Séance exceptionnelle du lundi 27 janvier 1975
par M. Luc Durand-Réville,
Correspondant de l’Académie
Rares, en fin de compte, sont les êtres qui ont le pouvoir d’être présents et peu nombreux sont les hommes dont on ne précède pas le nom, dans la conversation courante, du mot « Monsieur »… ou d’un titre professionnel ou universitaire. Nous disions de lui — et nous disons toujours, de notre grand ami de Lambaréné — « Schweitzer » ou « Albert Schweitzer ». Et par-delà la mort qui nous l’enleva il y aura dix ans au mois de septembre prochain, il reste pour ceux qui l’ont connu, aimé, aidé et admiré, exceptionnellement « présent »… ne serait-ce que par la lumière, dans laquelle nous sommes toujours, de son clair regard, demeuré jusqu’à la fin si jeune à travers les paupières alourdies du beau vieillard !
Mais je suis déterminé, devant ses confrères de l’Académie, à ne pas me laisser aller à l’entraînement naturel d’une affection très vive et d’une profonde admiration pour l’homme que Dieu m’a donné le privilège de connaître et d’aimer jusqu’à un âge exceptionnellement avancé.
Albert Schweitzer était un homme, en tout cas, d’une stature morale telle qu’elle ne pouvait pas ne pas lui valoir beaucoup d’incompréhensions et un grand nombre d’inimitiés. Son exemple gênait… et gênait d’autant plus qu’il ne prétendait pas en être un. Son désintéressement devenait encombrant. Les exigences morales de ses convictions, la vigueur et la sincérité avec lesquelles il observait les unes et mettait les autres en œuvre… n’ont pas laissé de susciter la critique — ce qui n’est que naturel — mais d’engendrer aussi la mauvaise foi… ce qui n’est jamais tolérable.
Le « grand docteur » comme l’appelaient ses amis gabonais, était de ceux qu’il faut se donner du mal pour connaître. Il est remarquable que ses détracteurs se soient contentés de le furtivement côtoyer, avec l’arrière-pensée préconçue de se donner l’originalité de suggérer le scandale dont l’exploitation est, on le sait, lucrative en proportion de la notoriété.
Comme il ne s’agit pas aujourd’hui de raconter la vie de l’homme exceptionnel que j’ai, un jour, rencontré sur ma route, le plus suggestif n’est-il pas de dire ici, d’abord, les circonstances pittoresques de cette rencontre ?
Des amis parisiens, avant mon premier départ — il y a de cela bien longtemps — pour les rives de l’Ogooué, m’avaient dit : « Ah ! puisque vous partez pour le Gabon, ne manquez pas à rencontrer un personnage extraordinaire qui vit quelque part de ce côté, un homme qui d’ailleurs a eu des histoires (et l’on évoquait sans doute celle de son incarcération de 1917, parce que, du fait qu’il était né en Alsace, à l’époque allemande, on avait trouvé bon, à la déclaration de guerre, de le traiter comme un national ennemi). C’est un homme curieux, me disait-on encore, avec de bons et de mauvais côtés, en tout cas, vous verrez, il vaut la peine d’être connu : c’est un homme pas comme les autres. » Et j’avais mis cette recommandation dans mon bagage : toujours curieux des choses et des êtres nouveaux, je ne voulais pas faillir à faire la découverte, avec tant d’hommes et tant d’autres choses, de cet homme dont on me disait qu’il « n’était pas comme les autres ».
Quelques semaines après, j’avais, en vingt-cinq ou vingt-six heures de pinasse, remonté l’Ogooué de Port-Gentil jusqu’à Lambaréné où m’appelait le travail dont j’étais chargé. Il était trois heures du matin. Dans le silence de la nuit, nous partîmes pour remonter le fleuve encore jusqu’à l’hôpital du « grand docteur ». Au silence de la nuit succédait bientôt le silence d’une aube qui rosissait de son doigt délicat les eaux boueuses du fleuve majestueux. Parvenus à mi-route, ce silence était rompu par une sorte de lent martèlement révélateur, quelque part dans les environs, de la présence de l’homme. On aurait dit d’un maillet frappant une tôle dans le lointain. Une heure encore et je débarquais dans le poto-poto de la rive de l’hôpital. C’était l’heure où les nuages relevaient vers eux le rideau de brume qu’avait fait descendre sur terre la fraîcheur de la nuit… l’heure où les premiers rayons du soleil condensent en perles irisées la rosée nocturne sur les frondaisons qui l’égouttent. C’était l’heure où les hôtes de cette cour des miracles, sous l’aspect de laquelle apparaît l’hôpital du « grand docteur » à des yeux neufs, sortent de leurs cases, manchots sombres sous les pagnes dont ils s’enveloppent pour la nuit et qu’ils relèvent frileusement jusqu’à leur visage, au matin.
