Lundi 9 mars 2020, quelques jours avant l’annonce du confinement intégral de la France, Mireille Delmas-Marty avait reçu un groupe d’élèves du Lycée international François 1er de Fontainebleau et son professeur d’histoire, François Rubellin. Ceux-ci, dans le cadre du programme éducatif “Graine d’Académie : Le pouvoir”, avaient choisi de mener une réflexion sur “La liberté d’expression cinq ans après Charlie : pouvoir des mots, pouvoir des images, pouvoir des idées et des convictions, comment les concilier dans un monde et un siècle de tous les possibles ?”. Ils étaient venus rencontrer Mireille Delmas-Marty et assister à la séance de l’Académie, consacrée à une conférence de Rémi Brague .
Le Lycée François 1er, sur son site, dédie cet entretien à la mémoire de Mireille Delmas-Marty.
Entretien avec Mireille Delmas-Marty
par Joséphine Billard et Mélanie Fourtanier
- Bonjour Madame Mireille Delmas-Marty, nous sommes ici aujourd’hui dans le cadre du projet « Graine d’Académie » organisé par l’Académie des sciences morales et politiques, dont vous êtes membre, et nous aimerions, si vous nous le permettez, vous poser quelques questions concernant votre parcours ainsi que votre avis sur la question du terrorisme en France et ailleurs, objet d’étude majeur de notre projet. Dès notre première recherche vous concernant, nous avons été surprises mais surtout admiratives de la richesse de votre carrière. Pourriez-vous en quelques mots, l’expliquer aux jeunes en formation que nous sommes ?
– Tout s’est enchaîné. J’avais passé le baccalauréat à 17 ans et j’étais un peu immature, attirée par des études très diverses et déçue très vite, je me suis inscrite à peu près partout (à l’époque c’était plus simple qu’aujourd’hui). D’abord tentée par la philosophie et l’école du Louvre, j’ai finalement commencé par faire un certificat de biologie, puis, lassée au bout de trois mois d’étudier des fougères au microscope, j’ai basculé vers la médecine et passé le PCB qui était le diplôme préparatoire. Ayant malheureusement réussi l’examen, je suis entrée un an plus tard à la faculté de médecine. Très vite lassée de ces études difficiles et arides, et lassée notamment par l’ostéologie, j’ai abandonné la médecine au bout d’un an pour des études de droit et de chinois à l’Ecole des langues orientales (devenue par la suite l’INALCO). J’ai réussi les deux examens de première année (droit et chinois), mais la naissance de mon fils m’a imposé un choix et j’ai choisi le droit, pour des raisons essentiellement pratiques. A l’époque, les études de droit, limitées pour l’essentiel au droit français, n’étaient pas très contraignantes car les travaux dirigés n’étaient pas obligatoires et l’on pouvait préparer l’examen au dernier moment, ce qui m’a permis de m’occuper de mon bébé. Je pensais reprendre le chinois plus tard, pour la thèse de doctorat. Mais au moment de ma thèse, il n’y avait plus de droit en Chine car c’était la révolution culturelle. J’ai donc continué les études de droit, que je trouvais de plus en plus intéressantes avec la construction européenne et le début de la mondialisation. Assistante, j’ai soutenu deux ans plus tard une thèse de droit pénal des affaires, puis, ayant réussi l’agrégation de droit, je suis devenue professeure à l’université de Lille d’abord. A partir de ma thèse, j’ai toujours travaillé dans des branches du droit encore en émergence. En somme, j’ai toute ma vie été attirée vers un droit qui n’existe pas, ou pas encore. Ainsi, ce qui est devenu le « droit des droits de l’Homme » n’existait pas encore quand j’ai commencé à réfléchir sur les limites de la politique pénale : la Cour européenne des droits de l’Homme était ignorée en France car notre pays n’a adhéré à la convention européenne des droits de l’Homme qu’en 1974 (et reconnu la compétence de la cour qu’en 1981). De même, le droit pénal des affaires, objet de ma thèse, existait potentiellement (dans les textes) mais n’était guère appliqué. Ensuite, j’ai découvert, dans les années 1980, les interactions entre les deux organisations européennes, le Conseil de l’Europe, l’Europe des droits de l’Homme, et ce qu’on appelait alors le Marché commun, l’Europe des marchés, enfin la mondialisation du droit. Dans tous ces domaines nouveaux, je ne concurrençais personne, précisément parce qu’ils étaient nouveaux et qu’il n’y avait pas de collègue masculin plus ancien que moi et titulaire, quasiment propriétaire, du champ d’études à partir d’une chaire bien établie. J’ai enseigné successivement à Lille, Paris XI, puis à Paris I et à l’Institut Universitaire de France, puis au Collège de France, avant d’être élue à l’Académie.
