Organisée par l’Académie des sciences morales et politiques, en partenariat avec la Société de géographie et la Société de législation comparée (SLC), la matinée du 2 juin 2025 s’est attachée à interroger les articulations entre le droit et la géographie, deux disciplines dont les connexions, bien que profondes, demeurent trop rarement explorées de manière systématique. L’initiative, saluée comme inédite, visait à susciter un dialogue interdisciplinaire fécond entre deux sociétés savantes fondées au XIXe siècle, entre juristes et géographes, autour des enjeux spatiaux du droit et de l’influence normative sur les territoires.
Dans son propos introductif, Bernard Stirn, Secrétaire perpétuel de l’Académie, a rappelé que si le droit entretient depuis longtemps des affinités naturelles avec l’histoire — comme en témoigne la célèbre formule de Montesquieu : « il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire » —, ses liens avec la géographie ont été beaucoup plus ténus. Pourtant, la pensée de Montesquieu elle-même appelait à considérer les lois comme relatives « au physique du pays », au climat, au sol et aux modes de vie. À cette fin, Bernard Stirn a proposé de renouveler l’approche du droit en affirmant la nécessité de « l’éclairer par la géographie et d’éclairer la géographie par le droit ».
La géographie constitue un éclairage nécessaire du droit. La délimitation des domaines publics, la détermination des frontières étatiques ou encore l’application territoriale des normes juridiques s’appuient sur des considérations spatiales comme en témoigne la portée toujours actuelle de l’ordonnance de Colbert de 1681 sur le rivage maritime, enrichie par la jurisprudence Kreitmann du Conseil d’État (1973), ainsi que le rôle structurant du droit international dans la définition des zones maritimes (eaux territoriales, ZEE, haute mer). De même, Bernard Stirn a souligné l’importance croissante de l’extraterritorialité des normes, notamment à travers les traités internationaux, les régimes juridiques régionaux comme l’Union européenne ou encore la diffusion de modèles juridiques (common law, charia, droit romain, droit chinois). Le droit, dès lors, se projette au-delà des frontières nationales, dessinant une cartographie normative en constante expansion.
En retour, le droit contribue puissamment à structurer l’espace géographique. Il en organise l’occupation à travers le droit de l’urbanisme (depuis la loi Cornudet de 1919 jusqu’à la loi SRU de 2000) et participe à la protection de l’environnement et des paysages par le biais de normes dédiées (lois Montagne, Littoral, Air, Eau, Charte de l’environnement). Le droit de l’environnement en particulier illustre cette interpénétration croissante des logiques juridiques et géographiques, dans un contexte de préoccupations accrues pour le changement climatique et la biodiversité.
Dans son intervention, François Molinié, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation et président de la Société de législation comparée, a poursuivi cette réflexion en insistant sur le rôle central du droit comparé comme lieu de convergence entre le droit et la géographie. Rappelant la pensée de Montesquieu, il a souligné que les lois, pour être pleinement comprises, doivent être situées dans leur contexte historique, culturel et géographique. À l’instar des géographes, les juristes construisent des typologies, élaborent des classifications (droit continental, common law, droit musulman, droit coutumier) et utilisent des représentations cartographiques des systèmes juridiques. Toutefois, la mondialisation impose aujourd’hui de dépasser ces catégories traditionnelles, sous l’effet des dynamiques transnationales et des phénomènes d’extraterritorialité. Il a présenté le rôle de la Société de législation comparée, fondée en 1869, comme une instance savante fédérant juristes praticiens, magistrats et universitaires autour d’une approche à la fois thématique et géographique du droit comparé. Par ses douze sections régionales et ses dix-neuf sections thématiques, la SLC ambitionne de produire une « carte en relief » du monde juridique, en révélant les circulations, les tensions et les convergences normatives.
Enfin, Lukas Rass-Masson, professeur à l’Université Toulouse Capitole, a proposé une perspective plus épistémologique et opérationnelle sur les « espaces de réalisation du droit comparé ». Spécialiste de droit international privé, il a mis en évidence deux types d’espaces dans lesquels le droit comparé s’incarne concrètement : d’une part, l’espace global de mise en concurrence des ordres normatifs, illustré par les politiques de certaines métropoles – comme Paris – visant à attirer le contentieux international ; d’autre part, les espaces nationaux traversés par des normes étrangères du fait des mobilités migratoires, comme en témoignent les réformes de l’âge légal du mariage en France (2006) et en Allemagne (2017) en réponse à des mariages célébrés selon des droits étrangers. Ces phénomènes traduisent l’impact tangible de réalités géographiques sur les évolutions législatives. Lukas Rass-Masson a plaidé pour une intégration accrue des méthodes de la géographie – notamment la géographie sociale – dans l’analyse juridique, afin de mieux comprendre et anticiper les mutations du droit dans un monde en recomposition.
