Pour faire face à la crise du coronavirus, l’ancien président de la Commission européenne, espère plus d’entraide entre les pays et juge le blocage d’un emprunt européen par les Pays-Bas «irresponsable».
Par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles
LIBERATION
mercredi 8 avril 2020
Jean-Claude Juncker est membre associé étranger de l’Académie des sciences morales et politiques, ancien président de la Commission européenne
Pour faire face à la crise du coronavirus, l’ancien président de la Commission européenne, espère plus d’entraide entre les pays et juge le blocage d’un emprunt européen par les Pays-Bas «irresponsable». Le gouvernement néerlandais assume son rôle de «bad guy» de l’Union européenne. Le ministre des Finances du royaume, Wopke Hoekstra, a fait échouer, une nouvelle fois, une réunion des ministres des Finances des Vingt-Sept consacrée à la réponse économique à la crise du coronavirus. Seize heures de discussions par vidéoconférence et apartés téléphoniques, qui ont débuté mardi à 16 h 30, n’ont pas permis de trouver un accord. Et pourtant la discussion ne portait pas sur «LE» sujet qui fâche, les «coronabonds» ou emprunts européens destinés à financer la reconstruction de l’Union, délibérément mis de côté, mais sur un sujet a priori plus consensuel, l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES) habilité à prêter jusqu’à 700 milliards d’euros aux pays de la zone euro.
Pour Hoekstra, tout pays qui demandera l’aide du MES devra se soumettre à un plan de rigueur budgétaire, comme ont dû le faire dans le passé l’Irlande, le Portugal, Chypre et la Grèce ! Seule «exception» concédée par le Néerlandais : si l’emprunt est destiné à couvrir les frais de santé. Cette «conditionnalité» est évidemment totalement inacceptable pour la quasi-totalité des pays de la zone euro : elle a, en effet, été prévue lors de la crise de la zone euro pour redresser les comptes publics d’un Etat ayant mal géré ses comptes publics, ce qui n’est pas le cas avec la crise actuelle qui touche tout le monde en même temps. Ce blocage néerlandais est «contre-productif, incompréhensible et intenable», commente-t-on à l’Elysée.
Les travaux reprendront jeudi. L’attitude néerlandaise laisse mal augurer du sort des «coronabonds» : «Il faut que le sujet reste ouvert pour les chefs d’Etat et de gouvernement.» Seule consolation : les Vingt-Sept ont donné leur accord de principe à l’initiative Sure de la Commission : il s’agit d’un instrument doté de 100 milliards d’euros qui seront prêtés aux Etats pour couvrir une partie du coût du chômage partiel. Il sera alimenté par des prêts contractés sur les marchés par l’exécutif européen. Libé a demandé à Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission européenne (2014-2019) et de l’Eurogroupe (2005-2013), comment il jugeait la réponse européenne à la crise du coronavirus.
Après l’échec du Conseil des ministres des Finances de mardi, n’y a-t-il pas de quoi désespérer de l’Europe ?
Si l’on devait espérer de l’Europe, il y a longtemps que j’aurais perdu tout espoir ! Ce qui fait que je ne me fais jamais trop d’illusions à son sujet. Il m’aurait semblé normal que les Vingt-Sept marquent leur ardeur à mettre en œuvre sans condition le Mécanisme européen de stabilité (MES). D’autant que le MES ne sera pas suffisant pour relancer nos économies. Bloquer son usage parce qu’on tient obstinément, idéologiquement, religieusement à la mise en place d’une conditionnalité sévère est irresponsable.
Au-delà du MES, ne faudrait-il pas aller plus loin dans la solidarité financière européenne ?
Bien sûr ! D’ailleurs, la Commission a déjà fait des propositions en matière de cofinancement du chômage partiel ou encore a mis en place un programme d’aide aux PME. Il faut aller au-delà : pour moi, le plus important est d’augmenter considérablement, je le dis avec force, le cadre financier pluriannuel 2021-2027, que ma Commission a proposé en 2018 et qui n’est toujours pas adopté, afin qu’il contribue à la résolution de la crise économique. Je sais qu’il y a des Etats membres qui considèrent que ce que j’avais proposé est déjà trop élevé alors même qu’il ne s’agissait que de maintenir le niveau actuel de dépenses en tenant compte du Brexit. Mais il est désormais évident que, vu l’ampleur de la crise, il faut utiliser le budget européen comme un instrument de solidarité réactif.
