Séance exceptionnelle du lundi 27 janvier 1975
par M. le Pasteur Georges Marchal
Le grand honneur que vous me faites est aussi, pour moi, un privilège : celui d’évoquer un homme que j’ai connu, aimé et dont l’œuvre multiforme m’a procuré les joies austères, mais enrichissantes de l’esprit.
A l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, en 1875, vous avez bien voulu me demander une évocation de la vie laborieuse d’Albert Schweitzer : je dis bien une évocation, car, dans le temps, même généreux, que vous m’accordez, il n’est pas possible de descendre dans le détail. D’autant que la pensée religieuse et la musicologie constituent des domaines immenses et fort techniques si, du moins, on veut bien les étudier d’un peu près. En me confiant l’exposé général de ces deux thèmes, vous voudrez bien en excuser les manifestes insuffisances.
Comme presque tous les gens célèbres, Schweitzer est mal connu. Statufié, au propre et au figuré, de son vivant, son nom est prononcé comme celui d’un bienfaiteur de l’humanité. Il a pris place dans une sorte de « légende dorée », celle-là même où l’Histoire situe ses « hommes représentatifs », ceux qui définissent l’idéal lointain des sociétés, leur rêve, leur élan un peu chimérique, leur aspiration à des valeurs mal définies, mais ornementales et quasi sacrées.
Ce sentiment n’est pas faux ; il a sa vérité, une vérité de vitrail. Il faut garder les vitraux, et ne pas ressembler aux soldats de Cromwell qui, à coups de crosse, cassaient les vitraux des cathédrales en croyant, par le biais de l’iconoclasme, restaurer un culte en esprit et en vérité !
Toutefois, la légende ne doit pas faire oublier l’histoire. Elle en est le parfum. Elle n’en est ni les racines, ni la tige, ni la fleur. Avant d’être un symbole, d’ailleurs pleinement légitime, Schweitzer est, en fait, d’une rare densité (Robert MINDER, Etudes et témoignages, Bruxelles, La main jetée, 1951, p. 37-53.), d’un vivant réalisme. Quand on est à la fois pasteur, médecin, philosophe, théologien, musicologue, organiste, sociologue et quand on est excellemment tout cela, on a droit à être pris au sérieux par tous ceux qui pensent et qui peinent.
Connaître Schweitzer, c’est le connaître dans les divers aspects de sa personne et de son œuvre afin de se mettre, même modestement, au bénéfice de son rayonnement.
Seulement, le pluralisme schweitzérien rend cette tâche difficile. Il vaut la peine de la tenter ici, en s’en tenant évidemment à quelques grands aspects.
Schweitzer était déjà très connu des spécialistes, théologiens et musiciens, quand, en 1913, il quitta l’Europe pour fonder, au Gabon, à Lambaréné, un hôpital destiné à soulager les immenses disgrâces physiques et morales au sein desquelles les indigènes menaient leur misérable vie. Bien adapté aux conditions ethniques, psychologiques — et religieuses des habitants de la forêt vierge — ce « village-missionnaire-hôpital » a joué un rôle inestimable. C’est d’ailleurs cet hôpital qui a rendu célèbre Schweitzer, bien que celui-ci, qui avait fui l’Europe et les honneurs, eût toujours travaillé dans la modestie et le silence. Mais les honneurs sont venus à lui, jusqu’à ce « Prix Nobel de la Paix » qui, en 1952, sans qu’il l’eût le moindrement cherché, vint, sinon couronner, mais consacrer l’œuvre de ce grand laborieux. On sait qu’il mourut à Lambaréné, âgé de quatre-vingt-dix ans (1875-1965).
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C’est au ministère pastoral et au professorat de théologie que Schweitzer a consacré la première partie de sa vie. Fils de pasteur lui-même, il exerça ses activités à Gunsbach (Haut-Rhin) et à Strasbourg.
