Séance du lundi 11 décembre 2000
par M. Jacques-Yvan Morin
Conquêtes laborieuses de l’Occident durant trois siècles, les libertés, la démocratie et l’État de droit, qui ne sont que des facettes d’un même régime libéral et polyarchique, sont devenus depuis quelques années des préoccupations d’ordre politique, juridique et diplomatique sur tous les continents. L’État de droit, qui retiendra particulièrement notre attention, prend place dans les constitutions des États, généralement parmi les principes fondamentaux, et fait l’objet de résolutions des organisations internationales ainsi que de nombreuses conventions multilatérales par lesquelles on cherche en principe à mieux protéger les libertés et la démocratie dans chacun des États.
Le dessein ne manque pas de grandeur : n’est-il pas jusqu’au gouvernement chinois qui, dans son Livre blanc sur les droits de l’homme, en 1991, ne les ait décrits comme “cette grandiose expression” et l’”un des grands thèmes qui préoccupent la communauté internationale”? Le représentant chinois à la Conférence mondiale sur les droits de l’homme n’en faisait pas moins observer, deux ans plus tard, que, pour la majorité des peuples, la priorité devait aller au développement économique et que sans la sauvegarde de leur souveraineté, les droits de l’homme n’étaient que “châteaux en Espagne” . L’hommage rendu aux droits fondamentaux par le pays le plus peuplé de la planète ne va donc pas sans réticences ni démentis : ce n’est là qu’un exemple des misères que connaît l’État de droit en tant que norme qui se veut universelle.
De nombreux juristes voient dans l’État de droit, qui est en quelque sorte la partie “instrumentale” des libertés et de la démocratie, un principe d’application universelle, une norme juridique qui s’impose au comportement des États, dont ils sont comptables. Sans cet ensemble de règles, de recours, de procédures, de mécanismes de contrôle et d’institutions propres à contrôler le pouvoir sous toutes ses formes, qui constitue l’État de droit au sens strict, l’effectivité des libertés est compromise . Aussi le professeur J. Chevallier y voit-il une “contrainte axiologique”, dont dépend la légitimité des États contemporains . Et le professeur J.P. Humphrey, qui fut associé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) a enseigné que cette résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, à l’origine non obligatoire pour les États, s’est graduellement transformée en droit international coutumier, donc juridiquement contraignant . Or, la Déclaration consacre l’État de droit à l’article 8 en reconnaissant à toute personne le “droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi” . Doit-on en conclure que l’universalité de la norme “État de droit” est d’ores et déjà acquise?
Tel n’est pas l’avis de toute la doctrine du droit international. Devant les violations répétées des libertés “sur toutes les faces de la terre”, écrit le professeur J. Mourgeon, on doit constater que l’internationalisation même des droits “a pour pendant celle des procédés de torture” . Une juriste indienne, Y. Khushalani, estime de son côté que dans plusieurs pays en développement, les droits définis en Occident “sont rejetés ou, plus exactement, n’ont aucune signification” puisqu’aussi bien la plupart des peuples du tiers monde ne connaissent pas l’héritage de l’individualisme . Et le professeur J. Salmon d’ajouter que la “profusion extraordinaire” des normes onusiennes — dont nous reparlerons —, ne constitue qu’un “ordre juridique de façade”, faute d’un véritable consensus mondial sur les critères essentiels de la démocratie politique et les conditions minimales de la démocratie économique .
C’est donc en termes assez vifs qu’est posée la question de l’universalité des libertés et de l’État de droit. D’ailleurs, ne l’est-elle pas depuis fort longtemps, alors que Platon et Aristote ont ouvert le débat sur la meilleure forme de gouvernement en opposant celui des hommes et celui des lois ? Justement, il ne paraît guère possible d’y répondre sans retourner à une interrogation plus fondamentale de la philosophie politique : pour accéder à l’État de droit — à “l’état juridique”, disait E. Kant (1724-1804) —, le monde ne doit-il pas d’abord sortir de “l’état de nature”? Le peut-il? Dans une première partie de cet exposé, nous tenterons de répondre à la question, toujours actuelle, de savoir s’il est possible que l’ensemble des peuples de la Terre passe de l’état de nature à l’état juridique. Dans la seconde, nous examinerons les conditions qui pourraient permettre aux peuples de passer de l’État de non-droit à l’État de droit et les pressions exercées en ce sens par la mondialisation.
I.- DE L’ÉTAT DE NATURE À L’ÉTAT JURIDIQUE
Commençons par tenter de voir clair dans notre propre tradition occidentale, qui n’est pas exempte de contradictions lorsqu’elle aborde la question de l’universalité des libertés. L’État de droit avec un “E” majuscule ne saurait constituer une notion universalisable que s’il est possible aux hommes d’établir entre eux, au sein de communautés plus ou moins étendues, un “état de droit” avec un “e” minuscule ou, pour parler comme Kant, un “état juridique”, c’est-à-dire “une commune soumission à une contrainte publique, légale, extérieure”, permettant que le droit de chacun “soit légalement déterminé et lui soit assuré par un pouvoir suffisant” . Or cette sortie de l’état de nature peut s’effectuer, conceptuellement, tout aussi bien par la suppression des libertés “naturelles”, à la manière de Th. Hobbes (1588-1679), que par la création d’entités politiques dont la mission essentielle est l’instauration des libertés individuelles, comme chez J. Locke (1632-1704), Montesquieu (1689-1755) et Kant. En simplifiant un peu les choses, il semble qu’il existe dans la démarche occidentale un flottement, une hésitation entre Hobbes et Kant : la pensée oscille de l’un à l’autre : le néolibéralisme ne paraît guère compatible avec l’éthique libérale illustrée par J. Bentham (1748-1832), J.S. Mill (1806-1873) ou F. Perroux (1903-1987), par exemple. Le retour aux sources permet de mieux comprendre la problématique actuelle.
