Séance du lundi 4 décembre 2000
par M. Ernest-Antoine Seillière
Je suis petit-fils d’académicien et de maître de forges. Ernest Seillière qui fut secrétaire perpétuel de votre illustre Compagnie m’a appris le respect de la réflexion et de la production littéraire. Maurice de Wendel, responsable de la Maison du même nom, m’a vanté l’innovation et la production industrielle. Aussi, est-ce en mêlant dans mes souvenirs aujourd’hui, l’habit vert et le bleu de travail, et en rendant hommage à mes deux grands-pères que je vous remercie de me donner l’occasion d’évoquer devant vous l’entreprise et les questions sociales.
Ce qui fait la force d’une société ou si l’on préfère d’un pays, qu’on le veuille ou non, c’est aujourd’hui avant tout la puissance et l’efficacité de ses entreprises. On regrette parfois le temps, et sans doute le fait-on particulièrement ici, où la force de la culture l’emportait sur celle de l’économie. En réalité, ce sont là deux forces complémentaires dont selon les époques, c’est l’une qui entraîne l’autre ou l’autre qui irrigue la première. Mais les choses sont ainsi : la croissance et l’emploi sont l’une des données fondamentales de la réussite nationale. Dès lors, réunir les conditions du succès des entreprises devrait être l’un des objectifs essentiel de la politique. C’est en effet comme cela que la collectivité nationale progresse pour donner à chacun ses meilleures chances de s’accomplir, dans un environnement matériel meilleur, dans la dignité, l’équité et la solidarité.
L’entreprise est avant tout un projet. Il naît de l’esprit d’entreprise, alchimie subtile où se mêlent le goût du risque et de l’aventure, la volonté de réussite et la solidarité de l’équipe. Il se développe dans la concurrence, c’est-à-dire la lutte quotidienne pour la performance, qu’il s’agisse pour les hommes de formation, de motivation, et d’intéressement ou pour les produits de créativité, de qualité et de prix.
Nous sommes convaincus au MEDEF, qu’il ne peut y avoir de réussite économique sans réussite sociale. Le modèle social, c’est-à-dire l’ensemble des règles et des comportements qui organisent les relations sociales, la conception et la gestion des systèmes sociaux, joue donc un rôle capital dans le progrès des entreprises. Or, nous estimons que le modèle social français, qui résulte très largement des décisions prises au lendemain de la dernière guerre, c’est-à-dire il y a plus d’un demi-siècle, doit être réformé en profondeur. C’est la raison pour laquelle le Mouvement des Entreprises de France, a pris, dans le droit fil de sa responsabilité économique et sociale, l’initiative de proposer à l’ensemble des partenaires sociaux, sa rénovation et sa modernisation. Le constat fait par le MEDEF des transformations radicales du monde de l’entreprise d’une part, et des scléroses du modèle social d’autre part, a conduit à cette démarche que nous avons appelée ” refondation sociale “.
Depuis cinquante ans, l’entreprise a connu des transformations profondes. Elles sont peu connues, surtout de ceux qui détiennent les clés de l’action dans l’univers politique et administratif. Elles sont pourtant essentielles pour comprendre le besoin de modernisation de notre modèle social. Il s’agit tout d’abord de la fin des grandes concentrations ouvrières, au profit d’une véritable atomisation des centres de production de biens et surtout des services. Les petites structures prolifèrent et partout, la création d’entités autonomes de productions devient la règle. Le mode d’organisation du travail qui a dominé pendant tout le XXème siècle, le modèle fordiste, laisse la place à un modèle où les formes d’organisation du travail se modifient avec le développement de l’autonomie et la mise en place d’une hiérarchie à la fois plus directe et plus légère. Enfin, les rapports entre l’employeur et le salarié s’équilibrent du fait de la qualification de plus en plus fréquente et nécessaire des salariés qui tend à donner à ceux qui détiennent la compétence une position plus forte : attirer, conserver et faire évoluer par la formation une main d’œuvre qui devient plus mobile est aujourd’hui un des éléments de succès de chaque entreprise.
Ces évolutions ont beaucoup affaibli les analyses fondées sur la domination et l’exploitation du monde du travail par le capital. De plus, le développement de la motivation par le partage des bénéfices sous forme d’actionnariat salarié – en progression rapide – par l’intermédiaire des fonds de pension ou par l’actionnariat direct des salariés à travers les stock-options, modifie en profondeur les relations dans l’entreprise. Ajoutons-y la globalisation des économies regroupées en grands espaces, à l’exemple de l’Union Européenne et de son nouvel euro, la généralisation de la concurrence par la libéralisation des échanges par les technologies sans frontières et on aura compris que l’entreprise française en ce début de millénaire ne correspond plus à l’entreprise d’il y a un demi-siècle.
