Séance du lundi 14 février 2000
par M. Hélène Ruiz-Fabri
L’État appelle régulièrement l’attention et la réflexion . La naissance soudaine, voire brutale, au cours de le dernière décennie, de plus d’une vingtaine d’États en Europe, à la suite de la dissolution tant de l’Union soviétique que de la Yougoslavie, a certes démontré la force d’attraction du modèle étatique , mais on constate par ailleurs et corrélativement ” un affaiblissement inquiétant (des) pouvoirs ” de nombre d’États, qu’ils soient englués dans des conflits interminables ou qu’ils se retrouvent en quasi-faillite comme le Mexique en 1994, puis plusieurs pays d’Asie du Sud-Est en 1997-98. Ces crises ont jeté le doute sur la réalité de la souveraineté d’entités soumises aux fluctuations des ” bulles spéculatives “.
Ainsi, un certain nombre d’évolutions bousculent l’État et suscitent la réflexion sur l’actualité de cette entité qui a dominé les quatre derniers siècles et sur la réalité de sa puissance, de son pouvoir. On parle abondamment de mondialisation , d’internationalisation , de globalisation , ou encore de flux transfrontières ou transnationaux ou transterritoriaux sans parvenir à évaluer très bien la concurrence qui en résulte pour l’État. Ces processus incluent tous une idée de mouvement, de suppression des frontières, de décloisonnement et ils recouvrent non seulement des mouvements de marchandises, voire d’hommes, mais, fait marquant et nouveau par son ampleur, des mouvements de biens ou d’objets immatériels ou dématérialisés, en réalité essentiellement des idées ou informations et de l’argent . Ils ont en outre leur ” côté obscur “, celui de la criminalité internationale mais aussi celui de la propagation des pollutions, des effets des manipulations génétiques, etc.
Si les flux ont toujours, d’une certaine manière, posé problème à l’État, cela gagne en acuité quand l’objet du mouvement est immatériel. Car, à la question de pouvoir qui se trouve posée, se rajoute alors une question de savoir provenant de ce que nous sommes habitués à des instruments de pensée ” matérialisés “. Nous raisonnons en peuples, en richesses, en territoires et non en flux, ce qui témoigne d’un besoin de stabiliser, d’ “ancrer ” ce que nous concevons . Et si le juriste sera éventuellement moins gêné parce qu’il a l’habitude de voir le territoire comme une représentation , force est néanmoins de constater qu’il raisonne beaucoup en termes de localisation et de frontières. La question de pouvoir consiste à se demander si l’État a encore le contrôle des flux qui le traversent et/ou le pénètrent, s’il peut encore exercer efficacement ses compétences à leur égard, si l’on peut dès lors encore parler de souveraineté, de cette liberté de l’État résidant dans ce qu’il n’est assujetti à aucune autorité supérieure, ni à aucune règle dont il n’aurait voulu , ou s’il est dépassé.
Certes, l’État n’a jamais pu réguler seul les activités dont le déroulement ou les effets excèdent le territoire, si bien que le principe de territorialité, vu comme exprimant la maîtrise de l’État sur son territoire et le champ d’application spatiale ordinaire de ses normes, était la ” proposition principale “, il y a toujours eu des ” propositions subordonnées “, et c’est là que s’établit la corrélation entre maîtrise du territoire et rôle international de l’État. Mais l’augmentation exponentielle des mouvements, la volonté de les libéraliser toujours plus, la part croissante qu’y prennent les mouvements immatériels, notamment avec la ” dématérialisation de l’argent “, ont fait surgir l’idée d’autorégulation, ressuscitant le débat sur un tiers-droit, un peu sur le modèle de celui qui a été mené concernant la lex mercatoria. Et ce qui paraît alors fragiliser l’État, ce n’est peut-être pas seulement la perte d’efficacité du territoire comme élément de référence, surtout si on considère que la localisation est d’abord une question de convention, c’est aussi l’évolution qui le banalise comme acteur et qui le marginalise comme auteur de normes. La question de la validité du principe de territorialité se trouve alors posée, et de façon cruciale, car si l’on constate que la référence au territoire est désormais marginale, que reste-t-il de l’État ? Peut-on encore parler de souveraineté, de l’imperium ou l’interdépendance compromet-elle l’indépendance ? Est-on dans ” la nouvelle problématique d’un monde dont les régulations se feraient en dehors, voire en dépit, de la souveraineté territoriale “, malgré la ” sérieuse résistance du droit international ” ou la résistance du droit international a-t-elle quelque fondement et/ou raison d’être ?