A.- L’”état civil”, la loi et la liberté chez Thomas Hobbes
L’image heuristique de l’état de nature, de la liberté des hommes dans cette condition où seule la force fait loi, entraînant la guerre de chacun contre chacun, devient pour Hobbes, devant la Révolution anglaise du milieu du XVIIe siècle, une réalité concrète. Durant ces années terribles — et n’en est-il pas toujours ainsi dans de nombreux États —, la vie de l’homme est vraiment “solitary, poor, nasty, brutish and short” . Aussi les hommes sont-ils amenés à renoncer à cette sauvage liberté et à confier leur sécurité et leurs biens à un Souverain dont la puissance illimitée conduit seule à la paix et à l’état civil. Le convenant par lequel ils le mettent à la tête de l’État abolit leur liberté naturelle, leur puissance et les biens qu’ils en tenaient, mais le Souverain n’est pas lié par ce contrat : se situant au-dessus de lois dont il est l’unique source, seuls lui-même et son État sont libres désormais. Certes, comme l’a fait observer R. Polin, la souveraineté n’est pas ici “la puissance de faire n’importe quoi”, puisque le Souverain doit gouverner selon les préceptes de la raison, n’ayant pas intérêt à s’aliéner ses sujets . Il s’agit d’un nouveau platonisme, de mettre la connaissance politique au service de la sécurité et du bien-être des citoyens, non d’une apologie de la dictature débridée. Le Souverain aura même soin, s’il est raisonnable, de se doter de ce que nous pourrions appeler un État de droit minimum, en ce sens que la justice doit être “également rendue à tout homme, quel que soit son rang” et que les conflits entre les sujets sont soumis au jugement d’un arbitre impartial . Cependant, même si le système hobbien a pour but la sécurité et l’intérêt des individus, il ne leur confère aucun droit opposable au Souverain. Les préceptes de la raison relèvent de sa discrétion et ne le lient pas. Lui seul est libre et les sujets ne le sont que pour autant qu’il le soit. L’individu ne peut donc faire valoir les libertés ou propriétés qu’il a laissées derrière lui dans l’état de nature, à l’encontre du Léviathan. La première tâche de celui-ci consiste même à extirper des esprits les opinions personnelles et pour ce faire à contrôler étroitement l’enseignement, y compris celui des universités .
Une autre dimension de la pensée de Hobbes exerce aujourd’hui encore une influence profonde sur les esprits réalistes : entre les États, il n’y a ni covenant, ni société civile, mais règne l’état de nature que Hobbes semble considérer comme perpétuel. Les Souverains règlent leurs différends par la guerre et leur puissance demeure leur bien le plus précieux : ils sont “dans une continuelle suspicion, et dans la situation et posture de gladiateurs, leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre” . Il n’y a pas de loi entre les États, ni injustice, ni obligations. Comme cette description ne correspond que trop à des situations qu’on peut observer de nos jours et que la pensée hobbienne se déroule avec une géniale cohérence, on ne doit pas s’étonner de son influence chez les analystes de l’animus dominandi . Ce n’est pas chez lui qu’on trouvera un “anti-Léviathan” et son “État de droit” n’est pas celui des libertés, que Locke illustrera deux générations et une révolution plus tard.
B.- L’État libéral et le droit chez Locke et Kant
Avec Locke et Montesquieu, la liberté individuelle est devenue la fin même, la raison d’être du commonwealth et de tout gouvernement légitime. Nous pourrions, certes, remonter à la source judéo-chrétienne du principe de la dignité humaine ou à celui de la suprématie du droit, d’origine grecque et médiévale , mais il suffira ici de rappeler les matrices qu’ont été pour la pensée libérale moderne les œuvres de Locke et de Kant.
Chez Locke, dont les Traités sur le gouvernement anticipent la pacifique Glorious Revolution de 1787-1789, l’état politique [ou civil], auquel la sociabilité naturelle des hommes leur permet d’accéder par un compact, laisse subsister, à l’opposé de Hobbes, les libertés fondamentales de l’homme dans l’état de nature [telles qu’elles découlent de la loi de nature], sauf dans la mesure dictée par les exigences du bien commun. Lorsque les lois sont silencieuses sur un point, la liberté d’action demeure intacte : voilà déjà une caractéristique essentielle du rule of law tel qu’il est conçu encore aujourd’hui. S’y ajoute l’idée selon laquelle le Souverain établi par le contrat (compact) n’agit qu’à titre de fiduciaire du pouvoir, étant lié par le trust ainsi conclu; les sujets n’ont pas renoncé, comme chez Hobbes, à leurs libertés naturelles . Il s’ensuit que doit exister dans le commonwealth un pouvoir judiciaire suffisamment indépendant [et puissant] pour imposer son jugement même au chef d’État. L’État de droit s’étend aux libertés.
Cependant, pénétré comme il l’était de la suprématie parlementaire issue de la révolution, Locke ne va pas jusqu’à imposer les libertés au législateur, qui a toujours le dernier mot en matière de droits fondamentaux, même depuis le Human Rights Act de 1998, qui autorise le juge britannique, non pas à invalider les lois qui violent la Convention européenne, mais à faire une “déclaration d’incompatibilité”, laquelle autorise un ministre à émettre un décret modifiant la légistion, lequel doit à son tour être approuvé par les deux Chambres du Parlement . Qu’advient-il alors, selon Locke, si les parlementaires abusent de leur pouvoir? Un tel breach of trust pourrait conduire les sujets, admet Locke, horresco referens, à revenir au droit de nature . C’est exactement ce qui devait se passer, un siècle plus tard, les révolutionnaires américains ayant pris la doctrine lockienne à la lettre. Désormais, le législateur lui-même pourra être soumis aux libertés et au due process of law, grâce à une démarche nouvelle, promise à un remarquable avenir : le constitutionnalisme.
