Séance du lundi 22 janvier 2001
par M. Michel Albert
Le système fiscal français actuel est fort éloigné de celui qui a prévalu jusqu’en 1914 et qui était inspiré par l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme : ” Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. “. Ce système était fondé sur quatre impôts directs : la foncière, la mobilière, la patente et enfin le célèbre impôt sur les portes et les fenêtres, considéré comme un indice de la richesse des contribuables. C’était archaïque et injuste, mais si simple et si clair que des générations d’étudiants l’ont gardé en mémoire.
Aujourd’hui, au contraire, le système fiscal français, qui inclut l’ensemble des prélèvements obligatoires de toute nature au profit des administrations publiques (l’État, les collectivités locales et la Sécurité sociale) apparaît comme une sorte d’édifice labyrinthique. Pour en prendre une vue synthétique, il faudrait, en outre, traiter à la fois des dépenses et des recettes publiques car, dans une large mesure, ce sont les dépenses publiques qui déterminent les impôts, y compris dans leurs aspects les plus critiquables. Mais, je n’en aurai pas le loisir. De même, je devrai faire abstraction des aspects socio-psychologiques qui constituent l’environnement humain de la fiscalité sans oublier, pourtant, ni que la baisse des impôts constitue la première attente de l’opinion publique à l’égard du gouvernement, ni cette peur du fisc, de la ” traque fiscale “, tellement répandue que, comme nous le racontait récemment notre confrère Dupâquier, nos concitoyens minorent systématiquement, lors des enquêtes sur les recensements démographiques, leur déclaration d’équipements ménagers et cela par crainte d’une pénalisation fiscale !
Aussi n’ai-je pas d’autre ambition que de présenter une caricature assurément simpliste du système fiscal français. En deux mots, celui-ci constitue une machinerie monumentale et passablement sclérosée qui, cependant, nolens volens, va devoir se réformer profondément dans les années qui viennent.
Une machinerie monumentale, originale et sclérosée
En 1999, le fisc français a prélevé 45,7 % du produit intérieur brut (PIB). Ce chiffre a quelque chose de monumental. Il traduit un double record, historique et géographique. Le taux global des prélèvements obligatoires (TGPO) est de l’ordre de 30 % dans les deux premières économies mondiales, les Etats-Unis et le Japon ; de 50 % dans les pays scandinaves ; et de 40 % dans les principaux pays comparables à la France : la moyenne de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de l’Italie (en 1998) correspond précisément à 40 %.
Entre 45 % chez nous et 40 % chez nos voisins, la différence, a priori, ne paraît pas très considérable. En fait, elle représente environ 7500 F par habitant et par an, soit, pour un ménage avec deux enfants, 30 000 F chaque année. Tel est l’ordre de grandeur de la différence entre ce que le fisc prélève en moyenne sur les Français, d’un côté, sur les Allemands, les Anglais ou les Italiens de l’autre.
Ajoutons que cette surtaxation, qui n’est pas un phénomène nouveau, se répète d’année en année, qu’elle s’ajoute à des déficits et à une dette publique aussi élevés que chez nos principaux partenaires et qu’en un mot elle constitue une véritable exception française.
Certes, le gouvernement vient de supprimer la vignette automobile pour les particuliers et de faire voter d’importantes baisses d’impôts. Mais, celles-ci n’empêcheront pas que la France demeurera de loin le champion de sa catégorie en matière de pression fiscale, à plus de 44 % en 2002.
Malgré l’allergie fiscale des Français, cette machinerie fonctionne efficacement. Environ 98 % des impôts sont recouvrés normalement et sur premier appel. Un tout récent rapport au Sénat, des Sénateurs Alain Lambert et Philippe Marini sur les comptes de l’État (n°485 – 1999 – du 29 septembre 2000), qualifie l’administration des finances de ” compétente et loyale ” en soulignant que ” la qualité et la loyauté de ses services sont (…) unanimement salués “. Mais cette administration fiscale est particulièrement rétive à la réforme, bien que ses coûts soient fort élevés : pour 1000 F d’impôts encaissés, les coûts de personnel et de fonctionnement de l’administrations fiscale sont 3 fois plus élevés en France qu’aux Etats-Unis ou en Suède et moitié plus qu’au Royaume-Uni. L’une des raisons en est probablement que le Parlement préfère surcharger les contribuables plutôt que de déplaire aux élus locaux. En effet, le nombre des implantations des services fiscaux est de 3860 en France contre 950 en Italie et 645 en Allemagne.
