La télévision est un enjeu économique et culturel

Séance du lundi 29 janvier 2001

par M. Jean Drucker

 

 

Aujourd’hui, située au centre d’une véritable industrie de divertissement, la télévision subit, en raison de l’émergence de nouvelles technologies, une mutation sans précédent. Investie par des groupes puissants, elle devient l’objet d’un énorme enjeu économique et financier. Essentiel hier encore, l’enjeu culturel dont elle était porteuse, est-il désormais dépassé ?

L’industrie audiovisuelle a ceci de particulier qu’en plus de créer de la valeur et des emplois, elle produit de l’imaginaire et des symboles. Ce faisant, elle crée du sens et de l’identité. Même dans sa variante commerciale, la télévision véhicule, sans toujours le revendiquer ou en avoir clairement conscience un contenu de nature éminemment culturelle. Que celui-ci soit riche ou non, qu’il présente ou non un intérêt  » intellectuel « , là n’est pas la seule question : ce qui compte avant tout, c’est que des millions de téléspectateurs s’approprient le message télévisuel, et qu’ils s’y identifient à des degrés divers.

La notion de culture au sens où nous l’entendons ici ne se limite pas aux formes et aux œuvres dites  » majeures « , mais englobe tout ce qui est de l’ordre du symbolique, et contribue à construire l’identité individuelle et collective. Si l’on opère cet élargissement du champ de vision théorique, on doit admettre que la télévision est aujourd’hui l’un des tous premiers vecteurs de culture avec l’école et l’environnement social immédiat. Rappelons que 96 % des Français possèdent un téléviseur et que la durée d’écoute moyenne est de 3 heures par jour.

L’opposition apparente entre une télévision qui produirait de la culture (et qu’il faudrait défendre) et une télévision qui ne produirait que des marchandises (et qu’il faudrait combattre) est réductrice et illusoire. S’il faut défendre la télévision française, ce n’est pas parce qu’elle est supposée meilleure, mais bel et bien parce qu’un pays, s’il veut rester indépendant, doit être capable de créer par les images ses propres mythes.. Cet objectif n’est incompatible ni avec une économie de marché bien comprise, ni avec la création de programmes de qualité. Bien au contraire, il ne pourra exister de programmes de qualité demain en Europe qu’à la condition qu’émergent aujourd’hui sur le continent des acteurs majeurs du secteur.

 

« La voix de la France »

 

En France au milieu des années 80, la télévision n’apparaît guère dans le débat public que comme un problème politique ou une question de culture. Si l’idée d’une télévision privée inquiète, c’est d’abord dans la mesure où elle menace le monopole d’influence dont le pouvoir exécutif dispose sur la diffusion télévisée depuis les années cinquante. La télévision, c’est d’abord  » la voix de la France « . À cette préoccupation s’en ajoute une autre : la crainte que la télévision commerciale ne vienne abaisser le niveau des programmes, et mette ainsi à mal l’effort consenti jusqu’alors pour faire de la télévision un service public destiné à  » cultiver et informer  » les Français autant qu’à les divertir. Ces raisons conduisent le pouvoir politique à renâcler devant l’idée d’abandonner aux lois du marché un média dont il tient les rênes.

La France fait alors figure de pays exotique comparée à la majorité de ses voisins européens. Bien avant que  » l’exception culturelle  » ne devienne un enjeu de politique internationale, existait déjà une spécificité française en matière de télévision.

Le paysage audiovisuel français sous sa forme actuelle n’a été réellement ni pensé ni voulu. Il n’est pas la résultante d’un quelconque dessein même si, depuis l’origine, les projets d’organisation de la télévision n’ont jamais manqué. La télévision française et son singulier partage entre public et privé sont au contraire le fruit d’une histoire politique heurtée et fluctuante ponctuée de conflits et d’alternances, se confondant largement avec celle de la Vème République. De toute évidence, le phénomène qui ressort comme la plus grande constance de l’histoire de la télévision française est vraisemblablement le mélange de fascination et de défiance dont a toujours fait preuve le pouvoir politique à son égard. C’est justement cette relation ambivalente avec le politique qui a contribué de manière décisive à façonner la télévision française, car c’est lui qui a motivé les multiples tentatives d’appropriation dont elle a maintes fois fait l’objet. Ce sont ces mêmes tentatives qui sont à l’origine, tant de l’arrivée tardive de la télévision privée il y a quinze ans, soit trente ans après la Grande-Bretagne, que de la violence avec laquelle s’est opérée cette transformation du paysage audiovisuel français qui s’est traduite par l’amputation du service public et, fait unique au monde, par la mort de l’une des chaînes nouvellement créées.