- Un autre domaine semble vous tenir particulièrement à cœur comme vous l’avez évoqué : l’enseignement. Vous avez donc d’abord été donc professeure à l’université de Lille, puis dans les universités parisiennes tout de suite après, et donc j’aimerais simplement vous demander si aujourd’hui vous pourriez éventuellement faire un choix entre le droit et l’enseignement ? Que préférez-vous entre la transmission du savoir et le droit ?
– Les deux : le droit est un savoir que je transmets comme professeur. Ai-je bien compris votre question ? Vous me demandez si je referais un métier d’enseignant maintenant ?
- Oui voilà, par exemple.
– J’aime ce métier car il est ouvert et très indépendant. J’aime le contact avec les étudiants et j’apprécie aussi la liberté de ce métier qui est ce qu’on en fait. Soit un métier essentiellement axé sur la transmission d’un savoir déjà constitué, soit la recherche, c’est-à-dire la constitution du savoir. Soit on enseigne aux étudiants les bonnes réponses, soit on leur apprend à poser les bonnes questions. Dans le premier cas, on préfère les grands amphithéâtres de premières et deuxièmes années qui sont en effet un peu du théâtre, soit on s’adresse plutôt à des étudiants de doctorat ou master. Au début, j’aimais beaucoup les cours en grand amphi : à Lille, j’avais un amphi de mille étudiants, je venais de passer l’agrégation, j’avais 29 ans, c’était physique. Puis j’ai découvert le bonheur de la recherche et appris l’art de coordonner des équipes de recherche, dans différents pays. J’aime bien ce travail d’intelligence collective qu’on fait en interaction, Personne ne sort indemne d’un groupe de recherche parce qu’on apprend à se modifier et à s’enrichir les uns par les autres. A la transmission d’un savoir qui est figé, fixé, qui ne bouge plus, j’ai commencé à préférer un savoir en mouvement ; d’ailleurs, beaucoup de mes écrits portent sur le droit en mouvement. J’ai même enregistré une conversation avec un paysagiste, Gilles Clément. Nous avons croisé son paysage en mouvement avec mon droit en mouvement. La justice est rendue dans des palais de justice et le juriste apparaît souvent comme un architecte qui construit une « pyramide des normes » – une image classique en droit. Pour ma part, je vois plutôt le droit comme un mouvement, donc le juriste, comme un paysagiste. Le paysagiste travaille avec le temps, en interaction avec le temps, et avec le vent, qui porte les graines semées, qui ne pousseront pas toujours ou pas à l’endroit prévu, ou en détruisant d’autres plantes. Il y a quelque chose d’un peu démiurgique dans la vision du juriste comme un architecte, un bâtisseur qui impose une vision, alors que le juriste paysagiste accompagne un mouvement qui vient d’ailleurs. J’ai cherché des métaphores exprimant « ce qui bouge » pour contrer en quelque sorte l’image de la pyramide des normes parce qu’elle est très puissante, rejoignant tout un langage juridique parlant de piliers, socles, fondations, fondements. Or ce que nous observons avec la mondialisation, et déjà avec l’européanisation, c’est un droit qui bouge tout le temps. Une métaphore que j’ai beaucoup utilisée, même si elle est un peu provocatrice, décrit les systèmes de droit comme des nuages dont la forme change à tout moment. Le droit européen que vous décrivez aujourd’hui aura déjà changé de forme demain, comme un nuage.
