemble de la politique économique », et un peu plus loin : « Faute d’un arbitrage par une instance suprême comme le Plan, des commissions interministérielles se sont développées, en même temps que la stabilité politique accroissait l’importance des cabinets ministériels ». D’où la conclusion, d’un réalisme froid : « tous deux s’attribuaient en fait, et réalisaient fort mal, les fonctions de coordinateur suprême restées sans titulaire ».

De fait, le rêve, vaguement caressé dans l’ouvrage initial, d’un Commissariat au plan devenant le chef d’orchestre de la politique économique et sociale du gouvernement, ne se réalisera pas. Le plan a trouvé sa place comme lieu de rencontre, d’échanges et de conseil ; il est, selon le mot de Pierre Bauchet, une table ronde pour l’ensemble des ministères, et même des partenaires sociaux. Ambition certes réduite, mais un rôle qui demeure essentiel. Et l’optimisme est toujours présent : « l’utilité des commissions de travail, nous dit Pierre Bauchet, n’est plus contestée. Il ne viendrait plus aujourd’hui à personne l’idée de proposer la suppression pure et simple du Commissariat. » Ces lignes sont écrites en 1962…

Pierre Bauchet conclura son analyse de l’expérience française de planification en 1986, dans son dernier ouvrage sur le sujet, intitulé Le plan dans l’économie française. Le contexte économique et politique de cet ouvrage diffère radicalement des précédents. D’une part, l’approfondissement de la construction européenne a en partie déplacé les centres de décision de Paris vers Bruxelles. D’autre part, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche n’a pas, contrairement aux attentes, conduit à une renaissance du plan comme incarnation de cette ‘volonté collective’ pourtant si présente dans la doxa socialiste. Pierre Bauchet ne peut que constater le paradoxe : « le déclin du Plan, que chacun se plaît à reconnaître, continue depuis 1981 ».

Les causes de ce déclin sont multiples, et Pierre Bauchet les analyse avec clairvoyance. La crise du milieu des années 70 a montré les difficultés inhérentes à toute prévision économique, difficultés que l’enthousiasme initial avait sans doute sous-estimées. L’économie française, de plus en plus ouverte sur le monde, se retrouve du coup plus vulnérable aux aléas extérieurs, par nature moins prévisibles. Surtout, l’Etat s’est révélé incapable de jouer le rôle que lui confiait la vision première du processus de planification. Comme l’écrit Pierre Bauchet, deux conditions eussent été nécessaires : « … que l’Etat fixe des objectifs à terme et cohérents, […] et que l’administration qui a la charge du plan dispose des moyens d’exécution nécessaires pour faire respecter la cohérence et la continuité du plan, non seulement par les agents privés, mais surtout par les diverses administrations, toujours centrifuges ». Pour Pierre Bauchet, le diagnostic est clair : aucune de ces deux conditions n’était remplie. Les tendances centrifuges des grandes administrations ne se sont pas démenties ; s’y est superposée la montée irrésistible du pouvoir du ministère des finances, face auquel les autres ministères techniques « ne paraissent plus disposer de pouvoir réel ». Quant à la définition d’objectifs cohérents, l’Etat s’est finalement révélé incapable de trancher entre la nécessité de promouvoir les secteurs les plus prometteurs et celle de sauver les activités en péril. Plus profondément, la puissance publique a constamment cédé à la tentation du ‘trop d’Etat’ ; elle s’est – je cite encore – « dispersée dans quantité de tâches pour lesquelles elle n’était pas compétente […] en négligeant trop souvent ses tâches régaliennes traditionnelles ». En 2017, sous la présidence de Michel Pébereau, notre académie avait choisi comme thème ‘La réforme’ ; ces quelques lignes de Pierre Bauchet, écrites trente ans auparavant, n’eussent en rien détonné dans les conclusions de nos travaux…

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Si le Plan a constitué, pour Pierre Bauchet, un sujet de réflexion constant, son œuvre scientifique dépasse largement le seul champ de la planification. Sans évidemment prétendre à l’exhaustivité, on ne saurait omettre ses nombreuses contributions sur les transports, et particulièrement les transports maritimes. Outre cinq ouvrages et d’innombrables articles consacrés, entre 1988 et 2011, à ces questions, Pierre Bauchet sera pendant 16 ans, de 1980 à 1996, vice-président du Conseil supérieur de la marine marchande ; et il devient en 1983 membre de l’Académie de Marine.

