Philippe Levillain : Il était une fois …

Il était une fois…
une mouette romaine

Philippe Levillain
membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Sur les réseaux sociaux circule encore, et depuis longtemps, une vidéo aussi belle qu’insolite, aussi insolite qu’instructive. Elle adopte le regard d’une mouette, oiseau familier de la vie romaine, vif et sonore, qui survole l’Urbs avec ardeur et détermination. Rome est vide, désertée, sous un ciel bleu, tendu comme un velum de soie entre la Ville et la voûte céleste, bleu comme le manteau marial, bleu comme le Danube. Le silence est si léger, si tendre que le jaillissement des fontaines, de temps en temps, le timbre lourd ou vif des cloches, plombent son imposante beauté d’une crainte catastrophique.

Il faut se rendre à l’évidence. La mouette a un plan de vol. Elle est instruite. Elle est jeune et vivace. Mais déjà, elle a beaucoup voyagé. Elle délaissera la rive droite du Tibre. Elle n’a jamais aimé la place Saint-Pierre, le bourdon de l’arc des cloches, les haut-parleurs, les psalmodies, les touristes exaltés, pourvoyeurs de miettes sans qualité. Mais elle est pieuse. Elle est romaine. Sa dernière virée sur la rive droite l’avait trempée, et ses plumes avaient mis trois jours pour retrouver leur légèreté et leur douceur de velours gris. Elle avait pleuré sur le pape François, seul, face à une place déserte, rincée comme un verre à bière, bénissant une foule fantôme. Le pape n’avait plus de troupes. Il avait même perdu ceux qu’il avait logés, sous la colonnade du Bernin, des gens sympathiques, qui ne parlaient pas la langue habituelle des touristes. « Des amis du pape », lui avait dit une cousine. Mais ils chassaient les mouettes.

Elle décide de partir de la place du Panthéon. Elle apprécie l’Empire, Auguste et son gendre Agrippa, qui avait fait bâtir ce temple. Elle a l’esprit de famille. Mais subitement, la croix de l’obélisque érigée sur la place – comme elle, ses jeunes cousines adorent ces saints perchoirs – ravive chez elle un souvenir étonnant : la procession du pape François, en mars, le vendredi 27 mars, et ce crucifix, pris à l’église San Marcello, via del Corso, près du palais Simonetti. Le Christ de la peste de 1522. Sa grand-mère, qui logea longtemps sous la corniche du palais Farnèse (proche du palais de la Chancellerie, fief de l’illustre famille des Darcosi), avait entendu des hommes et des femmes, dans une bibliothèque, parler de la peste et des miracles de la Procession de 1522. Le mot « peste » revenait comme une scie. 589 : l’empereur Justinien était mort… de la peste. Un empereur mort de la peste ! 1347 : peste noire et les rats. Et même 1820. Peste bubonique ou peste pulmonaire. Ses grands-oncles, qui sont médecins et savants, Gianfranco Mattei, et Andrea di Vaccino, lui ont expliqué qu’aujourd’hui, il faut parler d’un « Covid-19 », pulmonaire et pas pulmonaire, « erratique », disent-ils. Il vient de Chine. Mais en 1522, la peste était bubonique. Et un homme, au palais Farnèse, avait dit : « Le pape était hollandais ». Il avait fait rire les autres. « Comme Jean-Paul II », avait dit un autre. Grands éclats de rire. Jean-Paul II : sa grand-mère était place Saint-Pierre le 16 octobre 1978, établie en haut de l’obélisque. Pas de doute : il était polonais. En 1522, Adrien VI était allé chercher un crucifix à San Marcello, une église récente, qui n’était pas encore décorée de la façade baroque du grand Fontana. On avait trouvé le Christ aux alentours dans les chantiers de la Renaissance romaine. Le pape l’avait emporté place Saint-Pierre. La mouette fait des erreurs et des raccourcis de mouette. Peu importe. Après un long trajet, la peste s’était arrêtée. Le crucifix devint sacré.