Le martèlement de tout à l’heure s’était précisé, s’était rapproché et, au premier des malades de l’hôpital que je rencontrai, en train d’allumer sous le négropot traditionnel le feu qui s’y consumera tout le jour, je demandai s’il m’était possible de déranger le « grand docteur ». Les Gabonais ne sont pas toujours loquaces, et d’un coup de menton, appuyé d’un regard investigateur, le noir que j’interrogeai m’indiqua une direction; je partis dans cette direction, puis demandai à nouveau mon chemin, gravissant la pente de plus en plus abrupte et, de coup de menton en coup de menton, j’arrivai finalement à une sorte d’atelier sommaire, simple chaume de toiture posé sur pilotis où un homme de grande taille, et large à proportion, martelait en effet une tôle ondulée. Je regardai et j’attendis et ce mot de Tacite me revint alors en mémoire dans le petit matin du pays Pahouin, selon lequel « on juge de l’aptitude d’un homme à faire de grandes choses à l’attention qu’il apporte aux plus petites ». Schweitzer, car c’était lui, ne tarda pas à percevoir derrière lui une présence ; il s’arrêta, se retourna, me regarda. Je m’approchai et lui dis mon nom… et ce nom tout de suite le frappa et, avec l’extraordinaire faculté qu’avait Schweitzer de passer brusquement d’une occupation à une pensée, il me demanda si je n’étais pas parent des savants, des conceptions desquels il s’était inspiré pour définir sa propre théologie. C’est ainsi que les atomes crochus — la sympathie n’est-elle pas à la fois une première impression et une seconde vue ? — se manifestèrent immédiatement entre nous ; et joyeusement le « grand docteur » passa de la tôlerie à la théologie. Il évoquait à haute voix ses souvenirs d’étudiant strasbourgeois et parisien et, élevant tout de suite le niveau de la conversation, il développait pour le visiteur inopiné les thèses, longtemps méditées par lui, selon lesquelles il n’est pas possible que Dieu ait voulu qu’il y eût contradiction entre la science et la religion. Il tombait à pic ; formé d’ailleurs aux mêmes disciplines que lui, j’étais tout prêt à m’entendre confirmer qu’il y a lieu de distinguer, en matière de relations entre la métaphysique et le quotidien, l’immense domaine de ce qui est au-dessus de la raison et qui constitue le domaine de la foi et, d’autre part, ce qui nous apparaît contraire, dans la vie quotidienne, à la raison que Dieu nous a donnée.
Schweitzer avait fini son travail ; un curieux travail à vrai dire, qui consistait à aplatir à coups de maillet une tôle ondulée. L’ouvrier m’expliqua qu’en procédant à ce travail, il arrivait à couvrir les bâtiments qu’il avait en construction par une superficie de métal plus grande ! Comme pour l’œuf de Colomb : il fallait y penser. Mais il fallait, n’est-il pas vrai aussi, que les finances de l’hôpital fussent singulièrement précaires pour que le maître du lieu s’adonnât dès le petit matin à une besogne aussi contraignante. Il avait donc fini ce travail ; il me prit par le bras et m’entraîna vers sa case. Chemin faisant, il donnait une tape amicale au pélican familier, distribuait une observation bourrue, et cependant affectueuse, à un indigène qui venait prendre du bois dans une réserve qui lui était interdite, une caresse à une biche venue frôler sans contrainte son échine gracieuse au genou du « grand docteur »… et nous voilà partis visiter la cour des miracles. C’est en effet l’observation première que se fait à lui-même le visiteur de l’hôpital. Il ne peut pas ne pas être frappé de la rusticité de ses installations. Il y a loin entre cet ensemble hétéroclite et primitif et les magnifiques hôpitaux nickelés et ripolinés qui sont aujourd’hui le fin du fin de la médecine curative. Et l’on ne manque pas, souvent, à reprocher à Schweitzer comme une insuffisance, le fait, malgré les très grands progrès d’équipement qui, depuis lors, ont marqué l’évolution de son hôpital, que celui-ci ne réponde plus au dernier mot de la technique hospitalière moderne. Mais cela s’explique par deux raisons : la première est de fait : il faut se rappeler que le « grand docteur » n’a rien demandé jamais à personne ; il n’a jamais reçu des pouvoirs publics aucune aide et il a dû commencer l’œuvre à laquelle il avait choisi de se consacrer avec les seuls moyens dont il disposait. Schweitzer n’était certes pas ennemi du progrès, mais il n’en a marqué son œuvre qu’au fur et à mesure que les moyens matériels lui étaient acquis d’en faire façon. Quant à la seconde raison de l’aspect un peu ahurissant de ce village de soins, elle est de psychologie. C’est volontairement qu’ayant parfaitement compris dès l’abord l’âme indigène, Schweitzer avait voulu pouvoir accueillir des malades fort réticents à se confier à la science dans un cadre qui ne les effarouchât pas trop et qui, pour dire le vrai, ressemblât d’aussi près que possible aux cases dans lesquelles ils vivent traditionnellement dans la brousse. Croit-on en effet que fussent venus à lui comme ils sont venus les Pahouins de la grande forêt gabonaise, s’ils se fussent trouvés devant un de ces monuments modernes de la technique hospitalière ? Ce serait une erreur de le penser et, pour accepter de se faire soigner par un médecin européen et d’échapper aux techniques approximatives et souvent dangereuses du féticheur du village, il fallait au moins donner aux malades la faculté de se laisser accompagner, comme c’est la coutume, de sa famille, d’une vieille mère parfois déjà impotente, d’une ou deux de ses femmes, le cas échéant de ses petits-enfants, des cabris et des poules ! On imagine mal cette « smala » hétéroclite se pliant aux disciplines d’un hôpital comme Lariboisière ou Beaujon. C’est grâce à cette intelligente compréhension de Schweitzer qu’il a pu réussir là où tant d’autres avaient échoué et qu’il avait convaincu ceux qui venaient parfois vers lui de plus de 200 km d’accepter les soins scientifiques de la médecine moderne.
