Pierre Carli :
La réponse médicale aux grandes catastrophes

Séance ordinaire du lundi 7 juin 2021
« Santé et Société », sous la présidence d’André Vacheron
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

La réponse médicale aux grandes catastrophes

Pierre Carli
Membre de l’Académie de Médecine
SAMU de Paris et Service d’anesthésie-réanimation adulte, Hôpital Necker

 

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Introduction

La notion de « grande » catastrophe sous-entend d’un point de vue médical l’implication d’un grand nombre de victimes, le risque de déstabilisation temporaire ou prolongé du système de santé imposant la mise en place d’une réponse spécifique adaptée à cette situation. Cette réponse diffère sensiblement de la prise en charge quotidienne en urgence des malades ou des blessés. En effet, elle comporte une double originalité. Premièrement, elle concerne des malades ou des blessés qui souffrent d’une pathologie potentiellement différente de celles rencontrées au quotidien et, deuxièmement, elle est ciblée sur une pathologie unique ayant des degrés de gravité variable et s’adressant à un afflux de victimes. En France, la Médecine de Catastrophe s’est particulièrement développée dans le domaine de la prise en charge préhospitalière des victimes car elle bénéficie d’un système d’urgence médicalisé mis en place sur l’intégralité du territoire national regroupant le Service Aide Médicale d’Urgence (SAMU) et les Services Mobiles d’Urgences et de Réanimation (SMUR).  Cette spécificité de prise en charge médicale sur le terrain des victimes a une origine historique, attribuée aux barons Larrey et Percy (1) qui, durant les guerres napoléoniennes, déployaient sur le champ de bataille des équipes chirurgicales d’Urgence, chargées de traiter les soldats sur le terrain. Elle permet aujourd’hui d’apporter une réponse médicale aux grandes catastrophes en s’appuyant sur la compétence des équipes de réanimation préhospitalière et sur une régulation médicale des admissions à l’hôpital (2). Depuis le début des années 2000, le concept de catastrophe a été élargi et renforcé dans le domaine médical par le concept de Situation Sanitaire Exceptionnelle (SSE) qui, en plus du grand nombre et de la spécificité des victimes ou patients impliqués, intègre l’impact de l’événement sur la qualité et la sécurité des soins.

L’objectif de cet exposé est, à partir de deux SSE récentes, de décrire les spécificités de la réponse médicale notamment dans le domaine préhospitalier. La première est la vague d’attentats terroristes islamistes des années 2015, la seconde concerne les premiers mois (février à mai 2020) de la pandémie COVID-19. Ces deux SSE catastrophiques sont très différentes, mais elles permettent une analyse de la réponse médicale, d’une part telle qu’elle a été prévue dans les plans institutionnels, d’autre part telle qu’elle s’est déroulée concrètement sur le terrain. Cette comparaison permet aussi de tirer des leçons communes dont pourront bénéficier les organisations, les réponses à de futures SSE.

 

1. Les attentats terroristes de 2015

 

La vague d’attentats terroristes islamistes qui a frappé la France en 2015 a perduré  pendant plus de deux ans dans toute l’Europe. Elle a donné lieu à de nombreuses attaques particulièrement meurtrières utilisant des armes de guerre (fusils d’assaut, explosifs) et des prises d’otages sanglantes à Paris ou en détournant un camion pour le précipiter dans la foule comme à Nice. Nous concentrerons notre analyse sur les attentats du 13 novembre à Paris survenus 10 mois après la fusillade du journal Charlie Hebdo et les prises d’otages de Vincennes et de Dammartin-en-Goële.