Un autre aspect de la pensée de Locke, souvent ignoré, retient l’attention : la possibilité, selon lui, d’étendre la communauté politique — et donc l’État de droit qui la caractérise —, à toute l’humanité il se situe, ici encore, aux antipodes de Hobbes. Tous les peuples sont appelés à sortir de l’état de nature, dans lequel ils forment déjà, par leur sociabilité, une société naturelle : mankind . Il ne s’agit pas pour Locke d’une simple abstraction, d’un être de raison, mais d’une réalité morale, dans la tradition de la philosophia perennis, chez un F. de Vitoria, par exemple : l’humanité progressivement réalisée dans le respect des peuples. L’universalisation de l’État de droit devient alors concevable, mais on peut se demander à quelles conditions.
La démarche de Kant, postérieure d’une centaine d’années, vient approfondir et confirmer celle de Locke. Son rayonnement est immense chez les juristes allemands qui, pendant tout le XIXe siècle, élaboreront la notion de Rechtsstaat, dont la constitutionnalisation jouera, au XXe, un rôle capital dans la définition de l’État de droit à l’européenne. Pour le philosophe de Königsberg, la conscience morale et la raison font un devoir aux hommes de sortir de l’état de nature pour entrer dans l’”état juridique” (rechtlicher Zustand), c’est-à-dire “dans une commune soumission à une contrainte publique, légale, extérieure” permettant que le droit de chacun soit “légalement déterminé et lui soit assuré par un pouvoir suffisant” . C’est là un impératif catégorique. Le contrat par lequel le peuple institue l’État s’impose au Souverain, comme chez Locke : alors que le Léviathan était seul juge de ses actes, l’État kantien est subordonné à l’Idée de droit et les gouvernants ne sont que ses agents, exerçant leur pouvoir sous l’empire de la loi.
Le fait que le philosophe ait été sujet de Frédéric II fait ressortir l’originalité de sa pensée, certes, mais lui impose aussi des limites : par exemple, l’accès à la justice à l’encontre des actes arbitraires du pouvoir paraît bien théorique. Cependant, il a posé les préalables de l’État de droit : même si le mot Rechtsstaat ne figure pas dans son œuvre, il en a tracé l’archétype; on le verra apparaître dès 1798 dans les travaux de son disciple, le juriste J.W. Placidus, puis se répandre dans la doctrine allemande , en droit administratif notamment, avant de prendre place dans la Loi fondamentale de 1949 (article 20). Traduite littéralement, l’expression devient en France, dès le XIXe siècle, l’État de droit et, dans l’œuvre de R. Carré de Malberg, sert de point de comparaison entre les institutions allemandes et françaises . On sait la place qu’elle occupe dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et dans celle de la Cour européenne des droits de l’homme . En un siècle et demi, la notion a conquis l’Europe : nous la retrouverons dans plusieurs constitutions en Europe centrale et orientale. On la retrouve à la Cour interaméricaine . Est-ce pour autant un tremplin vers l’universalité?
Pour Kant, entre les États, le passage à l’état juridique paraît plus problématique. Certes, conscience morale et raison exigent que les droits de l’humanité soient respectés en tout homme, d’où sa dénonciation des méthodes de colonisation en Afrique et en Amérique, mais il estime qu’un immense travail préalable doit être accompli pour mettre fin au phénomène guerrier. Il n’a jamais affirmé que la “paix perpétuelle” était inéluctable; il la pensait possible par l’établissement d’un foedus pacificum . Mais il fallait compter “avec le temps” : dans son Contre Hobbes, il écrit que ses idées seront mieux comprises dans l’avenir.
Hobbes, Locke et Kant sont donc toujours présents dans le monde d’aujourd’hui. Certes, l’état juridique lockien-kantien, parachevé par le constitutionnalisme, qui l’a en quelque sorte sacralisé, sert de fondement à la culture politique occidentale, mais Hobbes n’a sans doute pas dit son dernier mot lorsque vient le moment d’étendre à la planète une démocratie polyarchique, des libertés et un État de droit dont l’ascendance et les prémisses métaphysiques pourraient bien tracer les frontières. Même en Occident, la question de l’”insociable sociabilité” de l’homme reste posée.
Pour nous en tenir à l’État de droit, peut-on espérer en répandre les techniques sans leurs fondements, les mécanismes de contrôle sans les libertés elles-mêmes? On a tenté de le faire par de nombreux instruments internationaux et il nous faut maintenant, dans une seconde partie, évaluer les résultats proprement juridiques des efforts entrepris depuis un demi-siècle.
II.- L’EXPANSION DE L’ÉTAT DE DROIT :
DE L’INTERNATIONALISATION À LA MONDIALISATION
La pensée juridique de la seconde moitié du XXe siècle a tenté, à son tour, de se frayer un chemin entre la souveraineté de l’État et la prééminence du droit. Elle y procède par deux démarches qui s’interpénètrent : la constitutionnalisation des libertés et leur internationalisation.
