Des Académiciens en Sorbonne… avec Alain Duhamel

Vendredi 18 novembre 2022
Des Académiciens en Sorbonne
Grand Amphithéâtre de la Sorbonne

La crise de la démocratie française

Alain Duhamel
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Photographies : © Rectorat de Paris – Sylvain Lhermie

 

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Vendredi 18 novembre, Christophe Kerrero, recteur de l’Académie régionale Île-de-France et de l’Académie de Paris, a accueilli Alain Duhamel pour une conférence-débat sur le thème de la crise de la démocratie française.
Pour écouter Alain Duhamel et débattre avec lui, six cents lycéens et leurs professeurs se trouvaient dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne : ils étaient venus, pour l’Académie de Créteil,  des lycées Gutenberg de Créteil, Max Dormoy de Champigny-sur-Marne, François Couperin de Fontainebleau, Albert Schweitzer du Raincy, Apollinaire de Thiais et JeanRostand de Villepinte. L’Académie de Versailles était représentée par des délégations des lycées Camille Claudel de Palaiseau et Montesquieu d’Herblay. Quant à l’Académie de Paris, elle était représentée par des classes de première et terminale des Lycées Maurice Ravel, Louis-le-Grand, Paul Valéry, Passy Saint-Honoré et Turgot. Fidèle à ce rendez-vous depuis bientôt trois ans, la Maison de la Légion d’honneur de Saint-Denis avait dépêché une nombreuse délégation d’élèves de 1ère, de terminale et d’hypokhâgne, avec leurs professeurs de lettres classiques et d’histoire.

Pour introduire le thème  de son exposé, Alain Duhamel a mis en exergue les relations toujours particulières que la France entretient avec la démocratie et qu’il résume d’un mot : « on peut dire qu’en matière de démocratie, la France a été pionnière mais pas exemplaire ». Pionnière, la France le fut en jouant un rôle décisif  au XVIIIe siècle  avec l’esprit des Lumières et les textes politiques de Montesquieu, Condorcet, Voltaire – sur les libertés –  puis plus tard Tocqueville  – le plus cher à Alain Duhamel – , qui pointe la question de l’égalité, ressentie plus vivement en France que dans d’autres pays -;  et elle a produit les grands textes fondateurs de la démocratie que sont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le préambule de la Constitution de 1946, la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948 qui doit beaucoup à René Cassin. Il rappelle que c’est également la France qui a inauguré le suffrage universel, dont la première mondiale est l’élection de la Convention en 1792, puis l’a adopté définitivement en 1848, avec le principe du vote secret, lors de la IIe République. Certes, en le réservant aux hommes jusqu’au 1944 date à partir de laquelle, sous l’influence des suffragettes au Royaume-Uni et en reconnaissance de la participation massive des femmes à l’effort de guerre, il est étendu aux femmes. En effet, la France n’a pas le monopole de l’innovation en matière de démocratie et il faut souligner l’apport de la Grande-Bretagne, en matière de parlementarisme et de libertés individuelles, et des États-Unis.  Enfin, rappeler que la France compte des institutions garantes de la vie démocratique très respectées – telles que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État- et qu’elle s’est dotée de dispositifs qui réglementent le financement de la vie politique et en assurent la transparence.  Cependant, alors qu’elle a promu et fait avancer la démocratie, la France a connu de nombreuses « rechutes » : pas moins de 15 Constitutions ont été promulguées en deux siècles, ce qui correspond à autant de crises et de reculs préalables dont elle est sortie tantôt par des régressions, tantôt par des avancées.

Or en dépit de ce bilan global important, on parle beaucoup, en 2022 et ce depuis quelques années, de « fatigue démocratique », un état ressenti  de mélancolie, de désarroi qui recouvre autant de crises que, sans doute, de solutions à venir. Pourquoi ? Alain Duhamel avance trois raisons   :

1 – Il y a d’abord la crise des partis et de la participation des citoyens, qui se traduit par la progression de l’abstention, un phénomène qui s’accentue à chaque élection, qui touche tous les types de scrutins et concerne notamment les 18-35 ans. Comment l’expliquer ? Trois facteurs : la crise « perpétuelle » qui, avec ses son chaos économique et financier, a succédé aux « Trente Glorieuses » ; la crise des grands partis de la Ve République (parti gaulliste, parti communiste et parti socialiste) et, dans leur sillage, du syndicalisme ; enfin la montée de l’individualisme  avec la progression de l’isolement dans le travail,  renforcée par la part croissante du numérique dans la vie et au travail, elle-même accrue par la période du COVID.