Le 13 novembre 2015 à Paris, la survenue d’un attentat n’a pas été une surprise totale puisque, depuis les attentats de janvier, l’ensemble des services d’urgence et de sécurité était en alerte. L’organisation des secours et des soins d’urgence repose sur le dispositif ORSEC, pour le ministère de l’intérieur et le dispositif ORSAN, pour le ministère de la santé. Ces dispositifs décrivent l’organisation et la réponse de chacun des services impliqués à un évènement de grande ampleur. Le dispositif ORSEC (3) s’appuie sur le plan NOVI (NOmbreuses VIctimes) pré hospitalier qui déploie sur le terrain une Chaine Médicale de l’Avant (Figure 1)(4). Cette chaine médicale s’articule avec le plan AMAVI (Accueil MAssif de VIctimes), variante du Plan Blanc du dispositif ORSAN. En région Ile de France ces plans, avait été adaptés et renforcés pour répondre au risque d’un attentat multi-sites de grande ampleur : le plan rouge alpha de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) et pour le SAMU zonal d’Ile de France qui est basé au SAMU de Paris, une organisation dite en « camembert » (5). Cette organisation correspond à une sectorisation des moyens d’intervention des SAMU de la Zone de défense Ile-de-France (IDF), avec une répartition des huit SAMU d’IDF venant en appui les uns des autres en fonction des localisations de l’agression multisites. Cette collaboration pouvant aussi s’étendre aux départements des zones de défense limitrophe.

Sur le plan des soins, dès 2013, les spécificités du traitement des blessés par armes de guerre avaient été étudiées (6). En effet, pour survivre, ces blessés doivent bénéficier sur le terrain de gestes d’hémostase (tels que la pose d’un garrot tactique) pour contrôler une hémorragie massive, puis d’un accès prioritaire à un bloc opératoire pour une chirurgie d’extrême urgence. Cette technique dite de « damage control » a été largement appliquée par les militaires dans les conflits récents, notamment en Afghanistan et en Irak, et a donc été développée et enseignée en médecine préhospitalière.

Le 13 novembre, tous ces dispositifs ont été mis en place pour la première fois pour répondre à une attaque de grande envergure. L’attaque multisites a commencé par l’explosion d’une bombe au Stade de France au moment d’un match de football. Ce premier attentat a visé une manifestation sportive d’envergure où les forces de l’ordre ainsi qu’un dispositif de secours et de santé important étaient déployés. Cet attentat dont les conséquences auraient pu être catastrophiques, s’est soldé par un échec partiel : le nombre de victimes a été, extrêmement, limité. En effet, les terroristes n’ont réussi ni à pénétrer dans le stade ni à faire exploser leurs bombes dans la file d’attente des spectateurs. De même, après la première explosion, l’évacuation du stade n’a pas été décidée,  bien au contraire : le public est resté sous protection policière à l’intérieur de l’enceinte. En conséquence, les bombes kamikazes ont explosé à l’extérieur, provoquant un nombre limité de blessés comparé au risque potentiel de cette attaque. Peu de temps après, deux autres commandos se sont déplacés dans Paris et ont attaqué des personnes présentes aux terrasses des cafés du XIème arrondissement et dans la salle de spectacle du Bataclan. La fusillade des terrasses a été particulièrement mortifère : le commando, se déplaçant très rapidement, a ouvert le feu au hasard sur les clients des cafés et les restaurants des rues qu’il empruntait. C’est le cas de figure le plus difficile pour organiser une réponse médicale.  La localisation des sites où il y avait des blessés était très compliquée. L’insécurité majeure qui régnait pour les équipes de secours et les équipes médicale, puisque les terroristes n’étaient pas neutralisés, rendait aussi la prise en charge des victimes complexe. Il était donc impossible de déployer la chaine médicale de l’avant et le Poste Médical Avancé (PMA) prévus par le plan NOVI pour la prise en charge des victimes. Il a été simplement possible de rassembler les victimes à l’abri des tireurs pour les trier avant de les évacuer le plus rapidement possible vers les hôpitaux. Cette évacuation a été de même complexe à organiser. Les attentats sont survenus à proximité de plusieurs hôpitaux, notamment de l’hôpital Saint-Louis et de l’hôpital Saint Antoine. De nombreux blessés graves s’y sont donc présentés spontanément sans attendre l’arrivée des secours. La majorité des évacuations a pu cependant être organisée sous la forme de convois de quelques véhicules de secours encadrés par des équipes médicales et dirigés par la régulation du SAMU vers les hôpitaux désignés pour les accueillir. Les équipes de SMUR qui sont intervenues provenaient de tous les départements de la région Ile-de-France coordonnées par le SAMU Zonal.