On ne s’étonnera pas que, dans ces conditions, le  » choix français  » en matière d’organisation du paysage télévisuel présente des paradoxes bien réels. Cependant, il importe avant tout de se garder à son égard de jugements trop faciles. Au demeurant, le socle économique, législatif et réglementaire sur lequel repose l’audiovisuel français comporte plus que tout autre système des avantages et des inconvénients trop liés les uns aux autres pour ne pas rendre potentiellement douloureuse et lourde de conséquences toute réforme brutale. L’objectif n’est donc pas ici de critiquer ce modèle, mais après avoir rappelé ses tenants historiques et caractérisés l’héritage qu’il nous lègue, de voir quel parti on peut en tirer pour faire face aux nouveaux défis.

 

Les conséquences de l’arrivée du privée : état des lieux

 

Ce qui frappe lorsqu’on compare le système audiovisuel français à celui des pays voisins, c’est le très original mode de partage des tâches et des ressources entre le secteur public et le secteur privé. En Allemagne comme en Grande-Bretagne, la télévision publique est financée quasi-exclusivement, et assez généreusement, par l’argent public. Le privé dispose quant à lui d’une marge de manœuvre confortable pour ce qui est de la gestion de ses ressources, et de sa diffusion publicitaire. La division entre public et privé s’opère dans ces deux pays de manière verticale : d’un côté, un service public financé par la fiscalité ou la parafiscalité, et assigné à des missions d’intérêt général, de l’autre un secteur privé commercial financé par la publicité et soumis aux lois du marché. Cette séparation de corps et de biens est si stricte en Grande-Bretagne que dix ans de Thatchérisme n’ont pas permis d’entamer l’exclusivité du financement public dans les ressources de la BBC.

En France, ce partage des rôles et de l’argent n’est pas vertical mais horizontal. Dans notre pays se côtoient en effet de manière paradoxale des chaînes publiques tirant, de la vente d’espaces publicitaires, une part importante de leurs ressources et des chaînes privées corsetées sur le plan réglementaire et contraintes par l’Etat. Celui-ci use ainsi du puissant levier d’action que lui procure le monopole de la diffusion hertzienne, à remplir certaines missions de service public.

L’encadrement réglementaire du secteur privé atteint en France de telles proportions qu’il place sur certains points les chaînes commerciales à un niveau de contrainte égal à celui du secteur public. Ainsi, le privé et le public sont-ils soumis au même régime pour ce qui est des fameux  » quotas « . L’un comme l’autre doit investir au moins 15 % de son chiffre d’affaires dans la production d’œuvres originales pour la télévision et 3 % dans le cinéma ; l’un comme l’autre doit consacrer au moins 40 % du temps de diffusion de ses programmes aux heures de forte écoute à des œuvres françaises.

La politique d’encadrement du secteur privé équivaut à un malthusianisme de fait. La limitation, en nombre et en durée des interruptions publicitaires, et l’interdiction à la télévision de certains secteurs économiques privent les chaînes commerciales d’une manne importante. Le faible montant de la redevance, qui rapporte moins de la moitié de celle que paient les Allemands, oblige les chaînes publiques pour compléter leur financement à venir chasser la publicité sur les terres de leurs consœurs privées pénalisant celles-ci. Une concurrence d’autant plus rude que les chaînes publiques elles-mêmes sont inévitablement obsédées par la recherche de l’audience nécessaire à la récolte publicitaire.