Avec la décolonisation, le constitutionnalisme s’est beaucoup étendu et, depuis l’effondrement du bloc soviétique en particulier, des régions entières du globe sont devenues de véritables chantiers constitutionnels, le plus souvent en vue de la démocratisation et de l’instauration d’États de droit. Simultanément, les exigences du développement, bientôt exacerbées par la mondialisation de toutes choses, ont amené les organisations internationales à se pencher sur les liens entre le développement de type libéral et l’État de droit. Nous examinerons tout d’abord l’internationalisation de l’État de droit (A) avant d’examiner comment la mondialisation en renouvelle la problématique (B).
A.- L’internationalisation de l’État de droit
1.- L’extension par le constitutionnalisme
Les droits naturels et inaliénables garantis dans les Bills of Rights et lois fondamentales de l’Occident ont essaimé. C’est souvent in extremis que les anciennes métropoles ont laissé derrière elles, au moment de la décolonisation, des déclarations de droits, dont l’application s’est révélée très inégale. Le constitutionnalisme de façade — ce que la doctrine allemande appelle Scheinkonstitutionalismus — est un phénomène bien connu.
L’examen des garanties formelles de quelque 186 constitutions peut néanmoins nous donner des indications sur l’importance relative attachées à la quarantaine de principes ou règles dont la chaîne forme l’État de droit . Nous n’en retiendrons ici que trois. Tout d’abord, l’indépendance des juges ou du pouvoir judiciaire, dont dépend l’effectivité des recours contre les violations des libertés est consacrée dans la grande majorité des constitutions contemporaines : 155 États sur 186 la proclament. D’autres principes et non des moindres, comme celui de la réparation des violations, ne reçoivent pas la même reconnaissance : 93 sur 186 dans ce cas-ci; encore l’indemnisation est-elle souvent limitée à la détention illégale ou aux erreurs judiciaires et ne couvre donc pas toutes les violations ou abus de pouvoir possibles . En Afrique, notamment, nous sommes devant une lacune quasi générale des constitutions sur ce point, à l’exception de quelques États de common law.
Le principe même de l’État de droit (ou du rule of law) est de plus en plus largement constitutionnalisé et peut ainsi servir de critère général d’interprétation des lois fondamentales, surtout dans les plus récentes en Europe de l’Est et en Afrique. En tout, 64 constitutions énoncent le principe, ce qui ne le rend pas nécessairement effectif, mais témoigne de son rayonnement éthique.
De l’examen de l’ensemble des règles constitutionnalisées, il n’est pas possible de conclure que l’État de droit est un principe universellement garanti, voire simplement accepté par les États. La constitutionnalisation en cours se révèle être un immense chantier et il faut donner raison au professeur M. Alliot lorsqu’il constate qu’il ne suffit pas de transférer un texte pour que soit transféré un droit . De surcroît, il arrive que le chantier soit menacé de fermeture par la proclamation de l’état d’urgence ou la suspension des libertés. La constitutionnalisation apparaît alors dans toute sa fragilité. Aussi les organisations internationales ont-elles cherché un adjuvant dans l’adoption de normes universelles ou régionales.
2.- Les normes régionales et onusiennes
Cette démarche s’est organisée à deux niveaux : aux Nations Unies, dans la foulée de la Déclaration universelle de 1948, et dans quelques régions du globe, essentiellement l’Europe, l’Hémisphère occidental et l’Afrique, grâce à des instruments multilatéraux inspirés de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des institutions qu’elle a établies en 1950 .
a) Régionalisme et diversité des systèmes de pensée
Ces arrangements continentaux offrent l’avantage de regrouper des États ayant part à une même aire de civilisation, encore que cela soit plus vrai de l’Europe que de l’Afrique. Cependant, leur existence fait ressortir, par contraste, les clivages existant entre ces ensembles. Retenons ici trois grands systèmes de pensée qui présentent des dimensions régionales : les conceptions animiste, islamique et confucéenne de l’homme et du monde vont nous permettre de mesurer tant soit peu les obstacles à l’universalisme.
Dans les sociétés animistes, l’homme s’inscrit dans de multiples appartenances sociales, qui lui dictent ses responsabilités et ses devoirs. Si l’on peut parler de “droits”, ils ne sont pas inhérents à l’individu comme tel, mais définis par les fonctions et le statut social; l’égalité est étrangère à cette vision de la société. Traditionnellement, le respect des personnes est assuré par la coutume communautaire et non par le pouvoir étatique. Aussi ne doit-on pas s’étonner, malgré les normes constitutionnelles léguées par les anciennes métropoles, de ce que le juge K. M’baye appelait, dès 1969, l’abandon de “l’orthodoxie définie par l’Occident” . La Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples, de 1981, qui se veut calquée sur la Convention européenne, reflète l’écart entre les systèmes de pensée : l’insistance sur les devoirs, notamment envers l’État (article 27 §1), et sur les droits collectifs; elle a pour pendant les pouvoirs réduits de la Commission africaine chargée d’assurer la protection des droits et libertés.
Tournons-nous vers l’Islam, dont les mollahs et les intellectuels s’interrogent sur la portée des droits de l’homme au regard de la Révélation. Selon une certaine orthodoxie sunnite, la volonté divine ne saurait être liée par des “droits d’Adam” fondés sur la raison, à la manière occidentale. La norme fondamentale est la Chari’a, d’origine divine, qui fait passer les devoirs du croyant avant ses libertés. D’autres courants, cependant, soutiennent qu’il existe plusieurs lectures possibles de la Révélation, comme le montrent les diverses Déclarations islamiques des droits et devoirs de l’homme, de celle de Koweit (1980) à celle de Ryad (1989), en passant par celle du Conseil islamique pour l’Europe présentée à l’UNESCO en 1981 . Toutes cherchent à rendre compatibles les données théologiques et la rationalité qui fonde libertés et droits : elles ne parviennent pas toujours aux mêmes conclusions, cependant, au sujet de la liberté religieuse, du statut de la femme ou de la peine de mort.