Sur le site du Bataclan, la prise d’otages et la fusillade se sont poursuivies pendant plusieurs heures. Cette durée plus longue a permis d’adopter un dispositif plus classique avec la mise en place d’un PRV (point de rassemblement des victimes) dans une cour à proximité de la zone de tirs du Bataclan mais à une distance suffisante pour assurer la sécurité de la prise en charge, d’une voie d’évacuation vers deux Postes Médicaux Avancés (PMA) : un pour les urgences graves (UA : Urgence absolue) et l’autre pour les urgences plus légères (UR : Urgence relative). C’est à partir de ces PMA que les victimes ont été triées (REF), ont reçu les premiers soins, notamment la maîtrise des hémorragies et la mise en œuvre des thérapeutiques de compensation et de contrôle des effets induits. Après régulation médicale, les victimes ont été évacuées vers les hôpitaux ayant les plateaux techniques les mieux adaptés à leur prise en charge, notamment les hôpitaux de la Pitié Salpêtrière, de Saint-Antoine, d’Henri Mondor, de l’HEGP ainsi que les Hôpitaux d’Instruction des Armées. Plus de 20 hôpitaux de Paris et petite couronne ont ainsi été mobilisés.

Sur le plan hospitalier de l’accueil massif de victimes, plusieurs faits marquants méritent d’être retenus (7,8). A l’hôpital Saint-Louis, représentant un hôpital contigu aux attentats, et où les urgences ne sont pas spécialisées dans la prise en charge des polytraumatisés et des blessés graves, les équipes ont utilisé la salle de réveil (surveillance post-interventionnelle) comme site d’accueil des blessés graves arrivés spontanément. Plutôt que de transférer des patients, en état critique, la décision a été prise de renforcer les équipes chirurgicales et d’envoyer des chirurgiens et des personnels, pour aider à réaliser la chirurgie d’extrême urgence nécessaire pour sauver la vie des blessés les plus graves. Les équipes de renfort ont été fournies par les hôpitaux du nord-ouest de Paris qui avaient été gardés en réserve au début de l’attaque. Pour coordonner, l’ensemble des équipes médicales et chirurgicales qui ont été rappelées pour soigner les blessés, l’identification de manière pragmatique d’un directeur médical de crise (DMC) s’est imposée au sein de chaque hôpital. Cette nouvelle fonction s’est révélée cruciale à l’hôpital Pitié-Salpêtrière. En effet, plus de dix blocs opératoires ont été réactivés en pleine nuit, permettant le traitement chirurgical d’urgence de plus de cinquante patients. Le rôle de ce DMC a permis de résoudre de nombreux problèmes posés par l’affectation des renforts aux équipes de soins mais aussi les identifications complexes de victimes, les liens avec les familles et avec nos autorités de tutelle pendant et immédiatement au décours de l’attaque.

Ces attentats se sont soldés par un lourd bilan : 138 morts et plus de 410 blessés. La mortalité des patients arrivés à l’hôpital vivants a été faible, mais la mortalité immédiate sur le terrain a été importante, imputable à la gravité des lésions qu’ont provoquées ces agressions par armes de guerre sur des civils non protégés.

La réponse médicale a été analysée en détail et il en ressort 4 maîtres-mots (9) : adaptabilité, maitrise, formation, complémentarité de l’ensemble des services qui vont être développés ci-après.

Aucun des plans d’organisation de la réponse médicale préhospitalière n’avait prévu une situation aussi complexe que celle à laquelle les équipes engagées le 13 novembre ont été confrontées. C’est donc la capacité d’adapter le plan à la réalité du terrain plutôt que d’essayer par tous les moyens de l’utiliser à la lettre qui a été un des facteurs de la qualité de la réponse médicale. Les équipes qui interviennent dans une catastrophe doivent savoir qu’elles vont être surprises. Apprendre à être surpris fait partie des éléments qui, devant une situation inattendue, permet de construire une réponse efficace.