Cette dispersion est d’autant plus préjudiciable que le système fiscal français est plus complexe. L’OCDE a pu inventorier chez nous, 117 impôts différents contre 65 en Italie et 45 en Allemagne.
La masse des textes formant la réglementation fiscale ne comprends pas seulement les quelque 2000 articles du Code général des impôts, mais aussi, pour la seule Direction Générale des Impôts, une production de circulaires qui ne représente pas moins … 4000 pages par an ! L’instabilité de la règle fiscale en France est l’un des pires défauts du système. Elle aggrave les inconvénients de la complexité, qui n’est pas seulement coûteuse : elle rend l’impôt incompréhensible et s’oppose donc à son acceptation démocratique.
Monumental par son poids, par son coût et par son instabilité, le système fiscal français présente bien d’autres traits originaux. On cite volontiers à cet égard la TVA, la taxe à la valeur ajoutée, que nous payons en principe sur tout ce que nous achetons, car c’est une invention française diffusée dans le monde entier et qui constitue probablement l’impôt le plus intelligent qui soit. Mais cela ne suffit pas à le protéger contre la contagion de la complexité : l’an dernier, lorsque certains travaux d’aménagement du logement ont pu bénéficier du taux réduit de 20.6 % à 5.5 %, il a fallu une circulaire de 126 pages pour appliquer cette décision !
Au titre de leur originalité, je relèverai le cas particulièrement frappant de deux impôts. Le premier cas tient à ce qu’en France, nous payons moins d’impôts sur le revenu que dans les autres pays ; le second cas, encore plus important, concerne le caractère exceptionnellement élevé des cotisations sociales dans notre pays.
L’impôt sur le revenu des personnes physiques est celui qui soulève le plus de passions et de polémiques. C’est le grand impôt progressif préposé à la justice fiscale. Dans l’ensemble des pays développés, il est plus important qu’en France. Cette situation est doublement paradoxale : d’une part, parce que notre pays professe volontiers un esprit de justicialisme ; d’autre part, parce que le taux marginal total des impôts sur le revenu atteint 62 % en France contre 40 % aux USA et bientôt 42 % en Allemagne (alors que la réforme Fabius ne prévoit pas de l’abaisser au dessous de 59 %).
On a peine à comprendre, dans ces conditions, pourquoi l’impôt sur le revenu des personnes physiques stricto sensu, ne représente en France que 3.6 % du PIB contre 12 % en moyenne pour les 29 pays membres de l’OCDE, soit près de 4 fois plus chez nos partenaires que chez nous !
Ce paradoxe résulte de trois facteurs :
Le premier est que je parle ici de l’impôt sur le revenu stricto sensu. Or, depuis une dizaine d’années, il a été complété par deux contributions, la CSG (Contribution Sociale Généralisée) et la CRDS (Contribution pour le Rachat de la Dette Sociale) qu’aucun d’entre nous ne doit ignorer puisqu’elles figurent en déduction de nos indemnités académiques sur les bulletins trimestriels qui nous sont adressés par le Trésor ! Mais, même en tenant compte de ces contributions nouvelles, les prélèvements sur les revenus des ménages ne dépassent pas 8 % du PIB en France contre, je le répète, 12 % en moyenne, dans les pays développés.
Comment, avec des taux marginaux plus élevés, obtenons-nous, en France, un rendement moins élevé ? Cela vient du fait que la moitié de la population française est exonérée de l’impôt sur le revenu par suite, tant du barème que des déductions, réductions et abattements de toute nature qui ont notamment permis, en 1997, à 1700 contribuables déclarant plus de 500 000 F de revenus d’être exonérés de cet impôt, dit impôt ” général ” sur le revenu !
La théorie fiscale montre qu’un bon impôt doit comporter une assiette large, des taux peu élevés, et bénéficier d’une grande stabilité des règles. L’impôt sur le revenu français va, point par point, à l’encontre de ces principes.
Toujours au titre de l’originalité de notre impôt sur le revenu, on notera son mode de perception. Depuis longtemps, dans tous les pays modernes, cet impôt est prélevé sous la forme d’une retenue à la source qui est effectuée par les organismes payeurs. La France au contraire, par on ne sait quel résidu d’esprit janséniste, exige encore du contribuable qu’il fasse l’effort supplémentaire de le payer de sa poche. La conséquence est doublement négative : ça fait mal et ça rapporte peu.