La question est d’autant plus difficile à résoudre qu’elle se pose dans des termes foncièrement ambivalents. Il existe certes une volonté de bénéficier des flux et donc de s’y ouvrir puisqu’ils sont sources de richesse (ou réputés l’être) mais il existe aussi la crainte qu’ils ne menacent par trop la souveraineté et ne dépossèdent du contrôle, avec certaines nuances selon la nature matérielle ou immatériel des flux. De la même façon, si la porosité des frontières est souhaitée par les émetteurs ou les récepteurs des flux, leur disparition n’est pas pour autant recherchée, au contraire même dès lors que le différentiel de situation que crée leur existence peut être générateur d’avantages (en ce sens, la frontière est parfois qualifiée de ressource). Enfin, on ne peut raisonner exclusivement en termes de flux car, au bout, d’une manière ou d’une autre, il y a des hommes.
Si bien que le degré auquel l’État a perdu le contrôle de son territoire et des compétences exercées à partir du territoire n’est pas si aisé à déterminer, ni surtout quelles y sont respectivement la part de décision et la part de sujétion. Il est néanmoins acquis que les interdépendances sont désormais trop fortes pour qu’une clôture du territoire, si tant est qu’elle soit possible, suffise pour en garder la maîtrise. Celle-ci suppose et même nécessite un développement du rôle normatif international de l’État, sur un modèle certes classique mais qui reste juridiquement valide. La corrélation entre maîtrise du territoire et rôle international de l’État, certes ancienne, est plus que jamais actuelle.
L’ancienneté de la corrélation
Parler de corrélation entre maîtrise du territoire et rôle international de l’État, c’est admettre que le principe de territorialité n’a jamais suffi pour assurer cette maîtrise. Si la territorialité rime avec l’exclusivité, la communication rime avec l’interrelation, voire l’interdépendance , et appelle d’autres méthodes de régulation, en particulier internationalisées. Même si on admet que le principe de territorialité est premier et que toutes les compétences normatives se projettent à partir de lui ou se définissent par rapport à lui, il n’en reste pas moins vrai que ce qu’on a parfois qualifié de processus de régression territoriale a commencé en même temps que l’État, c’est-à-dire l’affirmation du principe de territorialité. Mais ce processus a longtemps été maîtrisé normativement par l’État. En effet, l’internationalité implique principalement, voire exclusivement, la compétence normative étatique. Néanmoins, la transnationalité, qui correspond également à une prétention de régulation internationale, la contourne plus ou moins nettement, voire la met en cause. Ces prétentions normatives concurrentes sont notamment celles d’acteurs privés qui, au nom de l’efficacité et grâce aux capacités techniques et à la fluidité des communications, ont une revendication d’autonomie et les moyens de la prendre en charge. Certes, on a toujours plus ou moins voulu maintenir la fiction d’une tolérance ou d’un consentement implicite des États mais il est aisé de démontrer que cette autorégulation est directement liée au non-exercice par les États de leur rôle international.
Territorialité et internationalité
Le territoire sert de cadre pour l’exercice des compétences nationales et sert de point d’appui pour l’exercice des compétences internationales. Le principe de territorialité joue donc un rôle essentiel dans la détermination des compétences de l’État, en particulier de ses compétences normatives. Il sert notamment à indiquer que, dans les limites de son territoire, l’État jouit d’une exclusivité et d’une plénitude de compétence et que, dès lors, tout ce qui se trouve sur son territoire tombe (ou peut tomber) dans le champ de cette compétence. Mais ce principe ne suffit pas à couvrir l’intégralité du champ normatif, sauf à supposer l’absence de toute communication de l’État, quelle qu’en soit la forme, avec son environnement. A l’inverse, l’existence de telles communications a emporté d’emblée la nécessité d’aménager des alternatives normatives à la compétence territoriale pour déterminer les règles appelées à les régir. Néanmoins, le schéma d’analyse reste d’un point de vue juridique très classique.
Priorité de la territorialité
” L’État du droit international est communément défini comme une collectivité qui se compose d’un territoire et d’une population soumise à un pouvoir politique organisé il se caractérise par la souveraineté ” . C’est donc un être complexe résultant de l’articulation de plusieurs composantes. Parmi celles-ci, le territoire est, d’un point de vue juridique, ” la sphère de compétence spatiale de l’État, le cadre de validité de l’ordre étatique ” . En d’autres termes, il n’a de signification juridique ” qu’à raison des pouvoirs qui s’exercent à son endroit ” et sur les personnes qui s’y trouvent. Il matérialise le ressort normal de la compétence normative unilatérale de l’État ou identifie l’espace normatif propre à l’État et, au-delà de ses limites, il n’y a plus de compétence de principe de l’Etat, ce qui ne signifie nullement l’absence de compétence (cf infra).