La maîtrise du traitement est aussi un point important : la prise en charge de blessés graves par armes de guerre nécessite une formation spécifique qui avait été déjà entreprise mais qui depuis a été poursuivie et intensifiée permettant d’offrir le plus de chance de survie à des blessés très graves. La technique du « damage control » a depuis été intégré à la formation des jeunes médecins et cela dans un module spécifique au niveau de leur formation universitaire.

Les modifications apportées aux organisations et au traitement médical ont été diffusées à tous ceux qui potentiellement pouvaient rencontrer une telle situation. Le partage de l’information s’est révélé une arme efficace contre la désorganisation liée à la surprise. Face à la surprise d’une situation inattendue, la communication et la complémentarité entre les services intervenant sur le terrain est essentielle. Elle a été remarquable lors de ces attentats, notamment sur le site du Bataclan où Police, Pompiers et SAMU ont coordonné leurs actions pour obtenir le maximum d’efficacité dans la prise en charge médicale des victimes.

Avec un modus operandi différent l’attentat terroriste de Nice en juillet 2015 a conduit sur le plan de la réponse médicale à des conclusions voisines (9).

 

2. Les premiers mois de la pandémie COVID-19

 

La survenue d’une épidémie catastrophique n’était pas en France un sujet inconnu. La pandémie grippale H1N1, les alertes aux virus Ebola et Mers-Cov avaient fait envisager une telle éventualité. La réponse médicale repose sur le dispositif ORSAN, doté d’une section concernant spécifiquement le risque épidémique et biologique (REB), dont les objectifs sont clairs. Ils peuvent être résumés en quelques phrases : freiner l’arrivée et la propagation du virus, isoler et traiter les premiers cas, déployer des capacités d’hospitalisation en  partant des services les plus spécialisés jusqu’à la mobilisation de l’hospitalisation conventionnelle et de soins critiques en quantités suffisantes (10).

Ce plan simple et cohérent a été en février 2020 confronté à une SSE inédite par sa cause, son intensité et sa durée.

La maladie COVID-19 au départ était parfaitement inconnue. Qualifiée de « grippette» par certains, elle s’est révélée en quelques semaines être responsable d’une insuffisance respiratoire aiguë grave associée à un syndrome inflammatoire majeur, de nombreux et divers signes neurologiques, de troubles digestifs qui jusque-là n’avaient jamais été décrits. Il est apparu rapidement que les personnes âgées développaient les formes les plus graves responsables d’une mortalité importante malgré les efforts que l’on pouvait entreprendre en réanimation.

Les informations provenant de différents pays ont été parcellaires et incomplètes. Il est cependant devenu rapidement évident que la pandémie s’étendait à grande vitesse, frappant l’Italie avant d’atteindre la France où elle a explosé, d’abord dans la région Grand Est au début du mois de mars 2020 avant d’atteindre les régions des Hauts-de-France et de l’Ile-de-France.

Sur le plan de la prise en charge préhospitalière, l’impact de l’épidémie a été en quelques semaines majeur.  Dès la fin du mois de février, les consignes du gouvernement et l’inquiétude de la population ont conduit les malades mais aussi les personnes inquiètes ou qui avaient peur d’être contaminées à appeler massivement le SAMU. L’activité du SAMU Centre 15 en termes d’appels et de dossiers médicaux a augmenté très rapidement pour atteindre un pic historique de 8500 appels au SAMU de Paris le 13 mars. A ce stade, l’afflux d’appels concernait principalement des cas peu graves ou simplement des cas suspects dont le maintien à domicile était souvent possible malgré les difficultés d’isolement et de protection. Dans les jours qui ont suivi le profil des appels a évolué et les transports médicalisés de cas de plus en plus graves nécessitant une admission à l’hôpital ont fortement augmenté (11). Rapidement, les semaines suivantes, les hospitalisations conventionnelles d’abord puis celles en soins critiques ont augmenté considérablement.