Il est donc tout indiqué d’exposer d’abord la pensée d’Albert Schweitzer quant à la religion et à la morale. La pensée, retenons ce mot. Schweitzer a toujours cru que la raison, l’intelligence avaient leur place essentielle dans la religion. Il ne s’agit pas ici d’un « rationalisme » étroit et desséchant, qui mutile la réalité, mais de l’exercice normal de toutes nos facultés mentales. Il faut, avait dit le Christ, « aimer Dieu de toute notre pensée ». La théologie de Schweitzer était donc ouverte : elle évitait aussi bien la mythologie religieuse que l’escalade métaphysique (Ma vie et ma pensée, Paris, Club des Editeurs, 1960, p. 213 : Vers un nouveau rationalisme.)
Schweitzer appartenait à la tendance « libérale » du Protestantisme. Pour lui, le Libéralisme consistait, d’une part, dans la récusation de l’autoritarisme ecclésiastique, de l’autre, dans l’effort de dégager l’esprit de la lettre. Les formulations doctrinales ont, en effet, une temporalité; autrement dit, elles reflètent les conceptions philosophiques, sociales, scientifiques, du temps où elles ont été élaborées. Les grands dogmes en portent la marque. Mais ce n’est pas une raison pour leur signifier leur congé. Ces « vases d’argile », pour parler comme l’apôtre Paul, portent un « trésor ». Schweitzer, très respectueux des expériences spirituelles du passé et des traditions séculaires, a voulu en saisir l’âme intime, la signification permanente, au-delà de leur expression souvent vieillie. « Spiritualiser n’est pas volatiliser. » Rechercher, au-delà de ce que les dogmes disent, ce qu’ils veulent dire, ne relève ni d’un rationalisme sec, ni d’un sentimentalisme vague. Au contraire, c’est la vie qu’on y découvre, avec ses paradoxes, ses misères, ses grandeurs.
A cet égard, le message religieux de Schweitzer est singulièrement actuel. L’immense effort théologique de notre époque montre bien qu’on ne sauvegarde pas un héritage en se crispant sur lui. Les problèmes du mythe, de la communication, de l’environnement humain, tant sur le plan doctrinal que sur celui des structures sociologiques, exigent une intelligente audace, une chaleureuse générosité. Profondément réaliste, mais sachant bien que le réel ne doit pas être « chosifié », limité à la tyrannie du rendement et à la surface des apparences, Schweitzer a cru à l’Esprit. Son témoignage ne saurait être suspect ; rompu aux disciplines de l’exégèse, à la rigueur de l’enquête et de la pratique médicale comme aux exigences sévères de la technique de l’orgue ; d’autre part, immergé à plein dans la vie quotidienne, celle de la paroisse protestante de Saint-Nicolas, à Strasbourg, ou celle, impitoyable, de la forêt vierge au Gabon, Schweitzer ne pouvait se faire d’illusions en quelque domaine que ce fût.
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Les points particuliers de la théologie sur lesquels Schweitzer porta son attention furent la nature de la connaissance religieuse, le christianisme primitif, avec ses grands travaux sur Jésus et sur l’apôtre Paul, l’éthique qui en découle et enfin le genre de civilisation qu’on est en droit d’en attendre.
Et d’abord qu’est-ce que connaître ? Pour Schweitzer, connaître, c’est finalement savoir ignorer, c’est savoir pourquoi on ne peut pas savoir. Il rejoint ici cette docta ignorantia, cette docte ignorance des mystiques rhénans du XIVe siècle, qu’il connaissait si bien. Mais cette attitude ne doit pas conduire au scepticisme, au sens où Aenésidème ou Pyrrhon l’entendaient ( V. BROCHARD, Les sceptiques grecs, Paris, 1887.). Si l’on ne peut connaître tout, au sens absolu, des éléments de connaissance nous demeurent accessibles. Le critère de la vérité se manifestera dans l’acte. Est vrai ce qui réussit. Schweitzer n’ignorait pas l’élément de pragmatisme que recèle cette formule, élevée par William James à la hauteur d’un dogme. Cependant, sur le plan de l’être où nous sommes, elle est d’un grand secours. De façon très lucide, Schweitzer avait rejeté le cogito cartésien. Il le critique, un peu comme fait Husserl, en lui reprochant de ne pas révéler l’existence et la finalité de la pensée. Penser signifie toujours penser quelque chose et on note là une préfiguration de l’existentialisme. Schweitzer craignait les maléfices de la spéculation. N’oublions pas, en effet, que spéculation vient du latin speculum qui signifie le miroir. Or, qui donc oserait avancer que le miroir n’est pas déjà, en nous-mêmes, une interprétation et que l’image qu’il donne du réel ne soit une image superficielle ? Speculator, en latin, signifie l’« espion ». On peut admettre que l’espionnage ne soit pas le meilleur moyen de connaître…
N’oublions pas non plus que Schweitzer avait débuté par des travaux sur le kantisme, donc sur l’insuffisance de la raison pure. Kant fut le premier maître du « soupçon ».
