Regards croisés sur l’Europe

sous la direction de
Michel Albert

 

Depuis 2004 l’Europe est devenue plus que jamais un sujet de débats et de suspens.

En 2004 l’Europe a radicalement changé de taille, passant de 15 à 25 membres.

En 2004 l’Europe s’est dotée, pour la première fois, d’un projet de constitution dont le sort est loin d’être tranché !

En 2004 l’Europe a tout à coup découvert qu’il lui fallait répondre à l’appel de la Turquie.

Pour y voir clair dans les troubles qui résultent de toutes ces transformations, l’Académie des Sciences morales et politiques a organisé, au cours de l’année de présidence de Michel Albert en 2004, trente-deux conférences qui forment autant de regards croisés et contrastés sur l’Europe.

Ces regards sont ceux de personnalités aussi éminentes que diverses : historiens, économistes, femmes et hommes politiques, français et étrangers.

Dans tout cela, aucune orthodoxie fermée, aucun message normatif, mais le souci de clarifier, de comparer et de confronter en toute liberté.

 

Sommaire

Introduction – Michel ALBERT

Première partie — Aperçus sur l’héritage

Jean BAECHLER — L’Europe n’a jamais été un empire

Jean FAVIER — L’Europe médiévale

Marc FUMAROLI — L’Europe, république des lettres et des arts

Michelle PERROT — L’Europe et les femmes

Jean TULARD — Napoléon et l’Europe

Daniel COHN-BENDIT — Relations franco-allemandes et construction européenne

Robert TOULEMON — De la construction européenne à la réforme des Nations Unies

Deuxième partie — La construction européenne et les limites de l’Union

Raymond BARRE — De Gaulle, l’Europe et l’adaptation de la France

Jacques DELORS — La construction européenne, hier, aujourd’hui et demain

Pascal LAMY — Les politiques communes et l’Europe dans la mondialisation

Jean-Dominique GIULIANI — Le grand élargissement

Sandra KALNIETE — Les pays baltes et l’Europe

Bronislaw GEREMEK — La vision européenne des pays de l’Europe centrale

Thierry de MONTBRIAL — La question turque

Alain BESANÇON — Les frontières de l’Europe d’un point de vue historique

Jean-Claude CASANOVA — Les limites de l’Europe

Antoine SFEIR — L’Europe vue du monde arabo-musulman

Jean-Claude CHESNAIS — L’Europe ou l’illusion de la grandeur : dépression démographique et dépendance migratoire

Theodor BERCHEM — L’Europe des universités et de la recherche

Yu-Chiou TCHEN — L’Europe vue dExtrême-Orient

Jacques de LAROSIÈRE — Comment l’Europe peut-elle rattraper l’économie américaine ?

Troisième partie — Les enjeux du traité constitutionnel

Romano PRODI — Les nouvelles priorités de l’Union européenne élargie

Félix ROHATYN — Les États-Unis et la construction européenne

Lord SIMON — Point de vue britannique sur la construction européenne

Jean-Claude TRICHET — L’euro

Nicole NOTAT — Quel avenir pour le modèle social européen ?

Philippe de WOOT — L’entreprise européenne responsable face à la globalisation

Philippe de VILLIERS — L’Europe des souverainistes

Virgilio DASTOLI — L’Europe des fédéralistes

Jean BOISSONNAT — L’Europe et Dieu

Alain LAMASSOURE — L’Union européenne, des traités à la Constitution

Pierre MESSMER — La nouvelle problématique de la construction européenne

 

Introduction

 

En 2004, l’Académie a consacré la totalité de ses trente-deux séances de travail hebdomadaire, et un séminaire sur Robert Marjolin, à examiner différents points de vue sur l’Europe. Cette année 2004 est en effet d’une exceptionnelle importance pour la construction européenne. Peut-être même peut-elle se comparer, sous cet angle, aux deux grandes dates fondatrices : 1950, année de la Déclaration Schuman et 1957, celle de la signature du premier Traité de Rome, celui qui a créé la Communauté économique européenne.