- Pourriez-vous nous relater une anecdote qui vous a particulièrement marquée au cours de votre vie de juriste ou bien d’enseignante qui résulterait d’un évènement politique, social majeur comme la promulgation de l’état d’urgence entre 2015 et 2017(8) ?
– Comme évènement majeur – mais il ne s’agit pas d’une anecdote -, je pense aux attentats du 11 septembre 2001. C’est un véritable tournant dans les systèmes de droit et aussi dans la vision que beaucoup de gens ont du droit. Les attentats ont déclenché une sorte de déconstruction des systèmes de droit. L’évènement était tellement inimaginable – à l’époque, on a vu en direct à la télévision tomber la première tour, puis la deuxième tour, les spectateurs étaient complètement sidérés. Peu après – voici l’anecdote – je suis allée à New York pour rencontrer des juristes américains. Nous étions cinq juristes européens et il y avait une vingtaine, une trentaine de juristes américains. Les USA venaient d’adopter le Patriot Act, un texte potentiellement très répressif et qui modifie complètement l’équilibre des pouvoirs tel qu’on le connait en démocratie : il transfère les pleins pouvoirs au Président des Etats-Unis, et autorise toute sorte de limitations, restrictions et dérogations en matière de droits de l’Homme alors que les Etats-Unis se considéraient comme un modèle en matière de droits de l’Homme. Nous, les Européens, avions confié nos inquiétudes aux collègues américains qui nous avaient aussitôt rassurés : dans six mois tout sera rentré dans l’ordre. Vingt ans plus tard, l’urgence est devenue permanente et l’exception est devenue la règle, aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Et la crise sanitaire actuelle impose maintenant de nouvelles dérives de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit. Les démocraties avaient pris des siècles à se construire et les droits de l’Homme n’étaient devenus un véritable « droit des droits de l’Homme » qu’après la Seconde Guerre mondiale en 1948. Jusque-là, il s’agissait de principes de philosophie politique, mais pas des principes qu’on pouvait invoquer devant un juge. Tout cet ensemble, démocratie et droits de l’homme constituant l’Etat de droit, c’est-à-dire un Etat soumis au droit. L’ensemble a été balayé en quelque sorte par le Patriot Act. Ce qui est étonnant, quand on y réfléchit, c’est qu’on aurait pu réagir autrement et considérer que ces attentats étaient des crimes contre l’Humanité, car ils avaient été commis par une organisation criminelle (Al Qaida), ayant pour but de les commettre, et avaient atteint les victimes à l’aveugle, tandis que la préparation du crime a été faite partout et en utilisant les nouvelles technologies. Juridiquement on pouvait les juger comme « crime contre l’Humanité » devant une juridiction internationale : « A crime global justice globale ». On aurait pu en tirer argument pour accélérer la mise en place d’une justice pénale mondiale. Juridiquement, ce raisonnement tenait tout à fait, mais politiquement, il était impensable que les Etats-Unis ne jugent pas eux-mêmes et ne mènent pas eux-mêmes la répression contre ce crime commis sur leur territoire. La bifurcation, qui aurait consisté à renforcer la cour pénale internationale qui venait d’être créée, n’a pas eu lieu. A l’évidence, les Etats-Unis n’étaient pas prêts à partager leur compétence juridictionnelle avec d’autres pays, en revanche ils ont légitimé des dérives sécuritaires dans le monde entier.
Par la suite, les attentats de Paris ont renforcé ces dérives en France. Ils ont créé un choc parce qu’ils avaient eu lieu chez nous et il est plus difficile de raisonner sur un évènement qui se passe chez nous que s’il se passe loin. Parce que – comment dire ? – il y a l’émotion. Or le droit, c’est la raison logique, ce n’est pas l’émotion ! Ce qui les relie, c’est la conscience. Si l’on en croit la Déclaration universelle des droits de l’Homme, « les hommes sont doués de raison et de conscience ». Les attentats de Paris sont plus difficiles à penser pour nous que les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis mais ils en sont un peu la prolongation. Après avoir critiqué les dérives du droit américain, nous nous en sommes rapprochés. Certes sans légitimer la torture, ou les exécutions extra-judiciaires. Mais nous avons considéré le terrorisme comme un acte de guerre,et remis en cause le triptyque « démocratie, droits de l’homme et Etat de droit ».