Mais attention ! Schweitzer a toujours recommandé la démarche intellectuelle et le respect de la raison. Cela pour deux motifs. Le premier, c’est qu’on doit à la raison d’admirables succès, le second, c’est que la raison, qui opère sa propre critique, circonscrit par là même son domaine, ses bornes. D’où cette formule : « La raison n’est pas rationaliste. » Par voie de conséquence, elle doit admettre d’autres approches de l’Etre, telles que le sentiment, l’intuition, l’esthétique, et, si l’on est croyant, la révélation. Au sujet de ce dernier mot, constatons que le concept de révélation fait partie de la vie la plus laïque. Que saurions-nous si l’acquit des siècles ne nous était révélé ? Une bibliothèque, même modeste, nous met au bénéfice des génies prodigieux qui ont interprété le monde avant nous. Je ne suis point allé au Guatemala, mais je crois qu’il existe, parce que d’autres que moi y sont allés, me l’ont dit. Que la bataille de Poitiers ait eu lieu en 732 ne m’est révélé que par des textes, dont les originaux eux-mêmes, sont souvent insaisissables. Une sorte d’œcuménicité des consciences nous permet sans cesse d’emprunter à autrui des éléments essentiels de notre vie. Selon le titre du beau livre de Mgr Nédoncelle, il existe une « réciprocité des consciences ». La connaissance c’est, au bon sens du mot, un « syndrome », un chaleureux consensus des valeurs (Mgr M. NEDONCELLE, La réciprocité des consciences, 1942.).
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C’est dans cet esprit que Schweitzer a abordé les grands problèmes du christianisme primitif. Ça s’est passé sous Ponce Pilate. Le christianisme doit donc être étudié d’abord en tant qu’histoire. Que s’est-il vraiment passé ? Qu’a dit Jésus de Nazareth ? Comment distinguer dans les Evangiles, l’Evangelium Christi de l’Evangelium de Christo, celui de la toute première communauté. Par suite, cette communauté ecclésiale, qui s’est constituée après lui, s’est-elle bien constituée d’après lui? Lui a-t-elle été fidèle ? Un peu plus tard, les dogmes fondamentaux de Nicée, Chalcedoine et Constantinople — car c’est en Orient et non en Occident que c’est élaborée la dogmatique chrétienne — les dogmes, dis-je, formulés dans le cadre de l’ontologie grecque du IIe au Ve siècles, sont-ils vraiment conformes à l’hébraïsme primitif de Jésus ?
Schweitzer a examiné ces problèmes si complexes. Comme je l’ai indiqué, il a distingué dans cet immense patrimoine théologique, l’esprit de la lettre. Mais c’est surtout les bases, les fondements qui ont retenu son attention, c’est-à-dire l’exégèse du Nouveau Testament. Il y a consacré, parmi d’autres publications, deux énormes volumes : le premier intitulé Histoire des recherches sur la vie de Jésus, paru en 1906 et complété en 1913, le second, La mystique de l’apôtre Paul, paru en 1930 et dont j’ai eu l’honneur de présenter au public français la traduction en 1962.
Impossible vraiment de donner, ne fût-ce qu’un résumé, de ces vastes ensembles. Disons seulement qu’ils ont fait époque, ont largement renouvelé l’histoire des origines chrétiennes et restent actuels du fait qu’ils ont été en avance sur leur temps et ont fourni des éléments capitaux sur lesquels les spécialistes travaillent aujourd’hui.