Pour faire face à cette augmentation majeure des appels, dont aucun plan n’avait envisagé qu’ils puissent atteindre ce niveau, les SAMU, notamment de la région Ile-de-France, ont dû se réorganiser en très peu de temps. En quelques jours, des modifications majeures de la réponse aux appels ont été introduites. Elles ont porté principalement sur les points suivants (12) :

  • L’augmentation des capacités techniques de réception des appels en multipliant les lignes entrantes des standards téléphoniques.
  • La création d’un dispositif de réponse dédié aux appels COVID pour éviter qu’ils ne perturbent la réponse aux appels d’urgences non liés au COVID. Il comprenait la mise en place d’un serveur vocal interactif orientant les patients dès l’appel vers une réponse permettant d’emblée le tri des cas graves d’une part et des conseils et les cas moins graves d’autre part. Lorsque les capacités maximales de réponses étaient atteintes, l’envoi de SMS donnant des informations sur les principaux symptômes connus du COVID et les signes de gravité permettait un rappel ultérieur par une cellule dédiée des patients moins urgents.
  • Le triplement des postes informatiques de travail, en multipliant parallèlement les personnels pour renforcer les équipes. Cet accroissement majeur des ressources humaines n’a été possible qu’en raison du confinement généralisé qui a été décidé au même moment. De très nombreux médecins volontaires provenant des services dont l’activité avait été suspendue, ou de volontaires secouristes dont l’activité professionnelle avait été arrêtée, ont rejoint le SAMU. De même, les étudiants en médecine dont les cours ou les stages avaient été suspendus, les internes des hôpitaux ont participé en fonction de leur compétence à la réponse aux appels dans la filière dédiée au COVID. En quelques jours, les protocoles de prise en charge des patients ont été élaborés, diffusés et enseignés dans de multiples séances de formation de jour comme de nuit. Ces protocoles étaient complétés, actualisés régulièrement en fonction de la connaissance acquise sur le COVID 19.
  • L’utilisation intensive de moyens de communication instantanée, comme les groupes WhatsApp, les audio et les visio-conférences régionales et nationales, a permis à tous les professionnels de l’urgence de disposer d’une information actualisée et de partager en temps réel les réponses à la crise qui se révélaient efficaces. Jamais au cours d’une SSE autant d’informations opérationnelles n’ont été si vite et si facilement échangées et n’ont conduit à autant de modifications rapides et pertinentes de la réponse médicale.

Dans les semaines qui ont suivi l’augmentation des appels, l’évolution de l’épidémie a pris un nouveau tournant. De nombreux malades du COVID qui étaient traités en ambulatoire en ville se sont aggravés au bout de 8 jours et ont nécessité l’intervention des équipes de réanimation préhospitalières des SMUR (13). Il a été nécessaire, comme pour les équipes du SAMU Centre 15, de renforcer rapidement et considérablement les capacités de réponse préhospitalière par des volontaires médecins, paramédicaux, et secouristes. Leurs missions régulées par le SAMU ont été aussi adaptées à l’évolution de l’épidémie COVID. La mobilisation de la médecine générale a permis le maintien à domicile des patients ambulatoires avec une prise en charge médicale adaptée à leur état respiratoire. Dans de nombreux cas, une évaluation par une équipe paramédicale à domicile a permis d’éviter un transport à l’hôpital qui n’était pas justifié. Les équipes de réanimation préhospitalière ont pu donc se focaliser sur les patients les plus graves nécessitant une hospitalisation avec parfois une admission directe en réanimation. L’ensemble de ce dispositif, associant la médecine de ville, la régulation du SAMU, les équipes préhospitalières d’intervention a permis d’éviter que de très nombreux patients se précipitent aux urgences de l’hôpital quelle que soit la gravité de leur atteinte faute de prise en charge initiale adaptée (15,16). L’encombrement des services d’accueil des urgences qui en aurait résulté aurait conduit, comme cela s’est vu dans certains pays, à de longues files d’attente et à une mortalité et une morbidité augmentées par la saturation des structures de soins. L’augmentation des appels, suivie quelques jours plus tard de l’augmentation des transports à l’hôpital, est devenu un signe d’alerte qui a été intégré au tableau de bord de surveillance de l’épidémie créé à l’APHP (17).

