Le rôle et la place de l’État en France au début du XXIe siècle

Séance du lundi 21 février 2000

par M. Laurent Fabius

 

 

Un siècle commence. La France se transforme. Le besoin d’Etat se maintient. Les formes de son action changent.

L’Etat constitue le paysage de notre histoire. Un héritage que se sont transmis les Capétiens et les révolutionnaires, l’œuvre successive d’un Bonaparte, de deux Napoléon et de cinq régimes républicains. Depuis Reims et Clovis, il a gouverné la nation sinon plus, du moins autant que la nation l’a gouverné. L’Etat en France, c’est la constance d’un peuple inconstant.

Or si la réflexion sur sa place occupe périodiquement les esprits, d’ailleurs souvent réduite à une polémique entre le “ trop ” et le “ trop peu ” d’Etat, rarement en propose-t-on une vision pour les temps qui viennent. Le plus souvent on se contente de mettre aux normes le vieux monument. On ravale plus qu’on ne refonde. C’est dommage.

Car beaucoup de nos compatriotes peuvent malheureusement se dire aujourd’hui “ l’Etat, ce n’est pas nous ”. L’Etat est assimilé au Gouvernement, alors qu’il couvre, faut-il le rappeler, une réalité beaucoup plus large. Son aggiornamento nécessaire devrait être notre affaire à tous. Etrangement, et c’est bien là une des singularités françaises, c’est à ses propres serviteurs que l’Etat demande de programmer son adaptation. Avare de sa confiance, c’est à lui-même qu’il passe commande, à l’administration et surtout à ses grands corps. L’Etat se propose d’être à la fois le patient et le soignant.

Le résultat est à la mesure de la démarche. Une dose d’informatique, une touche de déconcentration, un soupçon de modification de statut, on fait comme si l’important n’était pas vraiment là. Je crois pour ma part que la réforme de l’Etat est indispensable, qu’il faut saisir la chance d’une excellente conjoncture pour l’engager, mais qu’il est d’abord nécessaire pour la mener à bien de comprendre l’Etat d’hier, puis de diagnostiquer les raisons de son mal-être actuel. Mondialisation, dérégulation, influence croissante de la société civile, la forme traditionnelle de l’Etat est contestée par la montée des individualismes, cependant que son cadre national est mis en cause. Sa culture, qui a nourri notre imaginaire, est concurrencée par d’autres idéaux collectifs, la famille, l’entreprise, la solidarité internationale et humaniste des organisations non gouvernementales. Son territoire, autrefois limité par des frontières et des barrières, subit les assauts des nouveaux espaces virtuels. L’Etat semble désormais plutôt assujetti que souverain.

La France éprouve du mal à redéfinir l’Etat. Collectivement, nous ne nous habituons pas à l’idée que, dans un monde ouvert à la fois sur le global et sur le local, l’Etat ne peut pas vivre en autarcie juridico-politique. L’Etat central s’affaiblit. L’Etat déconcentré piétine. L’Etat continental est une hypothèse. L’Etat-providence se paupérise, réticent à reconnaître qu’il ne peut plus être un producteur au champ infini, un coffre-fort ouvert à l’accroissement des dépenses, une réponse au caractère illimité des besoins. Les aspirations de jadis, confiant à l’Etat la recherche de la perfection du bonheur, n’étaient-elles pas au demeurant trop vastes ? La demande d’Etat demeure mais elle prend des formes nouvelles.

 

Les trois âges de l’Etat

 

En France, l’Etat est un bien national. Le seul à avoir survécu aux faillites, aux ventes, aux déménagements politiques successifs. Les légistes de l’Ancien Régime l’avaient conçu comme l’armure et l’armature d’une nation rebelle à l’autorité. Les hommes de 1789 le voulurent élément de permanence, contrepoint à leur exigence de table rase. Le Général De Gaulle et les constituants de 1958 en firent la clef de voûte des institutions.
Pour autant, l’histoire de l’Etat en France ne se limite pas à un code. Plus qu’une entreprise d’organisation territoriale et administrative, mieux qu’un processus d’unification politique, l’Etat est en quelque sorte chez nous la projection institutionnelle de la raison et du progrès, le décor tricolore de l’égalité des chances, de la solidarité et de la mobilité sociale. Il est aussi le lieu d’une contradiction bien connue, qui amène les Français à souhaiter des impôts américains et un système social scandinave, une fiscalité à l’italienne avec des collectivités locales à l’allemande. Deux de ses figures historiques, le colbertisme et le jacobinisme, correspondent aux grandes vagues de la ratio européenne, celle, géométrique et mécanique, des Classiques et celle, positiviste et juridique, des Lumières.

