Georges-Henri Soutou : Coronavirus et système international

Coronavirus et système international

Georges-Henri Soutou 
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Les grandes pandémies dans l’Histoire n’ont pas toujours eu un effet sensible sur l’évolution des relations internationales, c’est-à-dire d’abord sur les rapports de force et les hiérarchies entre les États et l’organisation plus ou moins formalisée de leurs relations. Bien entendu, les conséquences pour la psychologie collective, la perception du monde ou l’expression littéraire et artistique ont pu être colossales, comme l’Europe du XVe siècle et son thème récurrent des « danses macabres » le montrent, mais ce n’est pas le point qui va nous occuper ici.

La Peste noire au XIVe siècle n’a pas empêché la Guerre de Cent ans de se prolonger pendant un siècle, mais il s’agissait en fait d’un processus difficile: le début du passage de l’Europe du système féodal à celui des États modernes, reposant sur un sentiment d’allégeance nationale. La « grippe espagnole » de 1918-1919, partie en fait des États-Unis, a été soigneusement camouflée, pour des raisons politico-militaires. Qui se souvient de la grippe asiatique de 1957, qui a tout de même tué 100 000 personnes en France ? Mais après la crise de Suez, en pleine guerre d’Algérie, et avant la crise de mai 1958, les Français, par ailleurs en plein boom économique, avaient d’autres sujets de préoccupation.

Mais la pandémie actuelle pourrait avoir des effets beaucoup plus marqués. Comme on ne peut pas en prévoir la durée ni les modalités, ni encore toutes les conséquences économiques et sociales, on doit rester néanmoins prudent. Trois remarques cependant vont nous guider. 

L’histoire des pandémies montre que généralement elles ne changent rien à la situation relative des pays ou des grandes zones géographiques (la Grande peste anglaise de 1665 n’empêcha pas le démarrage de l’expansion mondiale de la Grande-Bretagne, les multiples attaques du choléra au XIXe siècle n’empêchèrent pas l’Europe de dominer la planète, la grippe dite espagnole de 1918-1919 n’empêcha pas les Alliés de faire ce qu’ils voulaient). Simplement, par un processus darwinien, le fort devient plus fort, le faible plus faible. 

Deuxième remarque : depuis la création de la SDN en 1919, et encore plus depuis celle de l’ONU en 1945, l’ensemble de la planète a adopté le mode de gestion multilatérale des affaires internationales qui était apparu timidement en Europe à la Paix de Westphalie en 1648, et encore plus à Vienne en 1815. L’ONU a créé l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) et l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ces organismes, fondés en fait par les Occidentaux et selon leur modèle, ont rendu longtemps les plus grands services, aussi bien pour la santé mondiale et la lutte contre les pandémies que pour un minimum de règles du commerce international, à commencer par la non-discrimination et le respect des normes sanitaires, techniques, etc. Cela limitait les effets négatifs des blocages fréquents du Conseil de Sécurité.

Mais la montée en puissance des pays non-occidentaux dans ces organismes en ont profondément modifié les agendas et le mode de fonctionnement : on l’a vu à l’UNESCO à partir des années 1970, on l’a vu à l’OMC, où la Chine a obtenu la non-discrimination sans réelle réciprocité, on le voit maintenant à l’OMS, qui a trop tardé à reconnaître un état de pandémie. On le voit également, soit dit au passage, au Comité des Droits de l’Homme de l’ONU.

Beaucoup de ces dérives étaient rationalisées au nom des fameuses « chaînes de valeur optimisées », grâce aux bas coûts de la main d’œuvre asiatique. Mais une chaîne a deux bouts, et la question de Lénine reste valable : qui tient qui ? Au départ, les « chaînes de valeur » étaient en gros contrôlées par le partenaire occidental, à la technologie et à l’expertise supérieures, la Chine assurant le bas de gamme avec une main d’œuvre bon marché. Mais depuis les années 2010, ce n’est plus le cas : ce sont de plus en plus les Chinois qui contrôlent les chaînes, car dans beaucoup de domaines (informatique, réseaux à grande vitesses, batteries, panneaux solaires…), ils ont établi des positions dominantes.

En outre, on voit actuellement les inconvénients de la dépendance pour certains équipements médicaux, pour les principes actifs des médicaments, pour la 5G… La crise actuelle révèle donc et aggrave la crise déjà latente d’un multilatéralisme déséquilibré.

