Notice sur la vie et les travaux de Raymond Aron

séance du lundi 3 novembre 1987

par le Père Bruckberger

 

 


Allocution de François Lhermitte,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Notice sur la vie et les travaux de Raymond Aron (1905-1983)
par le Père Bruckberger
,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques


 

 

 

Madame, mes chers Confrères,

Octobre 1983. Il y a donc tout juste quatre ans que la nouvelle tombait et se répandait à la manière d’un glas lugubre sur la France : Raymond Aron venait de succomber à une crise cardiaque. Rien ne laissait prévoir cette fin, ce qui traversa notre brusque peine d’une douleur aiguë. Situation vécue de façon dramatique par tous ceux qui lui vouaient une admiration. Désarroi et refus d’accepter le destin, lorsque l’exemplarité d’un homme nous infiltre au point que sa disparition arrache une partie de nous-mêmes. Et ce, d’autant que, pour beaucoup, jamais Raymond Aron ne nous avait paru si proche, si constant dans sa présence, voire si intime. Qu’on se le rappelle : deux mois auparavant, le volume de ses Mémoires était sorti des presses. Combien d’entre nous, Français et autres, ici et hors d’ici, les gardaient au plus près de leur table de lecture, pour l’entendre penser, pour découvrir ou redécouvrir — tant l’oubli est la loi de la mémoire — une vie, une carrière, une œuvre et l’homme touchant aux sommets de l’humanité.
Pour ma part — et je ne suis pas de ceux qui l’ont vraiment connu — Raymond Aron n’incarnait pas tant « le spectateur engagé » que « le critique au combat », qui justifiait une intense admiration pour avoir sublimé notre vulgaire condition d’hommes, par la noblesse d’une intelligence douée de pénétration et de subtile finesse, par la droiture de son caractère, par l’honnêteté du cœur soumis à son rationalisme, enfin par le courage dans ses prises de position.
Philosophe, économiste, sociologue aux confins de l’historien par ses ouvrages, son action publique, d’où sa renommée, se marqua plus par ses écrits de journaliste dans le Figaro et dans L’Express. La puissance de son esprit en fit le censeur des gouvernants et le mentor d’une élite intellectuelle.
Ceux qui, parmi nous, ont eu le privilège de siéger dans notre Compagnie, sous sa présidence, en 1976, n’ont pas oublié l’efficacité de son fleuret moucheté de courtoisie et d’une certaine condescendance propre à ceux qui savent posséder une parcelle de vérité. A l’époque, l’usage imposait encore au président de conclure après la réponse du communiquant. Il élevait, alors, le débat en une synthèse personnelle dans laquelle se percevaient aisément ses convictions exprimées avec une simplicité et une apparente humilité qui touchait et séduisait l’esprit.
Comme il est fréquent, les dernières lignes de ses Mémoires ont livré le plus profond de son être. On y lit qu’entre les hommes du pouvoir étatique et économique et lui-même, il subsistait une distance inévitable, infranchissable, celle qui sépare les premiers d’un intellectuel libre. On y lit aussi qu’à l’âge de 20 ans, il se plaisait à caresser son objectif « faire son salut de laïc ». Et ses Mémoires se terminent par cette phrase : « Grâce à eux — sa famille et ses amis — dont j’ai parlé si peu et qui m’ont tant donné, je me remémore cette formule sans peur ni tremblement. »
Mon Révérend-Père, mon cher Confrère,
Il vous revient de redonner une vie éphémère tout à la fois à Raymond Aron (à qui vous avez succédé dans cette Académie) et aux souvenirs tant divers que les uns et les autres avons de lui.
Votre tâche est difficile. Acceptez-la comme un honneur. Les circonstances des successions académiques sont tout banalement celles de la vie : « tel père, tel fils » d’un côté; « à père avare, fils prodigue », de l’autre. Chacun sait que le contraste fut et reste fort entre Raymond Aron et vous.
Le premier était juif et a mené sa vie personnelle dans l’intimité et la discrétion. Vous êtes un Dominicain profondément croyant, mais votre vie fut tant cahotée, bruyante, volontairement cahoteuse, tapageuse, dispersée dans tous les coins du monde sous des uniformes bien éloignés de la sobre tenue de votre Ordre qu’elle offrit toutes les apparences de celle de l’aventureux. Personne ne pourra jamais dire la part qui revient à votre constellation génétique et aux expériences vécues dans la formation de votre personnalité. La vôtre est singulièrement faite. Vous êtes ainsi construit et esclave de vous-même, vous ne supportez pas de mener une vie dans la rigueur du silence propice à la méditation. Votre caractère vous porte, sans que vous en soyez le Maître, à vous projeter sur la scène publique, à dire vos quatre vérités toutes crues, à aller à la connaissance de tous les bouillonnements des hommes et ceci, plus en acteur, qu’en austère critique, séparant du haut de sa chaire le bon grain de l’ivraie.
Heurter, voire choquer ne vous gêne pas : c’est même souvent votre stratégie pour tenter de convaincre : « A ceux qui se sont indignés de ma position, il ne me déplaît pas de fournir d’autres motifs d’indignation, avez-vous écrit, mais que du moins ils voient plus clairement l’enjeu de la querelle ! ».
Derrière ces bourrasques que vous présentez comme la simple réalité des choses, « Dieu et la politique », « Le capitalisme, mais c’est la vie » et « Au diable le père Bruck ! », nous trouvons l’homme aux qualités profondes :
— le croyant irréversiblement engagé dans la Foi en Jésus, témoignage de votre don d’amour, de votre générosité et de votre aspiration intense vers un Au-delà de lumière ;
— le philosophe et le théologien, formé par les religieux dominicains ;
— l’homme à l’immense expérience humaine enrichie par la culture du passé ;
— enfin, le patriote, corollaire de l’homme aux actions courageuses même si leur témérité effraie certains, qui reçut la Légion d’Honneur à titre militaire et, fait plus rare, la rosette de la Médaille de la Résistance.
Voilà ce qui nous assure du lot de réflexions qui nourrira votre notice sur notre tant regretté confrère.
Vous avez la parole.