Plus encore peut-être qu’à Descartes, notre vision de l’Etat est redevable à Jean-Jacques Rousseau. L’Etat s’impose chez nous comme un rempart face à la déraison politique et sociale. Par ses administrations, sa justice, son armée, par sa police et par ses lois, il doit être producteur de sécurité et réducteur d’incertitude pour les “ sociétaires ”. Pas d’individus porteurs de droits sans Etat protecteur : c’est le contrat social qui assure le lien. La propension française à l’Etat tient du réflexe politique. Nous le brocardons, mais nous ne pouvons pas nous en passer. Tempêtes, conflits, nous nous tournons aussitôt vers lui. Libertés, droits, nous nous en remettons à lui. Etroitement enlacés avec les droits du citoyen, les droits de l’homme ont l’Etat pour cadre, pour garantie et, finalement, pour accomplissement. D’un rivage à l’autre de l’Atlantique, ce sont bien deux modèles qui sont en concurrence : là-bas l’état de l’Union, ici l’union par l’Etat. 1776 contre 1789. Etat garant, Etat gendarme, c’est un Etat protecteur que cet Etat régalien.

Notre emprunt intellectuel à Rousseau s’est incarné schématiquement en trois âges historiques.

D’abord l’époque où le pouvoir central était le pouvoir d’un seul. Il jugeait, battait monnaie, faisait la loi. L’Etat se manifestait alors par l’effort de guerre, guerre civile, guerre extérieure, d’un royaume divisé qui se faisait nation. S’il gouvernait mal on lui pardonnait, car en fait il gouvernait peu.

Ensuite les temps qui nous ont faits ce que nous sommes. On passe d’une philosophie assurantielle à une philosophie redistributive. Aux droits civiques s’ajoutent des droits économiques et sociaux. L’Etat inclut dans sa sphère les bienfaits qu’autrefois la puissance divine était censée dispenser. Il rachète les inégalités de la nature ou les infortunes du sort. Longtemps facteur de progrès, ce modèle, chacun le sent, s’essouffle. Centralisé, pour ne pas dire parisien ; lent, pour ne pas dire bloqué complexe, pour ne pas dire opaque, naguère réponse à tous nos maux, voilà l’Etat stigmatisé. Des preuves tangibles ? Les nouveaux notables ne sont pas fils de l’Etat ou, s’ils le sont, ils quittent son giron. Le personnel politique reflète cette désaffection. Voici que Vivendi fait pâlir Matignon. Dans un pays marqué depuis deux siècles par la dénonciation des privilèges, la légitimité des élites étatiques, qu’elles soient nommées ou élues, est désormais mise en cause.

A ce malaise de l’Etat, je vois plusieurs explications. Evidemment, la prise de conscience qu’il n’est plus le lieu unique du pouvoir : de nouveaux réseaux d’influence _ financiers, technologiques ou médiatiques _ contestent sa suprématie et, ce faisant, celle de la Loi. L’Etat, d’autre part, a trop longtemps assis son autorité contre les régions comme si ses partisans craignaient que ne resurgisse la diversité du pays. Une certaine méfiance européenne s’y ajoute : c’est à la fin de la France millénaire que travailleraient Strasbourg, Bruxelles et Luxembourg, à coups de transferts de souveraineté cachés et de partage de compétences masqués. Enfin, s’il se sent amoindri, c’est aussi que la pacification de la société française a dépouillé l’Etat d’une part de sa mission historique de garant de l’intérêt général face aux soubresauts intérieurs ou aux attaques extérieures. Dans le roman de leur permanente opposition, la société tient sa revanche.