2 – Il  y a ensuite la baisse de la représentation politique et une érosion progressive, sans être générale, du niveau des élus que l’on constate à tous les échelons, tant au gouvernement qu’à  l’Assemblée nationale et dans les collectivités territoriales. Celle-ci s’explique par le fait que les personnels politiques ont moins de pouvoir qu’auparavant, qu’ils disposent d’une marge de manoeuvre plus étroite, de ressources personnelles diminuées (par la loi sur l’interdiction du cumul de mandats),  sans compter qu’ils sont exposés au regard plus exigeant des citoyens et que, populaires ou pas, efficaces ou pas, ils sont souvent exposés à des poursuites judiciaires. Cette judiciarisation de la vie politique les incite à fuir vers l’économie privée. La distension du lien social entre les politiques et les citoyens, le reflux des autorités – religieuses, politiques, éducatives  – explique un problème de recrutement du personnel politique assez comparable à ce que l’on observe chez les enseignants. Un phénomène certes global en Occident, mais qui semble plus rapide et accentué en France dans la vie de la cité.

3 – Il y  enfin la crise de la synthèse républicaine :   la question de l’égalité, comme l’observait déjà Tocqueville, étant ressentie plus vivement en France que dans d’autres pays, le moment inspire un sentiment de profonde frustration. Et puis, comme l’observait  César dans La guerre des Gaules à propos des Gaulois (« divisés donc inefficaces »), les Français ont un penchant pour la division, laquelle  se lit dans sa vie politique. Alors qu’on a un système électoral fabriqué pour faire naître des majorités, on a aujourd’hui trois blocs à l’Assemblée : un tiers pour une NUPES menée par la France insoumise, un tiers pour le Rassemblement national et d’autres élus d’extrême droite, et un tiers pour un Centre fragile, provisoire, peu structuré.  Une autre division se développe, génératrice de ressentiment, entre les individus diplômés et les autres, l’absence de diplôme constituant – ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans – un enfermement à vie laissant espérer une faible espérance de progression pour les individus eux-mêmes et pour la génération qui suit : la promotion sociale, grande promesse de la démocratie, n’est plus garantie.

Ces facteurs convergent pour dessiner la crise de la démocratie et favoriser la montée des partis populistes. Pour autant, Alain Duhamel ne se voudrait pas trop pessimiste car on voit avec le recul que tous les dix ans environ, un tournant est possible, selon les circonstances et selon la régulation de l’économie mondiale. Des signaux émergent, comme le renouvellement des formes de la participation avec l’esquisse de nouvelles formes de consultation et d’élaboration de la décision politique (GIEC, référendum) et l’affirmation de nouveaux thèmes comme l’écologie, l’égalité entre les hommes et les femmes, le souci de toutes les égalités. En dépit des divisions décrites, et même si l’accord sur un e espérance commune semble actuellement fissuré, la cohésion, l’identité et la conscience même de cette identité sont vigoureuses et la réponse appartiendra à la jeune génération ici présente.

À l’issue de son intervention, Alain Duhamel a répondu longuement à pas moins de vingt-deux questions, l’horloge venant mettre un terme à un passionnant dialogue entre l’académicien et les lycéens, notamment sur les thèmes suivants  : Le vote blanc ne devrait-il pas être pris en compte ? Devrait-on rendre le vote obligatoire ? Le calendrier des élections législatives devrait-il être modifié par rapport au scrutin présidentiel ? Pourquoi parle-t-on d’un « espace » démocratique et qu’entend-on par là ?

Pourquoi les hommes politiques ont-il moins de pouvoir que leurs prédécesseurs ? L’abstention n’est-elle pas liée à la sous-représentation de certaines catégories sociales dans la classe politique ? Sommes-nous à un point de non retour ? Faut-il adapter les institutions aux évolutions du monde actuel ? L’abstention déligitime-t-elle  le résultat du vote ? L’âge légal du vote devrait-il être abaissé à 16 ans ? Ce qu’on appelle la « fatigue démocratique » n’est-elle pas plutôt la fatigue des partis traditionnels ? Les Français ne sont-ils pas trop peu consultés en dehors des élections ? Peut-on décrire le système bipartite comme plus stable que celui qui repose sur la pluralité des partis ? Pensez-vous avec Tocqueville que la démocratie soit « la tyrannie de la majorité » ? Les démocraties sont-elles menacées par les guerres ? La démocratie est-elle le meilleur système pour tous les pays africains ? Comment se garder du travers de la vie démocratique de chercher à avoir toujours raison sur les autres ?  Si on donnait plus de pouvoir et de responsabilité aux lycéens, la démocratie ne progresserait-elle pas ?

Avant de quitter le Grand Amphithéâtre,  Alain Duhamel a donné une courte interview à retrouver prochainement, de même que l’enregistrement intégral de la séance,  sur la chaîne YouTube de l’Académie dans la série « Brève conversation avec ».

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