L’année 2004 restera d’abord, à l’échelle de l’Histoire, comme celle du grand élargissement. De 1957 à 2004, sur près d’un demi-siècle, le nombre des membres de l’Union européenne avait augmenté de neuf, passant six à quinze. Au 1er mai 2004, ce même nombre s’est accru d’un seul coup de dix, l’Union passant de quinze à vingt-cinq pays, ce qui modifie considérablement ses équilibres économiques, géographiques et politiques.

Le deuxième événement majeur de l’année 2004 pour l’Europe porte une autre date mémorable. C’est en effet le 18 juin, que le Conseil européen des Chefs d’Etat et de gouvernement a adopté, à l’unanimité des vingt-cinq pays-membres, le premier projet de Traité constitutionnel issu, pour l’essentiel, des travaux de la Convention, présidée en 2002 et 2003 par Valéry Giscard d’Estaing. En attendant d’être ratifié, soit par des référendums populaires, soit par les parlements nationaux, ce Traité vient d’être signé le 29 octobre à Rome. C’est, en quelque sorte, le second « Traité de Rome ».

Loin de clarifier les perspectives d’avenir, ces événements placent l’Europe à une sorte de croisée confuse de chemins incertains où s’affrontent différents pays ou courants d’opinion, tant à l’égard de l’intervention américaine en Irak qu’au sujet de l’adhésion de la Turquie. Irak, Turquie, ces deux exemples suffisent à montrer qu’on ne peut pas comprendre les problèmes actuels de la construction européenne, sans se référer d’abord à l’héritage historique et géographique dont elle est issue. Ce sera mon premier point. J’envisagerai ensuite les deux grands sujets d’une actualité de plus en plus brûlante, que sont d’une part, la question des limites de l’Union dans ses nouvelles perspectives d’élargissement et, d’autre part, le problème de la nature du projet européen comme enjeu du Traité constitutionnel.

L’objectif ainsi visé n’est pas de prendre parti. Il ne s’agit pas de présenter un projet, encore moins un programme, mais de réunir un ensemble de points de vue éclairants, soit par leurs divergences, soit par leurs convergences.

I – APERÇUS SUR L’HERITAGE

L’héritage dont la construction européenne est issue se caractérise par deux grandes spécificités historiques : d’une part, « L’Europe n’a jamais été un empire ». D’autre part, en introduisant pour la première fois dans l’histoire des relations internationales ce que Hannah Harendt a appelé « le pardon et la promesse », elle a fondé la nouvelle Communauté européenne sur une véritable révolution dont le Traité constitutionnel est la plus récente expression. Il convient de préciser quelque peu ces deux points.

En premier lieu, il y a une loi quasi-universelle de l’évolution historique, qui fait que les populations ont été, sur les différents continents, progressivement regroupés sous l’autorité d’empires. Or Jean Baechler a établi que la seule exception notable à cette loi, c’est l’Europe. Il en résulte que l’Europe n’a jamais constitué une entité politique. Cette donnée historique mérite d’être soulignée au moment où le Traité constitutionnel remet à l’ordre du jour, dans une certaine mesure, la question de l’unité politique de l’Europe. Dans le passé, en l’absence d’une telle unité, l’Europe s’est tissée d’une manière floue, à travers des éléments culturels, religieux et artistiques, sous la forme de divers réseaux se diffusant en dépit de la fragmentation des pouvoirs politiques. Mieux, ces structures en réseaux ont favorisé l’effervescence de toutes sortes d’initiatives et, notamment, l’invention de la science.

Ne retombons pas dans le vieux romantisme de l’empire de Charlemagne. Jean Favier souligne que pour cet empereur, l’empire ne constituait guère qu’une sorte de décoration personnelle. Au plan institutionnel, il a fait place, on le sait, dès le Traité de Verdun en 843, à la séparation de trois entités qui sont à l’origine des trois principales nations d’Europe continentale : la France, la Germanie et l’Italie. Le Saint Empire n’a jamais exercé aucune souveraineté européenne et les juristes du Roi de France ont, dès le XIIIème siècle, légitimé celui-ci comme « Empereur en son royaume ». Même après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et leur arrivée sur le Danube, la tentative visionnaire du roi de Bohème Georges Podiébrad, de réunir tous les Etats chrétiens pour résister à la pression ottomane, a échoué complètement à cause de l’hostilité de la France et … du Pape !

