Alain Duhamel : Solidarité française face au coronavirus

CHRONIQUE « POLITIQUES »

Solidarité française face au coronavirus

Par Alain Duhamel

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Journaliste

LIBERATION,  8 avril 2020

Au cœur de la terrible épreuve que constitue pour la société française le coronavirus, le confinement qu’il impose, la maladie qu’il déclenche, le deuil qu’il porte en lui, un élément positif se dégage : la solidarité qui, pour une fois, l’emporte sur les éternelles divisions. Cela n’allait pas de soi. Dans les pires circonstances, l’unité est loin d’être la règle en France. La guerre de 1870 et l’épisode de la Commune ont fracturé les Français. Durant la guerre de 1914-1918, à l’union nationale du début a succédé la rancœur des poilus envers l’arrière, ceux qu’ils surnommaient les «embusqués». La guerre de 1939-1940, Vichy et même la Libération ont déchiré la France en camps furieusement antagoniques, ouvertement ou sournoisement. Même chose pour les guerres coloniales qui ont suivi. Sur un registre beaucoup moins dramatique, Mai 68 a ressuscité les deux France, de nouveau face à face lors de la «grande alternance» de 1981. La solidarité actuelle est donc une heureuse exception. L’ensemble du personnel de santé, des mandarins aux aides-soignants ou aux brancardiers, se comporte avec une telle générosité, un tel courage et une telle efficacité, que le reste de la société en est impressionné et comme positivement contaminé.

Jérôme Fourquet, dans le Figaro, tente un rapprochement avec la défaite de 1940. On peut estimer que c’est exactement l’inverse qui se produit. En 1940, l’Etat s’effondre, la démocratie se saborde, la société se disloque et l’armée subit la pire défaite de son histoire. En 2020, l’Etat tient bon, la démocratie ne vacille pas, le personnel de santé, malgré le dénuement de l’hôpital, se bat de toutes ses forces et fait face. Si une partie des Parisiens aisés s’est réfugiée dans ses résidences secondaires, les élites, comme on dit de façon d’ailleurs bien trop vague, ne se sont pas enfuies pour se mettre à l’abri. Les politiques font de leur mieux, plus ou moins bien, les dirigeants d’entreprises et les cadres supérieurs ne disparaissent pas, la haute fonction publique, la magistrature, les responsables des forces de l’ordre sont à leur poste. C’est d’ailleurs bien le moins mais c’est l’inverse de 1940.

Cela n’empêche évidemment pas les inégalités sociales d’apparaître au grand jour et même de donner le sentiment de se creuser. Il y a ceux qui restent au travail, ceux qui se trouvent au chômage partiel, ceux qui peuvent pratiquer le télétravail et ceux, les plus à plaindre peut-être, commerçants, artisans, indépendants, dont les activités s’arrêtent net malgré eux. Il y a ceux qui retrouveront leur emploi et ceux qui n’ont pas de garanties. Il y a d’innombrables différences régionales : mieux vaut habiter les Bouches-du-Rhône ou les Landes que le Haut-Rhin ou la Seine-Saint-Denis. Il y a encore ceux qui vivent en Ehpad et ceux qui peuvent vivre chez eux, ceux qui sont seuls et ceux qui sont en famille, ceux qui se serrent à quatre ou cinq dans un deux-pièces, ceux qui vivent au large et ceux qui n’ont même pas de toit. Tout cela provoque des comparaisons, des rancœurs, des antagonismes. Pour l’instant, tant que règne le confinement et que la moitié de l’économie est en hibernation involontaire, le temps est comme suspendu. Lorsque le déconfinement s’achèvera, que l’économie se ranimera, il y a fort à parier que les ressentiments, les contentieux, les frustrations et les jalousies se réveilleront et se manifesteront. Ce sera, de nouveau, la tentation de la guerre des classes, dont la France est historiquement un champ privilégié.

Déjà, les dirigeants politiques s’agitent et méditent de grands changements. Jean-Luc Mélenchon rêve nationalisation, planification (qu’il attribue bizarrement au général de Gaulle alors qu’elle date de la IVe République) et changement de système. Marine Le Pen poursuit son mirage d’une France cadenassée. Les écologistes croient leur heure enfin venue, les socialistes s’imaginent en renaissance, La République en marche se fissure de plus belle, Les Républicains croient pouvoir de nouveau susciter du désir. Tout ce fourmillement politique est naturel mais, a priori, ce n’est pas une crise politique qui gronde comme un volcan mal éteint. En revanche, Emmanuel Macron et Edouard Philippe se retrouveront devant des chantiers immenses et redoutables. Ils devront à la fois remettre en marche l’économie, engager des réformes profondes et ruineuses (l’hôpital, la dépendance, l’écologie) et faire face aux urgences sociales. Le taux de chômage va brutalement remonter, des faillites d’artisans, de commerçants vont se multiplier, des emplois d’indépendants, des start-up et PME vont disparaître. Ceux qui se seront battus pendant des mois en première et en deuxième ligne exigeront la reconnaissance de la nation. Ce qui menacera sera donc beaucoup moins une crise politique qu’un choc économique et qu’un affrontement social. L’ennui est que choc économique et affrontements sociaux additionneront les obstacles et s’entretiendront l’un l’autre. La belle solidarité des mois de confinement risque fort de voler en éclats. La tentation de la lutte des classes, si elle se concrétise, ne se satisfera pas des réformes et ne se conciliera pas avec la réanimation de l’économie. C’est alors que l’on mesurera si le «quoi qui l’en coûte» d’Emmanuel Macron est viable.

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