Cette organisation a deux conséquences néfastes : d’une part la télévision française dans son ensemble est beaucoup moins riche que ses grands concurrents allemands et anglais, et notre industrie audiovisuelle en pâtit. D’autre part, le brouillage d’image entre le privé et le public conduit non sans danger à s’interroger sur la légitimité même de la redevance, et peut-être à terme, sur la légitimité du secteur public lui-même, du moins dans sa configuration actuelle.

Cette situation comporte, on le voit, son lot de bizarreries et d’incohérences.

 

La diversité culturelle

 

Conscient du danger que représente la puissance américaine, l’Etat fait en sorte de limiter la concurrence frontale entre programmes français et programmes étrangers. Il autorise la création de chaînes privées, qu’il contraint dans le même temps à assumer les deux plus importantes missions du service public : investir dans la production cinématographique et audiovisuelle, et s’engager à diffuser un important quota d’œuvres françaises. Sont ainsi posées les bases de ce que l’on a appelé  » l’exception culturelle « , et plus récemment  » la diversité culturelle « .

À l’étranger,  » l’exception  » française est perçue comme une simple barrière douanière qu’on tolèrerait peut-être plus volontiers si elle visait à accompagner la mort d’une quelconque industrie sénescente, mais dont la longévité finit par agacer. Pour les Américains, elle représente un manque à gagner qui devrait en bonne logique de marché tomber dans la poche des majors hollywoodiennes.

En réalité, force est de constater que la politique française de préservation de la production nationale, loin d’être un effort désespéré, a au contraire porté ses fruits sur le plan économique et culturel. Non seulement elle a permis de préserver une offre de contenus variée et abondante, mais elle a également contribué à susciter pour les productions françaises un appétit du public, qui seul garantit à terme l’existence d’une industrie nationale vigoureuse.

L’insuffisance criante de contenus face à la voracité de la demande justifie sans aucun doute l’intervention de l’Etat. Pour le cinéma, le phénomène est bien connu. Grâce à leur marché intérieur à la fois énorme et dynamique, les Etats-Unis sont en mesure d’inonder l’Europe de films à des prix imbattables. Les entrées en salles françaises représentent à peine plus du dixième des entrées américaines. La légitimité de mécanismes protecteurs de notre cinéma ne peut donc être contestée.

Pour la télévision, la mécanique est plus retorse encore : non seulement, pour des raisons comparables à celles du cinéma, les diffuseurs se trouvent contraints à choisir entre une production française chère et non amortie et une production américaine meilleur marché, mais ils sont également confrontés à une pénurie chronique de contenus inédits. En effet, la télévision ne peut abuser de la rediffusion, elle doit offrir aux téléspectateurs des programmes  » frais « . Or, l’offre de tels contenus est limitée, et seule l’industrie américaine est capable de proposer en permanence un catalogue régulièrement remis à jour.

Ceux qui au nom de la  » modernité  » critiquent notre système de protection de l’industrie audiovisuelle nationale doivent se rendre à l’évidence : la politique  » d’exception culturelle  » a remporté, malgré toutes ses imperfections, d’incontestables succès là où nos voisins ont abandonné sans lutte le terrain aux Américains.

L’un d’entre eux saute aux yeux : l’industrie cinématographique française est encore en vie là où celle des autres pays d’Europe est en ruine. La France produit encore 39 % des films qu’elle distribue, contre 17 % pour l’Allemagne. Du cinéma anglais, il reste encore quelques films qui continuent à bien s’exporter et à afficher des performances honorables auprès des cinéphiles. Pour autant, ils n’en demeurent pas moins marginaux représentant seulement 23 % du total des longs métrages diffusés en Grande-Bretagne.

Pour être plus visible, le succès du système français dans le domaine du cinéma ne doit pas éclipser celui des chaînes commerciales de télévision qui ont réussi à prospérer dans un paysage violemment concurrentiel contribuant ainsi, de manière décisive, au développement de la production télévisuelle et cinématographique.

En habituant le public à regarder des programmes français, et en donnant aux producteurs les moyens de leur fournir des contenus attractifs, le système français a contribué à créer une véritable demande de produits autochtones, déjouant ainsi les peurs de ceux qui ont cru que l’arrivée de  » Dallas  » en 1980 allait marquer la fin de la production française.