 

 
Monsieur le Président,

Madame,

Messieurs,

Avant même d’en venir à mon éminent prédécesseur, qu’il me soit permis de souligner la continuité de l’Institut de France dans ce que Jean Dutourd appelle son « esprit facétieux ». Au début de ce siècle, le Cardinal Mathieu, homme de beaucoup d’esprit, était membre de l’Académie Française. C’est lui qui rapporte ce propos de l’un de ses confrères : « En fait de moines, je n’en supporte que deux sortes : ou les très saints, ou ceux qui sentent le fagot ! » Aujourd’hui, et fidèle à cette tradition, l’Académie Française s’est, comme il est normal, réservé la part du lion, qui n’est pas forcément la plus grosse mais à coup sûr la plus exquise : elle a introduit dans son sein un moine de grande vertu. Quant à vous, Madame et Messieurs des Sciences Morales et Politiques, vous avez eu à cœur de rétablir l’équilibre de l’Institut, en choisissant un moine qui sent quelque peu le fagot. Cela confère au moins une signification à ma présence parmi vous et à la gratitude que je vous en exprime.

*

Dans cette Compagnie où je succède à Raymond Aron, mon devoir est de respecter, d’honorer sa mémoire et son œuvre. Ce devoir m’incite d’abord à les situer dans ce qu’il appellerait lui-même leur « cercle herméneutique, ce cercle qui n’est pas vicieux » du va-et-vient entre les hommes et les événements, dans un champ historique donné, champ historique qui se trouve être aussi le mien, puisque, à deux ans près, nous sommes lui et moi contemporains, nous avons été amenés à subir les mêmes événements, à rencontrer et à évaluer les mêmes acteurs de l’histoire.
Cependant, la parcelle de temps qui m’est ici impartie m’a contraint à des choix, et à ne dessiner que le croquis de celui, dont la personnalité complexe et l’œuvre considérable méritent assurément davantage. Raymond Aron était un spécialiste et un érudit, là où je ne suis qu’amateur. Si l’un et l’autre nous sommes frottés, et même égratignés, et même blessés aux mêmes cataclysmes, nous avons eu des origines, des formations, des comportements bien différents. En outre, si, même dans les sciences d’observation comme la physique, on admet qu’il ne peut y avoir de connaissance strictement objective, que, dans l’approche, il faut tenir compte non seulement des moyens d’investigation employés, mais encore de l’équation personnelle propre à chaque observateur, combien une telle précaution s’impose-t-elle plus impérieusement encore dans l’appréciation qu’un homme exprime sur un autre homme : nous sommes ici submergés dans la subjectivité. J’ambitionne pourtant de faire ressemblant. Pour réduire « le cercle herméneutique » à l’essentiel, je limiterai d’abord mon propos aux rapports que Raymond Aron a eus avec le Général de Gaulle, avec Jean-Paul Sartre, avec Israël : à l’intérieur de ces rapports précis, Raymond Aron a déployé tous ses ressorts et ses dimensions singulières. D’ailleurs, le peintre a le choix de son angle de vue, de son éclairage : à cette place, je peux en connaissance de cause, étudier le mieux mon modèle.