Après l’ère des succès, après l’apogée de la contestation, je crois que nous entrons, avec l’an 2000, dans une époque nouvelle pour l’Etat. Ses figures successives s’atténuent, Léviathan démocratique, instituteur du social, dispensateur de providence, régulateur de l’économie – pour reprendre la classification de Pierre Rosanvallon -, cependant qu’une représentation nouvelle s’esquisse. Un nouvel âge peut commencer, une fois formulée la question essentielle : à quoi sert encore l’Etat ?

 

De l’Etat prescripteur à l’Etat partenaire

 

Proposer l’Etat minimum dont rêvent certains idéologues libéraux, ultime filet de sécurité qui empêcherait les plus démunis de disparaître ou de se révolter, serait une faible et assez triste ambition. Je connais comme chacun des citoyens américains ou britanniques qui ne s’habituent pas aux carences de leur Etat. Au-delà des affirmations idéologiques, ils souhaiteraient qu’à travers l’école, l’hôpital ou la protection sociale, les pouvoirs publics soient plus forts et plus présents. En France, c’est plutôt l’insuffisance d’Etat efficace, sa lourdeur ou le fait que l’Etat ne tienne pas ses engagements qui est aujourd’hui critiqué. Notre société ne veut nullement la mort de l’Etat, ni son humiliation. Elle veut qu’il réponde à ses besoins et à ses initiatives. Elle appelle un Etat solidaire qui fasse de l’entraide une mission régalienne, non seulement pour lutter contre les inégalités, mais aussi pour combattre les marées noires, les ouragans, les inondations. Elle réclame un Etat capable de soutenir comme d’initier, avec lequel il serait possible de bâtir des relations de confiance et des projets en commun.

J’observe une évolution vers cet “ Etat partenaire ”. Notamment en suivant l’activité des préfets sur laquelle vous vous êtes penchés. Fonctionnaires d’autorité par tempérament, par tradition, par excellence, ils ne se considèrent plus désormais – en tout cas plus seulement – comme l’incarnation d’un Etat principalement donneur d’ordres, mais comme les garants des actions multiples, animations et incitations dans lesquelles la puissance publique est engagée. L’ordre public doit y faire bon ménage avec la protection sociale, la recherche de financements ou la nécessité de la communication. Avec les lois de décentralisation, en 1982, l’Etat a commencé d’apprendre à partager le pouvoir local, à déléguer son autorité aux différents acteurs qui font vivre notre territoire. Les Préfets seront les maîtres d’œuvre locaux de cet Etat partenaire.

De même, les relations entre l’Etat et l’économie ont-elles considérablement évolué pour illustrer désormais une forme nouvelle d’association entre sphère publique et sphère privée. Longtemps le débat a porté sur l’opportunité des nationalisations, puis sur celle des privatisations. Ce débat me semble tranché, même si certains, de part et d’autre, s’épaulant en quelque sorte réciproquement, continuent l’affrontement mythologique. Il me semble, quant à moi, que ce qui est concurrentiel a vocation à rejoindre à plus ou moins long terme le statut privé. Réguler l’économie, ce n’est plus la diriger depuis la forteresse des Finances, ni la réglementer pour l’étouffer : c’est lui rappeler de grandes exigences fixées par le long terme et la collectivité, tout en acceptant le rythme et les nécessités des marchés.

Le développement des autorités administratives indépendantes peut aider à cette pratique nouvelle de l’Etat, par exemple pour la transparence de l’économie, pour l’objectivité de l’information ou pour un meilleur équilibre entre l’administration et les administrés. Ces autorités administratives indépendantes, dotées de prérogatives de puissance publique mais distinctes de l’Etat, peuvent être utiles dans le cadre d’une action et même d’une culture de la régulation, dès lors qu’au moins deux conditions sont respectées : ne pas dégénérer en une “ ad hocratie ” substituant à la vision transversale et à la légitimité des décideurs politiques une approche certes experte, mais segmentée et incontrôlée ; se souvenir que si l’autorité administrative indépendante régule, c’est au politique qu’il revient de fixer les règles et de vérifier que le régulateur les respecte. Cela posé, ces autorités développent un “ droit partenaire ” qui sait contraindre quand nécessaire, mais aussi faciliter les évolutions.