–Le 23 octobre dernier, vous publiiez une tribune dans Le Monde dans laquelle vous critiquiez la « vigilance » exacerbée prônée par le Président Macron dans sa lutte contre le terrorisme et son risque d’entraîner un glissement vers un Etat de « suspicion ». Pourriez-vous nous exposer plus en détail votre point de vue concernant cette société de vigilance et ses conséquences ?
- L’Etat de suspicion est lié à la fameuse liste des personnes fichées S (pour « suspect »), inscrites sur des fichiers instaurés après l’attentat contre Charlie Hebdo, dans le prolongement de la loi de 2015 sur le renseignement. Les fiches sont établies à partir de données traitées par ordinateur. Grâce aux fameux algorithmes, on arrive à faire un « profilage » des criminels potentiels, mais il n’y a pas de transparence sur les critères qui déterminent le profilage des personnes considérées comme suspectes. Pourtant, être considéré comme suspect entraîne toute une série de conséquences, y compris des mesures de surveillance administrative qui peuvent être très contraignantes. D’où la crainte d’une suspicion généralisée qui remet en question l’idée de rétribution et de punition de la justice pénale traditionnelle, une justice qui intervient après le crime. Cette suspicion met en place une police et une justice prédictives. Cela revient à qualifier de « dangereux » des individus dont on prévoit à l’avance qu’ils vont probablement avoir des comportements criminels. Jusqu’à présent, la justice n’était pas de type prédictif, mais l’objectif du risque zéro conduit à remonter de plus en plus haut dans l’intention, avant toute réalisation. Déjà la notion de tentative permet de punir quelqu’un qui a tenté de commettre un crime, à condition qu’il n’y ait pas seulement eu l’intention, mais qu’il y ait un « commencement d’exécution » : acheter une arme, par exemple. Avec la justice prédictive, on remonte plus loin, avant tout acte matériel. Adoptée dès 2008, la loi sur la dangerosité adoptée à propos des criminels sexuels, permet de garder incarcéré quelqu’un qui a commis un crime, puis exécuté la peine prononcée contre lui par le tribunal. Au vu de l’avis d’une commission composée de façon très hétéroclite (juristes, médecins, représentants des victimes) le déclare dangereux. C’est cela un Etat de suspicion, un Etat dans lequel, au motif de prévenir tout crime, on intervient de plus en plus tôt et de plus en plus largement. L’effet des attentats de Paris a été de l’étendre au terrorisme entendu de plus en plus largement. En termes de libertés, cet Etat de suspicion est un Etat du Tout-contrôle, un Etat autoritaire, voire totalitaire. Et la « société de vigilance » finit par associer tous les citoyens au contrôle, faisant appel à repérer si le voisin a des comportements atypiques et le cas échéant à le dénoncer. Nous n’en sommes pas là mais le risque de dérive existe quand la peur l’emporte sur la confiance.
- Selon l’indice longitudinal de tolérance, créé en 2008 par Vincent Tiberj – professeur à Sciences Po Bordeaux –, la progression générale de la tolérance, déjà perceptible en novembre 2014 et en mars 2015, s’est confirmée lors de la dernière vague du baromètre réalisée en janvier 2016. Selon lui, malgré la vague d’attentats, les Français refusent les amalgames et valorisent l’acceptation de l’autre. Pour autant, il est impossible de nier la montée en puissance des partis extrémistes, souvent xénophobes en France mais aussi en Allemagne et d’autres pays européens. Aussi, les actes terroristes sont-ils selon vous fédérateurs, ou dévastateurs ?