*

Le malentendu entre deux grandes âmes, c’est la matière de la tragédie : Antigone a l’âme grande, Créon aussi a l’âme grande. Si on fait de lui un pantin grotesque, on dissipe la tragédie. Tandis qu’en donnant à chacun sa pleine stature, on rend compte du conflit qui les oppose et qui, bien loin de la réduire, met en relief la part d’inconnu, et peut-être d’irrationnel, que comporte toute destinée humaine.
Être Juif français comme l’était Raymond Aron, et, par une fortune enviable, se trouver à Londres dès juin 1940, hors des prises de Hitler, être resté pendant quatre ans là où se jouait la liberté des hommes, bénéficier de ce poste d’observation unique, avoir accès aux informations non déformées qui permettaient d’apprécier l’évolution de la situation mondiale, et cependant, être resté sur la réserve, parfois dans la réticence, à l’égard du Général de Gaulle, quand il s’agit d’un être aussi loyal et généreux que Raymond Aron, d’une intelligence aussi ouverte, tout cela, au lieu de me scandaliser, surexcite ma curiosité. Pour ce qui concerne les rapports entre De Gaulle et Raymond Aron, la difficulté est que, de part et d’autre, l’essentiel est en jeu, et que cet essentiel leur est commun. Ici, nous n’avons pas à faire à deux éléments antinomiques tranchés : d’un côté l’amour et de l’autre l’honneur, comme dans certaines pièces de Corneille; d’un côté le rêve, de l’autre la réalité, comme dans le romantisme ; d’un côté un soudard qui sait fanatiser les hommes et les mener à l’assaut, de l’autre un homme formé à toutes les disciplines de la rationalité, non ! L’un et l’autre se situent sur le seul terrain de l’intelligence, c’est même cela qui rend leur malentendu fascinant.
Dans l’appel gaullien de juin 1940, le surprenant est que les passions ne sont nullement excitées, elles sont au contraire tenues fermement à l’écart : De Gaulle n’invoque ni l’honneur, ni la parole que la France a donnée à son alliée l’Angleterre, ni même le patriotisme et la fierté humiliée des Français. Il se limite à un constat objectif du rapport des forces et à un raisonnement stratégique, d’une stricte rationalité, et c’est bien ce même terrain de la rationalité que Raymond Aron ne voulait jamais quitter. Qu’il me soit permis de rappeler l’essentiel de cet Appel :
« La France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre, car cette guerre est une guerre mondiale : dans l’univers libre, des forces immenses n’ont pas encore donné; un jour ces forces écraseront l’ennemi. Il faut que, ce jour-là, la France soit présente à la victoire. Tel est mon but, mon seul but ! » Comment Raymond Aron ne s’est-il pas rallié à tant de rigueur rationnelle?
Je pense que Raymond Aron, jusque-là peu familier avec l’action, fut la victime de l’ambiguïté naturelle de l’intelligence humaine, dont la fonction et la finalité sont bien différentes, selon qu’elles s’appliquent à l’analyse purement rationnelle des situations, ou qu’elles s’appliquent à rassembler les énergies en vue d’un but défini, et qu’il faut atteindre. Chez De Gaulle, à la lucidité de l’analyse s’ajoutaient toutes les qualités du chef, telles que les décrit le Cardinal de Retz : « La résolution marche de pair avec le jugement, je dis le jugement héroïque, dont le principal usage est de distinguer l’extraordinaire de l’impossible ». L’intelligence aronienne s’en tient volontiers à l’analyse. L’intelligence gaullienne ne néglige absolument pas l’analyse, mais elle poursuit plus loin et s’applique constamment à repousser les frontières de l’extraordinaire aux dépens de l’impossible.
Un soldat a toujours tendance à trancher le nœud gordien. Il me semble que Raymond Aron a toujours préféré la complexité du nœud gordien à la vertu simplificatrice de l’épée.

*

Sartre eût pu devenir une sorte de Nietzsche français, il en avait la carrure. Après le « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué ! », je ne connais pas de formule plus incisive que celle-ci, et qui est de Sartre : « Le monde est de trop ! ». Sartre fermait ainsi tout le circuit du nihilisme moderne, rejoignant explicitement le point de départ de Descartes. Descartes, méprisant le monde extérieur et le témoignage des sens, découvre « les premiers principes » de toutes choses dans un Dieu devenu inconnaissable et hasardeux et « dans certaines semences de vérités qui sont naturellement dans nos âmes ». Désormais, l’esprit humain est pratiquement livré à lui-même, condamné à sa solitude : libéré des contraintes du monde extérieur, il peut évacuer toute transcendance, ce qu’il fait en effet. Cet isolement où il se constitue — que longtemps on a affecté de prendre pour une souveraineté sans limites —, se révéla être la destruction de toutes défenses immunitaires de l’esprit contre les idéologies les plus extravagantes : et en effet on peut concevoir, on peut dire, on peut faire n’importe quoi et son contraire, rien n’a plus d’importance. Je crois que Sartre l’a perçu, et que sa formule « Le monde est de trop ! » est l’expression cliniquement parfaite de ce qu’on appelle la schizophrénie. C’est peut-être là son excuse d’avoir si vite et si aisément préféré, aux contraintes du jugement philosophique, les facilités de la polémique, toutes les commodités de la publicité et de l’embrigadement politique.