Réécouter la matinée
Verbatim de l’intervention de Bernard Stirn
Droit et géographie : les liaisons dissimulées
par Bernard Stirn, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques
2 juin 2025
Le droit entretient avec l’histoire des liens anciens et reconnus. L’historien s’intéresse au droit, le juriste à l’histoire. L’agrégation d’histoire du droit symbolise les liens entre les deux disciplines, qui mettent toutes deux en pratique la formule de Montesquieu : « Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire ». Avec la géographie, en revanche, les interactions scientifiques et universitaires sont demeurées beaucoup plus ténues. A cet égard Montesquieu a été moins écouté, qui écrivait que les lois « doivent être relatives au physique du pays ; au climat, glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs… ».
La matinée d’aujourd’hui a précisément pour objet de mieux mettre en lumière les liaisons trop souvent dissimulées entre le droit et la géographie. Elle réunit, pour la première fois je crois, deux sociétés savantes, la Société de géographie et la Société de législation comparée. Toutes deux ont été fondées au XIXème siècle, en 1821 pour la société de géographie, en 1869 pour la société de législation comparée. Leurs sièges sont proches, boulevard Saint-Germain pour la première, rue Saint-Guillaume pour la seconde. Le président de notre académie, Jean-Robert Pitte, préside la société de géographie, François Molinié, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, ancien président de l’Ordre, m’a succédé à la présidence de la Société de législation comparée, qui, depuis les origines, tourne tous les quatre ans entre le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, l’université et le barreau. Nous avons convenu qu’après mes remarques introductives, le président Molinié présenterait des réflexions sur les horizons de la comparaison à partir de l’exemple la Société de législation comparée avec la géographie. Lukas Ras-Masson, professeur à la faculté de droit de Toulouse, et membre engagé de la Société de législation comparée, soulignera ensuite l’importance de la géographie pour penser les espaces de réalisation du droit comparé. De manière à permettre des échanges, tout en terminant à midi, nos interventions à tous trois seront brèves.
Paraphrasant la formule de Montesquieu, tout en essayant de la transposer à la géographie, je serais pour ma part tenté de dire qu’il faut chercher à éclairer le droit par la géographie et la géographie par le droit.
Eclairer le droit par la géographie
De deux points de vue au moins, l’éclairage de la géographie est indispensable au droit : tant la délimitation des domaines et des frontières tracés par le droit que le champ d’application des lois s’inscrivent dans un espace géographique.
Délimiter des domaines et tracer des frontières
Pour affirmer l’appartenance des rivages de la mer au domaine public naturel de l’Etat, l‘ordonnance sur la Marine de Colbert de 1681 s’exprime en des termes qui pourraient sembler issus d’un traité de géographie : « Sera réputé bord et rivage de la mer tout ce qu’elle découvre pendant les nouvelles lunes et jusques où le plus grand flot de mars peut s’étendre sur les grèves ». Toujours applicable, cette belle définition a été étendue par une décision du Conseil d’Etat Kreitmann du 12 octobre 1973 aux rives de la Méditerranée, auxquelles d’autres règles s’appliquaient jusque-là. Cette même décision du Conseil d’Etat remplace en outre la référence au « plus haut flot de mars » par la limite, plus technique mais exprimée également dans un vocabulaire d’ordre géographique, du « point jusqu’où les plus hautes mers peuvent s’étendre, en l’absence de perturbations météorologiques exceptionnelles ».
La géographie et le droit se retrouvent à une plus grande échelle lorsqu’il s’agit de tracer les frontières entre les Etats. Le professeur Prosper Weil écrivait que la délimitation des frontières « s’analyse comme une opération juridique et politique qui tend à fixer l’étendue spatiale de la souveraineté de deux Etats voisins. Elle consiste à déterminer les contours spatiaux de ces souverainetés à la fois juxtaposées et contigües qui caractérisent la société des Etats ».
La délimitation est à la fois terrestre et maritime. Sur terre, elle se détermine pour l’essentiel par la géographie, qu’il s’agisse de cours des fleuves, de chaînes de montagnes ou de lignes de thalwegs. D’autres corrélations apparaissent en mer. Notre confrère le président Gilbert Guillaume explique que « le droit de la mer constitue l’une des plus anciennes branches du droit international …au sein duquel s’opposaient deux préoccupations : celles des Etats côtiers désireux d’exercer leur autorité sur les eaux jouxtant leur territoire, celles des Etats maritimes soucieux d’assurer la liberté des mers au profit de leurs flottes de guerre et de commerce ». Pour concilier ces deux aspirations, le droit international s’appuie de longue date sur des critères de nature géographique qui conduisent aujourd’hui à distinguer les eaux territoriales, la zone économique exclusive et la haute mer. Ensemble le droit et la géographie dessinent ainsi des lignes et tracent des espaces. C’est également ensemble qu’ils délimitent le champ d’application du droit.