– Je pense qu’ils sont les deux. Je ne connais pas cette étude mais je l’imagine sérieuse. Elle me semble utile parce qu’effectivement le risque, avec les mesures anti terroristes, et maintenant les mesures sanitaires, serait de créer une société de la peur et de la « suspicion », c’est-à-dire une société d’intolérance, où toute différence serait stigmatisée comme dangereuse… A l’heure actuelle, avec l’épidémie qui affecte le monde entier, on voit naître des tendances à l’intolérance. Quand je suis venue (le 9 mars 2020), le chauffeur de taxi m’a dit : « Les Chinois ont dû monter le coup ; les Chinois, a-t-il ajouté, je les connais bien, ils ont fait exprès de laisser le virus se propager ». A cette peur d’un complot des Chinois, d’autres ont ajouté des critiques contre les Italiens. On voit très bien comment se développe un discours de xénophobie simpliste. Un tel discours peut servir d’exutoire mais il est dangereux et il sera intéressant de vérifier si malgré ce type de discours, la tolérance aurait plutôt augmenté.
- C’est cela.
– Y a-t-il un débat à propos de cette étude, elle date de quand ?
- Elle date de 2016.
– Et vous avez trouvé des controverses à ce sujet ?
- Non c’était plutôt un constat, ce n’était pas vraiment pour confronter. On a remarqué donc qu’à l’échelle française, on avait une augmentation de la tolérance alors qu’a contrario, il y avait tout de même une augmentation des partis extrémistes en Europe et ailleurs.
– Il faudrait savoir quels sont les critères de la tolérance. Il faut toujours faire attention avec des mots aussi vagues. Connaître les critères est particulièrement important quand on parle de dangerosité, de risque ou de tolérance. En tout cas, cette étude est rassurante et prouve qu’il n’est peut-être pas inutile de temps en temps de dire les choses comme elles sont, même si cela heurte les idées reçues. C’est pourquoi la liberté d’expression est nécessaire à la démocratie. Il faut cultiver l’esprit critique comme une sorte de vigilance, mais d’ordre intellectuel ; ce n’est pas la surveillance des gestes du voisin mais le doute par rapport aux informations qu’on reçoit. D’ailleurs on retrouve le doute dans le procès pénal : le bon juge, c’est le juge qui commence par douter : pas de certitudes avant d’avoir examiné les preuves : l’innocence est présumée. Cette « présomption d’innocence est un peu notre héritage culturel, pas seulement en France mais notre héritage européen. Un héritage venu de la philosophie des Lumières. A la question « qu’est-ce que les Lumières, Kant répondait que c’est le moment où l’être humain sort de la minorité et pense par lui-même. L’humanité des Lumières est une humanité émancipée. Petit à petit on voit cette tendance à penser par soi-même se développer même dans des pays comme la Chine qui n’ont pas une grande tradition démocratique. Dans cette évolution, les nouvelles technologies ont sans doute un rôle à jouer. Avez-vous prévu des questions sur les nouvelles technologies ?
- Sur les nouvelles technologies ? Non pas spécifiquement, mais votre avis ne peut que nous éclairer.
– Ce qui est intéressant avec les nouvelles technologies, c’est leur ambivalence, notamment celle des réseaux sociaux. Ils sont à la fois instrument de démocratisation : le savoir est beaucoup plus disponible, tout le monde ayant accès à ce savoir. Cela permet aussi d’organiser des grands rassemblements ou de grandes actions protestataires à distance. Mais c’est aussi dangereux parce qu’à travers les réseaux sociaux on peut colporter les fameuses « fake news » : des informations fausses circulent alors qu’on n’a pas toujours eu le temps de vérifier leur fiabilité. A la fois chance et risque, les NT sont un atout et une menace. Or beaucoup de phénomènes contemporains sont ambivalents. La mondialisation a permis à la Chine, par exemple, de sortir de la grande pauvreté mais en même temps elle a augmenté les inégalités sociales entre le haut et le bas des revenus. Pourquoi avons-nous bifurqué sur les nouvelles technologies ? Je ne sais plus quelle était votre question.
- Si les actes terroristes étaient plutôt fédérateurs ou dévastateurs.
– Oui, je répondrai : les deux, donc là aussi il y a ambivalence. D’un côté on glisse vers la justice prédictive mais en même temps, le terrorisme peut y avoir un effet fédérateur, comme lors de la grande marche qui a eu lieu à Paris après l’attentat de Charlie Hebdo, des gens extrêmement différents marchant la main dans la main.