Schweitzer est le « chef » de ce que l’on appelle l’Ecole de l’eschatologie conséquante.
Il s’agit, vous le savez, de la notion si courante dans le Nouveau Testament, du « Royaume de Dieu ». A la suite — lointaine — de l’orientaliste Reimarus, dont l’illustre Lessing, avait au XVIIIe siècle publié les Fragments de Wolfenbüttel, Schweitzer a définitivement établi que le Royaume de Dieu était eschatologique. Sur ce point, et puisque Schweitzer a été l’un des vôtres, je n’ai rien à vous apprendre. Aussi bien Oscar Cullmann, orfèvre en la matière, est parmi vous. Rappelons simplement que l’eschatologie est l’ensemble des croyances concernant les fins dernières de l’homme et du monde. Or, ces fins dernières, Jésus et la première génération chrétienne ne les ont pas reléguées dans un avenir vague et lointain. Ils ont cru que, d’un jour à l’autre, à l’intérieur de leur génération, le Royaume de Dieu allait se réaliser de façon à la fois cosmique et spirituelle. Il allait être inauguré par Jésus lui-même dont la parousie glorieuse ferait toutes choses nouvelles. Les textes, ici, abondent.
Or, le monde s’obstina à durer. Jésus s’était-il donc trompé ? Reimarus le pensait. Il estimait que, par suite, l’idéal chrétien était périmé, se perdait dans le fantastique, dans les nébuleuses apocalyptiques de la théologie du bas-judaïsme. D’où une morale de fin des temps, impraticable, provisoire, une morale d’intérim, faite pour des anges et non pour des hommes. Pour désigner tous ces textes bibliques, étranges, surchauffés, excessifs, Charles Maureas les qualifiait — la formule fait image — de « turbulentes écritures orientales ».
Schweitzer n’éluda pas la difficulté, sérieuse. Il la souligna même, montra que les nombreuses Vies de Jésus du XIXe siècle, en gommant l’eschatologie, avaient dédramatisé l’Evangile, l’avaient dépouillé de son caractère héroïque et exigeant, pour le transformer en un très digne moralisme universitaire — je parle de l’Université que Schweitzer avait sous les yeux…
Mais Schweitzer situa bien le problème et y apporta quelques observations capitales.
Premièrement, il nota qu’il fallait distinguer entre la perspective du Royaume de Dieu et son contenu ( Ma vie et ma pensée, Paris, Club des éditeurs, 1960, p. 50-56.)
Une remarque générale, dit-il, s’impose : si la doctrine de Jésus n’avait été bonne que pour une société de fin du monde, il y a longtemps qu’elle dormirait dans l’oubli. Le brutal démenti des faits, c’est-à-dire la permanence du monde, eût porté au Christianisme naissant un coup mortel. En fait, l’eschatologie est un emprunt spontané aux idées du temps. Jésus ne se serait pas distingué de tous ses contemporains messianiques qui croyaient à la fin du monde et, avec eux, il eût été entraîné dans l’oubli.
L’histoire de l’Eglise primitive nous en fournit une indication précieuse. Jamais l’Eglise naissante, non plus que les Apologistes des IIe et IIIe siècles, n’ont le besoin de justifier et d’excuser l’« erreur » du Christ. Les chrétiens n’en éprouvèrent aucune gêne. En ce qui concerne leurs adversaires, ils n’eurent à répondre à aucune attaque. Ce dernier fait est d’une immense portée. On peut être assuré que ni Celse, l’ennemi-né du christianisme, ni Porphyre, ni Julien dit l’Apostat, ni la polémique du Talmud ne se fussent privés d’un argument de ce poids. Aucune réaction ayant pour but de justifier Jésus ne peut être relevée. A cet égard, l’irremplaçable livre de Pierre de Labriolle, intitulé La réaction païenne, sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, est amplement révélateur (Paris, L’Artisan du Livre, 1942, 519 p.).