Les missions régaliennes de l’Etat, elles-mêmes, ne restent pas à l’écart de ce partenariat qui s’accompagne parfois d’un découplage entre l’intérêt général et l’Etat Nation. Notre diplomatie, notre défense, les industries qui y sont liées, s’inscrivent de plus en plus dans le cadre européen. Celui-ci oriente nos choix et les amplifie, il implique négociation. Il n’est pas jusqu’à notre justice qui ne fasse désormais toute leur place aux décisions des magistrats européens, favorise l’entraide judiciaire et développe à la scandinave des formes nouvelles, pré-contentieuses, de médiation. Dans chacun de ces domaines d’intervention, il est clair que l’Etat ne peut plus agir par décret impérieux et national.

Ce constat est manifeste aussi, dernier exemple, appelé à prendre une importance croissante, dans le domaine de la gestion durable du développement. L’environnement n’ayant pas plus de frontières que les océans et les vents, les régulations, pour être efficaces, seront de plus en plus transnationales et concertées. Si, sur des plages, un pétrolier libérien, un capitaine indien, des marins ukrainiens lâchent une cargaison de pétrole saoudien, faute d’une double coque que ne prévoit pas le droit européen, si les conférences internationales sur l’effet de serre n’ont pas eu jusqu’à maintenant les résultats que l’on pouvait espérer, si les conséquences du transgénique restent sous-évaluées au regard des principes de précaution et des exigences de la santé, à chaque fois la nécessité d’une régulation mondiale, négociée, acceptée, apparaît comme de plus en plus forte, complémentaire de l’action des Etats nationaux. On demande à l’Etat, d’une façon pressante, de prévenir, d’intervenir, de contrôler. On le demande à l’Etat-Nation mais désormais on le demande aussi, d’une façon partenariale, à la communauté des Etats-Nations et même à la communauté mondiale au-delà des Etats.

Certains voient dans cette nouvelle figure d’une puissance publique cherchant alliés et dialogue le signe de son affaiblissement. D’autres craignent que la contractualisation ne s’opère au détriment des plus faibles, ceux qui n’ont pas la force de négocier. Tous soulignent la dimension désormais internationale de l’action publique. Nous entrons bien dans l’époque de l’Etat-partenaire, marquant l’âge moderne de l’Etat.

 

Les conditions de l’Etat partenaire

 

Deux triptyques doivent en être les piliers : responsabilité, proximité, efficacité subsidiarité, régulation, solidarité.

Une nouvelle légitimité. L’Etat, disais-je, a souffert ces dernières années du discrédit d’ensemble jeté sur la sphère publique. Pour contrer cette mélancolie, il me paraît indispensable, s’agissant de la France, d’améliorer notre cadre institutionnel. Expression de la volonté générale, les institutions donnent en effet corps au pacte républicain. Incomplètes ou inadaptées, elles en montrent l’inadéquation. Dans cet esprit, je soulignerai ici la nécessité d’une réforme centrale, l’instauration du “ quinquennat de cohérence ”. La cohabitation, chacun le sait, est devenue notre régime de croisière. Cette organisation, paraît-il plébiscitée, est porteuse de légers défauts : abstention croissante des citoyens qui ne discernent plus les différences entre les projets et les gestions des uns et des autres, pratique difficilement évitable du “ plus petit réformateur commun ”, confusion fréquente dans les responsabilités. Ce n’est peut-être pas la meilleure façon d’organiser la direction de l’Etat. Pour en sortir et relégitimer, en quelque sorte, notre organisation politique, il faudra réduire le mandat présidentiel à cinq ans, rapprocher l’élection du chef de l’Etat et celle des députés – la désignation du Président entraînant dans le mois qui suit, et non dans celui qui précède, les élections législatives – afin de faire place à la cohérence plutôt qu’à la cohabitation. Une dissolution conservée comme recours, un Premier ministre dirigeant effectivement le Gouvernement, un Parlement – majorité et opposition – dévérouillé et remplissant son plein rôle de contrôle (par certaines adaptations de nos textes et surtout une pratique beaucoup plus ouverte envers nos deux Assemblées), compléteraient ce dispositif de bon sens et de vitalité démocratique.