On se demande parfois comment un homme d’une telle simplicité, cet homme qui m’apparaissait dès l’abord sans doute abrupt, autoritaire et obstiné — foncièrement alsacien avec tous les défauts apparents et les immenses qualités profondes de sa race — mais rayonnant d’amour de son prochain — un prochain dont il comprit l’un des premiers qu’il s’étendait désormais aux extrémités de la terre — on se demande comment et pourquoi un tel homme a pu susciter tant de persévérance dans la calomnie ?
La route pour lui fut longue, s’il faut en croire Barrés, qui dit que chacun suit la route qui passe dans son village… la route de Kaysersberg et de Gunsbach fut longue pour Schweitzer, puisqu’elle aboutit à Lambaréné. Tout bas, un Dieu parlait dans son cœur ; tout bas et très discrètement II lui signifiait « ce qui est à fuir ». Cette constatation de Goethe, dans l’intimité de la pensée duquel Schweitzer a vécu, s’applique à ce dernier plus qu’à tout autre. Originaire de cette vallée du Rhin, pays de transition, d’interpénétration et de synthèse de la pensée germanique et des apports latins à une civilisation occidentale fondée sur le christianisme, Schweitzer fut dans son temps, en quelque sorte, le continuateur de Goethe, dont personne sans doute n’a, aussi bien que lui, compris et analysé la démarche d’esprit. Et c’est ainsi, sur l’impératif très net de sa conscience, que théologien, linguiste, philosophe et musicologue, toutes disciplines où cet esprit supérieur et ce cœur généreux eussent pu exceller… c’est ainsi que Schweitzer choisit de ne rien accepter des dons qu’il avait reçus en partage pour lui-même et alla chercher la tâche la plus ingrate, au point du monde où la misère à soulager lui paraissait la plus affreuse. Tous ses dons d’Alsacien volontaire et courageux, tous ses dons de savant, de chrétien et d’artiste, il les apporta au service d’un humanitarisme aussi exigeant pour autrui qu’il le fut pour lui-même.
Ami de Schweitzer au cours de trente années, plus et mieux je l’ai connu, plus j’ai été sensible à l’inéquité des attaques dont il fut l’objet. Que n’a-t-on pas dit du « grand docteur » de Lambaréné ?
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Un caractère orgueilleux et despotique dont l’esprit d’économie frisait l’avarice ;
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un colonialiste… dans la mesure où ce péjoratif à un sens ;
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… et comme il n’était pas contestable que Schweitzer réunit en lui les aptitudes et les sensibilités les plus diverses, il fallait que le praticien fut un mauvais médecin, le musicologue un médiocre organiste et un banal organier, le théologien un dangereux novateur… le philosophe et le moraliste un plagiaire plutôt qu’un créateur.
Essayons de voir ce qu’il peut rester d’affirmations aussi sévères, dont on observera tout d’abord qu’elles n’ont jamais été formulées — du moins dans leur forme malveillante — que par des esprits médiocres.
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Combien de fois, à propos de Schweitzer, n’ai-je pas entendu parler de « déboulonner une idole ». Quos vult perdere Jupiter… ! Pour « déboulonner » la statue il fallait d’abord l’élever au rang des dieux.