Face à ces transformations de l’entreprise, le modèle social lui, s’est sclérosé. Au début de la IVème République, les acteurs sociaux avaient reçu des responsabilités étendues en matière de gestion des grands systèmes sociaux et développé la négociation collective. En établissant des normes sociales largement négociées et en participant à la mise en place d’une forte protection sociale, ils ont ainsi su accompagner l’expansion des Trente Glorieuses. Mais peu à peu, l’appareil de l’Etat, gouvernement, parlement, administration mais aussi pouvoir judiciaire, a envahi le domaine social, dessaisissant progressivement et fortement les syndicats et les organisations professionnelles d’employeurs de leurs responsabilités de gestion et rétrécissant leur domaine et leur capacité de négociation. Il serait trop long de décrire ici les formes et les étapes de cette progressive dévitalisation de la société civile, mais la multiplication des ingérences des pouvoirs publics à travers la loi, le décret et le règlement, au détriment du contrat, et de l’intervention administrative, avec ses circulaires, ses inspections, ses contrôles, ses formalités et ses sanctions, ont profondément mis à mal le dialogue social et soumis l’entreprise à la tutelle de l’Etat. Les entrepreneurs en ont fait la désespérante expérience et conçu de profonds ressentiments. Notre aspiration à un nouveau modèle social est une réaction directe et forte à cette dérive interventionniste en contradiction avec les exigences d’adaptation, de souplesse et de diversité qui sont les nôtres et qui doivent naître du dialogue et du contrat conclu entre les partenaires sociaux au plus près de la réalité de terrain.
Le Mouvement des Entreprises de France est né en réaction de la loi des 35 heures qui marque pour nous le sommet du dirigisme social d’Etat et la négation du dialogue. C’est de là qu’est issue la refondation sociale. Elle se donne pour objectif ambitieux de redonner sa force à la démocratie sociale par le dialogue et le contrat entre les acteurs sociaux et de mieux définir, nécessairement, pour ce qui nous concerne en le limitant, le rôle de l’Etat dans l’ordre public social. Par ordre public social, on entend les principes généraux qui délimitent la sphère à l’intérieur de laquelle peuvent se développer les négociations sociales. Mais il y a loin d’un ordre public qui par exemple fixerait la règle de la durée du travail légale à 35 heures en laissant chaque entreprise libre de négocier la mise en oeuvre de ce principe, de celui qui, au contraire fixerait par le règlement le volume des heures supplémentaires, la durée des pauses et casse-croûtes et le temps d’habillage et de déshabillage.
La refondation sociale vise à revitaliser le dialogue au plus près du terrain c’est-à-dire dans l’entreprise et dans les branches professionnelles, en renversant la hiérarchie des normes sociales : d’abord le contrat en entreprise, puis, à défaut, le contrat collectif de la branche, c’est à dire du métier, et ceci dans le cadre de principes généraux fixés au départ par la loi. Ce modèle est de nature fondamentalement différente de celui qui exige qu’on lise dans la loi et dans le règlement le détail de ce qui doit être exécuté dans l’entreprise.
La refondation sociale vise aussi à redéfinir les objectifs des politiques sociales, en matière de chômage, santé, retraites, ou formation professionnelle. Elle demande à repréciser les frontières entre les systèmes de solidarité à financement budgétaire et les systèmes contributifs de type assurantiel financés par la cotisation. Elle veut enfin revoir les rôles respectifs des administrations et des partenaires sociaux dans la gestion des systèmes sociaux.
Ces objectifs se déclinent dès à présent dans un nombre considérable de propositions. Nous avons commencé à discuter et négocier avec les syndicats en vue d’aboutir à des positions communes destinées à être traduites dans des accords paritaires ou soumises aux pouvoirs publics afin de provoquer les adaptations législatives, voire constitutionnelles lorsqu’il s’agira de définir le domaine respectif de la loi et de la négociation sociale. Nous avons déjà fait une partie du chemin dans le domaine de l’assurance chômage où la redéfinition du fonctionnement de l’UNEDIC a donné lieu à signature d’une convention avec trois organisations syndicales acceptant de s’engager dans la réforme du système. Convention que le gouvernement s’est finalement résolu à agréer après la naissance d’un vrai débat dans l’opinion. Cette longue et difficile négociation illustre assez bien les faiblesses de notre modèle social et le sens de notre démarche.