Etes-vous en faveur de la création d’une «capacité d’emprunt européen» comme le proposent une dizaine de pays européens, dont la France ?
C’est l’une des solutions possibles. En décembre 2010, en qualité de président de l’Eurogroupe, j’avais proposé la création d’eurobonds afin que tous les membres de la zone euro bénéficient du même taux d’intérêt. Mais il faut bien faire la différence avec les «coronabonds» : il ne s’agit pas de mutualiser les dettes nationales du passé, une idée contre laquelle la moitié de l’Europe s’était élevée, mais de mutualiser la dette qui naîtra de la mise en place des moyens budgétaires nécessaires pour répondre à la crise du coronavirus. Il s’agit d’organiser solidairement ce financement de la crise actuelle en cumulant les différents instruments : Banque européenne d’investissement, MES, budget européen et enfin «coronabonds».
Comprenez-vous pourquoi l’Allemagne ou les Pays-Bas sont hostiles à un emprunt européen ?
Je comprends seulement qu’on ne puisse pas les mettre en œuvre demain matin : même si on se mettait d’accord sur leur principe, cela prendrait des mois et des mois pour adopter l’architecture de la gouvernance des coronabonds. Il est clair que la réponse immédiate n’est pas là. Mais les exclure à tout jamais de l’arsenal européen me semble de courte vue. Les pays du Sud auront l’impression que les Etats du Nord dit vertueux ne sont pas prêts à partager solidairement le fardeau de la crise. C’est un geste de solidarité et le refuser n’est pas le comportement à adopter. Ça, je ne le comprends pas du tout.
Comment jugez-vous la réponse de l’Union à cette crise ?
Les premières réactions furent nationales, car le cadre de référence reste national. J’attribue ce réflexe au fait que l’Union ne dispose que de compétences très limitées en matière de santé publique. C’est un défaut de construction des traités européens qui a contraint la Commission à rester spectatrice au début de la crise. Si elle avait disposé de compétences propres, elle aurait pu être un lanceur de pré-alerte ce qui aurait pu permettre de prendre en temps utile les mêmes mesures partout et d’éviter des fermetures désordonnées de certaines frontières intérieures. Mais, après le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement du 10 mars, elle a pris au sérieux le rôle de coordination que les Etats lui ont confié et a agi avec une célérité remarquable : réouverture des frontières intérieures, mise entre parenthèses du Pacte de stabilité, souplesse des règles encadrant les aides d’Etat, proposition d’un financement commun du chômage partiel, etc.
Mais la Commission aurait pu sortir de ses compétences et proposer un plan d’action ?
Au moment de la crise grecque, en 2015, on m’a signifié que la Commission devait s’en tenir à ses compétences. Il est facile d’accuser la Commission de tous les maux, mais imaginons qu’elle n’existe pas, le désordre aurait continué !
L’avenir de l’Union n’est-il pas compromis si les peuples ont l’impression que la solidarité financière n’existe pas ?
Je vois un risque que les pays du Sud se détournent du projet européen si l’Union ne sait pas réagir avec l’élan de solidarité qu’il faudrait. António Costa, le Premier ministre portugais, a qualifié de «répugnants» les propos curieux, erronés, scandaleux du ministre des Finances néerlandais qui demandait un audit des politiques budgétaires des pays du Sud. Le discours des Pays-Bas consiste à dire qu’ils n’ont pas à payer les dettes des autres : mais il ne s’agit pas de payer les dettes du passé, mais d’organiser le financement futur des coûts de la crise.
La crise actuelle met-elle davantage en péril le projet européen que les précédentes, comme celle de la zone euro ?
D’un point de vue strictement politique, cette crise se révélera moins douloureuse et dangereuse si l’on fait les choses comme il faut. Je m’explique. Lors de la crise financière, certains Etats membres se sont retrouvés dans une situation grave à cause de leur comportement fautif dans leur conduite budgétaire : on avait donc beaucoup de mal à justifier la solidarité dans les pays qui se croient budgétairement plus vertueux. Cette fois-ci, il est beaucoup plus facile à expliquer aux opinions publiques, car nous menons une guerre commune contre un fléau invisible.