La renommée universelle — qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en afflige — à laquelle le vieux philanthrope de Lambaréné avait accédé, ne laissait pas de faciliter l’entreprise aux yeux de tous ceux que l’éloignement de notre ami conduisait aisément à exalter le personnage. Mais nous… nous qui le connaissions, qui avons vécu près de lui, qui nous sommes parfois insérés dans le style franciscain de la vie qu’il s’était créée… nous qui avons vu le vieil homme couvert de son casque colonial antique ou du seul chapeau qu’il ait jamais possédé — et qui l’a accompagné dans sa modeste tombe sous les palmes — … brinquebalant ses valises sur les quais de gares durant ses tournées de conférences et de concerts… nous qui savons combien l’horripilait cette sorte d’exploitation que certains de ses admirateurs entendaient faire de son exemple et qui nous souvenons de sa conception de la sainteté si formellement cantonnée à celle de Jésus-Christ… nous préférons sourire amusés, que de nous révolter contre une entreprise de déification trop visiblement destinée à servir le propos de détracteurs en mal d’iconoclasme. Lorsque l’on n’a pas d’idole à se mettre sous la dent, on en fabrique.
Non, Schweitzer, tous ses familiers en porteront témoignage, n’était et ne prétendait être ni un saint, ni un dieu. Si ses regards de chrétien étaient dirigés vers Dieu, ses pieds, en revanche, étaient solidement posés sur le sol. Et lorsque je lui demandai à laquelle il donnait sa préférence parmi les multiples activités qu’il menait de front, il me répondit de sa grosse voix bourrue : « Je crois que je suis un bon maçon et que je m’y connais aussi un peu comme charpentier. » II était le premier à reconnaître son caractère abrupt et invoquait souvent les difficultés psychologiques et matérielles que comportait la direction de son hôpital perdu dans la brousse, sur une rive de l’Ogooué… pour justifier le despotisme dont il a été parfois taxé… un despotisme, soit dit en passant, qui fut toujours aisément supporté par ses collaborateurs qui ne fussent pas restés auprès de lui pendant des décennies si vraiment l’autorité du chef avait été intolérable.
Il y avait en lui tant de bonté, d’ailleurs, que jamais l’obstination de certaines de ses directives n’a pu se manifester lorsqu’il se rendit compte qu’elle était de nature à faire de la peine.
Il en est ainsi encore de l’esprit d’économie qui lui a été reproché.
Bourreau de travail — il faut avoir connu son horaire quotidien pour le savoir — dur pour lui-même, il ne demandait aux autres que beaucoup moins qu’il ne donnait.
Le caractère quasi monacal de la vie qu’il menait, et que continuent de mener dans le même esprit ceux qui lui ont succédé à Lambaréné, l’ont fait accuser d’avarice. Or, l’argent n’avait pour Schweitzer aucun sens en lui-même. Tout ce qu’il recevait, il le consacrait au seul développement d’une œuvre qu’il se sentait la vocation intérieure de poursuivre. Il est mort parfaitement pauvre et il n’avait point de mérite à cela, tant son détachement était grand à l’égard des biens de ce monde. Seulement, à ses yeux, l’existence de l’hôpital reposait sur ses rapports personnels avec ceux dont les dons lui permettaient de l’entretenir. Son attitude, dès lors, à l’égard de l’argent qu’il recevait ne lui était dictée que par le souci de répondre à la confiance de ceux qui se proposaient de l’aider. Il l’a expliqué lui-même dans Les Nouvelles de Lambaréné, 1913-1946 dans les termes suivants : « A chaque occasion, écrivait-il, je rappelle aux gens que je n’ai le droit d’accepter les dons des amis d’outre-mer qu’à la condition que les indigènes fassent tout ce qu’ils peuvent pour aider l’hôpital, que ce soit sous forme d’argent, de produits naturels ou de travail. Notre action et notre comportement sont rigoureusement fondés sur ce principe. Nous voulons avoir bonne conscience à l’égard des donateurs. Pas un centime ne doit être dépensé au-delà du strict nécessaire. »
Pour peu que l’on demeure objectif, il n’est pas permis d’être insensible à un scrupule de cette nature et de rechercher dans quelque sordide avarice la cause d’un certain ascétisme qui caractérise l’esprit « Schweitzer ».
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Parlons maintenant du « colonialiste ». J’y insisterai même un peu, car c’est là un sujet sur lequel il m’est permis de m’étendre, d’autant plus que l’épithète ne m’a pas été épargnée à moi-même.
Si être un « colonialiste », pour ceux qui usent de ce vocabulaire, c’est pratiquer l’amour du prochain sous les tropiques… alors on a raison de dire que Schweitzer était un « colonialiste ». Car le point de départ d’un tel « colonialisme » réside dans le caractère profondément chrétien du « grand docteur ». Schweitzer était un grand chrétien, vivant sa foi d’autant plus qu’elle était généreusement libérale. Il n’est pas nécessaire de connaître ses ouvrages théologiques pour s’en convaincre. Il suffit d’avoir vécu auprès de lui la vie de Lambaréné où tous les gestes de la journée s’inspiraient de la prière du « grand docteur » aux deux repas pris en commun par ses collaborateurs, ses invités et lui-même. Il suffit d’avoir participé aux cultes dominicaux qu’il présidait sous les palmes au milieu des éclopés, des malades et de leurs soignants, médecins et infirmières, sans qu’il lui fût jamais venu à l’esprit d’en faire obligation à quiconque.