On comprend donc bien que le territoire, pour le droit, est une référence conventionnelle pour déterminer une ou des compétences, en fonction d’un critère de localisation, de rattachement spatial et que, comme toute référence conventionnelle, elle peut être changée. Mais la force de cette référence, dont le droit tire parti, vient du fait que la référence territoriale est d’abord une référence identitaire, d’une part, et, d’autre part, que la situation territoriale est considérée comme une situation objective . C’est l’objectivité de la matière, l’image de l’ancrage terrien. Cela ne signifie pas que les situations territoriales sont intangibles mais leur stabilité est favorisée et seules les mutations négociées sont légalement admises.
Cette situation a aussi un symbole : la frontière . Celle-ci joue un rôle déterminant en servant notamment de repère pour les localisations et pour les mouvements, en séparant l’en-dedans de l’en-dehors et la question du franchissement des frontières est toujours au moins symboliquement une question importante. Mais, d’un point de vue juridique, la frontière est elle aussi une convention, celle qui marque en quelque sorte le déclenchement de la compétence exclusive de l’État . Elle ne se résume donc pas à la frontière territoriale, à la ligne de démarcation du territoire. Une telle coïncidence, déjà fort peu pratique et praticable pour les mouvements matériels où on peut néanmoins repérer un franchissement physique de la ligne, est impraticable pour les mouvements immatériels. Dans leur cas, la référence conventionnelle ne peut avoir d’ancrage terrien, de matérialisation et il peut alors y avoir des prétentions normatives concurrentes. Le principe de territorialité peut certes servir pour la construction de la référence conventionnelle qui permettra de les départager, par exemple en établissant la compétence de l’État territorial de l’émetteur du flux ou, au contraire, du récepteur. Mais, on retrouve en toute hypothèse alors la difficulté de l’appréhension juridique des situations comportant un élément d’extranéité avec conflit de loi ou de juridiction. L’examen du droit international privé montre qu’il existe dans la plupart des cas plusieurs critères de ” compétence ” qui peuvent déboucher sur la désignation de plusieurs États .
En outre, l’enjeu du conflit ne doit pas seulement être perçu du point de vue des émetteurs de normes que sont les États, mais aussi du point de vue des destinataires dans la mesure où ceux-ci ont logiquement tendance à choisir une localisation ou un rattachement spatial en fonction du droit applicable et à chercher à tirer profit des différentiels de situations . Et, même si on retrouvera éventuellement une primauté de la territorialité par exemple traduite dans l’exigence du caractère raisonnable du rattachement, il est évident qu’elle ne saurait suffire, ne serait-ce que parce que son jeu ne peut pas toujours être automatique.
L’alternative de l’internationalité
Dès que l’État, qui n’a jamais été une cellule étanche, entre en communication avec l’extérieur, ou dès qu’une situation comporte un élément d’extranéité, le principe de territorialité ne suffit plus. Il n’est d’ailleurs posé de manière absolue que pour les mesures de coercition, pas en matière normative.
Par rapport au mouvement des choses et des hommes, l’État va bien sûr avoir la tentation de projeter sa compétence normative unilatéralement à l’extérieur de son territoire . Cette projection trouve sa justification dans l’existence d’un lien entre l’État et la personne ou le fait visé par la norme. Le lien le mieux admis est la nationalité qui fonde la compétence personnelle de l’État. Mais d’autres liens sont envisageables et envisagés comme celui résultant de la nature de la situation visée (atteinte portée à l’étranger par des étrangers aux intérêts fondamentaux de l’État) ou celui résultant de la gravité des faits visés qui rendrait tous les États concernés et donc compétents pour les incriminer (compétences dites universelles). Mais ces compétences sont toujours conçues comme subsidiaires par rapport à la compétence territoriale et leur construction relève de la problématique déjà énoncée concernant les concurrences de compétence (lien raisonnable). Le glissement est insensible et, dans les hypothèses les plus discutées, les considérations territoriales resurgissent, comme en témoigne la doctrine des effets.
Surtout, il apparaît vite que le moyen idoine pour résoudre ces questions est l’internationalité. Celle-ci apparaît lorsque deux ou plusieurs États se coordonnent de façon plus ou moins formelle pour réguler en commun une question qui les concerne tous. C’est de leur qualité d’État, et donc de sujet originaire du droit international, que les États tirent leur compétence à fabriquer ce droit international. Pour l’État, la participation à la ” fabrication ” du droit international est un acte de souveraineté, d’où il peut d’ailleurs résulter une limitation de sa compétence exclusive et donc une limitation des effets de la territorialité. Mais ce peut être aussi un moyen de garder la maîtrise du territoire en définissant à quelles conditions celui-ci est accessible à des mouvements qu’il est inopportun ou impossible d’empêcher, voire qu’on souhaite voir se développer.