L’eschatologie, note Schweitzer, c’est la transfiguration du monde. Aujourd’hui, le contenu spirituel de cette transfiguration demeure : elle consiste à croire à des valeurs susceptibles de nous changer et de changer le monde. C’est sans doute un programme ambitieux. Mais n’est-ce pas là le programme de toute morale et de toute spiritualité ?
En second lieu, Schweitzer remarque que certains textes gênants, sur l’indifférence à l’argent, au mariage, au pouvoir sociologique et à toute vie sociale, s’expliquent par l’imminence de la parousie. Ces textes, en quelque sorte « conjoncturels », outre qu’ils demeurent comme de vibrants appels, n’ont nullement bloqué les autres textes, non plus que le développement de la spiritualité chrétienne dans le sens de l’universalisme.
Enfin, Schweitzer souligne le fait que l’eschatologie doit imprimer à la morale le caractère héroïque et immédiat de l’engagement, sauf à faire de la morale un ensemble très recommandable, mais assez vague, de vœux pieux.
Au reste — et ce fait a été bien dégagé par Fernand Ménégoz — chacun de nous est toujours en situation eschatologique, je veux dire l’heure imprévisible de notre mort, aujourd’hui, demain …(Le christianisme, vie nouvelle, Paris, P.U.F., 1943.)
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Une autre idée féconde, et qui a largement gagné du terrain, consiste à expliquer la formation première des dogmes non pas par l’hellénisation du christianisme, comme le pensait Ernest Havet (Le christianisme et ses origines, 1884), mais par sa déseschatologisation organique et spontanée. On doit consulter sur cet aspect les grands travaux de Martin Werner, de Fritz Buri, de Henri Babel et de U. Neuenschwander. Une ample littérature présente, ce sujet, tout à la fois hommages et critiques. Il suffit de nommer ici Bultmann, Conzelmann (Die Mitte der Zeit, 1954), Dodd (The Parables of the Kingdom, 1936), Robinson (Jesus and his coming, 1957), Kümmel, Michaëlis (1942) et surtout Grässer (1957) et les remarques très restrictives de Cullmann faites à ce livre (Theologische Literaturzeitung, 1958) (Cf. : P. PRIGENT, L’Eschatologie dans le Nouveau Testament, in : Eglise et Théologie, Paris, 1959).
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La « mystique-éthique » de Schweitzer et sa sociologie découlent de sa pensée religieuse. La temporalité des dogmes, leur Sitz im Leben d’une époque déterminée n’évacue pas leurs conséquences profondes. Spiritualiser n’est pas volatiliser, répétons-le.
On sait que l’éthique de Schweitzer se résume dans la formule bien connue du « Respect de la Vie ».
On a pu critiquer ce fondement, en signaler l’apparente ambiguïté (pour sauver l’oiseau, il faut tuer le chat ; le monde est un tube digestif). Schweitzer en était parfaitement conscient. Il savait bien que ce principe ne pouvait être une abstraction métaphysique, ni une panacée sur le plan des actions. Il disait aussi que cette formule ne rendait guère un son éclatant, mais devait jouer le rôle d’une inspiration, être la source de scrupules et l’aiguillon d’une bonté réparatrice. Qui donc, aujourd’hui, face à la civilisation des déchets, à celle d’une accablante puissance technique, face au fait passé et peut-être futur des grands massacres, en méconnaîtrait la grandeur ?