Ultérieurement, comme l’a montré Marc Fumaroli, l’Europe du XVIème au XVIIIème s’est progressivement constituée en une véritable union intellectuelle, qui s’est appelée « République des lettres » au sens romain du mot. Parie de l’Italie, particulièrement vivante aux Pays-Bas, cette République des Arts et des Lettres s’est progressivement étendue à la France, à l’Angleterre, à l’Espagne, au Saint-Empire germanique, à la Scandinavie, à la Bohème, à la Hongrie, à la Pologne, en un mot à toute l’aire géographique de l’Union européenne à vingt-cinq. Cette communauté des meilleurs esprits a alors transcendé la fragmentation politique, puis les cassures religieuses de l’Europe. Pendant ces trois siècles, qu’ils soient de nationalité française, allemande ou autre, tous les penseurs, artistes et savants ont conscience d’être européens. Pour Jean-Jacques Rousseau, « il n’y a que des Européens, ils ont tous le même goût, les mêmes passions, le même mode de vie ». Et pour Voltaire, l’Europe « était une espèce de grande république partagée en plusieurs Etats, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique inconnus dans les autres parties du monde ».

C’est aussi l’Europe qui, pendant cette période des XVIème – XVIIIème siècles, a tout simplement, comme le constate Madame Michelle Perrot, inventé la femme moderne et progressivement fait naître, pour la première fois dans l’Histoire, l’idée d’égalité des sexes, les droits civils précédant les droits politiques.

On en était là lorsque, rappelle Jean Tulard, au début de 1812, un millénaire après Charlemagne, Napoléon parvenait à faire de l’Europe son empire sous domination française. Mais celui-ci ne dura qu’un an. Il s’est effondré en 1813, avec la retraite de Russie. Non seulement cette Europe de Napoléon, qui reposait sur la force, n’a pas survécu à l’échec militaire, mais elle a préparé une montée des nationalismes, qui a finalement revêtu des formes explosives. C’est en effet cette Europe là qui a déclenché et conduit les deux seules guerres mondiales de l’histoire universelle, lesquelles, par comparaison avec le million de morts des guerres napoléoniennes, en ont fait huit millions pour la première guerre mondiale et pas moins de cinquante millions pour la deuxième. Il convient de s’en souvenir pour comprendre la miraculeuse conversion qui a suivi cette double tragédie.

C’est en effet par réaction aux horreurs de la seconde guerre mondiale que la deuxième spécificité de l’histoire européenne s’est fait jour, en 1950, lorsque Robert Schuman, au lieu de chercher à accabler les Allemands d’un nouveau « Vae victis », leur a tendu la main dans un geste de réconciliation et pour une coopération qui est le fondement de la construction européenne. Ainsi Schuman déclarait-il : « Il faut en finir avec la notion d’ennemi héréditaire et proposer à nos peuples de former une communauté qui sera le fondement, un jour, d’une patrie européenne ». Ce qui, selon René Rémond « est une initiative d’une audace inouïe, à laquelle je ne connais pas de précédent (…) ».

Parmi bien des regards croisés, cette vision historique a été particulièrement attestée par un Daniel Cohn-Bendit, à propos du rôle de l’amitié franco-allemande dans la construction européenne.

Et pour en terminer avec Schuman, on retiendra que, voici plus de quarante ans, il préparait déjà le grand élargissement que nous célébrons cette année : « Nous allons faire l’Europe », disait-il, « non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont connues jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion ».

Avant d’en venir à l’examen de cet événement majeur, il convient d’évoquer un dernier aspect de l’expérience acquise, depuis un demi-siècle, dans le cadre de la construction européenne. Il s’agit d’un sujet beaucoup moins connu, mais d’une grande portée virtuelle, que Robert Toulemon a traité sous le titre « De la construction européenne à la réforme des Nations-Unies ». Il résume lui-même sa réflexion comme suit :

« Qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme et contre la prolifération des armes de destruction massive, deux menaces qui pourraient un jour n’en faire qu’une, de la prévention des génocides, de la sauvegarde des climats et de la diversité biologique, enfin de la satisfaction des besoins humains fondamentaux, l’Organisation des Nations Unies dans ses structures héritées du deuxième conflit mondial n’est manifestement pas en mesure de définir et moins encore d’imposer un ordre mondial moins anarchique, une politique de survie à l’échelle universelle. Pour y parvenir, l’Organisation devra surmonter le blocage résultant de souverainetés étatiques, pour la plupart impuissantes mais paralysantes. Elle devra expérimenter l’exercice en commun de la souveraineté, sans que cela apparaisse comme le déguisement d’une ou plusieurs hégémonies. Or il existe un continent qui, pour avoir subi les conséquences d’un nationalisme paroxystique et y avoir perdu son ancienne suprématie, a poussé plus loin que cela n’avait jamais été fait ni même imaginé, l’exercice en commun de la souveraineté. Cette expérience, l’expérience communautaire européenne, présente un intérêt qui dépasse les frontières du continent. Considérée dans le reste du monde avec parfois plus d’attention que dans ses propres frontières, cette expérience pourrait très utilement inspirer la profonde réforme des Nations Unies qui s’imposera tôt ou tard ».

II – LE GRAND ELARGISSEMENT ET LA QUESTION DES LIMITES DE L’UNION

Ce grand élargissement porte sur dix économies présentant de tels retards par rapport à la moyenne des quinze que leur intégration aurait été pour le moins insolite si les nouveaux pays membres n’avaient pas été issus de la même culture européenne. En effet, les soixante-dix millions d’habitants des dix représentent 25 % de la population des quinze, mais seulement 10 % de leur richesse. Cela explique la montée d’inquiétudes croisées : d’un côté, les nouveaux membres craignent qu’un manque de compétitivité ne les affaiblisse encore ; de l’autre, certains membres anciens sont hantés par la crainte des délocalisations. Selon un sondage récent , 88 % des Français estiment que les délocalisations constituent un phénomène grave.

Dans ces conditions, il est particulièrement important de prendre en compte l’impressionnante série de témoignages suggérant combien l’appartenance à l’Union a permis d’accélérer le renforcement structurel de nombreux pays membres. C’est d’abord celui de Raymond Barre, montrant comment l’Europe a contribué efficacement à l’adaptation de la France et au rattrapage de ses retards ; celui de Jacques Delors, soulignant que le jeu combiné de la concurrence et de la solidarité a permis à la Communauté de susciter un essor incomparable de l’Irlande, de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce ; enfin, le témoignage de Pascal Lamy sur l’efficacité des politiques communes au profit des mêmes économies moins développées converge avec les études de Jean-Dominique Giuliani, montrant à quel point, sous l’angle économique, le grand élargissement est globalement conforme à l’intérêt commun des nouveaux et des anciens pays membres.

D’autre part, si, dépassant les considérations économiques, on aborde les aspects culturels et sociétaux, on constate qu’il ne s’agit nullement d’un élargissement artificiel mais, tout au contraire, d’une réunification cautérisant les blessures de l’histoire. D’ailleurs, les pays d’Europe Centrale sont ceux dont la conscience historique est, de loin, le facteur le plus déterminant de la pensée et de l’action politiques.

Cette conscience historique a été particulièrement soulignée par Madame Sandra Kalniete, ancienne ministre des Affaires étrangères de Lettonie, née dans un goulag ! : pour elle, c’est seulement le jour de la réunification de l’Europe, le 1er mai 2004, que « la page de la seconde guerre mondiale a pu être, enfin, définitivement tournée sur la carte géopolitique européenne ». Et cette Europe dont les Pays Baltes, notamment, sont désormais membres à part entière, est loin d’avoir pour unique vocation la prospérité économique : « il ne faut jamais oublier que la vocation de l’Europe n’est pas seulement d’être une source de bien-être ou un marché commun. L’Europe est d’abord un espace culturel où sont nées les valeurs fondamentales de la civilisation moderne ».