Les communications et les échanges sont par nature un domaine d’interdépendance et d’intérêt commun et le droit international est largement un droit des communications, un Jus communicationis, qu’il s’agisse de communication ” matérielle ” comme le chemin de fer ou les communications postales ou de communications immatérielles comme le télégraphe, d’échanges de marchandises ou de circulation des hommes. La croissance des interdépendances a entraîné une expansion matérielle du droit international. Celle-ci accentue mécaniquement le processus de régression territoriale mais la territorialité reste conceptuellement première. En effet, la coopération, dont l’instrument juridique international privilégié est évidemment la convention, est certes indispensable mais le droit international ne l’impose pas et les États n’oublient généralement pas d’inscrire, même dans les accords les plus intégrés, une ou des réserves dites d’ordre public qui rendent toujours possible, au moins théoriquement, un repli sur le territoire.
Mais que les États aient ainsi le souci de rendre compatibles les mouvements et la protection ou le contrôle de leur territoire ne signifie pas qu’ils détiennent un monopole normatif (comme sur aucune activité). Il y a en effet toujours eu des prétentions normatives non étatiques et qui mettent également en cause la territorialité.
Territorialité et transnationalité
La mise en cause du monopole normateur des États est inhérente au développement des échanges, dont l’instrument privilégié est le contrat. Ce sont bien sûr les échanges internationaux qui nous intéressent ici. Leur développement a été à l’origine de toute une réflexion sur l’émergence d’un droit international d’origine privée (on parle aussi de droit transnational) et sur la possible contribution des personnes privées à l’élaboration du droit international. Elle s’alimente d’une revendication d’autonomie facilitée par la fluidité croissante des communications et débouche sur la question de l’articulation de ces prétentions normatives avec le pouvoir de l’État et sur les incidences sur la maîtrise du territoire.
Les lacunes interétatiques
L’internationalisation des communications et des échanges, qu’ils soient matériels ou immatériels, a de tout temps imposé une coordination, ne serait-ce que parce que, bien souvent, une harmonisation est nécessaire d’un point de vue technique. La réglementation commune d’un certain nombre de questions a imposé l’adoption de références techniques et culturelles communes. Ainsi, la nécessité des communications explique-t-elle l’adoption généralisée du système métrique et, avec lui, du système décimal, le développement des transports a-t-il imposé l’adoption d’une heure universelle. Le développement du télégraphe électrique a été à l’origine du premier espace unifié de flux et a ” profondément transformé le statut économique de l’information, les méthodes de collecte, de traitement, de codification ” , influé sur les comportements. Cette coordination paraîtrait relever idéalement des États. Cette vision permet en tout cas de concilier une approche combinée de protection, de contrôle et d’ouverture du territoire. Il n’est pas seulement question que les États laissent faire mais qu’ils agissent pour faire et rendre possible. Cela a entraîné la création des premières unions administratives, ces ancêtres des organisations internationales, qui étaient organisées sur un mode ” technique ” et qui avaient un assez grand pouvoir, notamment réglementaire, dans leur domaine. Elles faisaient d’ailleurs éventuellement une place aux ” professionnels “, aux experts, aux techniciens. Ce type d’instance s’est aujourd’hui multiplié, avec, bien sûr de fortes évolutions structurelles.
Mais cette coordination, si elle est considérée comme nécessaire, n’aboutit pas toujours et les constats sont ambivalents. Le domaine de l’information est significatif : que ce soit dans l’entre-deux guerres où on découvre le pouvoir de la radio, dans les années 70 où émerge la revendication d’un nouvel ordre mondial de l’information ou aujourd’hui avec le formidable développement d’Internet, on a pris conscience de l’enjeu que représentait l’information, préconisé l’élaboration d’une réglementation internationale et échoué à l’élaborer. Le domaine financier est également exemplaire où le fonctionnement des marchés a rapidement échappé aux États. L’élaboration d’une réglementation interétatique s’est évidemment heurtée à la grande divergence d’intérêts entre les États. Le point de vue qui prévaut est celui de la libéralisation, même si elle n’est pas nécessairement voulue par tous au même point.
Quoi qu’il en soit, la libéralisation ne serait-ce qu’amorcée, a ensuite sa dynamique propre. Une situation où les États ne parviennent pas à se mettre d’accord pour réglementer n’est pas pour autant une situation de statu quo. Au contraire. D’autant qu’ils vont tirer profit ou parti de cette dynamique qu’ils n’ont dès lors pas intérêt à enrayer. L’exemple des flux financiers est particulièrement significatif. Les États n’ont pas intérêt à encadrer de trop près des marchés financiers privés qui peuvent seuls leur apporter les capitaux nécessaires pour financer leurs déficits. En même temps, d’ailleurs, ils admettent pour en bénéficier de renoncer à leur privilège étatique et de se comporter comme des emprunteurs relativement ordinaires. L’espace normatif ainsi laissé libre est occupé par d’autres, avec la question du statut exact des règles ainsi élaborées.
