28 février 2013 : le faux départ de Benoît XVI
Philippe Levillain
membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Si Benoît XVI annonça sa renonciation au Sacré collège et au monde le 11 février 2013, la fin de son pontificat n’intervint que le 28 février, après un symbolique survol de l’Urbs en hélicoptère et son installation à Castel Gandolfo. Le calendrier fut fixé par le Souverain pontife lui-même. Et pendant ces dix-sept jours, Benoît XVI aura eu toute latitude pour revenir sur sa décision, qu’il était seul à pouvoir prendre et seul avait prise. Ce fut toute l’habileté du cardinal Sodano, doyen du Sacré collège, ancien Secrétaire d’État de Jean-Paul II, remplacé sans ménagements par le cardinal Bertone sous le règne de son successeur, que d’avoir enfermé Benoît XVI dans cette décision.
Le 11 février au soir, au nom de tous ses confrères, il remerciait et félicitait le Souverain pontife de cette décision courageuse qu’il déplorait. Mais surtout, il adressait son message au « Pape émérite », Benoît XVI, titre inventé de toutes pièces, et qui le plaçait sur le banc du départ. Canoniquement, Benoît XVI, le 28 février, aurait dû devenir Évêque honoraire de Rome, à l’instar de tous les évêques qui prennent leur retraite à soixante-quinze ans, avec l’approbation pontificale, comme c’est le cas du cardinal Sarah, depuis le 20 février dernier. Cette sorte de « vestibule » emprunté par Benoît XVI pour cheminer vers son départ fut en quelque sorte l’inverse de la « chambre des larmes » dans la chapelle Sixtine, où les papes, à peine élus, ordonnent à la fois l’émotion de la charge acceptée et l’essayage à leur mesure de la célèbre soutane blanche.
Benoît XVI continua donc de gouverner et d’agir. Le 14 février, il annonçait que le Préfet de la Maison pontificale, Mgr Gänswein, son secrétaire privé, continuerait d’assurer sa fonction principale, tout en l’accompagnant à Castel Gandolfo. Le 21 février, il confirmait que le rapport d’enquête des cardinaux Herranz, Tomko et Di Giorgi sur Vatileaks et les mœurs, ne ferait l’objet d’aucune publication. Il serait simplement livré à son successeur. Mais surtout le 25 février, il rappelait que l’élection à venir stipulait la majorité des deux tiers. Il revenait ainsi sur la disposition de la Constitution Pastor bonus, publiée par Jean-Paul II, qui permettait la majorité simple au terme de plusieurs jours de scrutins négatifs. Et dans l’hypothèse où le conclave se prolongeait et où l’élection se faisait sur deux noms, outre l’impossibilité pour les deux éligibles de voter, la majorité des deux tiers était maintenue. Enfin, dès le 16 février, le pape avait renouvelé la composition de la Commission cardinalice de l’IOR (la banque du Vatican) pour cinq ans. Il imposait donc un cadre de réformes des finances du Vatican à son successeur. Le cardinal Bertone demeurait président.
C’est le 26 février que le père Lombardi, responsable du Bureau de presse, informa les journalistes que Benoît XVI serait « pape émérite », appelé « Sa Sainteté Benoît XVI », conservant la soutane blanche, sans mantellato (petit manteau court sur la soutane). Ce titre surprenant fut habilement commenté par Benoît XVI le 27 février, la veille de son départ. Il souligna que la renonciation n’impliquait pas un retour à la vie privée et qu’il ne reprenait pas possession d’une vie antérieure. Et la phrase clé de sa position, expliquant son maintien à Rome, fut prononcée : « Je ne porte plus la puissance de l’office pour le gouvernement de l’Église. Mais dans le service de la prière, je reste, pour ainsi dire, dans la Cour de saint Pierre. » En clair, le pape Benoît XVI effaçait toute confusion entre le reniement de saint Pierre et la renonciation. Le pape, dans sa charge abandonnée, restait Vicaire du Christ dans une institution où Pierre occupe la position fondamentale : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » La suite de cette conception canonique et ecclésiologique du pouvoir de Pierre fut illustrée par la publication de l’encyclique Lumen fidei le 5 juilllet 2013. Ce texte premier d’un pape, attendu comme d’usage dans l’année de son élection, écrit initialement par Benoît XVI, fut repris et complété par le pape François. Une encyclique jumelle en quelque sorte.
Personne n’aurait pu imaginer que le prédécesseur du pape François resterait comme le témoin proche du pontificat de ce dernier et qu’au-delà de leur harmonie indiscutable, des conflits pourraient surgir, même ramenés à la juste proportion de l’incident. Ce fut pourtant le cas en janvier 2020, lors de la publication d’un livre à deux voix, présumé de concert entre le pape émérite et le cardinal Sarah, réaffirmant le nécessaire célibat des prêtres, après le synode sur l’Amazonie d’octobre 2019, qui ouvrait de larges voies de réflexion. Le pape émérite rappelle quelquefois même le pape François à l’orthodoxie et à la longue tradition de l’Église. Toute l’histoire du pontificat de ce dernier en sera marquée. C’est une autre histoire. Celle d’une entrave par une présence silencieuse, vigilante et respectueuse. Il fut spectaculaire, lors de la canonisation de Paul VI le 14 octobre 2018, d’entendre de longs applaudissements nourris éclater au moment de l’arrivée du pape émérite sur le parvis de Saint-Pierre. Comme une sorte de mesure de la différence avec son successeur, très fatigué ce jour-là. Si le pape François a lui-même l’intention de renoncer, il le peut, mais il ne le doit pas. La Cour de Pierre ne peut pas devenir celle d’une fratrie. Et encore moins un caravansérail.
Dernier ouvrage de Philippe Levillain paru sur Benoît XVI : La Papauté foudroyée. La face cachée d’une renonciation, Tallandier, 2015.
Télécharger 28 février 2013 : le faux départ de Benoît XVI