Que, durant les quarante dernières années, l’idéologie communiste ou communisante ait eu, chez nous, toutes les caractéristiques d’une occupation étrangère, avec ses deux conséquences normales, une collaboration insolente et une résistance isolée mais héroïque, tout cela éclate aux yeux de ceux qui veulent observer notre temps. Jean-Paul Sartre s’est fait spontanément le chef de file et le porte-étendard de cette collaboration, d’ailleurs fructueuse. C’est l’honneur de Camus d’abord, avec L’Homme Révolté en 1951, de Raymond Aron ensuite avec en 1955 L’Opium des Intellectuels, de s’être portés à l’avant-garde de la résistance à cette idéologie dégradante. C’est déjà déposer une semence d’espérance que d’avertir l’esprit qu’il est en train de démissionner, et que de lui définir en quoi consiste sa démission.
Dans cette longue lutte de résistance et de libération de l’esprit, L’Opium des Intellectuels reste une borne milliaire, une sorte de Bataille de Bir Hakeim : et c’est bien comme un signal de mauvais augure, que le succès de ce livre fut ressenti par le pouvoir intellectuel occupant et tous ses « compagnons de route ». Il faudrait faire de ce livre beaucoup de citations. Qu’il me suffise de celle-ci, qui me touche, parce qu’elle souligne le lien de généalogie qui existe entre le communisme et l’esprit bourgeois qui, depuis la Renaissance, a façonné le monde moderne (p. 320) : « Les idéologues du prolétariat sont des bourgeois. La bourgeoisie… opposait légitimement à l’Ancien Régime, à la vision catholique du monde, sa propre idée de l’existence des hommes sur cette terre et de l’ordre politique. Le prolétariat n’a jamais eu de conception du monde, opposée à celle de la bourgeoisie. »
Une telle analyse, à mon sens historiquement irréfutable, remet à leur vraie place les personnages du théâtre auquel nous avons assisté depuis quarante ans. Jean-Paul Sartre, malgré toutes ses invectives qui tentaient de donner le change, est resté ce qu’il a toujours été, ce qui l’a sans doute empêché de faire une véritable carrière de philosophe : un petit bourgeois ! Camus et Raymond Aron ont eu le courage de hisser le débat à la hauteur du jugement de l’esprit et de l’histoire des idées, hauteur où les idéologies se dégonflent d’elles-mêmes, où les slogans perdent jusqu’à leur puissance sonore.
Les victoires de l’esprit sont infiniment plus lentes à venir, elles sont surtout infiniment moins spectaculaires, que les victoires militaires : pas de fanfares, pas de défilés, pas d’arcs de triomphe, mais pas d’épuration non plus : pas de sentences de déchéance dans la République des lettres ! Si tous les intellectuels français, qui se sont une fois trompés sur la vraie nature du communisme « intrinsèquement pervers », sur son rôle d’oppresseur de l’esprit et des corps, étaient subitement condamnés à se taire, quel silence tomberait sur ce pays ! Il ne fallait pas désespérer Billancourt ! En stricte philosophie, cet argument est certainement le plus bouffon qu’on ait jamais inventé. A force de mensonges consentis et d’aveuglement volontaire, et pendant plus de quarante ans, il n’en a pas moins asservi la plus grande partie de l’intelligentzia française. J’ai peur que cette longue période soit jugée sévèrement par les historiens de la civilisation. Mais aussi lente à venir que soit la victoire dans le domaine de l’esprit, la libération finit quand même par arriver.
Quelques événements ont contribué au désenchantement. C’est tout à l’honneur de la nature humaine, qu’au tout premier rang de ce long combat pour la libération de l’homme, il y ait eu la phalange de quelques hommes de pensée qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal : un Koestler, un Camus, un Raymond Aron, et le plus grand, le plus complet de tous ces athlètes, Soljenitsyne! Qu’ici du moins hommage soit rendu à la lucidité de l’intelligence, au jugement héroïque contre les clameurs des idolâtres, à la vaillance acharnée de l’esprit !