Le trait dominant de la morale chrétienne pour Albert Schweitzer, c’est l’amour du prochain : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Et c’est parce qu’il croyait profondément à la supériorité de cette morale sur toute autre, issue de convictions métaphysiques et religieuses différentes, que le médecin missionnaire était un colonisateur. Coloniser — de colere, cultiver — c’est apporter une civilisation que l’on croit plus propre que d’autres à assurer le bonheur des hommes.
Je me suis souvent entretenu, avec mon vieil ami, de la valeur comparée des métaphysiques dans le monde. Il en a parlé lui-même dans un de ses ouvrages les plus connus. Je puis en tout cas témoigner qu’il professait le plus grand respect pour la métaphysique africaine. Il n’en croyait pas moins, c’est certain, à la supériorité du christianisme, parce que celui-ci engendre l’amour. C’est par son exemple seulement qu’il entendait convaincre de cette supériorité. Jamais il n’a essayé d’imposer à ses malades de modifier leurs convictions religieuses autrement que par le témoignage. Il déplorait que le tribalisme africain imposât d’hospitaliser ses patients par races et non selon les affections dont ils lui confiaient le soin de les guérir, mais jamais il ne voulut peser sur leur volonté de demeurer entre eux.
Paternalisme, a-t-on dit. Oui, sans doute, Schweitzer fut un paternaliste exemplaire. Il se sentait le frère de son prochain souffrant. Mais, comme il s’était mis en mesure d’apaiser cette souffrance, qui pourrait lui faire grief de s’être fait le « grand frère » de cette humanité qu’il comprenait et qu’il aimait ?
C’est dans ce sens qu’il faut dès lors accepter que Schweitzer ait été un « colonialiste ». Pour saisir, d’ailleurs, toute l’humaine difficulté de la colonisation telle que nous la concevons, il importe de comprendre d’abord la différence fondamentale qui sépare le cadre conceptuel de l’homme venu d’Europe, tout imprégné de civilisation chrétienne, de celui du noir de la brousse. La coopération de l’Européen et de l’Africain à la promotion de ce dernier est cependant indispensable, car quoi qu’on en pense, l’Afrique ne se fera pas comme elle doit se faire pour les Africains, si ceux-ci n’apportent pas à cette édification leur concours volontaire et laborieux. Mais cette coopération est rendue plus difficile par les différences fondamentales entre l’une et l’autre conceptions de la vie. C’est là toute la difficulté de l’immense problème de la colonisation, difficulté d’autant plus grande que cette différence conceptuelle est plus caractérisée, difficulté à laquelle Schweitzer un des premiers s’est achoppé et qu’il a vaincue.
En Afrique, en effet, la civilisation occidentale s’est trouvée, certes, en présence de civilisations locales. Qu’est-ce en effet qu’une civilisation, sinon un mode de penser et de vivre, sinon un cadre conceptuel et une forme de la vie en société ? L’Afrique ne nous avait certes pas attendus pour avoir les siens, non sans intérêt d’ailleurs, ni sans valeur, mais la profonde différence qui me paraît exister entre notre civilisation et le cadre conceptuel africain, c’est que dans la première on trouve une grande force de progrès qui fait défaut dans le second. Dans la civilisation chrétienne, une césure, semble-t-il, s’est établie dès la Renaissance et s’est affirmée au XVIIe siècle, entre le domaine métaphysique de l’existence et le comportement quotidien de l’homme. Et c’est pour cette raison, sans doute, que, pour l’esprit latin, les mêmes causes nous sont apparues souvent comme produisant les mêmes effets, de même que les rapports qui dérivent de la nature des choses ont pu être formulés par les meilleurs d’entre nous sous forme de lois. Le rigoureux enchaînement des jugements permet des raisonnements logiques. Sans nier qu’au-dessus de la raison existe un vaste domaine réservé aux hypothèses les plus hardies de l’esprit comme aux élans les plus instinctifs du cœur, les idées s’enchaînent naturellement les unes aux autres, pour aboutir à des conclusions pratiques fécondes et aux découvertes d’une technique qui progresse chaque jour, cependant que ses effets gagnent à être tempérés par la culture. Et quand je dis que cette césure s’est établie au XVIe siècle ou au XVIIe siècle, il vaudrait mieux dire que l’esprit méditerranéen l’a retrouvé à cette époque, car, en réalité, c’est dans l’évangile qu’elle est définie par le Christ, dans une certaine mesure avec son « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». « Mot profond, dit Renan, qui a décidé de l’avenir du christianisme, mot d’un spiritualisme accompli et d’une justesse merveilleuse, qui a fondé la séparation du spirituel et du temporel et a posé la base du vrai libéralisme et de la vraie civilisation. »
Or, en Afrique, rien de tel : le religieux demeure au contraire, pour reprendre l’expression imagée d’André Siegfried, « en prise directe sur le quotidien ». Chaque geste, chaque pensée de l’Africain est dans la dépendance d’un mythe ou d’un esprit, toujours susceptible d’en altérer la validité. Conception au demeurant qui ne manque pas de grandeur et qui, en quelque mesure, s’apparente à celle de la vie monastique des grands mystiques du monde des vivants; mais conception aussi, il faut bien le reconnaître, singulièrement stérilisatrice au regard de la découverte et du progrès scientifique, au regard également de l’effort créateur et de l’organisation de la vie en société, et si ceci explique pourquoi nous avons trouvé, lors de notre venue en Afrique, des populations attardées du point de vue de la civilisation matérielle, de la vie sociale et politique, cela explique aussi combien nos amis africains sont plus attirés par la culture philosophique, poétique et artistique, par la divagation de l’imagination plutôt que par les rigueurs du raisonnement, par les sciences qui s’apprennent, plus que par les sciences qui se comprennent.