L’homme d’aujourd’hui a besoin d’une lumière, mais aussi d’une chaleur. Il a besoin de beaucoup de sagesse, mais aussi d’enthousiasme. Il sait les bienfaits qu’il doit aux sciences, il en mesure aussi les risques insensés. En d’autres termes, il s’interroge sur le sens de son destin. On objectera que c’est une vieille histoire, mise en paragraphes dans les manuels. C’est vrai. Mais on ne voit pas pourquoi l’homme cesserait de s’interroger là-dessus. D’autant que le développement, somme toute récent et jusqu’ici bénéfique, de la civilisation industrielle connaît présentement une crise, une mise en question. Il faudra bien que la science, si elle veut rester au service de l’homme, corrige sa trajectoire. Le pourra-t-elle vraiment? C’est probable. Le voudra-t-elle vraiment ? C’est moins sûr. Elle ne sera réellement en mesure de le faire qu’en ajoutant à l’instinct de conservation de l’espèce des valeurs spirituelles et morales : Schweitzer disait, une « mystique éthique ». Rendant hommage à la mystique hindoue de l’identité, dans son gros livre Les grands penseurs de l’Inde, il l’a pourtant distinguée de la mystique personnaliste de la tradition biblique, qui dégage vivement l’homme du Grand Tout (Les grands penseurs de l’Inde, Paris, Payot, 1936, 238 p.).
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Schweitzer s’est beaucoup occupé des régulations qui doivent intervenir entre la morale et la société. A consulter là-dessus son livre Civilisation et éthique (1923). Interrogé souvent sur le sens de l’histoire et le devenir des sociétés, Schweitzer a toujours répondu que ce sens n’était pas donné une fois pour toutes, que ce soit dans les catégories de l’optimisme ou du pessimisme. Le processus historique n’est pas extérieur à l’homme. Conditionné, assurément, par son milieu social et, tout d’abord, par la nature humaine, l’homme a pour mission de qualifier les déterminismes, de leur donner une âme. L’ingénieur qui construit un pont le fait en fonction de déterminations précises (résistance des matériaux, investissements, etc.), mais le pont ne se construit pas tout seul. Les pierres des cathédrales étaient données, elles étaient là, en tas; mais la cathédrale requérait l’intelligence et l’amour pour être édifiée. Au fond, la liberté fait partie du déterminisme.
La mystique et la morale s’inscrivent donc en faux contre la dialectique hégélienne, pour qui le réel se développe inéluctablement, l’homme n’en étant que l’exécutant inconscient. Des données toutes modernes ont été annoncées par Schweitzer. Dès 1913, il alerta l’opinion mondiale sur le problème posé par la misère grandissante des pays sous-développés, ceux que l’on appelle maintenant « le tiers-monde ». Cinquante ans avant les mouvements d’émancipation africains, il établit une charte du « Droit des Africains » et, devançant les économistes les plus avertis, prophétisa que le développement africain passait par celui de l’agriculture, modernisée.
En même temps, il rendit l’humanité tout entière attentive aux dangers qui pesaient sur son avenir par suite de la dégradation accélérée de la nature qu’entraînerait une croissance matérielle aveugle. Il n’aurait certainement pas partagé l’optimisme de Pauwels quant à l’innocence de l’écologie (L. PAUWELS, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1974.).
On dira peut-être que l’humanité trouvera bien le moyen de se tirer d’affaire. On peut faire valoir en ce sens des arguments, mais on peut faire valoir aussi des arguments en sens contraire et, devant le monde tel qu’il est, il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser.
Quant au problème du mal lui-même, Schweitzer disait que Dieu seul pouvait juger Dieu. On me permettra d’ajouter qu’en ses diverses activités, Schweitzer est toujours resté christocentrique et pasteur. Le culte quotidien qu’il célébrait là-bas, si loin, si loin de nous, nous était pourtant si proche… Il connaissait cette parole paradoxale de sainte Thérèse d’Avila, peu suspecte de ne pas croire en Dieu : « La vie est une farce mal réglée, une nuit à passer dans une mauvaise auberge. » L’humour alsacien rejoint ici la part du « divertissement » que les grands mystiques se sont toujours permis.
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Il me reste à évoquer — mais c’est plutôt un beau reste — l’aspect musical de son œuvre. Schweitzer avait trouvé dans son berceau une Bible et les chorals luthériens. C’est ici le symbole de la contribution novatrice qu’il apporta à la musique de Bach et à l’orgue. Son célèbre livre, Bach, le musicien poète, composé à la demande du grand organiste parisien Ch. M. Widor (1905), a complètement renouvelé la compréhension et l’interprétation des œuvres de Bach. Le texte français — original — compte 455 pages, le texte allemand 828 pages, le texte anglais, en deux volumes, près de mille.