Sa légitimité, l’Etat devra aussi la réexaminer dans le domaine capital de l’économie. Etat-arbitre ? Assurément ! Mais un arbitre est sur le terrain, pas dans les tribunes. De temps en temps, il doit siffler, rappeler les règles du jeu pour le rendre plus fluide. Parmi ces règles, une des plus importantes est une baisse significative des prélèvements obligatoires, inséparable de leur meilleure justice. Si j’insiste fréquemment sur ce thème, ce n’est pas par quelque “ Catonmania ” anachronique à la recherche d’un nouveau delenda est Carthago. C’est parce que dans un pays désormais ouvert comme le nôtre, il est indispensable d’alléger la pression fiscale pour consolider la croissance, donc l’emploi, pour renforcer la compétitivité de nos entreprises sur les marchés internationaux, pour libérer la créativité et l’initiative. L’Etat audacieux, l’Etat ambitieux n’est pas un Etat dispendieux. Des services publics qui fonctionnent bien (j’y reviendrai), des prélèvements publics qui plafonnent, cela implique une nécessaire réforme de l’Etat. Il s’agit à la fois de conforter le rôle régulateur de l’Etat, d’alléger sa ponction sur l’économie, sans faire disparaître la référence qu’il incarne. A travers des relations contractuelles établies avec ses partenaires économiques et sociaux, se dessine un Etat animateur, un Etat amorceur qui indique et rend possible autant qu’il n’accomplit par lui-même.

Transparence et compétence. L’Etat moderne ne pourra obtenir la confiance et le respect de ses interlocuteurs sans rendre des comptes détaillés et objectifs sur son administration. Or, jusqu’ici il faut bien reconnaître que son livre de comptes relève plutôt du fouillis obscur.

La Mission d’Evaluation et de Contrôle créée récemment sur ma proposition à l’Assemblée nationale doit permettre, avec le concours de la Cour des comptes, de dissiper le flou qui entoure encore beaucoup des grandes décisions et gestions publiques. Les réflexions en cours sur la révision de l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 relative aux lois de finances, pour apparemment techniques qu’elles soient, devraient nous emmener, si le gouvernement le veut bien, sur le chemin de la transparence. L’émergence progressive d’un principe juridique de sincérité appliqué à la sphère publique serait facilitée si la Cour des Comptes assortissait chaque loi de finances d’un avis d’exactitude et si, abandonnant les vieilles règles de Charlemagne et de Mérovée, l’Etat consentait à adopter une comptabilité de bilans, de résultats, de patrimoines pluriannuels et consolidés. Bref, l’Etat doit s’habituer à la culture du parler vrai et du compter juste Il doit accepter d’être évalué et comparé. La transparence fait partie de la démocratie.

Cela est d’autant plus à notre portée que l’Etat dispose, à travers ses fonctionnaires, d’un grand nombre de femmes et d’hommes d’intelligence, de compétence et de dévouement. La plupart des agents publics possèdent un sens élevé de leur mission. Pour autant, faute de définition claire des objectifs qui leur sont assignés et de mesure précise des résultats, la gestion de l’Etat n’est fréquemment pas satisfaisante. Les recrutements de fonctionnaires ne sont pas adaptés aux besoins réels de l’administration et des usagers. Au lieu d’une pratique automatique du remplacement emploi par emploi, les effectifs devraient être mieux orientés vers les services où ils sont les plus utiles. Un certain lien devrait pouvoir être établi entre les rémunérations et la manière dont les tâches sont accomplies. Des indicateurs de résultats devraient être systématisés. Les progrès et économies réalisés au sein de tel ou tel service devraient pouvoir bénéficier, pour partie du moins, au service en question. Programmée sur plusieurs années, cette réforme de l’Etat, menée en concertation avec les agents, m’apparaît comme une nécessité absolue, sauf, à terme, à paupériser un peu plus l’Etat.