Et c’est là que Schweitzer, sans peut-être l’avoir expressément défini, a, d’un instinct sûr et généreux, immédiatement compris. C’est de cette perception aiguë des réalités auxquelles il avait à faire face que dérivait son comportement social à l’égard de la collectivité de ses malades… un comportement qui ne peut être compris que par ceux qui, connaissant non pas seulement les élites urbanisées de l’Afrique moderne, mais aussi la vie tribale de la brousse équatoriale, sont plus soucieux de guérir que de briller.
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Venons-en maintenant au médecin.
Schweitzer raconte dans Ma vie et ma pensée, que lorsqu’en 1904, théologien, philosophe et musicien de trente ans, il fit part de sa décision d’étudier encore la médecine et de se rendre en Afrique comme médecin, il dut mener de rudes combats contre ses parents et ses amis.Chacun tentait de lui prouver l’absurdité de cette intention, lui répétant qu’il était sur le point d’enfouir le talent qui lui était confié pour tirer usure de fausse monnaie. On l’accusa même de présomption pour avoir évoqué l’amour du prochain et l’obéissance que Jésus peut, dans certaines circonstances, exiger d’un homme. Il n’avait pourtant avancé cet argument qu’à contrecœur. Lorsqu’il se présenta, en qualité d’étudiant, au Professeur Fehling, alors doyen de la Faculté de médecine de Strasbourg, celui-ci l’eût volontiers envoyé à l’un de ses collègues au service de psychiatrie. Schweitzer n’en persévéra pas moins et poursuivit, six années durant, ses études de médecine. Rien de saillant d’ailleurs dans ces études, sinon la hâte qu’il mit à acquérir le diplôme qui n’avait d’intérêt à ses yeux que celui de lui permettre d’obéir à l’injonction de sa conscience et d’aller ainsi soigner les souffrants de la brousse gabonaise. Pas d’externat, sans doute, pas d’internat, pas de médicat des hôpitaux ne laisse-t-on pas de dire. Sans doute, mais le propos de Schweitzer en commettant cette « folie du monde » que furent ses études de médecine entreprises à trente ans, n’était pas de briller dans la carrière médicale. La science acquise et le diplôme qui lui permettait légalement d’exercer n’avaient été recherchés que pour le mettre en mesure d’arracher les populations attardées de la forêt équatoriale aux soins des seuls médecins qu’elles connaissaient : les féticheurs. Et pour cela le diplôme était largement suffisant. Le « grand docteur » n’était un grand médecin qu’aux yeux des innombrables patients dont il a sauvé la vie. A nos yeux il n’est le « grand docteur » que parce qu’il n’a pas hésité à tout sacrifier de ses connaissances et de sa culture, des brillantes carrières qui lui étaient ouvertes dans les chaires les plus en vue des églises et des universités… pour se faire petit médecin de campagne dans la plus inhospitalière des brousses africaines. La grandeur de Schweitzer, c’est en cela qu’elle réside et non pas dans la science médicale acquise par lui sans qu’il eût jamais prétendu faire figure de maître en médecine.
Encore ne faut-il rien exagérer dans cette modestie. Car l’expérience de quarante années de pratique médicale n’avait pas laissé de donner au philanthrope de Lambaréné une maîtrise exceptionnelle des affections tropicales qu’on y soigne et des accidents physiologiques qu’il y opéra.