Dans l’ensemble des nouveaux pays membres, on est frappé de voir les progrès rapides de la démocratisation, l’apaisement des vieilles querelles ethniques, le meilleur traitement des minorités. Tous ces premiers succès sont, dans une large mesure, la conséquence de ce que, depuis dix siècles, ces pays ont appartenu à la seule Europe unie qui fut, celle – on l’a dit – de la spiritualité, des mœurs et de la culture. C’est ainsi que les nouveaux membres enrichissent l’Union européenne de quatorze Prix Nobel. Un autre exemple emblématique est donné par Bronislaw Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères de Pologne. Il insiste, notamment, sur la réconciliation polono-allemande, qui paraissait quasi-impossible et qui s’est, dit-il, « opérée avec une stupéfiante rapidité ». La confiance que Geremek fait à la vertu pacificatrice de l’Union européenne est telle que le meilleur moyen, selon lui, de contribuer à la perspective d’un apaisement entre Israël et la Palestine serait de faire espérer à ces deux pays leur entrée possible dans l’Union européenne…

Cette audacieuse remarque a été présentée à l’Académie en mai dernier. A l’époque, nul n’imaginait le puissant mouvement populaire qui allait établir, fin 2004, la démocratie en Ukraine et attirer ce pays vers l’Union européenne. Qui plus est, seuls quelques observateurs particulièrement avertis, tel Thierry de Montbrial, plaçaient « la question turque » au premier rang de leurs préoccupations pour l’Europe, anticipant ce qui est devenu éclatant depuis lors. A la suite de la recommandation d’ouverture des négociations d’adhésion présentée par la Commission européenne le 6 octobre et son approbation par le Conseil européen du 17 décembre, il est clair, désormais, que cette question turque – extraordinaire ferment de discorde, non seulement entre les différents peuples, mais, en France, au sein des principales formations politiques – ne saurait manquer de prendre une large place auprès des deux événements historiques de 2004.

En effet, par delà les argumentaires croisés qui, chaque jour, défraient désormais la chronique, la question des limites de l’Union européenne met en cause à la fois les fondements culturels de l’Europe et son projet d’avenir, sans parler de son modèle social et familial.

Sur le premier point, Alain Besançon note que les frontières historiques de l’Europe correspondent partout à un même marqueur culturel, celui de l’art gothique – c’est-à-dire de la chrétienté d’Occident –, lesquelles coïncident avec celles de l’Europe des vingt-cinq. Quant à son projet d’avenir, la question, selon Jean-Claude Casanova, est de savoir si nous concevons l’Europe comme une identité politique enracinée ou comme un marché unique universel. Et qu’on ne vienne pas dire que, si la Turquie n’en était qu’un partenaire privilégié et non pas un membre de plein droit, cela renforcerait le fondamentalisme islamique ! Cet argument, ajoute-t-il, est un chantage qui revient à demander à l’Europe de régler le problème de l’évolution historique des musulmans par l’élargissement indéfini de l’Union européenne…

Les musulmans n’en ont d’ailleurs nullement envie. Considérant l’Europe vue du monde musulman, Antoine Sfeir note que la Turquie tient une place à part aux yeux de la communauté musulmane, laquelle, par ailleurs, comprend mal l’Union européenne étant donné que c’est l’Europe elle-même qui a, pour la première fois, institué des frontières d’Etat au sein de cette communauté musulmane, la Oumma. Enfin, l’Europe étant devenue areligieuse, elle ne paraît plus guère respectable. Moins respectable même, sous cet angle, que les Etats-Unis eux-mêmes…

Alors que les gouvernements se déclarent tous favorables à l’adhésion conditionnelle de la Turquie, une large part des populations y est opposée. En France, cette opposition est si vive que la première raison invoquée par bon nombre d’adversaires du projet de Constitution est précisément leur refus de la Turquie comme membre à part entière de l’Union. La question turque se révèle donc être une source d’interférences entre les problèmes de l’élargissement et ceux de la Constitution. Le résultat du référendum constitutionnel annoncé en France pour 2005 risque fort d’en être affecté. Jadis, on désignait l’Empire Ottoman comme « l’homme malade de l’Europe ». Certains se demandent si l’on ne pourrait pas craindre, désormais, que l’Europe ne risque de devenir « l’homme malade de la Turquie » ?