Territorialité et extraterritorialité du droit
En principe la loi s’applique sur le territoire d’un Etat. Mais le droit franchit aussi de plus en plus les frontières.
D’une part, en effet, les traités internationaux sont plus nombreux et leur autorité juridique s’est renforcée. La France, qui concluait en moyenne 4 traités par an entre 1881 et 1918 et 14 par entre 1919 et 1939, en signe aujourd’hui entre 60 à 80 chaque année. Elle est liée au total par environ 5 700 conventions bilatérales auxquelles s’ajoutent 1 700 accords multilatéraux. L’Union européenne et le Conseil de l’Europe apparaissent en outre comme des ordres juridiques spécifiques. Proclamée par l’article 55 de la constitution, la supériorité des traités sur les lois nationales s’est affirmée dans notre pays comme dans la plupart des démocraties. Au prix de quelque subtilité, elle se combine, pour la France comme pour les autres démocraties européennes, avec la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique interne. L’espace du droit se déploie ainsi de plus en plus largement sur la carte du monde.
D’autre part, certaines lois ont vocation à s’appliquer au-delà des frontières de l’Etat qui les a adoptées. Au Moyen Age déjà, le droit romain et le droit canonique ont développé en Europe une science commune du droit. Le common law britannique s’est répandu dans le Commonwealth et la charia dans le monde islamique. Du droit chinois est dérivé, selon M. Jérôme Bourgon, directeur de recherche au CNRS, un « fond commun normatif de la culture confucéenne ». Le droit américain se dote volontiers d’une dimension extraterritoriale. Notre regrettée consœur Mireille Delmas-Marty appelait à emprunter « les chemins d’un jus commune universalisable », en écrivant qu’ « il convient de ne plus raisonner uniquement par référence aux communautés nationales issues de la mémoire d’un passé commun mais aussi dans la perspective d’une communauté mondiale qui émerge d’un futur partagé ». Un tel horizon est géographique autant que juridique.
Eclairer la géographie par le droit
Le droit éclaire quant à la lui la géographie de deux manières au moins : il régit les conditions d’utilisation des espaces et il s’intéresse de plus en plus à la protection de la nature et des paysages.
Occuper l’espace
A partir du début du XXème siècle et tout particulièrement de la « loi Cornudet » du 14 mars 1919, le droit de l’urbanisme s’est imposé comme un ensemble de règles définissant l’occupation des espaces. Il est devenu de plus en plus précis et contraignant. Un règlement national d’urbanisme est adopté, de grandes orientations sont fixées par des projets d’aménagement et des schémas directeurs. Le code de l’urbanisme voit le jour en 1973. Une large décentralisation est retenue pour la définition des plans locaux d’urbanisme et la délivrance des autorisations de construire. Après une étude du Conseil d’Etat adoptée en 1992 et intitulée « l’urbanisme : pour un droit plus efficace », la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite loi SRU, a renouvelé les objectifs du droit de l’urbanisme vers les exigences du développement durable, de l’habitat, des transports. Pour concevoir, appliquer, mettre en œuvre ces ensembles normatifs complexes, les services de l’Etat comme les élus locaux deviennent au quotidien des aménageurs et souvent des géographes. Ils sont de plus appelés à se préoccuper également de protéger la nature et les paysages.
Protéger la nature et les paysages
Ains que le relève le professeur Olivier Le Bot dans son ouvrage sur le droit de l’urbanisme, le droit de l’urbanisme a connu un « verdissement ». Le droit de l’environnement s’est parallèlement affirmé. Des lois, qui pourraient être autant de chapitres d’un ouvrage de géographie, sont votées sur la montagne (9 janvier 1985), sur le littoral (3 janvier 1986), sur l’eau (3 janvier 1992), sur l’air (30 décembre 1996). L’ensemble de ces textes est regroupé dans le code de l’environnement publié en 2000. Insérée dans la constitution le 1er mars 2005, la Charte de l’environnement proclame que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Les lois dites Grenelle I du 3 août 2009 et Grenelle II du 12 juillet 2010 portent engagement national pour l’environnement. Ces différents textes entrecroisent toujours davantage le droit et la géographie.
D’autres points de rencontre viennent des préoccupations de réchauffement climatique et des menaces sur la biodiversité. En particulier les procès climatiques, qui mettent en cause la responsabilité des autorités publiques en raison d’insuffisances dans leurs actions, se développent devant les juridictions nationales comme à l’échelle internationale.