Ne négligeons pas non plus les institutions qui, pour ne pas avoir été créées récemment, conservent une mission éminente. Je pense au Commissariat général au plan, à l’INSEE, aux corps de contrôle, à votre Académie bien entendu. Elles ne demandent qu’à être mobilisées. D’une façon générale, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) devraient y aider. Grâce aux serveurs téléphoniques et informatiques, un véritable Etat numérique, disponible en permanence, peut émerger. Un espace inédit d’expression citoyenne peut et doit s’ouvrir. Les possibilités d’éducation continuelle, concept central, en seront accrues.

La réforme de l’Etat n’est pas son ennemie, elle en est au contraire le soutien.

Simplifier. En 1765 déjà, d’Argenson assignait à l’Etat la fonction de “ ramener les choses du compliqué au simple ”. Le conseil reste actuel. Je pose souvent à mes collègues législateurs la question suivante : à 1 000 près, pourriez-vous me dire combien de lois – les lois que vous votez -, sont en vigueur ? Le silence qui tient lieu de réponse est impressionnant. L’Etat ne doit pas rester fasciné par ses arcanes et ses ramifications. Mettre au centre de leurs préoccupations le citoyen, l’administré, le justiciable, l’usager, est pour les services publics un objectif majeur. La sédimentation des textes, l’inflation normative – qui comme toute inflation amène la dévalorisation –, la multiplicité des services, dressent pour l’action publique un décor d’une inconstance et d’une complexité rebutante. Trop souvent le citoyen-usager se heurte à l’obstacle de bureaucraties cloisonnées et rigides. La complexité d’une circulaire, d’une procédure, d’un traitement des demandes ne doit plus parler en faveur de sa reconduction. Traquer les circuits inutiles, redonner une lisibilité à l’action publique, rendre compréhensible l’enchaînement des procédures, trouver les mots qui font comprendre nos lois et nos règlements, ce n’est peut être pas très spectaculaire ni médiatique, mais c’est une tâche prioritaire pour l’Etat partenaire. Il dépend de notre volonté – et d’elle seule – d’œuvrer à l’indispensable simplification de l’Etat.

L’ouverture sur le monde. N’oublions jamais enfin que, dans notre action, nous ne sommes pas totalement seuls au monde. Le premier partenariat de l’Etat, il le passe avec les autres pays. Certaines fonctions de l’Etat ne peuvent plus être exercées que si elles sont partagées avec d’autres nations, voire même transférées de l’Etat-Nation à des entités politiques en résonance avec une économie désormais transnationale. Il nous faut penser en permanence la transformation de l’Etat en tenant compte d’un environnement qui a lui-même profondément changé et, qui par contrecoup, fait évoluer ses prérogatives.

Difficile, par exemple, de continuer à croire à la pérennité d’espaces limités par des frontières physiques alors qu’un monde virtuel, affranchi souvent de toute norme, s’élabore à travers les réseaux électroniques. Si l’on peut consommer, apprendre, jouer, peut-être un jour voter par l’Internet, continuera-t-on à le faire sous la forme que l’on connaît aujourd’hui ? Quelques années, nous séparent encore de cette cité qui ne sera pas obligatoirement celle du bonheur. Mais le temps de la concurrence entre monde réel et monde virtuel a déjà débuté. Face à cette révolution, une double évolution sera nécessaire si l’élu et les citoyens qu’il incarne veulent continuer à pouvoir dire leur mot. D’une part, ne pas laisser l’Etat à l’écart des bouleversements technologiques ; d’autre part, ne pas accepter que les réseaux planétaires se construisent anarchiquement sans souci du bien commun ou des libertés. Application immédiate : éduquer dès l’école aux nouvelles technologies pour éviter le creusement du fossé numérique entre ceux qui ont accès au nouveau monde technologique et les autres ; éduquer tout au long de la vie.