- Avec l’avènement de la mondialisation depuis la fin du XXème siècle, nous assistons à un brassage humain et culturel constant, cependant les droits différents d’un pays à l’autre contribuent en partie à la montée du nationalisme, ou même du terrorisme. Face à un monde de plus en plus instable et morcelé, est-il possible selon vous d’envisager une harmonisation des droits, permettant de renfoncer la solidarité entre Etats ?
– Nous allons publier cet été ou à la rentrée une recherche en équipe (une trentaine d’auteurs) entre le Collège de France et une UMR de Paris I : Sur les chemins d’un Jus Commune universalisable. Ce terme de « Jus Commune » signifie en latin droit commun. On n’adoptera pas d’emblée un droit « universel », mais on peut imaginer un droit « universalisable », qui puisse servir de repère pour une harmonisation des différentes législations, pour un rapprochement qui ne sera pas forcément une uniformisation. Nous avons commencé par un travail historique sur les divers types de Jus Commune qui ont existé dans les différentes parties du monde au cours de l’Histoire. Par exemple, pour l’Extrême-Orient, je commence par là parce que c’est l’exemple le plus ancien, c’est le droit chinois, qui a servi de Jus Commune pour le Japon, la Corée, le Vietnam… Le droit chinois à l’époque c’était d’abord le code pénal. Mais c’était aussi la tradition confucéenne, c’est-à-dire l’esprit du droit. Il y avait donc en commun à la fois la règle (le code pénal) et l’esprit de la règle (le confucianisme). Dans les différentes parties du monde que nous avons étudiées, il y a toujours cette bipolarité quand s’instaure un droit commun. Par exemple, en Europe, d’un côté le droit romain (la règle essentiellement) et de l’autre le droit canon (l’esprit du droit, inspiré à l’époque par la religion). Dans notre tour du monde nous avons ensuite rencontré le droit musulman en pays d’islam, la Common Law pour les pays anglo-américains et puis, dans les pays qui avaient été colonisés, le droit du colonisateur qui avait quelquefois servi de Jus Commune imposé. Après ce point de départ historique, nous avons travaillé sur ce que nous appelons des « fragments » de droit commun mondial. Il y a des fragments dans le droit des investissements et du commerce, dans le droit des migrations, celui de l’environnement, notamment du climat. Le climat est un domaine intéressant où l’on expérimente de nouveaux dispositifs comme en France cette Convention citoyenne pour le climat, qui donne une vision très nouvelle de la démocratie.
Dans une troisième partie, nous abordons les conditions pour qu’un futur Jus Commune soit universalisable. Un Jus Commune qui consisterait à prendre le droit du pays le plus puissant et l’étendre au reste du monde, ce serait facile à mettre en œuvre techniquement, mais ce serait de l’impérialisme. On a eu l’impérialisme américain, maintenant avec les nouvelles routes de la soie, on risque d’avoir un impérialisme chinois. Auparavant, il y a eu l’impérialisme français avec le code civil, le Commonwealth avec les Anglais, les projets de l’Allemagne hitlérienne… Enfin, un Jus Commune impérialiste, on connait et on n’en veut pas. Or un Jus Commune pluraliste est beaucoup plus difficile à construire. C’est pourquoi nous avons posé quelques jalons dans la troisième partie du livre.
- Née dans une France « d’hommes », vous avez pleinement vécu l’évolution du rôle de la femme dans notre pays. Considérez-vous aujourd’hui que votre genre a été un obstacle, une difficulté pour vous faire une place au sein d’institutions originellement dominées par les hommes ?
– Cela n’a pas été un problème. J’ai entendu comme tout le monde des remarques sexistes, subi des harcèlements, mais dans la progression de mes études et ensuite de ma vie professionnelle, je n’ai pas été freinée. Dans certains cas j’ai peut-être même été aidée parce qu’il fallait « mettre une femme ». A dossier égal, il arrive qu’on choisisse une femme pour répondre à la demande du public. Si l’on contrebalance les aspects négatifs avec les côtés positifs, je dirais que ce fut – pour moi – neutre. Mais j’ai eu de la chance et comme je vous l’ai dit, je n’ai pas été en concurrence avec des hommes établis dans la discipline. En m’intéressant au droit qui n’existe pas encore, j’ai échappé à certaines formes de sexisme.