Le débat en cours chez un certain nombre d’universitaires constitue une aventure intellectuelle des plus intéressantes. Le professeur S. Laghmani soutient qu’une interprétation rationaliste de la volonté divine, illustrée jadis par le mu’tazilisme, permet de fonder les libertés de l’homme . On s’efforce d’ouvrir plus grandes les “portes de l’effort” (ijtihâd) : le professeur Y. Ben Achour montre que le droit naturel constitue, à y regarder de près, un concept de base de la philosophie juridique de l’Islam et qu’il n’y a pas de contradiction entre Révélation et raison; il estime cependant qu’”un travail ardu de déchiffrement reste à faire pour surmonter certaines contradictions à l’intérieur du sunnisme . Si le droit naturel peut, comme il le pense, constituer un terrain d’entente entre les diverses tendances de l’Islam, à plus forte raison doit-il, à notre avis, servir d’amorce au dialogue qui s’impose entre Occident et Islam humanistes. Mais pour les masses, il faudra sûrement compter avec le temps.
Entre la Chine et l’Occident, la distance culturelle n’est pas moins importante en matière d’État de droit. L’inscription du principe (le Fa Zhi) dans la Constitution, l’an dernier , est un signe des temps mais ne signifie pas nécessairement que l’on s’entende sur la notion de droit ni, plus fondamentalement, sur la nature de l’homme. La pensée confucéenne imprègne toujours les comportements : le monde s’autogouverne spontanément et chacun doit s’inscrire dans cet ordre par l’autodiscipline et le respect des rites, fruits de l’éducation. Dans cette perspective, le droit, le Fa, la contrainte légale ne peuvent occuper qu’une place toute relative : ils sont réservés aux mécréants, incapables d’autodiscipline, et aux étrangers, qui ne connaissent pas les rites . On peut comprendre les hésitations chinoises devant le Fa libéral. Si le Fa Zhi paraît désormais supérieur au gouvernement par l’homme (Ren Zhi), peut-il remplacer l’autodiscipline traditionnelle sans ébranler toute la société et faciliter les choses aux mécréants et aux étrangers?
Les intellectuels chinois se familiarisent depuis longtemps avec les libertés et l’État de droit. Il y a une centaine d’années déjà, des réformateurs comme Liang Qichao (1873-1929), l’auteur du Nouvel homme, ont fait connaître Hobbes, Locke, Rousseau et Kant : l’idée de liberté exige selon lui que la Chine se délivre de la prison spirituelle établie par les Anciens. Dans ses travaux sur l’origine des droits de l’homme en Chine, le professeur Li Xiaoping montre que ce mouvement de pensée, antérieur à la Révolution de 1949, conserve une certaine influence, non sans ambiguïté cependant : la liberté est tantôt une valeur absolue, tantôt un instrument indispensable à l’émergence d’une Chine puissante . Tout cela ouvre la perspective de beaux et longs débats, sous le signe de l’ouverture au monde et de l’adhésion à l’OMC.
Le dialogue a repris entre juristes chinois et occidentaux. Les pays de common law y jouent un rôle majeur, notamment dans l’organisation de stages pour la formation des magistrats, mais la France est également présente depuis 1994 dans les travaux concertés des prs Gao Minxuan et M. Delmas-Marty, qui ont cherché à dégager des principes internationaux sans escamoter toutes les différences, notamment en matière de criminalité économique et d’atteintes à la dignité de la personne humaine . Ces travaux d’essartage sont évidemment indispensables, mais on peut s’interroger avec le professeur N. Rouland sur la portée réelle de débats réservés jusqu’ici aux universitaires et aux élites des grandes villes . D’un autre côté, n’est-ce pas ainsi que s’amorcent les dialogues essentiels?
Dans un Livre blanc intitulé Les droits de l’homme en Chine, publié en 1991 à Pékin, le gouvernement décrit les mesures qu’il entend prendre pour la protection des droits dans l’administration de la justice. Ces assurances ont été maintes fois mises en doute en Occident, mais le point à souligner est l’image que les dirigeants veulent donner de leur politique des droits de l’homme : cette “grandiose expression” constitue, selon ce document, “l’un des grands thèmes qui préoccupe la communauté internationale”, mais il s’agit pour la Chine, ajoute-t-on, d’”une tâche historique de longue haleine” . Prise de conscience ou poudre aux yeux? De toute manière, on ne saurait nier à la Chine ses aptitudes à la patience et à la synthèse, nous souvenant que le pays, au cours de sa longue histoire, a déjà vu se greffer sur le confucianisme, le bouddhisme et le socialisme.