Si le taux global des prélèvements obligatoires est particulièrement élevé en France, c’est exclusivement dû aux prélèvements destinés au financement de la Sécurité sociale. Nous sommes donc dans une situation doublement extrême : dernier des pays comparables pour l’impôt sur le revenu et premier des 29 pays de l’OCDE pour les cotisations sociales. Celles-ci représentaient 18.3 % du PIB en 1997 soit, par exemple, 3 fois plus qu’au Royaume-Uni et 12 fois plus qu’au Danemark, où la sécurité sociale est financée essentiellement par le budget de l’État. S’il l’on déduit les cotisations sociales du total des prélèvements, la France se situe au-dessous de la moyenne des pays de l’Union européenne et de l’OCDE. Chez nous, en effet, le produit des prélèvements sociaux dépasse le total des impôts prélevés pour le compte de l’État et des collectivités locales. On constate même sur ce point un étonnant paradoxe, à savoir, que parmi les pays à structure unitaire, la France est l’un de ceux qui consacre la plus faible part de ses ressources fiscales à l’État central (45 % contre une moyenne dépassant 60 %).
Quel que soit l’angle sous lequel on examine ce problème, force est de conclure que la plus grande originalité du système fiscal français est le surdimensionnement des prélèvements sociaux. Il en résulte une conséquence redoutable : les cotisations sociales augmentent le coût du travail, elles pénalisent donc l’emploi, et cela d’autant plus que leur pression n’a guère cessé d’augmenter.
Cette pression croissante des prélèvements sociaux est elle-même la contrepartie de la croissance constante et mal maîtrisée des dépenses de sécurité sociale, principalement pour les retraites et la maladie.
Pour le reste, la caractéristique principale de la fiscalité française est sa relative sclérose.
A partir de 1980, après l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, tous les pays développés ont progressivement changé de politique fiscale. Ils ont mis en œuvre d’ambitieuses réformes visant d’une part, à arrêter, sinon à inverser, la hausse des prélèvements obligatoires, d’autre part, à réduire les taux marginaux les plus élevés. C’est ainsi qu’aux USA, le barème de l’IR est passé du taux maximal de 75 % à 39 % et au RU de 83 % à 40 %, l’Allemagne ayant prévu de le ramener à 42 %. Ces réformes, qui ont obtenu des résultats particulièrement spectaculaires dans des pays comme la Suède ou la Hollande, ont été l’occasion d’un grand nettoyage des codes fiscaux. Il y a en effet, un cycle de la complexité, que la réforme réduit et que l’usure du temps reconstitue.
La France est le seul pays développé à ne pas avoir entrepris la grande réforme libérale des années 80-90. Nous nous sommes bornés à multiplier les modifications mineures, les rafistolages successifs, qui font un système tout rapiécé d’exceptions destinées à rendre l’impôt plus acceptable ici ou là.
En voici deux exemples.
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Le premier est l’imposition du capital dont un ancien directeur général des impôts, Dominique de la Martinière (L’impôt du diable, Paris, Calmann Lévy, 1990), déclare en substance qu’il est le plus complexe des empilements, composé d’une dizaine d’impôts différents, radicalement et inutilement critiqué depuis 15 ans par le Conseil des impôts. L’instrument phare est ici, l’ISF (l’Impôt de Solidarité sur la Fortune). L’ISF est ” l’impôt des millionnaires, pas des milliardaires “, car il exonère les biens qui représentent une part déterminante des grosses fortunes : non seulement les biens professionnels, mais les actifs somptuaires, les œuvres d’art et de collection. D’un côté, c’est à tout le moins paradoxal pour un impôt dit de ” solidarité “, mais de l’autre, comme notre confrère Yvon Gattaz l’a souvent rappelé, depuis 1995, date du ” déplafonnement Juppé “, l’ISF fait fuir tant de capitaux à l’étranger qu’on a pu parler d’une hémorragie des entreprises patrimoniales.
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Le second exemple de notre sclérose fiscale concerne la fiscalité locale. La fiscalité locale, à juste titre objet de toutes les complaintes, est l’héritière des quatre vieilles contributions datant de la Révolution. Leur assiette s’est progressivement fossilisée sur des valeurs locatives qui ne sont plus de vraies valeurs, mais des indices historiques.