Sur la procédure tout d’abord. Si les partenaires sociaux sont bien délégués dans la responsabilité de définir et de gérer un système national d’assurance-chômage, le débat est né sur la représentativité des partenaires sociaux. Non pas, de notre point de vue, la nôtre, car nous avons fait le nécessaire pour nous réformer et ancrer notre légitimité dans les Fédérations de métier et sur le terrain, lors de la rénovation du MEDEF,mais, aux dires de la plupart des observateurs, celle des syndicats qui, faibles – on estime à 4% le nombre de salariés syndiqués dans le secteur concurrentiel – et divisés – il n’y a pas moins de cinq organisations qui détiennent ensemble le monopole de la négociation – ne peuvent empêcher un certain foisonnement de mouvements qui aspirent à des formes nouvelles de représentation des salariés. De même, la question n’est pas résolue de savoir si la validité de l’accord dépend du nombre des organisations signataires. Toujours en matière de procédure, l’arbitraire est total sur le rôle de l’Etat, auquel est reconnu le pouvoir d’agréer ou de refuser le résultat de la négociation, sans qu’il ait à respecter des délais ou des limites pour un agrément partiel ou sous condition…. Il en profite donc pour intervenir et se mêler intimement de la négociation.
Quant au fond, l’accord UNEDIC a soulevé la question fondamentale des droits et des devoirs des demandeurs d’emploi. Si chacun s’accorde pour reconnaître au chômeur, le droit à l’indemnisation, le concept de devoir a donné lieu dans un premier temps a de violents débats. Le MEDEF juge essentiel, par exemple, que le devoir de chercher et de trouver un emploi soit inscrit en face des droits à indemnisation et que d’une manière générale, on conçoive que la protection sociale et l’ensemble des droits qu’elle entraîne puissent avoir, si nécessaire, des contreparties, comme par exemple, en matière de santé des obligations relatives aux démarches de prévention. Notre effort, enfin, pour orienter l’assurance-chômage dans le sens d’une recherche active et personnalisée d’emploi assortie de bilans de compétence et d’orientation vers des formations complémentaires, dans le respect des qualifications de chacun (à l’instar de ce qui se fait avec succès dans de nombreux pays voisins), s’est heurté à de vives résistances chez ceux qui dénoncent ces orientations comme attentatoires à la liberté de choisir son emploi. Je rappelle au passage que nous avons encore un taux de chômage de près de 10% alors qu’il est aux environs de 5% dans un certain nombre de pays étrangers.
La refondation sociale, parce qu’elle est une démarche profonde de réforme du modèle social, provoque de fortes oppositions. Mais je suis optimiste car cette démarche est progressivement mieux comprise et s’est aussi renforcée ces derniers mois. Elle est bien sûr appuyée par la partie réformatrice du monde syndical. Mais il y a aussi, me semble-t-il, reconnaissance par la puissance publique que notre initiative peut apporter des éléments utiles de réforme sociale autrement que par le décret ou la loi, par la négociation.
Notre ambition est claire : affirmer que la légitimité des partenaires sociaux à se saisir des sujets qui concernent les salariés et les entreprises, existe parallèlement à celle de la loi, comme cela se fait beaucoup plus que chez nous, chez nos voisins européens, par exemple, l’Allemagne ou les Pays-Bas. Cette approche a d’ailleurs été reconnue au niveau européen par le Traité de Maastricht et confirmée dans le Traité d’Amsterdam. Nous aimerions pouvoir transposer cette approche, qui fait co-exister démocratie sociale et politique, dans l’ordre juridique français. Il ne s’agit pas, comme l’on dit certains, de remettre en cause la primauté de la loi, mais de faire reculer son domaine au profit du contrat. Bien sûr, le pouvoir politique a des responsabilités sociales, mais il n’est pas souhaitable, pour autant qu’il les mette en œuvre de manière autoritaire, à sa seule initiative.
Nous ne nions pas que notre démarche de refondation sociale soit encore fragile, notamment parce que nous n’accepterons pas de la maintenir si elle ne nous permet pas de nous engager plus avant dans la voie du changement, qu’il s’agisse des retraites, de l’assurance-maladie, de la santé au travail ou de la formation professionnelle. Ou, s’il apparaît que notre société n’accepte pas, en ce qui concerne le rôle respectif des politiques et du social dans notre pays, de prendre en considération une vision, pourtant suffisamment cohérente, pour avoir inspiré le modèle européen.
Voilà, mesdames et messieurs, un aperçu de la contribution que le Mouvement des Entreprises de France, dans le seul champ de ses compétences et de ses responsabilités, veut apporter à la réussite économique et sociale de notre pays, à partir de convictions fortes et simples. C’est par le dialogue social et par le contrat que nous voulons adapter notre modèle social au monde économique nouveau. Nous souhaitons le faire dans la tradition de solidarité et d’efficacité qui caractérise l’entreprise française. La route est difficile mais nous ne voulons pas nous arrêter.
C’est le sens de notre slogan : ” En avant l’Entreprise ! “.