*

Les faits peuvent paraître lointains à des hommes et des femmes plus jeunes ; pour nous qui les avons vécus, c’était hier, juin 1967, la Guerre des Six Jours, et, une fois de plus, l’affrontement entre De Gaulle et Raymond Aron. Depuis 1940, la situation entre les deux hommes semble s’être subtilement renversée. Pour une fois — et sans que Raymond Aron en tirât la moindre gloriole — , il sembla que le Scribe y vît clair, que la vision du Pharaon se fût obscurcie. Devant vous et pour moi, il eût été facile d’éviter ce sujet resté brûlant : c’eût été manquer au devoir de vérité, qui est l’hommage suprême que je puisse faire et à De Gaulle et à Raymond Aron.
La semaine avant l’ouverture du conflit, dans le Figaro du 29 mai, Aron avait souligné que l’Egypte venait de créer délibérément plusieurs casus belli, et qu’Israël se trouvait dans la nécessité vitale de riposter. Dans ce même article, j’imagine que ce qui suivait fut dur à lire pour le Général de Gaulle. Je cite : « La France, qui n’est plus l’alliée d’Israël depuis la fin de la Guerre d’Algérie, a résolu énergiquement de ne pas prendre parti, tout en dissimulant son incapacité d’agir, en lançant le projet de « concertation » entre les Quatre Grands. Cette formule coutumière… est à coup sûr irréprochable (et c’est là que la flèche a dû percer le cœur du Général), avec cette réserve qu’elle suppose un monde sans commune mesure avec celui d’aujourd’hui, le monde antérieur à 1914, dans lequel les grandes puissances, sans pour autant mettre un terme à leurs rivalités, parvenaient quelquefois à s’entendre pour imposer un règlement pacifique dans un conflit secondaire ». Dire au Général qui avait toujours pressenti l’avenir, qu’il était en retard de plus d’un demi-siècle, ne pouvait que l’exaspérer.
Et, pour bien retourner le dard dans la plaie, quelques lignes plus bas, Raymond Aron ajoute : « Selon les cas, la diplomatie est action ou camouflage d’inaction ». Un homme comme De Gaulle, dont le génie fut essentiellement celui de l’action, ne pouvait que frémir de se voir ainsi découvert. Encore moins pouvait-il subir, sans enrager intérieurement, l’impitoyable mise à nu de l’impuissance française, dans une région du monde où la France avait si longtemps représenté une protection efficace et une politique de l’honneur.
Aussi bien, dans la réalité des faits, De Gaulle limita-t-il l’action réelle de la France à un point très précis : pour la dernière fois dans l’histoire (mais nul ne savait que c’était la dernière), tenir à tout prix la parole que la France avait solennellement donnée jadis, et par la bouche de saint Louis, à ce qui était encore pour un temps une nation heureuse, le Liban. Le fait est que nul ne s’avisa d’y toucher. Curieusement d’ailleurs, de cette action limitée mais essentielle de la France, Raymond Aron ne dit mot.
A la vérité, je crois qu’en juin 1967, au moment de la Guerre des Six Jours, Israël et les Israéliens ont fait, et dans un style tout à fait éblouissant, exactement ce que De Gaulle eût fait à leur place : il en fut jaloux, excellente raison pour ne pas le leur pardonner. La passion existe aussi chez les hommes les plus grands, et elle est à leur échelle, mais la passion n’est pas un élément rationnel : « Peuple d’élite, sûr de lui-même, et dominateur ! » Là, où Raymond Aron a cru déceler un germe d’antisémitisme, j’ai eu personnellement l’occasion de discerner autre chose : l’expression douloureuse, presque désespérée, d’une jalousie, l’aveu d’une déception. Dans cette lumière tragique, De Gaulle rendait un hommage détourné à Israël et à son armée. C’était aussi, et tout aussi détournée, la réaction d’un amant déçu : la France et les Français du XXe siècle ne méritaient peut-être pas un personnage aussi fabuleux que De Gaulle, et De Gaulle le savait.
Mais vous, cher, cher Raymond Aron, à travers les multiples sinuosités d’une vie qui a traversé de part en part une époque tragique, jamais, jamais, vous ne fûtes un courtisan, jamais vous ne fûtes le courtisan de quiconque, ni de quoi que ce soit, en n’importe quelle circonstance, jamais ! J’ai vécu la même époque que vous, j’ai vu autour de moi tant de retournements, tant d’accommodements aussi bien avec l’enfer qu’avec le ciel, qu’il n’est point dans ma bouche appréciation plus élogieuse ni plus sincère, ni, en ce qui vous concerne, plus rigoureusement vraie.