Dans le prolongement de l’action préhospitalière, l’hôpital s’est réorganisé pour faire face à la crise COVID comme il ne l’avait jamais fait auparavant et bien au-delà de toutes les possibilités qui avaient été évoquées théoriquement dans les plans.

La déprogrammation générale des activités non urgentes et l’utilisation des unités de soins intensifs de toutes les spécialités ont permis de multiplier la capacité de lits de soins critiques pour atteindre un taux d’hospitalisation des patients COVID + graves qui n’avait jamais été envisagé. Ainsi, en Ile-de-France, sur une capacité habituelle d’environ 400 patients de soins critiques, c’est plus de 1800 lits qui ont été armés pour traiter des patients COVID graves. De la même façon, les patients COVID+ nécessitant simplement une hospitalisation conventionnelle ont bénéficié de services entièrement dédiés créés dans les locaux des services de spécialités médicales fermés pour déprogrammation. Ces ouvertures de lits ont pu être assurées grâce à la mobilisation de personnels venus de régions moins touchées par l’épidémie.

Malgré l’extension majeure de capacité des soins critiques, lorsque le seuil de remplissage maximal a été proche d’être atteint une nouvelle doctrine a été introduite : le transfert massif des patients de soins critiques vers des régions où l’épidémie était moins forte. Son objectif était, dans des zones les plus contaminées, de faire baisser la pression sur les équipes de soins et de libérer des lits pour accueillir de nouveaux patients graves. Ces transferts, d’abord à partir de la région Grand Est, puis de la région Ile-de-France, ont été réalisés par tous les moyens disponibles : vecteurs terrestres, hélicoptères, avions gros porteurs et TGV.  La mise en place d’évacuations massives par TGV médicalisés (17) a été le point le plus emblématique de la réalisation de cette doctrine. Basées sur un exercice qui avait été réalisé dans le cadre d’un exercice de médecine de catastrophe et reposant sur le scénario de la prise en charge de blessés graves à la suite d’un attentat terroriste, elles se sont révélées parfaitement adaptables au transport de patients de soins critiques en grand nombre sur de longues distances. A bord d’une rame de TGV commercial équipée en matériel et dotée de personnels médicaux et paramédicaux, 24 patients de soins critiques ont pu être transférés.  La constitution d’une rame de TGV représente environ la capacité en lits de soins critiques d’une ville de 300 000 habitants. Le transport de patients graves en grand nombre par voie ferroviaire n’avait pas été utilisé en France depuis la Seconde Guerre mondiale, cependant il a pu être déployé en quelques jours grâce à la mobilisation des agents de la SNCF en collaboration avec les équipes médicales d’urgence.

La pandémie COVID -19 est devenue en quelques mois une SSE d’une ampleur, d’une gravité et d’une durée jusque-là inconnue.  Les éléments de la réponse médicale à une pandémie, qui avaient été élaborés à partir d’événements antérieurs, n’ont été que le point de départ d’une réponse médicale d’une ampleur jamais atteinte jusque-là.

 

3. Réponse médicale : Quelles leçons tirer de ces deux SSE ?

 

Bien qu’étant des SSE différentes par leur cinétique et par leur cause, l‘analyse de la gestion des victimes des attentats terroristes et celle des patients atteints du COVID-19 met en exergue un certain nombre de points qui permettent de cerner la spécificité de la réponse médicale.