Deux d’entre elles ont fait l’objet de réformes significatives : la taxe d’habitation, seul impôt direct qui, en principe, devrait être payé par tous les Français comme une sorte de service civique, et qui reste l’impôt le plus impopulaire malgré des exonérations toujours plus nombreuses ; et l’ancienne patente, devenue la taxe professionnelle, qui était une véritable taxe sur l’emploi et dont, heureusement, l’assiette est en cours de réduction pour favoriser les entreprises de main d’œuvre.
Dans les deux cas, les ressources propres des collectivités sont remplacées par des dotations de l’État, ce qui, naturellement, porte atteinte à l’autonomie des collectivités territoriales et suscite de vives protestations des élus locaux. Il convient cependant de noter qu’aujourd’hui encore, le degré d’autonomie fiscale des collectivités locales demeure paradoxalement plus élevé en France qu’en Allemagne.
Trois réformes obligées
La première est nécessaire à la reconquête progressive du plein emploi ; la deuxième est imposée par les contraintes de notre démographie ; la troisième devra relever le défi de la concurrence internationale des systèmes fiscaux. Ce défi est majoré par l’avènement du marché unique et de la monnaie unique. Désormais, les armes de la compétitivité ont changé. Depuis que le recours à la dévaluation monétaire n’est plus possible, les armes de la compétitivité sont passées du côté des systèmes fiscaux.
Pour le plein emploi
La première réforme de grande ampleur qui s’impose aujourd’hui en France est liée au problème classique de l’incidence fiscale. On entend par incidence d’un impôt, l’ensemble des effets qu’il peut indirectement susciter dans le fonctionnement de l’économie et qui sont parfois bien différents des objectifs que le législateur lui avait assigné. Ainsi, les cotisations sociales, qui sont destinées à financer la Sécurité sociale et notamment l’indemnisation du chômage peuvent avoir diverses incidences indésirables. La première d’entre elles tient à ce qu’en économie ouverte, au delà de certains niveaux, toute charge supplémentaire sur les salaires a pour effet d’augmenter les coûts du travail dans des proportions telles qu’elle devient une cause de chômage, et d’un chômage d’autant plus difficile à résorber qu’il est mieux indemnisé, soit par l’UNEDIC, soit à travers le RMI.
Pour aller au plus simple, considérons le cas du RMI.
D’une part, plus de la moitié des entreprises déclarent aujourd’hui qu’elles doivent limiter leur activité faute de pouvoir recruter, mais d’autre part, la moitié des allocataires du RMI se trouvent en situation de chômage permanent et un tiers de ceux qui ont repris un emploi en 1998 déclaraient n’y avoir aucun intérêt financier. Et cela n’est pas faux ! En effet, le Rmiste qui prend un travail perd toute une série d’allocations, d’avantages sociaux et d’exonérations. Il en résulte que, selon le rapport que Jean Pisani-Ferry vient d’adresser au Premier Ministre , sur les moyens à mettre en œuvre pour que la France revienne au plein emploi (je cite) : “ en 1997, pour quatre millions de personnes, un supplément de revenu du travail de cent francs rapportait moins de dix francs de revenu net, ce qui correspond, pour les plus bas salaires, à un taux d’imposition marginale supérieur à 90 % ”. On a peine à le croire, mais pourtant c’est vrai. C’est même un problème bien identifié par la théorie sous le nom de “ trappe à chômage ” ou “ coin socialo-fiscal ”.
Pour y pallier, différentes mesures d’exonération ou de compensation au profit des bas salaires ont été mises en œuvre au cours des dernières années. Mais cela ne suffit pas. Si la France veut faire sauter les verrous qui maintiennent son chômage structurel aux environs de 8 % soit environ 1,8 millions de chômeurs, il lui faut maintenant s’engager dans une réforme fiscale de grande ampleur devant laquelle elle hésite depuis longtemps. Cette réforme consistera à accorder une allocation dite de “ crédit d’impôt ” ou “ impôt négatif ” : quand l’impôt est négatif, le fisc donne de l’argent au lieu d’en prendre. L’impôt négatif présente deux avantages : d’une part, il améliore la rémunération nette des emplois peu qualifiés ; d’autre part, il n’augmente pas leur coût pour les entreprises.