- On entend parfois que l’Islam, en tant que religion, n’est pas soluble dans l’Etat de droit, n’est pas soluble dans la démocratie en général ; avez-vous un avis sur le sujet en tant que juriste ?
-Les pays de l’Islam ne sont pas tous identiques, ils sont même très différents, très diversifiés. Il y a quelques années, j’avais lancé une recherche sur, d’un côté la Chine comparée à l’Europe et de l’autre, je voulais qu’elle porte sur les pays de l’Islam. Nous avions choisi deux thèmes qui a priori, appellent une mondialisation : les atteintes à la dignité de la personne humaine dans le domaine des droits de l’Homme et dans le domaine de l’économie, la criminalité économique. Avec les pays de l’Islam, la difficulté est venue du fait qu’ils ne voulaient pas prendre une position commune… Il y avait l’Egypte, la Tunisie, le Sénégal, mais pas de pays d’Asie. Du coup, cette vision éclatée rendait difficile le débat. Il y a des juristes, peut-être encore plus des philosophes, qui réfléchissent en profondeur au pluralisme des cultures. Comment concilier un droit à vocation universelle et un pluralisme qui maintient le particularisme de chaque culture ? J’ai été intéressée par un débat avec un philosophe de l’Islam qui s’appelait Abdelwahab Meddeb. Il était tunisien, malheureusement il est mort d’un cancer peu après l’apparition de l’Etat islamique. Il disait dans ses derniers temps à l’hôpital que l’Etat islamique était devenu son cancer. D’une famille très religieuse, mais très tolérante en même temps, il avait essayé de travailler sur l’idée de compatibilité entre les cultures et cherchait des critères de compatibilité – toujours les fameux critères. Il m’avait invitée à l’une de ses émissions sur France Culture parce que j’avais parlé de ces critères de compatibilité.
Pour aller plus loin, dans l’Islam, vous allez entendre mon confrère Rémi Brague ; il est très compétent et c’est à lui qu’il faudra poser ce genre de question [voir à ce lien les réponses de Rémi Brague aux questions des lycéens]. Je dirai seulement que je crois que le pluralisme est possible. C’est une discussion que j’ai eue avec Robert Badinter dans le cahier spécial du Monde sur la liberté d’expression en 2015. Lui pense que le pluralisme ne peut pas être ordonné, il peut seulement être un pluralisme de juxtaposition, mais juxtaposer les différences ne permet pas de concevoir un droit commun. Pour faire un droit ensemble, il faut arriver à un rapprochement, ce qui ne veut pas dire qu’on supprime la spécificité de l’un ou de l’autre. Il y a des points plus difficiles, notamment la situation des femmes. La Cour européenne des droits de l’Homme a rendu des décisions intéressantes, notamment sur le foulard intégral : elle a considéré que la France n’avait pas transgressé le principe de la liberté d’expression en interdisant la Burka, c’est-à-dire le voile intégral car on ne voit plus le visage, on voit à peine les yeux, en revanche le foulard qui laisse le visage « ouvert », la France ne l’a pas interdit. La Cour européenne des droits de l’Homme a admis la différence que faisait la France en soulignant que ce qui est commun à toutes les cultures, pour qu’une société fonctionne, c’est le « vivre ensemble », qui suppose de voir le visage de l’autre. Il y a là un droit indérogeable. De même qu’on ne peut pas accepter qu’une religion refuse de reconnaître la dignité de tout être humain et déshumanise un être humain. Ce fut la tendance de certains criminologues au XIXe siècle de considérer les criminels comme des êtres humains inachevés, moins avancés que les autres. Droit indérogeable, l’égale dignité est le principe central qui rend possible une « interculturalité » sans pour autant abandonner les spécificités de chaque religion ou de chaque culture.
- Merci pour cet entretien et le temps que vous nous avez accordé.