C’était l’époque où le temps des hommes et le temps de Dieu se parlaient, se comprenaient, s’estimaient. Sa cousine Nina lui expliqua. Ce n’est plus le cas maintenant. Et le pape François accomplit une grande démarche de confiance et de restauration, assez révolutionnaire, quoiqu’on dît. Nina lui répéta une conversation savante et passionnante entre sa tante Maria del Sole et un certain Régis Debray, philosophe français, ami d’un révolutionnaire. Ce Régis disait que le pape avait replacé le sacré dans la religion, parce que tout était devenu sacré, et que Jésus portait un sacré particulier. La conversation avait eu lieu place Navone. Elle y ira tout à l’heure. Elle aime cette place.

Mais d’abord, elle s’élance vers le Panthéon, si gris et si terne aujourd’hui. Elle aime vraiment Auguste. Longtemps, elle a habité près de son mausolée, à côté de l’Ara Pacis, cet autel aux frises d’acanthe chargées de sens politique pour des savants. On y raconte des batailles. Elle survole le toit, construit en lave, du Panthéon, qui laisse passer la pluie et la neige, un œil ouvert sur le ciel. Elle enveloppe le monument de son aile, et pense aux portes de bronze, qu’Urbain VIII démonta pour les donner au Bernin, qui en fit un baldaquin, édifié dans la nef de Saint-Pierre. Elle ne l’a jamais vu. Mais ces transformations lui plaisent. Toute la richesse de Sa Ville.

Elle fait un troisième tour. Elle vogue vers le monument édifié à la gloire de Victor-Emmanuel II. VERDI : Vittorio-Emmanuele, Re d’Italia. Peuple de musiciens que le sien. Musique que sa ville. Elle salue la statue équestre de son roi piémontais, qui fut unitaire et amena Turin, Milan, Brescia, Bergame, Venise, Florence et Naples, à Rome, au grand désespoir d’un pape né dans les Marches, territoire pontifical lumineux, Pie IX. On a bien oublié aujourd’hui que désormais toutes ces villes orgueilleuses, frappées par le virus, ont fait autant mourir l’Italie qu’elles seules, au fur et à mesure des progrès de cette maladie. La mouette sait beaucoup de choses. Elle s’éloigne. Elle gagne la place d’Espagne, sursaute devant la fontaine Barcaccia, et remonte les escaliers les ailes déployées. C’est grisant. L’escalier, l’église en haut de l’escalier, le couvent, tout appartient à la France, dit-on. La mouette n’aime plus la France. Elle s’est trop moquée de l’Italie quand le virus est apparu, et aussi quand ses îles du Sud se peuplèrent d’hommes, de femmes, d’enfants, qui venaient de la Méditerranée, Mare Nostrum, Mère Méditerranée. La mouette est une âme simple.

Elle se l’est promis, elle va place Navone. Toute son enfance est là, toute son adolescence aussi. Le même bonheur l’envahit quand elle arrive sur ce théâtre, inondé de lumière, ovale parfait sur un feuilleté du temps, où les chars de Domitien furent remplacés par les fêtes aquatiques des Doria Pamphilj. Le son du nom plaît à la mouette et la beauté du palais d’Innocent X aussi. Mais surtout elle aime la place avec ses fontaines, en orchestre permanent de ruissellement. Elle traverse l’excavation sculptée séparant les quatre fleuves du monde entier. Elle voudrait connaître le Danube, et le Rio de la Plata, à cause du nom. Surtout, elle s’amuse de la grande querelle entre due tizzi, si l’on peut dire, dont les noms commencent par la même lettre : B. L’un tend le bras, l’autre se voile la face. À n’y rien comprendre. Elle aperçoit, de loin, sans s’arrêter, les Tre Scalini. Les miettes de la pizza Natalina ont toujours été une merveille. La recette est secrète. Natalina a vécu une grande histoire d’amour, comme aiment les mouettes, avec un grand romancier français, qui porte un nom bizarre. Butor. Cafone ou tarabuso ? Perplexité. Il paraît que les savants du palais Farnèse ont la solution. De l’autre côté de la place, elle déjeunait encore, voici quelques semaines, sur le trottoir ombragé de l’œnothèque, dont le patron est grand propriétaire de vignes en Italie, notamment en Ligurie, et en France, et s’appelle Roberto Pitti. Le rebord de fenêtre est confortable. Mais le public avait déjà changé, depuis un certain temps. Aux Français insupportables s’étaient adjoints des Chinois très grossiers, qui crachaient sur les trottoirs. Ils chassaient les mouettes eux aussi. Sa grand-tante, Maria-Anna Bastità, grande amie de Li Hongzhang, un dignitaire de haut rang, lui avait expliqué qu’ils mangeaient les chauves-souris. Voilà toute l’origine des malheurs du monde. La Chine s’est éveillée.