L’enjeu de cette réforme de notre fiscalité pourrait, toutes choses égales, atteindre plusieurs centaines de milliers d’emplois supplémentaires. D’ores et déjà, de 1997 à 2000, la baisse des cotisations sociales aurait permis de créer 160 000 emplois nouveaux. Cette expérience confirme bien la théorie. Les deux rendent nécessaire la création d’un impôt négatif.
Face à la démographie
Plus profondément encore, c’est notre démographie elle-même qui condamne radicalement la principale spécificité de l’archaïsme fiscal français.
Trois données dominent le problème : le vieillissement de la population, la baisse de la natalité et le fait que la Sécurité sociale, en France, est financée essentiellement par l’impôt et non par l’épargne.
Jusqu’à présent, le nombre des actifs a augmenté plus que celui des inactifs. Mais nous sommes à la veille du retournement. Celui-ci aura lieu en 2006. En effet, le baby boom avait été très brutal : le nombre des naissances avait augmenté de 200 000 entre 1945 et 1946 (de 600 000 à 800 000). Soixante ans plus tard, en 2006, le nombre net des arrivées sur le marché du travail passera, d’une année sur l’autre, de plus 100 000 à moins 100 000. A partir de ce moment-là, la France entrera dans un cercle vicieux où non seulement le nombre des personnes âgées, c’est-à-dire des personnes les plus coûteuses pour la Sécurité sociale, augmentera continuellement : mais encore, le nombre des personnes actives, celles qui financent la Sécurité sociale ne cessera de se réduire sauf recours massif à l’immigration. Certes, tous les pays voisins subissent, eux aussi, une régression démographique – parfois même plus grave-. Mais, aucun d’entre eux, aucun – repètons-le – parmi les 29 membres de l’OCDE, n’est aussi accablé que la France par le poids des charges sociales. La France sera donc acculée à un terrible dilemme : soit augmenter encore le taux des taxes affectées à la Sécurité sociale, soit diminuer le poids relatif des prestations, de retraite et de maladie, notamment.
La première voie est une impasse. Tout a été fait en ce sens. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il y a dix ans, le gouvernement s’est résigné à créer la CSG pour éviter d’augmenter encore davantage le taux des cotisations sociales. C’est parce que les limites du supportable avaient été atteintes. Mais elles le sont aussi pour cette CSG qui ne devait pas à l’époque dépasser 2 à 3 % et qui, aujourd’hui, s’élève, tout compris, à 10 %.
Le temps de la procrastination est donc désormais révolu. Globalement parlant, il ne reste pas d’autre solution que de tailler, année après année, dans l’évolution naturelle des dépenses de retraite et de maladie à la charge des finances publiques.
Comment faire ? C’est évidemment la grande question, surtout, dans un pays où, curieusement, la réduction des dépenses publiques ne constitue toujours pas un argument électoral. Mais ce n’est pas ici notre question. Bornons-nous à souligner qu’après une vingtaine d’années peu glorieuses, pendant lesquelles, cependant, plusieurs dirigeants politiques se sont montrés courageux, le temps de la sclérose fiscalo-sociale va bientôt s’achever. Inéluctablement.
Pour la compétitivité
On connaît la formule : “ trop d’impôts tue l’impôt ”. Ce n’est pas qu’une formule. C’est un fait. Nous venons de le constater pour conclure, d’abord qu’il faut créer un impôt négatif ; ensuite, que force est de tailler, quoi qu’il en coûte, dans la dérive des dépenses de protection sociale, pour contenir le débordement des cotisations sociales. Cette même formule s’applique tout autant si l’on passe de l’économie interne à l’économie internationale. Ici aussi, l’impôt a commencé à tuer l’impôt. Laurent Fabius, lui même, déclarait récemment à ce sujet : ” Par son poids et sa structure, notre fiscalité constitue un handicap structurel majeur pour notre économie ” (Le Monde, 25 août 2000). En voici un exemple : pour pouvoir procurer à un salarié célibataire un revenu net de 900 000 F par an, une entreprise britannique doit dépenser au total 1 584 000 F et une entreprise française, plus du double : 3 664 000 F (source : Paris Europlace, novembre 2000). Aussi, le récent rapport de l’Inspection Générale des Finances sur ” l’Entreprise et l’Hexagone ” peut-il constater que ” la perception de la France comme terre hostile aux affaires est extrêmement forte chez les chefs d’entreprise de tous âges et de tous secteurs “.