Avant Schweitzer, on avait tendance à jouer Bach beaucoup trop vite et de façon beaucoup trop mécanique. L’œuvre perdait son mystère, sa poésie, son sens même. Connaissant admirablement l’arrière-fond de la liturgie protestante luthérienne du XVIe au XVIIIe siècles, dans laquelle Bach avait largement puisé, il savait mieux que quiconque comment tel ou tel morceau devait être exécuté, l’intention que Bach y avait mise, évitant ainsi de très fâcheux contresens. Ce fut pour Widor — et pour la grande école d’orgue française — une révélation. Outre le livre fondamental dont nous venons de parler, la rencontre Widor-Schweitzer donna naissance à l’édition de base publiée par Schirmer, à New York : chaque œuvre était précédée d’une notice technique, artistique et spirituelle, permettant ainsi à l’organiste de jouer Bach sans infidélité. Cet énorme travail — parmi tant d’autres ! — fut achevé par un disciple et ami de Schweitzer, Nies-Berger, en ce qui concerne les chorals.
Schweitzer aimait aussi interpréter les œuvres de Mendelssohn, Franck, Widor et Sains-Saëns (Symphonie avec orgue). En qualité d’organiste de la « Société Bach », il fit rayonner partout l’œuvre du Cantor. N’oublions pas que Schweitzer fut un organiste international. Ses récitals prenaient l’allure d’un apostolat. Il insista surtout sur le phrasé, trop sacrifié par certains organistes, le phrasé étant la conciliation entre le staccato (notes piquées) et le legato (notes unies). Il s’en dégage donc une indéniable musicalité.
Schweitzer était également expert dans la facture d’orgue. Il donna, en 1909, un irremplaçable ouvrage Règles internationales pour la construction d’un orgue, qui fait autorité. Nous ne pouvons insister sur cet aspect trop technique de l’œuvre de Schweitzer, mais nous y voyons, une fois de plus, l’incroyable pluralité de ses dons.
Disons simplement que son idéal était celui de ce que l’on appelle maintenant l’orgue « néo-classique » (Saint-Sulpice, Notre-Dame, par exemple) qui ajoute à l’orgue classique de Bach les perfectionnements apportés par le XIXe siècle (Cavaillé-Coll). De la sorte, on peut tout jouer sur le même instrument, depuis les précurseurs de Bach jusqu’aux modernes, en passant par les romantiques. Cela ne va pas sans controverses diverses, mais nous croyons que Schweitzer, comme Widor, Dupré, Vierne, L. de Saint-Martin, était dans le vrai (Ch. JOY, Music in the life of A. Schweitzer, Boston, Beacon Press, 1951, 320 p.).
L’orgue, on le sait, comprend trois familles de jeux : les fonds, les anches et les mixtures. Schweitzer voulait seulement qu’on ajoutât à l’orgue symphonique moderne les claires mixtures classiques, les mixtures rendant les harmoniques des fondamentales. Et puis, que de jolis noms de registres : voix céleste, viole de gambe, unda maris, dulciane, larigot, nazard, piccolo, régal, musette, plein-jeu !
Plein-jeu… C’est bien le registre sur lequel Schweitzer écrivit sa longue et noble vie (Marcel Dupré raconte…, Paris, éd. Bornemann, 1972, p. 71-74.).
Il racontait ceci : « Quand je suis arrivé à Lambaréné il y avait un instituteur qui s’appelait Ojimbo, ce qui signifie la mélodie. Rarement beau nom fut mieux porté que par cet homme intelligent, bon et modeste. »
C’est cela : ne pas oublier la mélodie dans le rude train des choses de ce monde. Personnalité puissante, robuste, mais infiniment disponible, Schweitzer est certainement l’un de ces « hommes » dont la connaissance et l’exemple nous aident à mieux comprendre les sévères exigences de l’esprit comme aussi la poésie du devoir.
C’est pourquoi l’amour de la Vérité ne doit jamais nous faire oublier la Vérité de l’Amour.