Le droit transnational
Le débat resurgit périodiquement. Ainsi, à propos du développement de l’Internet, on évoque une lex electronica , par analogie avec la lex mercatoria. On emploie aussi l’idée d’auto-régulation, d’un droit spontané. Face à la relative abstention des États, quelle qu’en soit la cause, on redécouvre la solution normative de la transnationalité . On évoque des usages bancaires internationaux , le développement d’une ” éthique privée ” supplétive des lacunes du droit. On évoque également la progression de la soft law qui serait le témoin de l’incapacité de l’État à réguler selon les voies classiques, constat notamment établi concernant ce que certains appellent les secteurs technoscientifiques .
Mais les termes du débat portent moins sur cette existence de normes d’origine privée ou diffuse que sur le statut des règles ainsi créées et sur leur situation par rapport à d’autres modes de régulation. La référence à l’autorégulation est à la mode mais en parler suppose d’identifier un ” collectif ” qui soit à la base de ces règles . Tout comme on évoquait la communauté des marchands, il y aurait la communauté des financiers, la communauté des internautes, etc. Mais de quel collectif parle-t-on ? On a en réalité affaire à de multiples collectivités autodéterminées, autant d'” ordres autoréférentiels ” ou ” auto-organisés “, qui se produi(sen)t (eux)-même(s), sans intervention externe “, qui ” présentent tous les avantages de souplesse et d’adaptabilité, mais aussi tous les risques d’autolégitimation ” .
Même s’ils le prétendent, les différents acteurs que l’on identifie peuvent-ils prendre en charge une régulation à part entière qui ne s’inscrirait pas dans un cadre normatif plus large, existant même s’il est relâché ? Souligner leur autonomie ne suffit pas à résoudre le problème. Il faut aussi se demander si cette autorégulation transnationale a vocation à se substituer à toute autre régulation et, plus précisément, s’il s’agit de substituer un nouveau monopole à celui des États. La question est là encore ambivalente. L’auto-régulation est certes présentée comme un remède aux abus mais l’idée selon laquelle si un milieu s’autorégule, il évitera l’intervention d’un ou des États et se donnera des règles plus adaptées est également présente. Et c’est là qu’on passe de la complémentarité à la substitution. Mais peut-on concevoir une situation de concurrence véritable vis-à-vis de l’État ? Jusqu’à présent, on a tendance à s’en tenir au débat très classique de la subjectivité internationale des personnes privées et de leur capacité à participer à l’élaboration de règles de droit international . Schématiquement, on a tendance à donner une réponse plutôt contournée qui ménage tous les points de vue et consistant à admettre que les personnes privées peuvent être à l’origine de règles effectivement appliquées comme du droit international mais que cela se fait avec la tolérance des États, donc avec leur endossement implicite. Il reste qu’on évoque là une évolution qui fait perdre à l’État son originalité en tant qu’acteur et qui le marginalise comme auteur de normes, d’autant plus que le territoire n’est pas la référence d’enracinement de ces normes.
Les tendances restent certes contrastées mais elles sont suffisamment fortes pour se demander si la porosité du territoire n’est pas devenue telle que l’État est en train de ” perdre le contrôle ” . A tout le moins, il est de plus en plus clair qu’il ne peut le garder seul et qu’en ce sens, la corrélation entre maîtrise du territoire et rôle international de l’État est plus actuelle que jamais, mais dans des termes renouvelés.II- L’actualité de la corrélation
Le territoire a-t-il encore suffisamment de sens pour demeurer une référence déterminante et pour que l’État reste l’acteur majeur ? Il y a incontestablement relativisation du territoire et en mesurer la portée fait ressortir le caractère essentiel de la corrélation entre maîtrise du territoire et rôle international de l’État. L’État ne peut aujourd’hui garder la maîtrise de son territoire sans une coordination internationale. Mais quels sont les effets ? N’en résulte-t-il pas une perte de cette exclusivité qui est l’essence des relations de l’État au territoire, ce qui serait en réalité une manière de s’interroger sur la pérennité du modèle étatique. Mais l’analyse est parfaitement réversible : on peut aussi y voir la preuve que l’État est indépassé, qu’il n’y existe pas d’alternative pour la prise en charge de fonctions essentielles, qu’il s’agit de rétablir une cohérence antre le degré auquel le territoire s’est ouvert et le niveau de protection qui est en contrepartie nécessaire.