Revenons aux conventions et pactes régionaux pour constater qu’ils ne protègent les libertés individuelles que de façon très inégale. Si la jurisprudence des Cours de Strasbourg et de San José place très haut la barre des exigences de l’État de droit, il n’en va pas ainsi de la Commission africaine; en Asie, il n’existe actuellement aucun recours régional pour la protection des droits, dans un continent qui compte quelque 60 pour cent de la population mondiale . C’est pourtant à ce niveau que peut le mieux s’exprimer la diversité culturelle du monde contemporain, à condition, comme l’a rappelé la Déclaration de Vienne (1993), que les efforts régionaux soient accomplis dans une perspective universelle, c’est-à-dire en conformité des “normes des Nations Unies”, vers lesquelles nous nous tournons maintenant .
b) Les “normes des Nations Unies”
L’ONU est à l’origine d’une vaste démarche en vue d’universaliser l’État de droit. Depuis l’adoption de la Déclaration universelle de 1948, l’Assemblée générale et ses organes subsidiaires, comme le Conseil économique et social (CES), la Commission des droits de l’homme et sa Sous-commission, n’ont eu de cesse qu’ils n’aient développé un ensemble de normes et d’institutions propres à renforcer l’État de droit et l’administration de la justice. Depuis l’adoption par le CES en 1955 de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, la production de normes n’a pratiquement jamais été interrompue, suscitée par les carences des États et la condamnation par l’Assemblée générale des violations les plus graves des droits et libertés chez certains de ses membres. Ce sont des résolutions intitulées ensembles de principes, règles minima, principes directeurs ou codes de conduite, en tout au moins dix-sept instruments, comportant plus de 450 principes, règles ou “garanties”, dont plusieurs adoptés par l’Assemblée générale elle-même, qui recommande à ses membres de les incorporer dans leur ordre juridique, les invitant à se donner les structures juridictionnelles et administratives nécessaires à leur mise en oeuvre . Comme chacun sait, le système onusien délibère, mais n’est pas doté du pouvoir législatif : il ne peut donc s’agir que d’”actes concertés multilatéraux non conventionnels”, comme les décrit la doctrine du droit international, et non de normes obligatoires.
Ce n’en est pas moins une abondante moisson de “droit vert” ou programmatoire, de “soft law”, qui se répètent parfois, se chevauchent souvent, mais forment un ensemble suffisamment cohérent et exigeant pour que l’on puisse parler à tout le moins d’une éthique codifiée. Ce n’est pas dévaluer celle-ci que de la reconnaître pour telle car elle offre l’avantage d’établir des modèles auxquels les États se rallient, le plus souvent par simple consensus, alors que de tels standards n’existaient pas auparavant dans la sphère internationale. Plusieurs sont de pratique courante dans les démocraties libérales et, s’ils étaient appliqués par l’ensemble des États membres, l’État de droit serait d’ores et déjà “universalisé”.
Il ne l’est pas, c’est bien pourquoi les institutions internationales ont proposé aux États de s’engager juridiquement, par traité, à respecter les libertés et droits fondamentaux et à se doter des moyens techniques de l’État de droit. Nous avons déjà mentionné les Conventions régionales ; dans le cadre onusien, ne retenons, parmi les nombreux instruments multilatéraux que le Pacte de 1966 relatif aux droits civils et politiques, le traité le plus important, actuellement ratifié par quelque 140 États . Cet instrument institue un Comité des droits de l’homme pour surveiller l’application des règles conventionnelles. Les rapports périodiques que les États se sont engagés à soumettre au Comité révèlent les lacunes de leur droit et les manquements à leurs obligations; une minorité ont accepté le Protocole facultatif autorisant les individus à porter plainte devant le Comité, mais aucune sanction n’est prévue autre que la constatation qu’il y a eu violation du Pacte. Le tableau d’ensemble n’est pas très reluisant : beaucoup d’États se révèlent incapables de tenir leurs engagements, surtout, mais non exclusivement, chez les plus mal nantis, dont certains se trouvent dans une extrême pauvreté, tombés de surcroît sous la coupe de machines à broyer qui se donnent pour des États.
Or voici que depuis quelques années est apparu ce phénomène économique, mais également culturel et politique qu’est la mondialisation, qui vient bousculer les États en amplifiant les problèmes de l’État de droit en même temps, peut-être, elle pourrait aider à les résoudre.
B.- La mondialisation et l’État de droit : une antinomie?
Les effets de la mondialisation actuelle sur le droit et l’État se font sentir paradoxalement dans deux directions opposées. D’une part, nous sommes témoins d’une tendance néolibérale à l’”autorégulation” des marchés par l’adoption de “pratiques contractuelles normatives”, qui sont le fait des agents économiques eux-mêmes. Simultanément, les États sont mis en concurrence pour savoir lequel se rendra le plus “attractif” aux yeux des investisseurs par la “dérégulation” à l’encontre de règles perçues comme gênantes pour le libre marché globalisé, notamment dans le domaine social et dans l’environnement. Cette déréglementation de l’activité économique conduit à un “État minimal” : le Cato Institute de Washington, lobby néolibéral, le limiterait aux domaines de l’armée, de la police et de la justice, tout le reste pouvant fort bien être géré par l’entreprise privée; c’est, en somme, un retour à l’”État gendarme” de naguère . En revanche, les entreprises, lorsqu’elles s’aventurent à l’étranger, particulièrement dans le monde en développement, ont grand besoin de l’État de droit et d’une justice consciencieuse pour la sécurité de leurs investissements, le respect de leurs contrats et, de façon générale, du droit de propriété, sans lesquels l’économie libérale comporte vraiment trop de risques.
Ces démarches, voulant donc tantôt “faire l’économie de l’État”, selon l’expression du professeur P.-P. Proulx, tantôt le renforcer lorsque les intérêts des opérateurs économiques sont en jeu, peuvent en arriver à se contredire au point de créer des situations intenables pour certains gouvernements. Aussi convient-il d’étudier tour à tour ces deux pentes de la mondialisation pour voir à quelles conditions les États pourraient les rendre compatibles : 1° le développement néolibéral pousse l’État vers le laisser-faire économique, social et environnemental, mais 2° il ne saurait s’en passer pour la sécurité des affaires.