Mais, si importants que soient ces problèmes liés à l’élargissement et aux limites d’une Union européenne, qui comptera bientôt trente membres, voire plus, ils ne doivent pas nous faire oublier le défi majeur pour l’Europe que trois de nos communicants ont souligné : le premier, Jean-Claude Chesnais, est démographe ; le deuxième, Theodor Berchem, est président de l’université de Würzburg et professeur au Collège de France ; le troisième est une femme, une femme asiatique, Madame Tchen Yu-Chiou, alors ministre de la culture de Taïwan. Leurs regards croisés tirent l’alarme sur les dramatiques retards des pays d’Europe en matière de recherche et de développement. Il en ressort que la priorité des priorités pour l’Union consiste à se doter, enfin, de politiques volontaristes dans ce domaine. Et, n’eût été la gravité du sujet, ils auraient pu ajouter : en cessant de s’enivrer de grands mots creux, comme ceux du Conseil européen de Lisbonne qui, en mars 2000, osa donner pour objectif à l’Union de devenir, à l’horizon 2010, « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Moyennant quoi, à peu près rien n’a été fait depuis lors, contrairement à ce qui se passait pendant les « trente glorieuses », lorsque l’Europe rattrapait son retard en matière nucléaire, aéronautique et spatiale.

A l’époque où l’hyperpuissance américaine et l’immense surgissement des nouvelles puissances asiatiques viennent mettre au défi, comme jamais, les économies et les sociétés de la vieille Europe, la priorité des priorités, pour elle, est de reconstruire l’équivalent contemporain de la « République des lettres », c’est-à-dire un réseau d’excellence au niveau mondial en matière universitaire et de recherche scientifique. A cet égard, les propositions présentées par le Professeur Theodor Berchem sont particulièrement fortes : mobiliser « toutes les forces dans un effort européen commun » par ce que c’est le seul moyen de relever le nouveau défi américain. Tel est aussi le message final qui ressort de la réponse donnée par Jacques de Larosière à la question d’ensemble : « Comment l’Europe peut-elle rattraper l’économie américaine ? » La principale faiblesse de l’économie européenne est aujourd’hui liée, d’abord, au fait que, par rapport aux Etats-Unis, les pays européens consacrent en moyenne à l’enseignement supérieur moitié moins de ressources en pourcentage du PIB , en suite au manque d’ouverture des universités européennes sur le monde économique. C’est ainsi qu’il vient appuyer fortement la conclusion des trois précédents communicants en soulignant la priorité qu’il y a « à promouvoir, entre universités, centres de recherches, pouvoirs publics et entreprises, de véritables réseaux interactifs ».

III – LES ENJEUX DU TRAITE CONSTITUTIONNEL

Soit directement par référendum, soit indirectement par la voie parlementaire, la population sera appelée à se prononcer prochainement sur le Traité constitutionnel, mais pas toujours sur la question turque. Et cela, alors même que cette question turque, qui réveille tout un travail de mémoire historique et de sensibilité géographique, est évidemment plus concrète et plus passionnante que le texte constitutionnel, si remarquablement rédigé soit-il.

Dans ces conditions, il sera difficile, semble-t-il d’éviter que bon nombre d’adversaires de la candidature turque ne viennent se joindre aux adversaires du Traité. Autrement dit, parmi les différents regards qui se croisent sur ce sujet complexe, certains ne sont pas dépourvus de strabisme.

Or, ce qui est en cause avec le Traité constitutionnel, c’est une étape absolument décisive de la construction européenne, et cela pour trois raisons essentielles.

La première est tout simplement qu’en application du Traité, l’Union européenne ne serait plus seulement un espace économique doté d’instruments juridiques et politiques spécialisés, mais une véritable union politique fondée, comme on le voit dès aujourd’hui à travers les vicissitudes de la Commission Barroso, sur un renforcement des pouvoirs du Parlement.

La deuxième raison est que ce saut qualitatif se résume par l’emploi même du mot « constitution » qui était, hier encore, interdit, car politiquement incorrect…

La troisième raison est que, rassemblant désormais non plus seulement des Etats mais aussi les citoyens de ces Etats, l’Europe serait, notamment, dotée d’un président permanent du Conseil européen élu pour deux ans et demi renouvelables, président qui donnerait enfin un visage à l’Union.

Autrement dit, la ratification du Traité constitutionnel serait virtuellement porteuse, au plan politique, d’une mutation analogue à la création de l’euro en matière monétaire.

A l’instar de la Communauté européenne elle-même, la création de l’euro, monnaie entièrement nouvelle, issus de onze, puis de douze monnaies, est une innovation absolument unique, sans aucun précédent dans toute l’histoire monétaire. Comme nous l’a dit Jean-Claude Trichet, « L’euro est non seulement un symbole d’unité, mais aussi un emblème de la possible future souveraineté politique européenne, celle qui s’épanouirait dans une véritable fédération politique achevée, si telle était la volonté des peuples européens ».