Troisième remarque : l’importance croissante de ce que l’on appelle le « régionalisme », c’est-à-dire la tendance que l’on constate d’abord dans les années 1930 puis depuis les années 1950 au regroupement économique de grandes régions géographiques. L’Union européenne, bien sûr, mais aussi l’ASEAN en Asie ou le Mercosur en Amérique latine. La mondialisation a connu en effet des hauts et des bas, en fait trois grandes phases depuis le milieu du XIXe siècle, avec des reculs ou des temps d’arrêt. Ce n’est pas un mouvement univoque. Depuis quelques années, les chiffres du commerce international montrent un accroissement plus rapide au sein de ces grandes zones qu’au niveau mondial. Mondialisation et régionalisation sont en relation complexe, et la crise actuelle, qui va probablement remettre en cause bien des secteurs (transport aérien, tourisme mondial de masse, chaînes de production mondiales), pourrait renforcer les tendances à la régionalisation.

A partir de là, que peut-on envisager ? D’abord, pour les États-Unis, les créateurs du multilatéralisme d’après 1945. Or ils en sont revenus, dès les années 1970 d’ailleurs avec le « Choc Nixon » remettant en cause les Accords de Bretton Woods, quand ils ont compris qu’ils ne pouvaient plus gérer le dollar en donnant la priorité à leurs obligations internationales. Le Président Trump n’est pas le seul à dénoncer la distorsion du commerce mondial, et ses arguments ne relèvent pas uniquement de l’égoïsme national. On peut penser que la vitalité de l’économie américaine, et d’abord sa capacité d’innovation, permettront aux États-Unis de sortir de la crise en étant toujours la première puissance économique. Mais le problème est de savoir s’ils sauront résister à l’isolationnisme, et, sinon restaurer un multilatéralisme bien malade, du moins établir des relations équilibrées avec d’autres grandes régions, et d’abord l’Europe et l’Amérique du Sud ? On pourrait alors passer du multilatéralisme à un
« multirégionalisme » moins ambitieux mais plus viable.

La Chine a été le grand profiteur du multilatéralisme, après les États-Unis, et pourrait voir sa place relative grandir encore après une crise dont elle paraît devoir pouvoir sortir assez vite. Mais c’est pour le court terme : à plus long terme, les déséquilibres de son modèle de développement, apparus crûment, et le durcissement du régime pourraient freiner sa croissance. Beaucoup dépendra des réactions de ses voisins en Asie-Pacifique, dont la crise paraît augmenter plus tôt leur désir de résister aux pressions chinoises, ainsi que de celles du Moyen-Orient, de l’Afrique, où tout le monde ne se réjouit pas de la pénétration chinoise, et bien sûr de l’Europe.

Celle-ci a un rôle crucial à jouer dans les réalignements en cours. La crise a plutôt marqué un manque de solidarité réelle entre les membres de l’Union européenne, affaiblie par ailleurs par le Brexit. Par la suite cette tendance pourrait-elle être renversée ? Ce n’est pas sûr : les États se sont montrés plus réactifs et ont retrouvé leur rôle. Les lourdeurs des procédures bruxelloises et l’absence d’une affectio societatis suffisante, que les réactions des opinions ont soulignée, en font douter.

Il y a moins de doute pour la hiérarchie entre membres de l’Union : l’Allemagne et l’Europe du Nord se préparent à relancer l’activité beaucoup plus rapidement que la France ou l’Europe du Sud en général. Si cette tendance devait se confirmer, dans un an nous en verrions les conséquences économiques et financières…

Quant aux grandes orientations européennes, elles dépendront en dernière analyse largement de Berlin, comme ça a été en général le cas depuis 1871. Il y a débat : faut-il malgré tout renouer avec Pékin, comme le réclament beaucoup d’industriels ? Dans ce cas, l’Europe sera effectivement à terme un petit cap de l’Eurasie… Ou alors ne vaut-il pas mieux tenter de faire revivre un monde atlantique, aux valeurs occidentales au sens large, en accord avec Londres et Washington (si ces deux capitales en sont de leur côté capables…), et en lien avec l’Afrique, l’Amérique du Sud, la région indopacifique ?

 

 

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