1.- L’État mis en question
Les “lois du marché” et les exigences de la “good governance” ne font pas bon ménage avec certains contrôles économiques et normes sociales, là où il en existe … À ce point que la Banque mondiale, s’inquiétant depuis quelques années de voir s’approfondir la “fracture sociale” et craignant de voir délégitimer l’État aux yeux des populations, a décidé de proposer de nouvelles “règles du jeu”. Dans son Rapport sur l’état du développement dans le monde pour 1997, elle identifie même des tâches que tout gouvernement doit assumer, comme les services sociaux de base, la protection des populations vulnérables et celle de l’environnement, faute de quoi les objectifs de développement durable et de réduction de la pauvreté ne sauraient être atteints. Cela suppose, peut-on ajouter, que l’État de droit est accessible à tous pour la protection des droits de la population autant que pour celle des investisseurs. La Banque en paraît désormais bien consciente et déclare que seul l’État qui établit les marchés sur de bonnes bases juridiques et institutionnelles est en mesure d’attirer les investissements privés . Le retrait de l’État n’apparaît donc plus comme une condition du développement.
La même prise de conscience semble se faire jour à l’OIT et même à l’OMC. À sa réunion de Singapour, il y a quatre ans, le Conseil des ministres de l’OMC a déclaré qu’il renouvelait son “engagement d’observer les normes fondamentales du travail internationalement reconnues” et que l’OIT était “l’organe compétent pour établir ces normes et pour s’en occuper” . À son tour, la Conférence générale de l’OIT a adopté en 1998 une Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail qui énonce une sorte de standard minimum mondial pour le comportement des États et des agents économiques : liberté d’association et droit de négociation collective, suppression du travail forcé et du travail des enfants, élimination de la discrimination en matière d’emploi . Ne font pas partie de ce “socle” le salaire minimum, les heures de travail et les congés hebdomadaires, qui eussent pu empêcher les pays économiquement défavorisés de conserver leurs avantages concurrentiels. Selon l’article 2 de la Déclaration, les principes retenus sont obligatoires pour tous les membres de l’OIT, “même lorsqu’ils n’ont pas ratifié les conventions [visées], du seul fait de leur appartenance à l’organisation” . Comme seules les conventions sont strictement contraignantes, la portée de la Déclaration paraît avant tout éthique et il reste à voir comment elle sera appliquée, sous la surveillance d’un comité de suivi, et surtout comment réagira l’OMC lorsqu’il lui sera formellement demandé d’imposer des sanctions économiques à l’encontre des violations les plus graves du droit du travail : faudra-t-il conditionner l’application des règles du libre-échange au respect effectif de ces droits? Cela suppose évidemment un minimum d’État de droit chez les Membres.
2.- L’État de droit essentiel à la mondialisation de type libéral
Si la Banque mondiale modifie depuis quelque temps sa conception de la “good governance” pour y inclure, selon ses propres mots, la “mise en place des bases d’un régime de droit”, c’est sans doute qu’on y a pris conscience du fait que le libre marché ne saurait fonctionner sans État de droit. À l’évidence, l’économie libérale a désespérément besoin de ce type d’État, alors même que le néolibéralisme se nourrirait volontiers par ailleurs de sa faiblesse. Dans son rapport le plus récent sur Le développement au seuil du XXIe siècle, la Banque va même plus loin : elle souhaite faire plus de place à la démocratie et permettre ainsi l’apparition de “mécanismes” de réglementation et de contrôle chargés de faire respecter les règles convenues avec la société civile . Ces mécanismes, faut-il l’ajouter, ne peuvent exister que dans un État de droit appuyé sur des comportements démocratiques.
Sans doute ce “grand changement” — l’expression est de la Banque mondiale — ne pourra-t-il être improvisé et exigera-t-il des étapes, de la coopération et des contrôles internationaux. Un bon exemple nous en est donné par l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), créée par le Traité de Port-Louis, en 1993, entre les États de la zone franc. Selon le préambule, elle a pour objectif de “garantir la sécurité des activités économiques”, afin d’encourager l’investissement. Le Traité veut obvier à l’insécurité juridique par l’adoption d’”Actes uniformes” établissant des règles communes, et à l’insécurité judiciaire par la création d’une Cour commune de Justice et d’arbitrage. Cette Cour africaine siège en cassation des arrêts nationaux en matière de droit harmonisé, qu’elle interprète et applique; ses propres arrêts sont exécutoires pour les Parties.
Complété par une École régionale supérieure de la Magistrature destinée à la formation des Africains, cet État de droit multilatéral rendra sûrement de grands services à ceux qui y auront accès, mais on peut douter qu’il comble le déficit de justice dont souffre la grande masse des Africains, qui n’ont pas, comme le regrette le professeur J. Vanderlinden, le privilège d’être des opérateurs économiques . On se prend néanmoins à espérer que l’École de la Magistrature, si elle sait donner une formation bien imbriquée dans les contextes divers des cultures africaines, contribue à construire des États de droit qui seront un jour au service des populations elles-mêmes.
L’antinomie entre mondialisation et État de droit pourra-t-elle être atténuée? Le néolibéralisme voudra-t-il continuer d’affaiblir les États _ et particulièrement les plus vulnérables _, auquel cas on devra se passer de l’État de droit et renoncer au développement dans plusieurs régions de la planète. À moins que ne s’impose une certaine éthique libérale, conçue depuis le XIXe siècle dans le cadre des États par des économistes, juristes ou philosophes libéraux depuis Bentham et Mill ou, plus près de nous, Perroux et Rawls (né en 1921), éthique en quelque sorte mondialisée.
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Les enjeux de l’État de droit sont immenses : économiques, certes, mais avant tout déterminants pour la paix et les libertés dans le monde “globalisé” qui est le nôtre.