*

En 1940, tout était clair : le malheur de la France et le malheur des Juifs français ne faisaient qu’un seul malheur. L’identité d’un Juif comme Raymond Aron, Lorrain d’origine, ne pouvait que s’en trouver assurée et rassurée. Mais au printemps 1967 — et pour la première fois depuis leur intégration totale à la patrie française, le 27 septembre 1791, avant-dernière année du règne de Louis XVI —, les Juifs français se trouvèrent soumis à l’écartèlement d’une double allégeance : d’un côté la position officielle du gouvernement français (et quel gouvernement ? celui de De Gaulle !) ; d’un autre côté leur sympathie naturelle envers une autre nation, Israël, à laquelle les rattachent tant de liens religieux, ancestraux, sentimentaux. Pour la première fois, ils durent même se poser la question — abstraite heureusement ! — d’un état de guerre possible entre la France et Israël. De 1791 à 1967, les Juifs français ne se sont jamais posé la question de la double allégeance : pendant l’« Affaire Dreyfus », ce sont les autres qui ont posé la question, ce n’était qu’une alerte augurale : de même source, ils se sentaient Juifs et Français. Par ses lois d’exception, le gouvernement de Vichy a troublé cette sérénité ; mais en reniant ses Juifs, le gouvernement de Vichy reniait aussi l’honneur français. En 1967, la question s’insinue par la jointure de l’âme.
La réponse est que, dans le domaine de l’amour, de la fidélité, dans cette vaste et ombreuse région qu’un mystique juif appelait « les devoirs du cœur », il n’y a pas de solution universelle et toute faite : il faut savoir accepter la contradiction des allégeances, il faut savoir vivre avec, les vivre. En un sens tout autre que le sens scientifique, il faut savoir faire l’« experimentum crucis », l’expérimentation de la croix. La guerre civile à l’intérieur de chaque conscience est partie intégrante de tout homme en situation temporelle. Il est des circonstances où tout choix laisse à désirer, où tout choix est peut-être mauvais, mais où le pire est encore de ne pas choisir. La nationalité n’est qu’une boussole, encore qu’elle ne soit pas infaillible : en 1940, le Général de Gaulle fut déchu de ses droits civiques et condamné à mort; en 1945, il en fut de même du Maréchal Pétain. De 1940 à 1945, la Résistance française s’est définie par des lois non écrites, plus impérieuses que les décrets officiels. Il ne faut pas maudire ces enchevêtrements douloureux, non réductibles par la raison, ils peuvent être occasion d’héroïsme, épanouissement à un degré suprême de cette souveraineté, strictement spécifique, et même singulière à chacun de nous, qu’on appelle une conscience et une liberté à tous risques, y compris celui de la mort, et parfois d’un déshonneur apparent et public. Par dessus tout, que voulaient les juges de Jeanne d’Arc ? Plus encore que la faire périr, ils voulaient la déshonorer. La relativité, dont nous savons aujourd’hui qu’elle gouverne l’univers physique, gouverne encore bien plus l’univers des esprits.
Raymond Aron avait coutume d’écrire que les hommes font l’histoire, mais qu’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. En ce cas, le dernier mot de la sagesse est tombé jadis du haut d’une croix dressée sur la montagne : nous ne savons vraiment pas ce que nous faisons. Dans de telles conditions, plus encore que d’être déculpabilisés, les hommes ont besoin d’être pardonnés. J’entre là dans un domaine inaccessible à la seule raison, que, faute d’un autre, on désigne d’un mot qui ne fait qu’épaissir le mystère, la grâce ! C’est une chasse gardée, où la raison pure peut bien lâcher ses limiers les plus fins, jamais ils ne trouveront la moindre piste.
Sans me connaître autrement que par mes prises de position publiques, je sais que Raymond Aron avait envers moi une disposition bienveillante : il l’a prouvé une fois, dans une occasion précise. J’ai trouvé la raison de cette inclination dans ce passage des Mémoires (p. 737) : « Je sympathise souvent avec les catholiques fidèles à leur foi, qui témoignent d’une liberté de pensée en toute matière profane. L’horreur des religions séculières me rend quelque sympathie pour les religions transcendantes ». A la réflexion, mon prédécesseur et moi, étions plus cousins que les apparences ne l’indiquaient. Par ses origines, Raymond Aron était de ces Juifs de l’Est, alsaciens ou lorrains, qui se sentent d’autant plus français qu’ils savent, pour ainsi dire de naissance, que l’identité française est perpétuellement menacée d’être désintégrée, dans sa chair ou dans son âme, qu’eux-mêmes sont perpétuellement menacés d’exclusion. D’où, le caractère scrupuleux, parfois héroïque, de leur attachement à la patrie, cette appartenance étant considérée comme un privilège, un honneur dont il faut savoir payer le prix. Étant moi-même devenu français par choix et dans mon âge d’homme, c’est bien ainsi que je considère le lien qui me rattache à mon pays. Les marginaux ne sont pas les patriotes les moins intransigeants, ni les moins jaloux. Dans le cours de ses Mémoires, Raymond Aron reconnaît bien volontiers en lui cette note de marginalité, qui l’empêcha toujours d’entrer dans les conformismes, de prendre ses aises dans des situations de fait. Je pense que cette marginalité affina constamment ses sentiments, servit d’aiguisoir à son intelligence, l’aida, très jeune, à se définir lui-même.
Quand on est jeune, comme l’éventail paraît largement ouvert devant soi des possibilités de se dépenser ! Heureux celui qui, par une illumination subite, même si elle est préparée de longtemps, perçoit d’un coup qui il est, ce pour quoi il est né, ce qui lui reste à faire pour accomplir son destin. Au tout début des années trente, Lecteur de français à l’Université de Cologne, Raymond Aron eut une telle intuition. Il la raconte, dans son style qui reste modeste, mais qui pour une fois cède à une solennité juvénile : « Je cherchais donc un objet de réflexion qui intéressât à la fois le cœur et l’esprit, qui requît la volonté de rigueur scientifique et, en même temps, m’engageât tout entier dans ma recherche. Un jour, sur les bords du Rhin, je décidai de moi-même. » Quelques lignes plus bas, il précise : « Je devinais peu à peu mes deux tâches : comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir, me détacher de l’actuel, sans pourtant me contenter du rôle de spectateur. » Il vient de s’enfermer dans un cercle magique, qui lui interdira désormais toute satisfaction envers lui-même.
On ne choisit pas le moment de l’histoire dans lequel on est jeté. Quelle ambition prométhéenne chez ce modeste que de décider de lui-même, quelques années avant une guerre qui va saisir et brasser les destins de millions d’hommes, qui va décider pour eux, mais souvent d’eux aussi ! Quelle magnifique illusion, que de vouloir comprendre son époque juste au moment où cette époque va basculer dans le délire ! Quelle témérité, que de vouloir se détacher de l’actuel, ne serait-ce que par la pensée, au moment où l’actualité va s’acharner à saccager au hasard et avec une cruauté jusqu’alors inconcevable, ce que chacun a de plus précieux ! Quelle naïveté, que de vouloir tenir son jugement au-dessus des partis, juste au moment où les volontés de puissance s’amoncellent sur le monde en ouragan dévastateur ! L’ironie du sort est que dans la tourmente Raymond Aron réussira presque ce qu’il avait décidé : tenir son jugement un peu au-dessus de la mêlée. On le lui reprochera. Mais je ne connais pas d’exemple où un homme, ayant fortement décidé d’être lui-même, pleinement et dans sa vocation profonde, on ne le lui ait pas injurieusement reproché.