Il est particulièrement intéressant de noter, sur ce point, l’opinion de Félix Rohatyn, ancien ambassadeur des Etats-Unis en France : « L’introduction de l’euro fut couronnée de succès. Accomplissement remarquable (…), l’introduction d’une monnaie unique avec sa propre banque centrale par douze démocraties modernes avancées était symbolique d’une nouvelle Europe (…) malgré un certain scepticisme en Amérique quant à la nouvelle devise, les débuts de l’euro ont justifié les attentes ». Cette opinion est fortement corroborée par Lord Simon of Highbury, qui a démissionné du gouvernement britannique lorsque celui-ci a refusé d’entrer dans la zone euro.

Sur un plan plus général, dès la première page du texte, le Traité définit les principes d’un véritable modèle européen : « L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe, fondé sur une croissance économique équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi, au progrès social et à un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement (…). Elle promeut la justice et la protection sociales ».

Certains ont reproché au Traité d’être trop timide en ce qui concerne les politiques sociales. C’est un point qui a été relevé, notamment, par Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne. De même, Madame Nicole Notat a souligné que « le modèle social est au cœur de l’identité européenne », et l’économiste belge Philippe de Woot a dégagé les traits essentiels de l’entreprise européenne socialement responsable.

Mais rien de cela n’accrédite pour autant, au plan européen, l’opinion de ceux qui, en France, accusent le Traité constitutionnel d’être un sous-produit de « l’ultra-libéralisme » américain. Le Traité constitue au contraire, selon le britannique John Monks, Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), « une réponse à la mondialisation américaine ». Ce type d’opinion est soutenu non seulement par les syndicats européens, mais par la quasi-totalité des partis sociaux-démocrates. Ainsi, Jorge Sampaio, Président de la République du Portugal et socialiste, déclare : « On y reconnaît le principe de cohésion sociale, économique et territoriale de l’Union. On y réitère la volonté d’approfondir les politiques communes pour garantir un avenir de prospérité, de sécurité et de justice ».

Il n’empêche qu’en France, depuis la fin de l’été 2004, certains dirigeants politiques de l’opposition préconisent un vote négatif au référendum prévu pour 2005, au nom de leur attachement au « modèle social français ». Ils pourront peut-être en influencer, voire en modifier le résultat, au point d’aboutir à un veto de la France. Cela créerait une inconnue majeure pour l’avenir de l’Europe. Mais, sur le fond des choses, ce veto serait vain. En effet, il n’aurait aucune chance de susciter, dans l’opinion des pays partenaires, un soutien à ce « modèle social français », dont le rapport Camdessus Le sursaut vers une nouvelle croissance pour la France vient de dénoncer l’échec indiscutable, tant en ce qui concerne ses ruineuses conséquences sur les finances publiques que ses responsabilités concernant les désastreux taux de chômage qu’il entretient.

A peine l’encre du deuxième Traité de Rome est-elle sèche que les gouvernements se préparent à décider d’ouvrir des négociations normalement destinées à déboucher sur l’adhésion de la Turquie. Ces deux décisions peuvent apparaître comme des avancées complémentaires à court terme : elles devraient bénéficier d’un double « oui », notamment en Allemagne, en Italie et en Espagne. Mais toute autre est la situation, en Grande-Bretagne d’abord, où le référendum annoncé par le gouvernement Blair risque fort d’aboutir à un « non ».