Au sein des États occidentaux, l’État de droit s’est imposé depuis un demi-siècle comme un principe essentiel à la défense des libertés. Hobbes a été révisé par Locke et Kant : le constitutionnalisme fonde la légitimité sur le trust et garantit le Rechtsstaat. Certes, le passage de l’état de nature à l’état juridique ne s’est pas effectué sans de terribles péripéties, mais le dénouement ne laisse pas de doute, en Europe du moins : plusieurs principes de l’État de droit ont même atteint le statut de jus cogens, c’est-à-dire qu’aucun État ne saurait y déroger .
La question se pose maintenant de savoir si l’on peut appliquer Locke au sein de l’État et Kant dans les cadres institutionnels européen et interaméricain, tout en pratiquant Hobbes dans les rapports entre États et particulièrement les pays développés et ceux qui le sont moins ou point du tout. C’est la question éthique de l’existence d’un bien commun mondial, à laquelle la philosophie perennis, Kant et leur descendance répondent affirmativement tandis que Hobbes continue d’inspirer ceux qu’on appelle réalistes.
Depuis la Déclaration universelle de 1948, dirigeants politiques et juristes ont pensé résoudre cette contradiction en faisant appel au droit. Nous avons été témoins, dans les constitutions et dans les institutions internationales, d’une véritable explosion normative proclamant les libertés et l’État de droit. Cependant, cette “Pentecôte juridique” s’est heurtée au démenti des faits dans la plus grande partie du monde. Les textes fondamentaux sont nécessaires, mais impuissants par eux-mêmes à universaliser les normes de l’État de droit. On ne saurait conclure d’un exercice de droit comparé ou d’un examen du droit international actuel que l’État de droit constitue d’ores et déjà une règle obligatoire universelle. Mais la question est à l’ordre du jour et nous sommes devant de nombreux projets qui constituent une sorte d’éthique préliminaire codifiée. Le problème est de les faire passer dans la pratique des États.
La dimension régionale des normes de l’État de droit nous a permis de mesurer l’importance du pluralisme culturel. Les problèmes de développement se doublent de conceptions de l’homme, de la collectivité et du rôle de l’État qui divergent. Comment jeter des passerelles sur ces écarts matériels et spirituels, qui s’amplifient réciproquement? Le cas de la Chine est le plus patent : sans doute s’éveille-t-elle à l’État de droit socialiste, mais sa tradition confucéenne n’est pas un palimpseste sur lequel on puisse d’emblée inscrire le libéralisme occidental. La mondialisation augmente encore la pression de l’économie : peut-on universaliser les libertés et l’État de droit dans un climat néolibéral qui confine à l’état de nature? Cette fois, c’est la conception occidentale qui est en cause et les divergences non résolues entre une Europe plutôt kantienne et une Amérique hégémonique plutôt hobbienne.
Le libre marché risque fort de n’être qu’une jungle sans l’État de droit et celui-ci ne saurait être réservé aux seuls “opérateurs économiques” : s’il ne fait pas une place aux droits économiques, sociaux et culturels des populations, comme nous le rappellent l’OIT et la Banque mondiale, le désordre n’a sans doute pas fini de s’étendre.
Comment concilier les élans de l’esprit et ses réticences devant les réalités? L’universalité est inhérente aux droits de l’homme, affirmait M. B. Boutros-Ghali à la Conférence mondiale de 1993, mais il ajoutait aussitôt qu’elle ne se décrète pas et ne saurait être “l’expression de la domination d’un groupe d’États sur le reste du monde” . Le Secrétaire général, par ses origines et son expérience, était remarquablement bien placé pour appeler au dialogue des cultures.
Certes, il faut savoir graduer les étapes. Devant ce qu’il appelait le “babélisme” de la pensée moderne, qui exclut tout fondement commun pour la philosophie spéculative, Maritain s’est fait l’avocat, en 1947, devant l’UNESCO, d’une démarche modeste consistant à rechercher les conclusions pratiques que l’on peut trouver au carrefour des diverses civilisations, chacune demeurant sur ses vérités. Cette technique, qui me paraît être celle du “dénominateur commun” dont a parlé M. J. Perez de Cuellar devant cette Académie , a permis certains progrès: elle explique les centaines de normes des Nations Unies, notamment en matière d’État de droit. Mais on mesure aujourd’hui les limites de ces procédés : peut-on effectivement transférer des normes sans s’expliquer sur les valeurs qui les fondent? La mondialisation exacerbe de plus en plus cette question; elle pourrait la porter à son paroxysme, au seuil de l’état de nature, dans plusieurs parties du monde.
La tâche qui nous attend est immense, infinie : elle consiste à nouer un dialogue respectueux de la diversité des cultures, c’est-à-dire qui cherche à comprendre pour rapprocher. L’Occident ne doit pas être seul à travailler à la réouverture des “portes de l’effort”, mais il pourrait d’ores et déjà tenter de saisir l’importance des devoirs, sans lesquels ses propres libertés individualistes sont mal assurées, et celle des communautés, cette inéluctable dimension de l’homme. Cette démarche peut paraître irréaliste, présomptueuse même, mais on peut penser qu’elle l’est moins que celle qui voit dans un certain libéralisme “la fin de l’histoire” . Cette recherche de l’autre ne sera pas facile pour l’universalisme triomphant de l’Occident et elle n’est même pas assurée d’aboutir à l’”état juridique”. Une fois de plus, en terminant revenons à Kant : il n’a jamais soutenu, quoi qu’on en dise, que la paix perpétuelle était inéluctable; il a simplement voulu indiquer à quelles conditions les peuples pourraient l’atteindre.