La menace la plus immédiate pour le système français tel qu’il existe actuellement ne vient d’ailleurs pas comme on pourrait le penser des seuls Etats-Unis, mais aussi d’Europe. Avec la directive  » Télévisions ans Frontières « , celle-ci s’est dotée en 1989 de règles en matière d’audiovisuel. Malgré tous les efforts français pour peser en faveur d’obligations de production et de quotas de diffusion, la directive ne présente en la matière aucun aspect contraignant. Les chaînes anglaises, italiennes et allemandes doivent diffuser 50 % d’œuvres européennes  » chaque fois que cela est possible « , c’est-à-dire en fait uniquement quand elles le veulent. Les chaînes françaises sont soumises à une régulation stricte à laquelle échappent leurs concurrentes européennes.

Dans la bataille audiovisuelle, la France lutte donc à armes inégales.

 

Industrie et volonté culturelle

 

Au milieu des années 90, une nouvelle donne vient bouleverser considérablement l’ordre qui avait tant bien que mal réussi à s’établir. L’internationalisation des marchés de l’audiovisuel, l’abolition des frontières qui résulte de l’arrivée de la diffusion par satellite puis aujourd’hui des services en ligne, interpellent violemment la conception nationale du secteur et sont autant de coups de boutoir assénés au sanctuaire hexagonal. L’édifice réglementaire français s’en trouve aujourd’hui considérablement ébranlé.

La période qui coïncide avec le milieu des années quatre-vingt-dix est le théâtre d’une double rupture : l’arrivée du numérique et de l’internet d’une part, la promulgation de la directive Télévision Sans Frontières d’autre part. La rencontre fortuite entre une série d’évolutions technologiques capables de changer considérablement la consommation des médias, et une subite libéralisation de l’économie du secteur, déclenche une formidable mécanique cumulative qui vient remettre en question l’équilibre du système français tout entier.

La législation française en matière audiovisuelle repose en effet sur un système lié à la rareté. Le contrôle de la ressource rare que constituaient les fréquences hertziennes permettait jusqu’alors à l’Etat de les attribuer sous condition. Le tribut à payer pour bénéficier d’une fréquence est, on l’a vu, particulièrement lourd. La diffusion par satellite court-circuitant les infrastructures contrôlées par l’Etat porte inévitablement atteinte à l’étanchéité du système.

De même, le contrôle des contenus, en plus de s’appuyer sur la rareté des fréquences, n’avait d’efficacité que si les points d’accès et le nombre de sources d’information étaient eux aussi peu nombreux. Le numérique et l’internet viennent remettre en question cet aspect.

Cela d’autant plus que la révolution numérique a pris tout le monde de court. Tout au long des années quatre-vingt, les spécialistes croient que la demande va inévitablement se porter vers une meilleure définition de l’image, et non sur une augmentation de l’offre de programmes. En réalité, dès qu’il en a l’occasion, le public opte, non pour une meilleure image, mais pour plus d’images. La capacité inédite de compresser les images de manière à pouvoir en transmettre infiniment plus et à moindre coût permet de combler ce désir. On passe ainsi subitement d’une situation de rareté à une situation d’abondance. Cette augmentation de l’offre rencontre un grand succès ; plus d’un quart des foyers français sont aujourd’hui abonnés au câble ou au satellite, et cette proportion croit de 25 % par an.

Aujourd’hui, la question du pluralisme de l’information a perdu son acuité, dans la mesure où la nouvelle donne technologique a pour principale conséquence une spectaculaire augmentation du nombre de sources d’information utilisées par un même individu. Avec les chaînes numériques, ce n’est plus à un choix restreint entre six chaînes que le téléspectateur est désormais confronté, mais à une situation d ’ » hyper choix « , où l’éventail des possibilités crée une offre pléthorique. Cette augmentation du nombre de source d’information s’apparente à une explosion dès lors qu’on prend en compte les possibilités offertes par l’internet, qui concerne désormais près de huit millions de Français et demeure plus présent qu’ailleurs dans les foyers avec enfant.

Dans ces conditions, l’enjeu change à la fois de dimension et de nature.