Le rôle que peuvent jouer les différents plans dans l’organisation de la réponse médicale est un point majeur à envisager car la planification et l’organisation de la chaîne de commandement représentent classiquement la clé de voûte de la réponse aux catastrophes et aux crises. Sur le plan médical, dans un cas comme dans l’autre, les plans qui avaient été prévus pour organiser la réponse se sont révélés d’une portée limitée lorsqu’ils ont été confrontés à la réalité du terrain. Ce constat est connu de longue date dans le domaine de la planification militaire. Ainsi, au XIXème siècle, le Général Von Moltke affirmait que dans un conflit, « Aucun plan d’opérations ne s’étend avec certitude au-delà de la première rencontre avec les principales forces ennemies ». Il est plus surprenant dans le domaine médical où la qualité et la sécurité du traitement reposent principalement sur la préparation et la réalisation d’un plan de soins.  Les exemples que nous avons pris illustrent que l’adaptabilité de la réponse médicale est une condition importante de son succès. Ils montrent que d’un point de vue opérationnel, il ne faut pas appliquer à la lettre un plan qui a peu de chance de conduire à la réponse attendue mais s’en servir comme d’une base de réflexion. De même, il est illusoire de penser que c’est la situation qui pourra s’adapter au plan. Il faut donc savoir adapter le plan à la réalité à laquelle on est confronté et craindre une « dictature » du plan. L’objectif ne doit pas être l’application du plan prévu mais d’entreprendre les actions qui seront médicalement les plus efficaces. Cette adaptabilité est favorisée par plusieurs facteurs. Les équipes doivent être préparées sur le plan technique et psychologique à être surprises par la catastrophe. Elles doivent donc pour cela bénéficier :

  • d’un encadrement ayant la connaissance des principes évoqués dans le plan ;
  • de formations pratiques, la réalisation d’exercices étant indispensable pour que les équipes impliquées se les approprient avec succès (19) ;
  • d’une information rapide sur la situation et d’une analyse objective qui peut être partagée avec d’autres intervenants pour prendre les bonnes décisions ;
  • d’une vision éthique adaptée à un afflux de victimes ou de malades ;
  • de procédures et d’organisations qui peuvent être assemblées pour construire la réponse opérationnelle adaptée. Le plan prend alors la dimension d’une boite à outils et non celle d’une bible. La réflexion prospective sur les risques potentiels, l’analyse du bilan des SSE antérieures et le partage international des leçons qui en résultent permettent de façonner ces outils (18).

Pour concevoir un telle organisation, il est aussi nécessaire de maîtriser la structuration des différentes mesures qui vont composer la réponse. Elles s’organisent autour de trois niveaux de réflexion (20) :

  • Le premier est la doctrine. Elle peut avoir un fondement purement médical mais aussi faire intervenir un contexte politique ou social, elle est souvent nationale.
  • Le deuxième niveau est la stratégie, qui adapte la doctrine aux circonstances et aux ressources : elle constitue l’infrastructure de la réponse.
  • Enfin, le troisième niveau est la tactique qui rassemble les décisions opérationnelles directement à la main de ceux qui, sur le terrain, mettent en place la réponse médicale.

Ainsi structurée la réponse médicale nécessite en plus un leadership adapté. A la place d’une structure pyramidale dont la réponse est avant tout descendante ou d’une organisation en silo où l’ensemble des services travaillent indépendamment des autres, la réponse médicale bénéficie largement d’un leadership collaboratif. Dans ce cas, l’ensemble des services médicaux ou non médicaux qui concourent à la réponse médicale en cas de catastrophe utilisent leur savoir-faire non seulement pour atteindre leurs objectifs propres mais pour faciliter ou sécuriser ceux des autres services participants. Dans le cadre d’une situation rapidement évolutive et mal connue, le commandement aura donc une vision pluridimensionnelle de la réponse qui se met en place. Cette organisation a déjà été utilisé dans le domaine militaire au cours de conflits asymétriques au Moyen-Orient (21). De nombreux autres travaux ont été aussi consacrés à l’évolution du leadership médical pendant la pandémie COVID-19 et ont précisé en plus de sa nature collaborative les principes de son exercice (22).

 

Conclusion

 

La réponse médicale aux grandes catastrophes est souvent complexe. Des exemples récents ont montré qu’elle ne pouvait en aucun cas se limiter à l’application d’un plan préparé à l’avance mais à une gestion de crise dans laquelle les médecins comme les autres services qui sont impliqués mettent en commun leurs ressources et leurs outils pour construire une réponse opérationnelle qui s’adapte à la réalité du terrain. Cette dimension est à intégrer à la conception des futurs plans et aux formations qui en découlent.

 

Références

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