C’est pourquoi le système fiscal français va devoir inéluctablement se transformer, aussi, sous la pression de la concurrence fiscale croissante entre les États. Cette concurrence croissante est liée aux effets conjoints de la mondialisation et des nouvelles technologies qui tendent à délocaliser, vers les pays les moins taxés, les bases d’imposition les plus mobiles, c’est-à-dire, essentiellement, les hauts revenus, les bénéfices sociaux et les capitaux mobiliers. C’est ainsi que nous voyons se déployer une nouvelle géographie où les golden boys se regroupent à Londres, les holdings à Amsterdam, les quartiers généraux à Bruxelles et les centraux informatiques à Dublin, sans parler des multiples paradis fiscaux qui s’abritent au sein même de l’Europe.
Ils s’y abritent d’autant mieux que l’Union européenne, même après le Traité de Nice, ne peut, en matière fiscale, prendre de décisions qu’à l’unanimité. Il est clair que cette règle est favorable aux pays les moins imposés mais dommageable aux plus imposés, à commencer par la France.
Dans ces conditions, de deux choses l’une :
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ou bien, et c’est aujourd’hui le plus probable, la fiscalité française continuera à chasser vers l’étranger les plus créatives, les plus précieuses de nos activités économiques et il en résultera un affaiblissement national, qui pourrait bien rappeler les lendemains de la révocation de l’Édit de Nantes ;
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ou bien la France fera l’effort politique et social d’accepter les conditions nécessaires à sa compétitivité fiscale ; en clair, elle adaptera la taxation de certains hauts revenus, de certaines grandes fortunes et, a fortiori, des résidents étrangers et des ” impatriés “, pour se rendre attractive et protéger ainsi, indirectement, l’ensemble de sa population contre des pertes de substance économiques et financières.
Et qu’on ne vienne surtout pas s’imaginer que nous pourrions trouver une échappatoire à ce dilemme dans l’harmonisation fiscale européenne ! Certes, cette harmonisation est hautement souhaitable, ne serait-ce que pour éradiquer les formes les plus dommageables de la concurrence fiscale entre les États. Mais, en aucune manière, elle en saurait nous dispenser de l’effort national. En effet, notre système fiscal étant – répétons-le de nouveau – le plus lourd parmi ceux de tous les pays comparables, plus nous prêchons l’harmonisation et plus nous laissons entendre que les autres devraient, pour la bonne cause de l’Europe, imiter notre exemple et augmenter leurs impôts. C’est évidemment absurde. Pour la part de sa fiscalité qui est exposée à la concurrence internationale, c’est la France elle-même, qui doit, en toute souveraineté, dans son propre intérêt et de toute urgence, s’harmoniser à l’Europe. Et non le contraire !
Conclusion
Vaste programme en vérité ! Un programme aussi mal préparé que possible, car l’un des aspects du système fiscal français est son caractère en quelque sorte tabou. On l’ignore. Il ne fait l’objet d’aucune étude globale, ni de Bercy, ni de Commissariat au Plan, ni du Parlement. A fortiori, ne fait-il l’objet d’aucun débat, sauf en ce qui concerne les ressources des collectivités locales.
Quel changement, à cet égard aussi, depuis un siècle ! On se souvient qu’à l’époque, Joseph Caillaux dut batailler pendant plus de dix ans pour faire voter l’impôt sur le revenu qui existait depuis longtemps déjà en Angleterre, en Prusse et aux Etats-Unis. Aujourd’hui, c’est motus et bouche cousue. Les gouvernements successifs peuvent, au cours d’une conférence de presse de routine, sortir, au gré des circonstances, des projets d’aménagement fiscaux dont personne n’avait entendu parler. Ces effets de surprise visent à médiatiser de bonnes nouvelles.
Or, ce qui attend désormais les Français en matière fiscale, malgré la croissance économique, ce ne sont pas des nouvelles euphorisantes, mais des projets de rigueur citoyenne. Seul le débat public peut rendre l’opinion publique consciente de leur nécessité, comme on l’a vu par exemple en ce qui concerne l’euro.
En France, le débat sur le système fiscal est devenu une idée neuve pour un investissement de nécessité publique.