 

L’émergence des grands groupes

 

C’est sur les diffuseurs eux-mêmes que l’avènement du numérique exerce un effet majeur. Face à la capacité de diffusion démultipliée offerte par le numérique, l’enjeu devient la production de contenus et la constitution de catalogues propres à alimenter cette offre. Ainsi, les chaînes de télévision se sont peu à peu transformées en groupes industriels intégrant toutes les activités, maîtrisant ainsi de bout en bout la chaîne de diffusion, de l’élaboration du contenu jusqu’à sa livraison. C’est l’alliance des tuyaux et des contenus. AOL et ses quelques quatre-vingts millions d’abonnés dans le monde fusionne avec Time Warner, riche de ses milliers de films et d’heures de programmes mais dépourvu de moyens de les faire parvenir directement à leur destinataire. Vivendi, qui contrôle Canal+ et ses quatorze millions d’abonnés, fusionne avec Universal pour former le 2e groupe mondial de communication. La CLT s’associe à l’allemand Bertelsmann et l’anglais Pearson, pour former RTL Group, premier groupe européen de télévision gratuite. L’allemand Kirch se rapproche de l’Italien Berlusconi.

Dans ces édifices, les grands réseaux de télévision gratuits ou payants, en clair ou crypté, jouent le rôle de fer de lance, et occupent de ce fait une position centrale. Mais elles ne se confondent désormais plus avec les seules chaînes de télévision : elles ne sont que le centre de groupes de communication développés à partir de la marque originelle. Limitée à ses débuts à une chaîne de télévision, la marque M6 couvre aujourd’hui un groupe impliqué dans le disque, la vidéo, six chaînes thématiques, le bouquet satellite TPS, l’internet et même … le football.

La spectaculaire mutation qui a transformé le paysage français au cours de ces cinq dernières années a échappé aux élites culturelles françaises. La transformation du divertissement en un secteur économique à part entière s’est faite pour ainsi dire à leur insu.

Il faut pourtant bien se rendre à l’évidence :partout dans le monde, et même en France, pays où l’entrée du secteur privé dans la télévision est récente, le divertissement est devenu une industrie aux enjeux économiques énormes. L’audiovisuel dans le monde est devenu un marché de plus de 1 5OO milliards de francs, soit plus que le budget de l’Etat français, dont 45 % est américain et un peu plus de 1/3 européen et 4 % par la France. Chez nous, plusieurs dizaines de milliers d’emplois dépendent aujourd’hui de manière directe ou indirecte des groupes de télévision.

À côté des institutions éducatives, ces entités industrielles participent puissamment à la production et à la diffusion de la culture. En même temps qu’elle divertit, la télévision éduque et instruit au même titre que l’Etat, bien qu’elle le fasse d’une manière très différente. C’est donc aussi sur elle que repose l’avenir des valeurs culturelles dont la solidité garantit la pérennité de notre identité collective.

 

L’Europe et son socle culturel

 

La production audiovisuelle s’appuie depuis toujours sur la richesse de notre patrimoine culturel. Ainsi s’est-elle inspirée de chefs d’œuvre de la littérature. Certaines de ses productions sont désormais plus présentes dans la mémoire collective que les livres dont elles sont tirées.

Mais la télévision ne peut se contenter de puiser dans les œuvres du passé comme elle le fait avec bonheur depuis ses débuts de Dumas à Hugo, de Maupassant à Giono, de Pagnol à Simenon. À partir de la diversité culturelle de l’époque, elle doit trouver de nouvelles inspirations permettant par cette démarche de renouveler et d’enrichir l’identité nationale. L’enjeu est double : d’une part la survie d’une identité culturelle menacée de dilution, d’autre part la nécessaire cohésion sans laquelle la société est menacée d’éclatement.

L’Amérique nourrit en partie notre culture. C’est très bien ainsi, dès lors que subsistent les composantes d’une identité propre, et qu’à un  » Colombo  » répond un  » Navarro « . En revanche, si la production des pays européens se révélait trop fade ou insuffisante pour jouer le rôle culturel qui doit être le sien, c’est-à-dire fédérer une partie aussi large que possible du public et lui servir de miroir, elle serait alors en situation d’échec. L’Amérique se chargerait alors de remplir cette  » mission civilisatrice « . C’est déjà le cas dans certains pays d’Europe, simplement parce que les productions cinématographiques ou télévisées nationales n’ont rien à opposer aux productions américaines.