Une corrélation devenue essentielle
C’est l’idée que l’État ne peut plus aujourd’hui prétendre conserver seul la maîtrise du territoire c’est-à-dire essentiellement faire face seul aux conséquences de l’ouverture du territoire. Il y faut une coordination internationale qui n’est pas seulement le pendant de celle nécessaire pour ouvrir le territoire aux mouvements et aux échanges.
Perte de maîtrise du territoire
On peut certes souligner que la perte de contrôle du territoire est autant voulue que subie. La perte voulue a pour nom la libéralisation qui doit être perçue dans toutes ses dimensions, c’est-à-dire sa dimension de prospérité économique dont on affirme la conviction qu’elle passe par l’ouverture mais aussi sa dimension de liberté humaine dont on pense qu’elle nécessite un droit de regard extérieur. Cette libéralisation intervient corrélativement au plan interne et externe et les deux se conditionnent et se relient. Elle se traduit dans un recul programmé de l’État dans un certain nombre de domaines. On observe ainsi un double mouvement de privatisation : celle des activités, bien sûr, dont les effets en chaîne ne sont pas nécessairement maîtrisés. Ainsi, la montée en puissance d’énormes fonds de pension dont les comportements d’investissement peuvent compromettre les politiques économiques étatiques est-elle directement liée à la privatisation de l’assurance sociale. Et on trouve vite un lien avec le deuxième mouvement, celui de ” privatisation de la norme ” . On désigne ainsi la tendance des États à se doter de législations attractives pour les investisseurs, donc adaptées à leurs demandes et correspondant à leurs attentes, en sorte que les États n’en maîtriseraient plus la substance, s’ils en maîtrisent la forme. Dans ce cadre, ils peuvent d’ailleurs fort bien accepter d’opérer une gradation du contrôle sur le territoire comme en témoigne l’exemple des zones franches pour favoriser l’investissement étranger. Ces évolutions-privatisations expliquent pourquoi le territoire peut devenir une variable marginale dans les stratégies d’un certain nombre d’acteurs.
Ces ” privatisations ” s’accompagnent au plan international d’une action de facilitation des mouvements. Là encore, le recul de l’État est programmé, par un retrait volontaire destiné à laisser la ” bride sur le cou ” à l’initiative privée. C’est l’exemple des autoroutes de l’information : l’initiative privée est considérée comme le moteur du développement de la société de l’information. Les mots d’ordre sont de déréglementation, de libéralisation, de suppression des monopoles dont le secteur des télécommunications est spectaculairement représentatif. On peut certes mettre l’accent sur la dynamique propre des acteurs privés et sur l’irrésistibilité des évolutions techniques. On constate aussi que ces évolutions se font avec l’intervention des États. Comment expliquerait-on autrement la dynamique qui habite une organisation comme l’O.M.C ? On peut aussi rappeler que nombre d’avancées techniques sont issues de recherches d’abord menées à des fins militaires ou de sécurité. Ainsi, ce sont les États eux-mêmes qui ont relativisé le territoire comme référence en tant qu’espace de sécurité.
Mais la perte de maîtrise du territoire est également subie ou produit des effets non voulus. En tout premier lieu, on ne peut ignorer dans une société internationale fondamentalement inégalitaire que ce qui est voulu par certains est subi par d’autres. Par euphémisme, on pourrait dire que certains sont obligés de vouloir. Mais la question concerne aussi ceux qui ont lancé, voulu ou rendu possible ce mouvement de libéralisation. La libéralisation des communications est un bon exemple en ce qu’elle témoigne du fait que ce qui est en cause, ce n’est pas le contrôle du territoire pour soi mais celui des hommes et de leurs activités. Les réseaux , les mouvements, les échanges peuvent certes être pour les États des vecteurs latents de présence à l’étranger ou des vecteurs d’information ou d’influence. Ils sont également bénéfiques pour la circulation des idées. Mais ils peuvent aussi avoir pour effet de constituer des espaces de référence susceptibles d’entrer en concurrence avec le territoire, notamment s’ils ont une prétention a-nationale et veulent véhiculer une allégeance différente (l’acuité actuelle du problème des sectes en témoigne). Il peut aussi s’agir d’instrumentaliser le découpage territorial, c’est-à-dire de tirer profit des différentiels résultant de l’existence des frontières. Un certain nombre de pratiques ne sont en effet possibles ou rentables que parce que, tout en devenant poreuses, les frontières continuent d’exister. C’est vrai d’un point de vue économique où la porosité des frontières facilite des pratiques comme les localisations, lesquelles n’ont néanmoins d’intérêt que parce qu’elles permettent de tirer profit d’avantages comparatifs qui existent en grande partie en raison des frontières. La dématérialisation de certaines activités ou le développement de la communication immatérielle facilite ce type d’évolution. C’est vrai de façon plus générale, en raison du non-parallélisme des évolutions. C’est-à-dire qu’il y a une vulnérabilité accrue de l’État à des mouvements s’amorçant à l’extérieur de son territoire, alors que sa capacité d’action ou de réaction s’arrête, elle, à ses frontières. Comment par exemple, résister à une attaque informatique sur les réseaux de sécurité ou tout autre réseau informatique ? Ou comment résister à des déplacements brutaux de masses financières rendus possibles par la financiarisation de nombreuses activités et une déterritorialisation presque totale ? Comment empêcher la circulation de l’argent criminel et son blanchiment ?