L’évolution du droit international construit déjà, elle aussi, une norme par-dessus la tête des Etats, au nom de principes universels. La justice ne s’arrête plus aux frontières des souverainetés d’antan. Dans un tel monde, qui devient le dépositaire de l’intérêt général ? Je suis convaincu que les cultures politiques continueront d’avoir besoin des nations, mais que les évolutions des institutions internationales et les avancées des réseaux mondiaux ne cesseront d’œuvrer à leur rapprochement : des nations donc, mais moins solitaires et plus solidaires. Au moment où nous découvrons que la simplicité, l’efficacité et la proximité sont les maîtres-mots de l’exigence politique, quelle cohérence y aurait-il à imaginer un Etat mondial lointain, machine d’Orwell, sans racines ni visage ?

Pour ouvrir notre Etat sur le monde, il va nous falloir de plus en plus regarder dans deux directions. D’abord l’Europe, une Europe démocratique, une Europe-puissance, qui sera elle-même dotée d’une puissance publique européenne. La vision d’un destin commun à 15 ou davantage suppose une révision profonde de nos institutions qui devront avant tout, comme l’actualité en confirme l’urgence, être assises sur des principes, sur des valeurs exprimés par une Constitution européenne. Il est capital que nous parvenions à approfondir notre fonctionnement démocratique avant d’élargir notre périmètre. Le philosophe allemand Habermas parle de “ patriotisme constitutionnel ”, c’est-à-dire de valeurs partagées, exprimées et garanties par une norme commune, ratifiée par le vote de tous les citoyens de l’Union. Vote et contrôle démocratique, s’ils veulent retrouver efficacité et sens, devront épouser la dimension de l’Europe, modifiant l’organisation même des partis modernes.

Au-delà de l’Europe, lieu d’exercice d’une nouvelle citoyenneté, espace possible d’une réponse concertée aux défis de la mondialisation, il existera une place croissante pour la délibération politique au plan mondial. Car si la souveraineté de l’Etat-Nation est partagée avec des acteurs internationaux, si les frontières territoriales et politiques sont de plus en plus perméables, alors les formes d’action de la société sur elle-même ne pourront pas ne pas se transformer au-delà du cadre traditionnel de l’Etat-Nation.

Cela pose évidemment l’immense question des modalités de choix et de la légitimité des représentants de cette communauté internationale, face à ce qui apparaît comme un concept auquel il faudra faire place, celui de citoyen du monde. N’est-ce pas, au sens étymologique de ce terme, un Etat “ cosmopolite ” qui se profile ? Les mouvements apparus lors de la conférence de Seattle ont révélé l’existence d’une opinion publique mondiale, audacieuse, métissée, organisée, contradictoire. Ne devrait-elle pas trouver, au sein d’un Parlement mondial réunissant les représentants des Etats et les nouveaux acteurs de la vie publique internationale, un lieu d’expression et de concertation afin de mieux organiser l’avenir de la planète ? Un Conseil de Sécurité des Nations-Unies, transformé dans sa composition, ne devrait-il pas acquérir le pouvoir d’un véritable exécutif ? Et un Conseil de Sécurité Economique voir le jour ? Utopie, peut-être ! Nous savons que les utopies d’hier sont les réalités d’aujourd’hui. Un jour sans doute, étendant à la planète l’ancienne prophétie européenne de Victor Hugo, un Parlement mondial légiférera au nom de l’humanité tout entière.

 

Pour un service public de proximité

 

Evoquant ces diverses mutations, et revenant à notre propre territoire, comment ne pas voir enfin que c’est la notion de service public elle-même, figure concrète de notre Etat, qui doit être revisitée ? L’utilité du service public, on l’a encore constatée lors des récentes catastrophes climatiques : chacun a rendu hommage au travail, au dévouement des agents d’EDF, de l’Equipement, des télécommunications, des pompiers, des gendarmes. De même, lorsqu’on voit les problèmes lourds auxquels doivent faire face aujourd’hui l’école ou l’hôpital, on mesure la qualité exceptionnelle des personnels et combien nous avons besoin du service public, y compris de son renforcement, pour répondre aux exigences du long terme et du non-marchand. Et en même temps, nous savons indispensable la réforme du service public. Non pas administration par administration, verticalement, comme on essaie parfois de le faire, mais transversalement, dotant la France d’un réseau de services publics, de maisons de service public, efficaces et proches de l’usager. Sachant qu’avec le développement des technologies et l’ouverture croissante à la concurrence, les services publics seront désormais jugés systématiquement à l’aune du prestataire privé le plus performant qui, pour une activité voisine, prétend faire du client un roi.