*

Par quel pressentiment de son propre destin le jeune Raymond Aron a-t-il noté cet alexandrin, qu’il avait relevé dans un carnet de Léon Brunschvig, à la date du 22 septembre 1892 ? :
« Je rêve un temple pur, dont je m’excommunie. »
Rien comme une telle réminiscence poétique pour révéler les profondeurs d’une personnalité, sa continuité, ses contradictions, sa fidélité à elle-même à travers les incohérences du temps qui passe. Raymond Aron a mis ce vers en épigraphe de toute sa vie, à la manière dont Villiers de l’Isle-Adam définissait à l’avance sa propre destinée dans ses poèmes de jeunesse :
« J’ai soif d’un paradis, dont je suis exilé! »
Le paradoxe de Léon Brunschvig, adopté d’enthousiasme par le jeune Aron, est que son vers parle de « temple », alors que ni l’un ni l’autre ne croient en Dieu, et qu’il parle d’excommunication, mais prononcée par soi-même contre soi-même, ce qui implique que chacun d’eux s’est fait pape, juge suprême du pur et de l’impur, mais seulement en ce qui le concerne personnellement. Tout cela pour dire que, dans les années trente du siècle, ce grand jeune homme aux yeux bleus abordait la vie et la catastrophe imminente avec beaucoup de bonne volonté au cœur, beaucoup de méfiance de lui-même, beaucoup de chimères dans l’esprit. C’est la vie elle-même qui fait l’éducation de la jeunesse. L’éducation de notre génération fut rude et sans ménagement : nous allions tomber, en chute libre et sans parachute, du ciel des chimères en plein chaos de la réalité historique.
Raymond Aron me paraît exemplaire d’un certain type d’homme européen qu’on a appelé l’Intellectuel : il a exercé naturellement sur les esprits toute la magistrature que l’Intellectuel détient chez nous depuis l’Age des Lumières. Dans son grand livre sur Les Origines de la France Contemporaine, Taine a parfaitement discerné que l’esprit de la Révolution Française est en continuité avec le génie de notre époque classique, elle-même épanouissement de la Renaissance, où l’idéal s’est formulé de tout soumettre à la raison considérée comme la régulatrice de l’univers. Peut-être Raymond Aron fut-il le dernier parmi nous à vivre cet idéal en toute candeur : je ne vois en effet aucun homme de notre temps qui ait vécu cet idéal avec une plus grande vaillance de l’esprit, une plus grande intransigeance dans le discernement des valeurs dont il se sentait comptable, qui ait subi avec plus de dignité les démentis accumulés que notre époque démentielle a infligés à cet idéal. Il est possible que la leçon la plus décisive de l’histoire que nous avons vécue soit que l’animal raisonnable cède naturellement à la déraison, que toutes les ressources de la raison ne soient pas suffisantes pour assurer la dignité élémentaire de l’homme.
L’incertitude où nous sommes, cette anxiété vague et tourmenteuse qui est la nôtre qu’un monde est en train de finir, qu’un autre monde va commencer et que nous sommes incapables de définir à l’avance, dont nous redoutons et désirons à la fois l’avènement, ne sont peut-être que le signe fatidique que notre Age Classique est terminé, épuisé, qu’il emporte avec lui son échelle des valeurs, ses repères, toutes les caractéristiques désormais périmées de ce spécimen humain qu’on a appelé l’Intellectuel.
Au cours d’une longue vie, tout entière vouée à l’intelligence de « l’histoire se faisant », comme il disait, Raymond Aron a rencontré beaucoup de gens divers. Il y a aussi des rencontres qui auraient pu se faire, qui ne se sont pas faites. L’actualité récente a mis en pleine lumière l’une des personnalités les plus éclatantes, que Raymond Aron eût pu rencontrer au cours de son long séjour en Allemagne dans les années trente, qu’il n’a pas rencontrée, dont il est même étrange qu’il ne l’ait pas rencontrée. Je parle d’Edith Stein, que Jean-Paul II vient de proposer à l’admiration de tous par l’acte solennel de la béatification : « Edith Stein, juive, philosophe, religieuse, martyre », selon la proclamation du pape. Juive comme Raymond Aron, philosophe comme lui, comme lui professeur de philosophie, l’une des élèves préférées de Husserl, sans doute la plus douée, et qui avait un rayonnement tout à fait exceptionnel, dans les milieux universitaires rhénans où vivait alors Raymond Aron. Elle entra au Carmel de Cologne, le 12 octobre 1933 : Raymond Aron eût pu assister à sa prise d’habit.
La rencontre ne se fit pas entre ces deux êtres qui avaient tant en commun ; on peut dire d’elle ce qui fut dit de Raymond Aron au moment où il reçut le Prix Gœthe : « L’Allemagne fut son destin ». Elle subit ce destin jusque dans l’horreur et mourut dans un four crématoire d’Auschwitz. Elle aussi avait commencé sa carrière philosophique par l’athéisme : d’elle-même, à ce moment de sa vie, elle a dit : « Ma quête de vérité était mon unique prière ! » Le pape, qui cite ces mots, ajoute : « La recherche de la vérité est déjà une recherche très profonde de Dieu ». N’est pas athée qui veut, si celui-là qui croit l’être est possédé de la soif inextinguible de la vérité. Pour ceux qui l’ont connu ou lu attentivement, n’est-ce pas là ce qui a le mieux caractérisé la personnalité, l’œuvre, la vie de mon éminent prédécesseur ? Quel que soit le goût que nous ayons pour la clarté, surtout nous autres Français, il nous faut bien avouer que nous ne savons pas très bien le chemin sur lequel nous sommes, que nous ne savons même pas très bien où nous en sommes de la longue marche : Edith Stein est allée plus loin que Raymond Aron, elle a eu le pas plus rapide, elle a atteint le but plus tôt que lui; je pense que l’un et l’autre étaient sur le même chemin.
Je proteste que le parallèle que je fais entre Raymond Aron et Edith Stein est dénué de tout nationalisme confessionnel. Après tant de siècles où le fossé n’a cessé de s’élargir entre deux communautés, la juive et la chrétienne, alors que l’une est sortie de l’autre comme un enfant sort du ventre maternel, comment ne pas rendre hommage à Edith Stein, passerelle hardie édifiée uniquement par la fidélité poussée à l’extrême envers ces deux communautés ? Si Edith Stein fut Carmélite, elle n’a jamais cessé d’être juive et de s’en prévaloir. Arrêtée avec sa jeune sœur (qui, elle, n’était pas Carmélite), elle lui prend la main et lui dit : « Viens ! Nous partons pour notre peuple ! », comme si elle partait vers une Terre Promise qu’elle rejoint à travers le feu. Et c’est au sein de son peuple qu’elle est morte quelques jours plus tard à Auschwitz.
L’amour, et l’amour sacrificiel, va infiniment plus loin que l’intelligence rationnelle sur un certain chemin. Il y a dans l’amour une puissance de rapprochement, de réunion, de communion, que ne donneront jamais toutes les ressources mobilisées de l’intelligence. Il y a un Royaume invisible, patrie de tous les hommes de bonne volonté, dont le seuil est infranchissable à la seule rationalité, mais que l’amour, un certain amour héroïque, franchit comme en se jouant. Je ne suis pas sûr qu’à la fin de sa vie, Raymond Aron, exemplaire de la bonne volonté, n’ait pas perçu lui-même la réalité de ce seuil et la possibilité de le franchir.
Pour clore ce propos, et m’en tenant aux apparences, si Raymond Aron a été la dernière incarnation parfaite de ce type d’homme qu’on a appelé l’Intellectuel, il se peut qu’Edith Stein soit la préfiguration d’un nouvel idéal d’humanité. Quand une nouvelle civilisation commence, elle produit d’abord son type d’excellence, qui transcende toutes querelles, seraient-elles millénaires.