Quant à l’opinion française, qui ne perd jamais une occasion de se séparer sur les grandes questions de principes, elle est profondément divisée, tant sur le Traité que sur la question turque. En ce qui concerne le Traité constitutionnel, une large partie de la gauche vient renforcer les souverainistes dont les thèses ont été exposées par Philippe de Villiers et conduisent à un double « non ». Selon Virgilio Dastoli, les nouvelles orientations du fédéralisme s’accommodent du Traité, notamment au regard du principe de subsidiarité et de la doctrine sociale de l’Eglise. Concernant d’autre part la question turque, on ne trouve guère, en France, de trace de l’idéologie du « club chrétien ». C’est ainsi que, traitant de « L’Europe et Dieu », le catholique Jean Boissonnat a précisé qu’il ne regrette pas l’absence, dans le préambule du Traité, de toute référence à l’héritage chrétien. Il se satisfait de celle qui porte sur les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Pour le reste, ayant montré comment Dieu a fait l’Europe et l’Europe a défait Dieu, il est, selon lui, « dans la vocation du christianisme, de se déseuropéaniser s’il veut offrir un visage accueillant aux masses asiatiques qui ne le connaissent pas : si l’Europe n’est plus institutionnellement chrétienne, elle peut l’être davantage spirituellement ».

Autant la question du Traité déchire la gauche, autant la question de la Turquie divise la droite. Les adversaires de l’adhésion y puisent souvent leurs convictions sur ce que Jean-Claude Casanova appelle « l’heure de vérité pour l’Europe » : « deux visions de l’Europe s’affrontent : l’une est politique et historique (…), il s’agit de construire une patrie européenne avec des frontières claires issues d’une histoire commune. Pour l’autre vision, il s’agit d’étendre la démocratie et le marché, sans se préoccuper de l’histoire ou des frontières. Ces deux visions sont irréductibles l’une à l’autre ».

Par ailleurs, les adversaires de l’adhésion sont largement soutenus par des courants d’opinion spontanés, peu organisés, mais particulièrement vifs parmi les catégories défavorisées de la population, qui comptent, semble-t-il, de nombreux électeurs prêts à voter « non » au référendum constitutionnel pour exprimer leur rejet de la candidature turque.

Dès lors, on ne peut échapper à la question : que se passerait-il si le « non » l’emportait en France au référendum de 2005 ? Une réponse plausible, me semble-t-il, est celle d’un homme politique particulièrement respecté : Jean-Claude Juncker, Premier Ministre du Luxembourg, nommé Président de l’Eurogroupe. Voici cette réponse : « Un « non » de la France conduirait l’Europe dans une crise absolue où il n’y aurait plus aucun idéal européen à poursuivre. Ce serait l’immobilisme absolu ». A l’inverse, l’ambition affichée dès le préambule du Traité est de faire de l’Europe « un espace privilégié de l’espérance humaine ».

Mais quelle est la portée concrète de ce grand projet ? Deux regards croisés ont, pour terminer la série des séances de l’Académie sur l’Europe, proposé des réponses contrastées à cette question. Ils émanent respectivement d’Alain Lamassoure et du Chancelier Pierre Messmer.

Pour le parlementaire européen qui a joué un rôle particulièrement actif au sein de la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, le projet de Constitution qui en est issu présente un caractère littéralement révolutionnaire : il confère à l’Union une véritable puissance législatrice ; il la dote de dirigeants propres « clairement identifiés et, pour les plus importants, élus par les citoyens ». En effet, la nouvelle révolution européenne, si elle est ratifiée à l’unanimité comme elle l’a été adoptée, sera une révolution démocratique sans aucun précédent et caractérisée par une véritable irruption juridique des citoyens, une « déferlante démocratique ».

Traitant de « La nouvelle problématique de la construction européenne », le Chancelier Pierre Messmer est moins enthousiaste. Il estime, en premier lieu, que, si la ratification à l’unanimité du Traité devait échouer, ce ne serait pas « une catastrophe, l’Union ayant été créée et s’étant développée sans Constitution depuis sa naissance ». En revanche, l’adhésion éventuelle de la Turquie poserait, notamment, deux redoutables problèmes de frontières : elle donnerait pour voisins à l’Union européenne des pays « turbulents » tels que la Syrie, l’Irak et l’Iran ; d’autre part, elle favoriserait des candidatures telles que celles de la Géorgie, de l’Arménie … En matière de politique étrangère et de défense, M. Messmer ne pense pas que de nouvelles institutions européennes soient une condition nécessaire du rapprochement des positions et du renforcement des moyens d’action, mais qu’il faut au contraire compter sur les initiatives solidaires de certains grands pays.

Cela dit, il est d’autant plus important que, de toute son autorité en la matière, le Chancelier de l’Institut mette l’accent sur les grands projets qui devraient être ceux de l’Europe en matière de recherche scientifique et technique.