L’enjeu pour la télévision consiste avant tout à être capable d’offrir aux téléspectateurs une production de bonne qualité en quantité suffisante pour représenter une part significative du marché.

Même si la production audiovisuelle européenne pesait en 1999 plus de 18 milliards de francs, la France, à cet égard, reste à la traîne. Quand on sait qu’un adolescent consacre en moyenne 6 à 7 heures par jour aux activités média et multimédia, soit autant qu’aux activités scolaires, on mesure le danger qu’une faiblesse de la production nationale peut représenter à terme. Plus préoccupant encore : la France et l’Europe tardent à s’adapter à certains aspects de la diversification de l’industrie de l’audiovisuel, qui devraient représenter d’ici cinq ans 1/3 des activités du secteur ; telle que la production de jeux vidéos, qui concerne aujourd’hui 65 % des jeunes, et dont le poids économique équivaut à celui des entrées en salle de cinéma. Si le temps presse d’un point de vue économique, l’urgence n’est pas moindre d’un point de vue culturel.

Pour toutes ces nouvelles chaînes et ces nouveaux services, le succès ne sera au rendez-vous que si les grands groupes européens consacrent un effort massif à la production. Or, si les groupes allemands ou anglais sont financièrement parés à affronter ce défi, les groupes français le sont de manière beaucoup plus inégale. Comme on l’a vu, ils sont moins favorisés que leurs homologues européens. Leur force de frappe en matière de production s’en trouve considérablement diminuée. La résistance française sur le front du cinéma a permis la survie de celui-ci, même si en passant petit à petit de l’aide à l’assistance, le système lui fait courir le risque de se couper d’un public dont la contribution au financement des films n’est plus décisive. En ce qui concerne la télévision, on pourrait presque dire que la situation est inverse : Des millions de téléspectateurs plébiscitent les productions françaises, mais le système souffre du manque de puissance globale de ses bailleurs de fonds publics et privés.

Défendre l’enjeu que la télévision représente pour la France et l’Europe n ‘est pas une attitude démodée, c’est au contraire être en avance sur les évolutions à venir. On ne sait au juste où s’arrêtera l’activité dénommée  » audiovisuelle « . Elle semble aujourd’hui en passe de couvrir tout ce qui comporte du son ou de l’image. Il s’ensuit une influence toujours croissante sur les mœurs et les identités. Certes, l’audiovisuel sous toutes ses formes ne remplacera jamais les autres vecteurs de socialisation ou de formation de l’esprit, comme l’école ou la famille. La télévision n’est en réalité que l’un des facteurs de la formation de la personnalité d’un individu et de sa vision du monde. Il n’en reste pas moins que cette influence, si relative et indirecte soit elle, ne va pas en diminuant, bien au contraire si l’on considère les habitudes de consommation de médias des plus jeunes.

Aussi, est-il plus important que jamais de prendre en compte la dimension culturelle de l’audiovisuel et de l’industrie qui s’y rattache. L’identité de la nation et sa nécessaire cohésion en dépendent. N’oublions pas que la domination subie par les pays pauvres trouve son origine dans l’économie mais tout autant dans la domination culturelle où les place leur dépendance sur le plan des contenus audiovisuels.

On ne peut imaginer une Europe culturelle qui ne soit la somme de cultures nationales vivantes et fortement fédératrices. Si celles-ci dépérissent faute de moyens suffisants, l’hyper-puissance américaine comblera le vide. L’Europe ainsi affaiblie dans son identité collective s’exposerait à un risque d’implosion politique et sociale.

L’une des particularités de la culture audiovisuelle, par rapport aux cultures orales ou écrites, est d’être une industrie, qui nécessite des moyens de financement gigantesques. Il faut que cette industrie vive et prospère pour qu’au travers des cultures particulières qui la composent, l’Europe puisse acquérir l’identité forte sans laquelle elle ne serait qu’un marché.