De prime abord, l’attrait de Pierre Bauchet pour les questions maritimes peut surprendre. Son laudateur eût aimé pouvoir évoquer une enfance passée au bord de l’océan, à voir défiler les vaisseaux de haut bord en rêvant d’épices orientales ou de nuits caraïbes. Mais la réalité est têtue : Pierre Bauchet est né, le 16 mars 1924, à Saint Denis, dans la banlieue parisienne, d’une famille d’origine picarde – bien loin d’un quelconque rivage.

D’où lui viennent, alors, ces intérêts nautiques ? Je me permettrai, à ce point, de revenir à mon hypothèse initiale, pour suggérer qu’ils se situent dans la droite ligne d’un parcours intellectuel rigoureusement cohérent. Quel est le point commun entre les publics utilities américaines, les investissements en infrastructure du plan et le transport par cargos ? Pour l’économiste, la réponse est aisée : dans tous les cas, il est question d’activités nécessitant la coordination d’acteurs multiples, dans un contexte de technologies à rendements largement croissants. En matière de transports maritime – qui constituent l’immense majorité du transport total de marchandises en termes de tonnes-kilomètres – les coûts fixes (essentiellement la construction des navires) sont lourds, les coûts variables relativement secondaires. Du coup, le bon fonctionnement de ces marchés suppose une situation d’excès de demande, qui seule peut permettre une tarification significativement supérieure au coût marginal – et l’on retrouve une problématique familière au spécialiste des public utilities. Par ailleurs, la technologie même du transport maritime requiert la coordination d’un ensemble d’investissements complémentaires, quoique de nature largement différente – infrastructures portuaires, mais aussi réseaux de transports terrestres – destinés à assurer une meilleure « interopérabilité », pour utiliser le terme technique. Là encore, l’expert es planification se retrouve en terrain connu.

Economiste public, Pierre Bauchet l’est aussi dans une autre acception : celle d’un citoyen engagé, qui n’hésite jamais à prendre publiquement position, avec toute l’autorité que lui confère son expertise, sur les sujets qui lui paraissent essentiels pour l’intérêt national – de la construction européenne à la dérive des finances publiques, et de l’organisation de la recherche aux dangers du protectionnisme, qu’il qualifiait joliment de « parfois impossible, toujours illusoire ». Pendant plusieurs années, le journal La Croix publiera de façon régulière ‘Le commentaire de Pierre Bauchet’, soit une série d’articles courts, incisifs et d’une grande lucidité. Parcourant ces textes, l’économiste contemporain sera souvent frappé par leur clairvoyance et leur actualité. Ainsi, parlant de l’université française, il dénonce, outre un « financement de plus en plus inadapté », le principe de l’entrée libre à l’université, qu’il qualifie d’«un de ces droits illusoires mais ‘acquis’ qu’il sera difficile de remettre en cause » ; il parle à cet égard d’une sélection qui de facto prend, je le cite, « la forme unique et Malthusienne d’une course à pied qui se transformera tôt ou tard en une course au piston ». L’article date de 1993 ; qui pourrait dire qu’il a perdu sa pertinence ?

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J’ai parlé – sans d’ailleurs lui rendre totalement justice – du Pierre Bauchet économiste, professeur et chercheur. Je voudrais également mentionner, quoique brièvement, le Pierre Bauchet administrateur, ayant exercé de hautes responsabilités dans quelques-unes des institutions les plus prestigieuses de la république. De 1962 à 1966, il est directeur des études à l’Ecole nationale d’administration. Auront connu sa férule d’ancien ministres (et un ancien premier ministre) ; un grand nombre de haut fonctionnaires, d’hommes politiques, de directeurs d’entreprises ; mais aussi un académicien français et – comble de la distinction – plusieurs de nos confrères de l’Académie des sciences morales et politiques. Tous ont gardé de lui l’image d’un homme d’une droiture exemplaire mais jamais rigide, tant les impératifs moraux s’accompagnaient toujours, chez Pierre Bauchet, d’une humanité profonde, prenant sans nul doute sa source dans des valeurs chrétiennes pour lui essentielles. Ce qui ne l’empêchait d’ailleurs nullement de faire preuve, le cas échéant, d’un humour souriant.