Certes, sa conception de l’hôpital, pour ceux qui ne connaissent ni l’Afrique, ni l’Africain, n’était pas exempte de sujets de critique. L’hôpital de Lambaréné, il avait voulu délibérément qu’il fût construit et organisé en vue d’y attirer non pas les évolués des villes africaines, qui n’hésitent pas à fréquenter les cliniques conformes aux données les plus modernes de la médecine et du confort au sens occidental du mot, mais les seuls Africains de la brousse, encore, en ce qui concerne leurs maux, aux mains et sous l’emprise mortelle des sorciers. Ils sont venus à Lambaréné parce que le docteur avait compris qu’il fallait, pour attirer les malades de la brousse gabonaise à la médecine occidentale, les accueillir non pas dans une clinique, mais dans un village africain conforme aux sujétions des traditions de la forêt équatoriale. Le succès ne laissa pas d’ailleurs de répondre à cette conception. Et quelles que soient les critiques que celle-ci peut sans doute appeler, on ne peut sans mauvaise foi — et en ce qui concerne Schweitzer la mauvaise foi de la critique surabonde — ne pas s’incliner devant le fait que depuis sa création le nombre des malades spontanément venus se confier aux soins de l’hôpital de Lambaréné n’avait cessé d’augmenter et que le pourcentage des décès y est l’un des plus bas du monde. La mortalité totale s’est élevée ces années dernières, respectivement à 1,29 % et 1,17 % des interventions chirurgicales, cependant que beaucoup de malades se présentent à l’hôpital beaucoup trop tard.
D’ailleurs si les critiques qui s’adressent à Schweitzer médecin avaient été fondées, comment expliquer que chaque mois l’hôpital accueille une moyenne de cinq cents nouveaux patients… que de 3800 malades soignés en 1958, le nombre en ait dépassé 6000 à la date du décès du Docteur… et qu’il ait fallu à Schweitzer construire et construire encore pour répondre à l’affluence croissante des malades… Européens et Africains qui, pour des raisons différentes, mais où la sécurité des soins recherchés est un dénominateur commun, préfèrent le village hospitalier de Lambaréné aux très beaux hôpitaux modernes dont la construction largement entreprise sous le régime de la colonisation, se poursuit à travers tout le Gabon sous l’égide du gouvernement gabonais.
Contrairement à ce que l’on s’est parfois plu à prétendre, quatre générateurs assurent l’alimentation en courant électrique de la salle d’opération, de telle sorte que la défaillance de l’un d’eux soit sans conséquence pour les chirurgiens et pour leurs opérés; j’ai vu utiliser le photomètre et la centrifugeuse électriques; les étuves, les réfrigérateurs et les microscopes les plus perfectionnés. Le service de radiologie est équipé de la façon la plus moderne dans un local climatisé. Il comporte un appareil portatif pour les clichés au lit du malade. Les autres moyens d’investigation, électrocardiographe, cystoscope, œsophagoscope, gastroscope et microtome, ne le cèdent en rien aux matériels les plus récents qui sont à la disposition des hôpitaux publics du pays.
Au demeurant le Chef de l’Etat gabonais ainsi que les membres de son gouvernement, parfaitement informés de l’état de ces choses, sont demeurés avant comme après la mort de Schweitzer, insensibles aux critiques médicales dont ils n’avaient pas laissé de percevoir les échos et l’accueil réservé par eux à la fille du « grand docteur » fut si encourageant à la poursuite de l’œuvre, qu’on est maintenant assuré de la pérennité de celle-ci qui, sous l’égide désormais d’une fondation purement gabonaise, continuera d’adopter tous les perfectionnements de la médecine et de la chirurgie au fur et à mesure qu’ils lui seront accessibles.
Peut-être en aurai-je assez dit pour faire justice d’insinuations calomnieuses souvent avancées contre Schweitzer médecin, jusque dans les milieux médicaux les plus respectés.
Disons pour conclure que la notion du village sanitaire lancée par Schweitzer et justifiée par son succès est trop éloignée des conceptions modernes de la médecine pour ne pas heurter — non sans apparente raison — les praticiens qui n’ont pas l’expérience des sujétions psychologiques de la brousse africaine telles que j’ai tenté de les analyser pour vous.
D’ailleurs il est intéressant de noter qu’à travers une question particulièrement actuelle, celle de « l’humanisation » des hôpitaux, les grands maîtres de la médecine s’aperçoivent, cinquante années après le modeste médecin de la brousse qu’était Schweitzer, de l’importance trop longtemps méconnue de l’ambiance dans laquelle le malade est soigné au regard de sa guérison. C’est un hôpital humain que Schweitzer avait voulu offrir à ses malades, un village dans lequel ils ne se sentissent pas dépaysés. Et déjà, dans les hôpitaux les plus récemment édifiés en Europe, on observe la disposition adoptée par Schweitzer du circuit extérieur accessible aux visiteurs et du circuit technique interdit aux profanes.