L’eau l’a énervée. À la fontaine de Trévi, on pouvait se baigner. Elle y va prestement. Personne. Même pas un chat, aubaine inespérée. Elle aime le bruit, provenant d’une vraie rocaille, se répandant comme dans une mare verte et claire. Un ensemble signé du Bernin, tout de même. Mais là pas de bataille de B. Sur la place, a habité, d’après sa grand-mère, un homme de bien, un président de la République, stalinien et sage, Sandro Pertini. En 1981, il était resté au bord d’un puits où était tombé un enfant de dix ans, pour le réconforter pendant une soirée, une nuit entière. Il a écrit de belles choses sur le peuple romain, populus romanus, SPQR. Elle décide de rentrer. Elle ressortira plus tard. Ce silence l’a inquiétée. Plein d’itinéraires nouveaux sont toujours à inventer. Son frère, Michele Pebrò, lui a parlé d’un livre dont on discute chez les savants, intitulé La Bussola delle Possibilità. Elle n’a retenu que le prénom de l’auteur : Mirella, comme une de ses tantes qui vivent à Aix-en-Provence. Elle hésite sur le rebord de fenêtre où se poser. La corniche d’un palais la tente. Et, brusquement, lui revient à l’esprit ce poème de Pietro Brunello, ami d’Antonio Fogazzaro :

Roma

Urtata dalle febbre
Risolta dalle rovine
Benedetta dai deboli
Sempre specchio del mondo

 

PS : Lecteur, fais-moi confiance, ne crois pas qu’il s’agit d’un drone dirigé par un Chinois, qui repère la détresse d’une civilisation mourante. J’avoue : il ne s’agit pas d’une mouette. Mais tu auras accepté ce jeu, ce conte. Le drone est manié par un enfant de dix ans, jeune Romain, du quartier Visconti, quartier des Pacelli, de Pie XII, qui conduit l’objet dans Rome pour son insatiable curiosité. Il s’appelle Marco Delvolvo. Il sera élu pape en 2074, et prendra l’onomastique de Pierre II.

Télécharger Il était une fois … une mouette romaine
Voyager… avec un drone dans Rome déserte

 

Un commentaire sur « Philippe Levillain : Il était une fois … »

  • Pour saluer le magnifique Texte du Sérénissime Philippe Levillain et « sa mouette de l’espoir »

    Bonne « nouv’aile »
    En espoir de cause

    Y’a un frisson de plume
    Une pluie de duvet
    Le ciel se rallume
    On dirait, on dirait.,.

    Que le canon s’est tu
    Que la fumée retombe
    Qu’une mouette menue
    Pointe son bec vers le monde

    Et qu’elle ouvre les ailes
    Et la voilà qui part
    Envers murs et frontières
    Contre champs de bataille

    Et vole et vole encore
    Et rallie alentour
    Et d’une se fait escorte
    Et printemps de retour

    Y’a le virus qui recule
    Sous une onde d’espoir
    Le ciel se rallume
    On va voir, on va voir…

    Il s’agit d’espoir !
    Une minute pour l’espoir, c’est peu dans une journée,
    C’est beaucoup dans une vie et c’est énorme dans des milliers
    L’espoir : je commence aujourd’hui…

    Ghislaine Alajouanine ; Admirative par tant de talents !

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