De 1967 à 1974, Pierre Bauchet est directeur scientifique du CNRS, poste où sa largeur de vue fait merveille. Je ne citerai à ce propos qu’une anecdote. En 1970, René Rémond, doyen puis président de la jeune université Paris X Nanterre, décide, à l’instigation d’André Babeau, de tenter d’attirer à l’université l’équipe de recherche de Maurice Allais, qui n’est encore ni Prix Nobel ni Académicien. Projet hardi, tant les rapports qu’entretient Allais avec la majorité des économistes universitaires sont incertains ; projet qui, en tout état de cause, ne pourra se réaliser qu’avec le soutien actif du CNRS. La chance veut que le directeur scientifique soit justement l’un des économistes universitaires les plus ouverts à la tradition intellectuelle qu’Allais représente. Pierre Bauchet soutiendra le projet, et Maurice Allais dirigera à Nanterre le séminaire d’analyse monétaire pendant quinze ans, de 1970 à 1985.

Sa vie durant, Pierre Bauchet restera profondément soucieux de la situation de la recherche française, particulièrement dans le domaine des sciences sociales. Il sera ainsi président de la section économie du comité national du CNRS, président du Comité consultatif de la recherche scientifique et technique, dit Comité des douze sages (1970-1972) et, enfin, président de la commission de la recherche pour le VIe Plan. Il dirigera également, comme secrétaire général, la Revue Economique, et jouera un rôle essentiel dans son évolution.

Enfin, Pierre Bauchet, au cours de sa longue carrière, accumulera les rencontres et les amitiés, en France et aussi à l’étranger. Ses liens avec le Québec, notamment, étaient anciens et solides. En juillet 1997, peu après son élection dans notre académie, il reçoit ainsi un mot de Pierre-Eliott Trudeau, ancien premier ministre canadien, dont je ne résiste pas au plaisir de citer quelques lignes : « Mon cher Pierre, […] J’ai lu ta ‘réponse’ avec un vif intérêt. J’y ai retrouvé l’ami d’autrefois, avec les mêmes valeurs : sagesse d’abord, souci de justice ensuite, et souplesse devant l’écoulement du temps. […] En toute amitié, PE ».

Qu’il me soit permis de terminer cet éloge sur une note plus personnelle. Au mois de juin 1981, le jeune étudiant que j’étais parcourait le dédale des services administratifs de l’université Paris 1, à la recherche du bureau qui pourrait lui remettre son Graal privé – son diplôme de doctorat. Ce document, je le conserve précieusement ; il m’a été indispensable tout au long de ma carrière, depuis mon premier poste dans l’université française jusqu’à mon visa américain le plus récent. Et ce sésame qui m’ouvrait les portes du monde académique, qui matérialisait mon passage du statut d’étudiant à celui de chercheur, portait une signature, celle du président de l’université – celle, vous l’avez deviné, de Pierre Bauchet. M’autorisera-t-on à voir dans cette coïncidence comme un signe du destin, et à vouloir y lire, avec un sens peut-être méditerranéen de l’exagération, l’ébauche diffuse d’un passage de relais ? Après tout, cette signature présidentielle inaugurait une carrière universitaire qui devait me conduire, après bien des années, à l’Université Columbia de New York – là même où, dans l’immédiat après-guerre, Pierre Bauchet avait commencé la sienne ; et finalement à cette académie, où, mes chers confrères, vous m’avez fait l’honneur de me choisir pour lui succéder.

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La carrière de Pierre Bauchet aura été celle d’un grand serviteur de l’Etat. Dans l’exercice des plus hautes responsabilités académiques, à l’université, au CNRS, à l’Ecole nationale d’administration ou au sein de l’Institut de France, comme dans le cadre de nombreux organismes publics et internationaux, il aura toujours fait preuve d’une intégrité et d’une droiture absolues, et dans le même temps d’une réelle et profonde humanité. Mais son immortalité, je le crois, sera avant tout celle d’un universitaire, d’un professeur et d’un chercheur, d’un producteur de connaissances, d’un diffuseur de savoir. Au long d’une carrière s’étalant sur près de soixante-dix ans, Pierre Bauchet aura éclairé de sa sagesse une large palette de problèmes économiques fondamentaux, tout en conservant une extraordinaire cohérence intellectuelle : celle d’un économiste passionné de la chose publique, ou plutôt, si mon ami Jean Tirole m’autorise cet emprunt, d’un économiste passionné du bien commun.

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