Les détracteurs traditionnels des techniques de Schweitzer médecin colonial, d’ailleurs, viennent eux-mêmes à résipiscence. C’est l’un des plus éminents d’entre eux, le médecin général Vernier qui, dans un article récent écrivait : « J’ai pu comparer divers hôpitaux gabonais lors de mon passage. Beaucoup mieux dotés en crédits et en matériel, plus conformes aux impératifs thérapeutiques modernes, certains « palais » de la santé publique des grandes villes avaient beaucoup de lits inoccupés… à Lambaréné tout était toujours plein ! »
Ainsi, mes chers confrères, n’est-il pas permis de dire que dans les domaines de la médecine et de la coopération, comme on dit aujourd’hui de ce qui était hier la colonisation, Schweitzer a été un précurseur, comme dans les domaines, dont il vous a été parlé, de l’éthique — le respect de la vie — de la théologie, du rapprochement franco-allemand, de l’équilibre de la nature et de la pollution, sans oublier celui du danger atomique ?
Vous fûtes, Messieurs, bien inspirés en accueillant ce précurseur parmi vous et nous sommes heureux que vous ayez bien voulu accepter de consacrer cette séance à la célébration du centenaire de la naissance de ce prix Nobel de la paix, dont les circonstances ont fait qu’il ne vous a jamais été donné d’entendre prononcer, dans cette enceinte, l’éloge.
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C’est le 5 septembre 1965 que Schweitzer est mort. Nous avions fêté dans la joie et la reconnaissance le quatre-vingt-dixième anniversaire de votre confrère, le 14 janvier de cette même année… une année qui ajoutait certes à notre respect, mais qui n’avait rien enlevé à l’activité comme à la pensée créatrice de celui qui, moins d’un an plus tard, devait nous être repris.
Depuis son départ, l’œuvre hospitalière de Lambaréné s’est poursuivie. Par-delà la mort, Albert Schweitzer survivait et son œuvre continue d’essaimer dans toutes les parties du monde où se multiplient chaque année les lycées et les hôpitaux qui portent le nom et sont imprégnés de l’esprit du philanthrope de Lambaréné. Les choses, certes, ne sont déjà plus tout à fait, là-bas, ce que Schweitzer les avait laissées. Les difficultés de financement sont apparues après la disparition du grand homme. L’indépendance du Gabon a modifié lui aussi le contexte politique de l’hôpital et, à travers une fondation purement gabonaise, les pouvoirs publics du pays ont fait à leur concours financier une condition de l’insertion progressive de l’œuvre dans l’administration de la santé publique du Gabon. Conscients de ce que ce qui meurt, c’est en réalité ce qui s’immobilise, de ce que chaque époque a ses formules, de ce que rien ici-bas, pour demeurer vivant, ne saurait être immuable, les amis de Schweitzer qui l’ont accompagné sur sa route pendant tant d’années ne peuvent aujourd’hui qu’espérer que l’amour de celui qu’ils ont perdu continuera de présider cependant aux destinées de Lambaréné.
Quant à sa pensée, il y avait trop de spirituel en lui pour qu’elle cesse de rayonner; et nous sentons, selon l’expression du poète, que « sa cendre dans nos cœurs demeure plus chaude que la vie ».
Paul Bourget concluait son Démon de midi par cette profonde pensée selon laquelle : « II faut vivre comme on pense, sans quoi l’on finira par penser comme on a vécu. » N’est-ce pas à Albert Schweitzer que cette pensée peut le plus pleinement s’appliquer ?
De même Péguy ne prétendait-il pas de Descartes que « sa Méthode est aussi une morale, une morale de pensée ou une morale bien pensée, ou si l’on veut que tout est morale chez lui parce que tout y est conduite et volonté de conduite » ; « et peut-être, ajoute Péguy, sa plus grande invention et sa nouveauté et son plus grand coup de génie et de force est-il d’avoir conduit sa pensée délibérément comme une action. »
C’est en cela précisément que réside la grandeur de Schweitzer, que vous aviez appelé à siéger parmi vous.
Le jour où je fis connaissance du « grand docteur » à la lumière d’une aube où il martelait la tôle, je ne le quittai qu’à la nuit, tard dans la nuit, et, de la pirogue qui m’emportait vers la vie quotidienne, c’est lui que j’entendais encore, faisant chanter, après sa journée de dur labeur, à son modeste harmonium de Lambaréné, une fugue de Bach dont le concerto s’exaltait avec « la musique du vent qui passe et qui nous raconte l’histoire du monde ». En fait d’histoire, j’avais compris — et la suite me l’a confirmé — que cet homme « pas comme les autres », que cet homme qui précisément « avait eu des histoires »… était en réalité un homme qui entrait dans l’Histoire.