Il convient, autour de cette notion fondamentale de “ service public de proximité ”, de redéfinir et de clarifier les règles applicables. Traditionnellement, lorsqu’on abordait les principes de fonctionnement de l’Etat, on parlait de continuité, d’adaptation, d’égalité de traitement. Le service public doit enrichir ces principes par cinq autres : la qualité, l’ouverture, l’accessibilité, la sécurité juridique, l’évaluation.

Oui, le service public doit évoluer, réunissant deux notions que l’histoire a parfois opposées, la solidarité et la proximité. Le principe de qualité supposera des services plus présents sur le terrain, disposant d’indicateurs de satisfaction et assurant des prestations personnalisées. Le principe d’ouverture impliquera une meilleure écoute des usagers, une participation de leurs représentants, un décloisonnement des services. Le principe d’accessibilité conduira à simplifier et à codifier les règles applicables. Le principe de sécurité juridique amènera, sauf raisons impérieuses d’intérêt général, à prohiber la rétroactivité des textes. Enfin, le principe d’évaluation obligera à mesurer périodiquement l’efficacité de l’activité des services. Ces cinq principes signifient décentralisation et déconcentration. Constituent-ils une petite révolution ? A chacun de juger. Ils devraient être appliqués dans tous les secteurs de l’Etat.

Car l’Etat français ne peut pas plus administrer centralement les territoires que les hommes. C’est pourquoi presque vingt ans après la réforme de 1982, je plaide pour un acte II de la décentralisation qui, rapprochant les citoyens, les élus et l’administration, organiserait, sur le mode du volontariat, des transferts de compétences et de financement supérieurs à ce qu’offre aujourd’hui le droit. Ainsi s’esquisserait une politique d’aménagement des territoires, je dis bien des territoires, parce qu’il faut en finir avec une vision de la France conçue comme une épure uniforme. Notre nation est richesse et diversité. Chaque territoire peut être une pépinière de talents, chaque région une alliance d’enracinement et de mouvement. Dix millions de Français font aujourd’hui vivre l’espace rural. Trop se sentent oubliés. C’est un devoir d’entendre leurs aspirations et de faire vivre leur identité, de leur offrir le progrès, le respect des terroirs, de préserver leurs savoir-faire. Le service public de proximité y trouve sa mission. Quant aux villes, diluées souvent dans leurs périphéries, étouffées dans leur centre, elles traversent une crise de croissance, comme si le coût de leur développement passait, là aussi, par l’accroissement des inégalités et la montée de l’individualisme. Une meilleure qualité de vie, des équipements accessibles à tous, là aussi des services publics de proximité efficaces, c’est la mission de l’Etat, à sa place, que de satisfaire ces exigences.

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Je disais au début de mon propos : un siècle commence, la France se transforme, le besoin d’Etat se maintient, les formes de son action changent. Après le temps de l’Etat majesté, le temps de l’Etat dénigré, je crois qu’est venu le temps d’un Etat partenaire, réponse intelligente à la demande contemporaine d’Etat, dès lors que celle-ci n’est pas une demande de restauration, mais une demande de rénovation, tenant compte au sein du monde nouveau qui est le nôtre de ce que peut et de ce que ne peut pas l’Etat.

Il y a eu l’âge de l’affirmation de l’Etat puis celui de sa crise. Vient l’âge de la synthèse. Absolu, l’Etat paraissait invariant ; jacobin, il se voulait parfait ; moderne, démocratique, le voici – je l’espère – capable de progrès sans qu’il soit nécessaire de le congédier. Il peut être à la fois plus fort et plus modeste, moins mythique et plus efficace, accessible parce qu’ouvert. Un Etat perfectible. Un Etat à l’échelle humaine. Un Etat du XXIe siècle.