La perte de contrôle est donc certaine mais la question consécutive est de déterminer si est définitive et/ou irréversible, comme le laissent entendre certains discours.
Maintien ou rétablissement de la maîtrise du territoire
Il est difficile de répondre de façon tranchée. Il paraît néanmoins évident qu’aujourd’hui, c’est essentiellement par l’exercice d’un rôle international, en particulier normatif, que l’État peut garder la maîtrise du territoire, même s’il faut alors constater une perte d’exclusivité. La France a été brutalement confrontée à cette réalité en décembre 1999 avec le naufrage du navire Érika.
Les tentatives unilatérales de contrôle sont en effet à la fois suspectes et d’efficacité limitée. C’est par exemple l’augmentation des prétentions extraterritoriales mais elles fleurent vite bon la tentation hégémonique et supposent d’en avoir les moyens, ce qui est l’apanage d’un très petit nombre d’États, voire d’un seul. Sinon, ce seront des moyens très coercitifs qui devront être utilisés, comme la suppression de la convertibilité de la monnaie, l’interdiction de la diffusion d’un certain nombre de moyens techniques (antennes paraboliques, centraux téléphoniques automatiques, etc.), des contrôles draconiens aux frontières sans qu’il soit sûr, au contraire même, que la clôture du territoire, répressive aussi pour les hommes, suffise pour le protéger. Ce type de réaction ne paraît à vrai dire guère concevable autrement que de façon isolée et/ou temporaire.
Si bien que le maître-mot du maintien ou du rétablissement du contrôle (si, du moins, on le croit possible) est la coopération, dans un sens horizontal aussi bien que vertical. La coopération verticale résulte du constat que le droit international a besoin de relais nationaux, donc de législations de mise en oeuvre. La coopération horizontale amène à la détermination en commun de règles communes ou à l’exercice en commun de compétences partagées. Les degrés peuvent être divers, de l’harmonisation à l’unification, en passant par l’uniformisation. En toute hypothèse, un certain degré d’intégration est indispensable. L’exemple le plus poussé est bien sûr la mise en place de mécanismes de type fédéral comme dans le cas de la Communauté européenne, avec notamment l’exemple de la monnaie unique. Mais un tel degré d’intégration n’est pas toujours évident à atteindre. Il y a néanmoins certains mouvements : ainsi, une coordination internationale croissante contre la corruption qu’illustre la convention de l’OCDE , contre le blanchiment d’argent acquis par voie criminelle , etc. Concernant les flux financiers, certaines idées sont avancées comme celle de taxer les transactions ou celle de limiter les risques en permettant aux autorités monétaires du pays d’origine d’une banque multinationale de superviser son activité et de demander des informations sur l’activité des filiales étrangères. Ces idées suscitent des doutes sur leur efficacité, ne serait-ce que parce que cela suppose un minimum d’accord sur les finalités, perspective qui se heurte aux importantes inégalités entre États, mais surtout sur leur opportunité.
Car, simultanément à la question de savoir si et comment le contrôle est encore possible, il y a celle de savoir s’il est nécessaire, ce qui est aussi une manière de s’interroger sur la pérennité du modèle étatique.
Interrogations sur la pérennité du modèle étatique
Le souci de conserver la maîtrise du territoire manifeste-t-il seulement un besoin d’autoconservation d’un acteur condamné par l’histoire et l’État est-il dépassé ? En réalité, il s’agit de se demander pour quelles raisons il serait important que l’État, ou plutôt les États collectivement s’efforcent de garder la maîtrise des territoires.
