In memoriam Roger Scruton

Sir Roger Scruton s’est éteint le 12 janvier 2020

Lors de la séance du 20 janvier, le président Pierre Delvolvé a prononcé une allocution en sa mémoire et fait observer une minute de recueillement.

 

Mes chers Confrères,

            Notre Compagnie a élu sir Roger Scruton à la place de correspondant laissée vacante par le décès de Claudio Cesa, dans la section de philosophie, le 10 octobre 2016. Il n’aura pas été longtemps des nôtres et je regrette d’avoir à prononcer ce discours non pour l’accueillir et l’inviter solennellement à participer à nos travaux, mais pour rendre hommage à sa mémoire.

            Roger Scruton était un des représentants éminents de la pensée conservatrice anglaise, très connu dans le monde le monde anglophone, plus tardivement apprécié dans notre pays, dont il était pourtant un amoureux. Il vit le jour le 27 février 1944 dans une famille dominée par la figure d’un père instituteur très attaché aux valeurs travaillistes de sa famille, des ouvriers de Manchester. Élève brillant, il étudia à la Royal Grammar School de High Wycombe, où il obtint une bourse afin de poursuivre ses études à Cambridge. Passionné de littérature, d’art et de musique, il suivit un cursus de philosophie au Jesus College jusqu’au doctorat qu’il obtint en 1972. Sa thèse de philosophie esthétique fut publiée deux ans plus tard sous le titre Art et Imagination.

            La philosophie esthétique constitue une part importante de sa production littéraire, qui ne compte pas moins de 50 livres. Il a écrit également des romans, des livrets d’opéras, des chansons et composait de la musique. Son œuvre en matière d’esthétique est si prolifique qu’un colloque international lui fut consacré en 2008.

            Mais pour nous c’est sans doute en tant que penseur du conservatisme qu’il restera le plus connu — même si évidemment la part esthétique de sa pensée est indissociable de sa part politique. Ses ouvrages sur le sujet ont commencé à être traduits en français ces toutes dernières années avec De l’urgence d’être conservateur : Pourquoi il faut accepter notre histoire ((2016), Conservatisme (2018) et L’erreur et l’orgueil : Penseurs de la gauche moderne (2019).

            Je me permets de rappeler ici une citation, mainte fois reprise ces derniers jours, dans laquelle il explique comment il s’est découvert conservateur. Ce fut comme une conversion. C’était à Paris. C’était en 1968.

Je me rendais compte soudain que j’étais de l’autre côté. Ce que je voyais, c’était une foule incontrôlable de voyous complaisants de la classe moyenne. Quand je demandais à mes amis ce qu’ils voulaient, ce qu’ils essayaient d’obtenir, tout ce que je recevais comme réponse était un charabia ridicule, délibérément obscur et alambiqué, typique du marxisme. J’en étais dégoûté, et en suis venu à penser qu’il devait y avoir un moyen de revenir à la défense de la civilisation occidentale contre ces assauts. C’est à ce moment que je suis devenu conservateur. Je savais que je voulais conserver les choses plutôt que de les détruire. 

            Douze ans plus tard, il publie The Meaning of Conservatism. Il est alors enseignant au Birkbeck College de Londres. Il aimait à dire que ce livre lui avait coûté sa carrière. Ses positions lui valurent incontestablement d’être marginalisé dans un monde académique anglais à 90 % de gauche, qui ne pouvait accepter son rejet de la société multiculturelle ou les portraits au vitriol des « penseurs de la gauche moderne » qu’il dressa bien des années plus tard. Il devint néanmoins professeur en 1985 et enseigna dans cette Université jusqu’en 1992. En 1982, il co-fonda la Salisbury Review, qu’il dirigea pendant de nombreuses années : cette publication se donnait pour mission de fournir au Parti conservateur une armature idéologique différente de celle de la libre concurrence à laquelle elle se résumait bien souvent à l’époque de Margaret Thatcher.

            Roger Scruton luttait sur deux fronts, même s’il ne leur accordait pas le même degré de dangerosité. L’appétit de bouleversement du libéralisme pouvait être tempéré — et il rappelait volontiers que la pensée de John Stuart Mill ne se limitait pas à la « main invisible » du marché. L’appétit de destruction du socialisme, quant à lui, était à ses yeux consubstantiel à sa nature. Cette conviction profonde, il la devait aux nombreuses actions militantes qu’il mena en Europe de l’Est au cours des années 1970 et 1980, principalement en Tchécoslovaquie, mais aussi en Pologne et en Hongrie. Il contribua à la création de la Fondation Jan Hus pour l’Éducation, donna des cours, fit passer des livres… Ces activités lui valurent d’être expulsé de Tchécoslovaquie en 1985 avec interdiction d’y revenir. Elles lui valurent également, après l’effondrement du bloc soviétique, d’être décoré dans les trois pays.

            Roger Scruton avait distingué dans les dictatures communistes un pouvoir de déshumanisation. Cela influença considérablement sa pensée dont la question essentielle pourrait être : « Qu’est-ce qui rend le monde habitable pour l’homme » ? Il en vint à privilégier le concept du « home », cet environnement qui n’est pas seulement matériel, mais pétri des valeurs morales et spirituelles d’une communauté et soutenu par les institutions et les coutumes héritées des aïeux. C’était là ce que le conservatisme devait défendre, ce qu’Edmund Burke exprimait déjà en 1790 : « Penchant à conserver, talent d’améliorer, voilà les deux qualités réunies qui me feraient juger de la bonté d’un homme d’État. Toute autre chose est vulgaire dans l’invention et périlleuse dans l’exécution ».

            Son « home », Roger Scruton l’avait trouvé dans la campagne anglaise, jouant de l’orgue dans sa paroisse anglicane, pratiquant la chasse à courre, accueillant amis et étudiants. Il y déployait cet art de vivre et de penser qui faisait le cœur de sa philosophie. C’est dans ce domaine — qu’il appelait Scrutopia —, auprès de son épouse, qu’il s’est éteint le dimanche 12 janvier.

 

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