*

La question ultime que pose le destin de Raymond Aron est celle-ci : la rationalité est un mode d’activité de l’esprit, ce n’est sans doute pas le seul, ni le plus sûr. La rationalité n’est pas le critère universel et exclusif de la vérité. Cela, je soupçonne ce rationaliste persévérant que fut Raymond Aron de l’avoir deviné. L’histoire de notre siècle, qu’il a vécue en observateur impartial et exposé, n’a sans doute fait que confirmer en lui ce pressentiment. Je me souviens de l’émission que Bernard Pivot lui avait consacrée. A une question de Pivot, il répondit simplement : « Après avoir vécu l’expérience de mon siècle, je trouve que l’usage de certains mots m’est interdit : le mot bonheur est de ceux-là! » Saint-Just avait écrit : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ! » Eh bien, voilà une idée qui a vieilli à une vitesse vertigineuse au point qu’un Raymond Aron, moins de deux siècles plus tard, la jugeât déjà hors d’usage. Cet aveu me paraît le témoignage qu’une certaine Europe, dans laquelle nous sommes nés, est morte, bien morte; qu’il va nous falloir, et vite, en créer une autre, toute différente.
Une telle déclaration va plus loin encore : elle en dit plus sur la personnalité intime de Raymond Aron que tous ses livres, tous ses articles, tous ses cours magistraux. Elle m’incline à utiliser à son sujet un mot, dont je me garderai bien d’abuser, celui de grandeur. Au-delà de sa superbe intelligence qui resplendissait, Raymond Aron avait l’âme grande. Il avait d’ailleurs l’humilité scrupuleuse des grands : il n’a jamais prétendu à l’infaillibilité de son jugement, il a toujours avoué ses hésitations et ses erreurs, mais il a toujours mis l’honneur de sa vie à rechercher la vérité et à la dire dans l’expression qui lui convient le mieux, la simplicité, qui est son habit de lumière. Je crois qu’il eût aimé ces paroles d’Albert le Grand qui, dès le XIIIe siècle, définissait une fois pour toutes la vocation dominicaine : « Notre mission n’est pas de dire le droit par sentences à la manière des juges, mais de le dire comme doivent le faire des hommes de principes et de doctrine (ut doctores). Notre mission est de prononcer d’une action si elle est juste ou injuste, et cela quel qu’en soit l’auteur : au-dessous de nous ou au-dessus ! »
Le désarroi qui nous est propre est que nous sommes incapables de définir des principes et une doctrine qui nous mettraient d’accord et d’après lesquels nous pourrions assurer nos jugements. Ne pourrions-nous pas au moins nous mettre d’accord sur la réalité de notre désarroi, et sur la nécessité pour chacun de nous d’une humilité et d’une ouverture de l’esprit et de l’âme, dont Raymond Aron nous a constamment donné l’exemple ?

*

On reconnaît un grand acteur au style de ses sorties de scène. Des grands acteurs que j’ai évoqués ici, trois, De Gaulle, Edith Stein et Raymond Aron ont particulièrement réussi leur sortie. Le malheureux Sartre a misérablement traîné sur la scène avant de sortir. On dirait que, pour chacun des trois, un metteur en scène derrière le décor a organisé la sortie qui s’accordait le mieux à son œuvre et à son rôle. La sortie de Raymond Aron, qui s’effondra sur les marches du Palais où se rend la justice des hommes, après le témoignage qu’il venait de rendre et à la vérité et à l’amitié, est bien digne d’un metteur en scène, génial et caché, dont Raymond Aron pensait qu’il n’y croyait pas.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.