La mise en doute de l’État
Elle résulte du constat que ” la souveraineté territoriale ne définit plus à elle seule un espace de sécurité et de développement ” et que l’aptitude de certains acteurs notamment économiques à ” s’émanciper des contraintes de localisation rend de plus en plus difficile la construction du pacte social, qui est toujours recherché sur des bases nationales alors que les contraintes sont devenues mondiales ” . Un certain nombre de réflexions sont menées sur d’autres modes ou schémas d’organisation politico-économique. Certains évoquent l’idée d’une organisation de type néo-médiéval avec, à la fois, différentes autorités se chevauchant sur le même territoire et divers territoires liés par des réseaux ayant chacun une certaine autonomie vis-à-vis des institutions territoriales (par analogie avec les ordres religieux) . D’autres évoquent ” des géométries territoriales… complexes… où tout individu se définit comme appartenant simultanément à plusieurs espaces et dont l’allégeance prioritaire change en fonction des enjeux ” . Cette idée d’allégeances multiples signifie une concurrence avec celle à l’État qu’exprime la nationalité . Elle rejoint les interrogations sur l’autorégulation et sa substitution à la régulation étatique ou interétatique. De tout cela, on glisse aisément à l’affirmation d’un affaiblissement du principe hiérarchique qui caractérise normalement l’espace juridique.
Mais il reste à se demander ce qui se passe en cas de contradiction entre deux allégeances. D’une manière ou d’une autre, ne reconstruit-on pas le besoin d’un tiers impartial, d’un détenteur du monopole de la violence légitime ?
Les fonctions indépassées de l’État
On argue des interdépendances pour avancer que l’État est dépassé. Mais les interdépendances ne sont pas seulement économiques : qui va arbitrer en cas de contradiction entre les interdépendances, par exemple entre interdépendance économique et interdépendance écologique, lesquels peuvent être à l’origine de litiges difficiles . Qui va définir et défendre l’intérêt général et assurer une cohérence et une lisibilité au système ? Enfin, qui est apte à concilier les tendances contradictoires ?
On rejoint là les interrogations sur le fait de savoir pourquoi il serait nécessaire que l’État garde la maîtrise du territoire. Les raisons identifiées correspondent à des préoccupations de contrôle mais aussi de protection. Cela transparaît lorsqu’on se demande comment contrôler les flux financiers dès lors que leur liberté de circulation permet de blanchir de l’argent gagné dans des activités criminelles ou d’activer des mécanismes de corruption , ou comment contrôler le fleurissement sur Internet de réseaux pédophiles ou révisionnistes . On a davantage le sentiment de retrouver ce que sont traditionnellement les fonctions régaliennes de l’État, tournées vers la suppression des effets pervers du maintien des frontières et vers la prise en charge des intérêts communs, vers la consolidation d’un ” ordre public transnational ” .
Pour ces intérêts communs, il paraît difficile de s’en remettre à l’autorégulation, même s’il faut là aussi faire la part des choses, en n’oubliant pas qu’un certain nombre des acteurs privés engagés dans la détermination de ces normes autonomes sont en réalité des bras séculiers des États, ou du moins de certains, la présence de l’État prenant de nouvelles formes avec le transfert d’importantes responsabilités normatives vers des autorités administratives indépendantes et des instances de régulation non étatiques. Il reste aujourd’hui nécessaire d’encadrer et/ou de relayer ces acteurs. En effet, le problème de sécurité juridique et la question de la justiciabilité des normes qu’ils élaborent sont loin d’être résolus . La reconnaissance de telles normes, notamment par le juge interne, n’est pas nécessairement acquise alors que l’intervention de ce juge reste bien souvent indispensable. Que dire alors concernant la compétence d’exécution. Les fonctions de police restent également indispensables et il faut non seulement leur trouver un titulaire mais encore qui jouisse du substratum nécessaire pour qu’elles gardent leur légitimité. On retombe alors sur l’effectivité. Les situations de crise montrent bien que l’État reste régulateur de dernier ressort : peut-être gendarme, en tout cas pompier (ce qu’on a observé dans la dernière crise asiatique via le FMI). Enfin, la plupart des intérêts communs ont un coût dont la prise en charge n’est pas spontanée.
Bref, certaines fonctions sont indispensables et on voit mal, en l’état actuel des choses, par qui d’autre que l’État elles pourraient être exercées. Simplement, désormais, pour assurer qu’elles puissent l’être, il faut une coordination internationale qui conforte la référence étatique et donc territoriale. S’il n’est nullement question de sous estimer l’autonomie de certains acteurs qui se sont détachés des territoires, cela n’empêche pas pour autant l’État d’être lui-même un sujet de droit à part entière, et d’être un centre autonome de décision, même s’il s’agit d’un pouvoir résiduel. Car il devient corrélativement difficile de concevoir la plénitude et surtout l’exclusivité des compétences. La conservation de la maîtrise du territoire s’accompagne de plus en plus d’un encadrement de la façon dont les compétences y sont exercées. Cela renvoie certes l’image d’un État cantonné mais indépassé.