Séance du 23 avril 2001
par M. Bertrand Collomb
En 1833, dans un petit village de la vallée du Rhône, Auguste Pavin de Lafarge, qui, par conviction légitimiste, avait quitté à la révolution de 1830 ses fonctions de receveur des impôts à Lyon, et était revenu sur ses terres d’Ardèche, commençait, avec ses deux fils, Léon et Edouard, une exploitation industrielle de chaux.
En 1889 et en 1900, aux Expositions Universelles de Paris, la Société des Chaux et Ciments de Lafarge et du Teil recevait des médailles d’Or pour son action sociale.
Dans les années 1950 à 1980 deux présidents successifs, Marcel Demonque et Olivier Lecerf, conduisaient l’internationalisation de la société, notamment en Amérique du Nord. Mais ils affirmaient aussi son identité et sa culture, fondée sur une tradition d’humanisme chrétien.
Au début de ce vingt et unième siècle, 167 ans après sa fondation, Lafarge est devenu un leader mondial du ciment et des matériaux de construction, qui aura bientôt, après l’acquisition programmée de la société britannique Blue Circle, plus de 85 000 collaborateurs, dans 75 pays, avec un chiffre d’affaire de près de 100 milliards de francs.
L’exemple et l’expérience de Lafarge illustrent cette prodigieuse transformation du contexte économique mondial, qu’il est convenu d’appeler mondialisation. Ils en illustrent les opportunités, mais aussi les difficultés et les contradictions. Et ils nous conduisent à nous demander si, et comment, une entreprise peut, sans perdre son âme, c’est-à-dire son identité et sa culture, réussir dans ce monde de concurrence, d’affrontements et d’instabilité.
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord planter le décor, c’est-à-dire décrire l’activité de notre société, et la façon dont elle est devenue internationale.
Les matériaux de construction
Lafarge est un fabricant de matériaux de construction : ciment, mais aussi granulats, bétons, produits en plâtre, tuiles et produits de toiture.
Tous ces matériaux sont relativement pondéreux, et d’une valeur unitaire assez faible. Ils sont donc difficiles à transporter sur longue distance sans coût excessif. Et ils sont vendus normalement à proximité de leurs lieux de production, dans un rayon maximum de deux cents kilomètres.
Certains matériaux sont très anciens : la chaux, déjà utilisée par les Romains, qui appelaient opus cementitium un mortier de chaux et de pouzzolane, ancêtre du ciment moderne le ciment, inventé en 1815, à peu près en même temps, mais avec des technologies légèrement différentes, par l’anglais John Apsdin et le polytechnicien français Louis Vicat le plâtre, utilisé en enduit depuis des millénaires, la tuile céramique, etc…
D’autres sont des produits manufacturés plus récents, tels le béton prêt à l’emploi, béton préparé en usine et livré sur le chantier par camion-toupie, une innovation des années 1960, ou la plaque de plâtre, un sandwich de plâtre et de carton permettant la construction facile et rapide de contre-cloisons, apparue aux Etats-Unis dans les années 1930, mais dont le développement en Europe date seulement des années 1960.
Si ces produits sont assez répandus dans le monde, leurs conditions de production et d’utilisation varient beaucoup, entre les pays où la construction utilise traditionnellement une structure bois, ceux où la brique est dominante, et ceux où la pierre d’antan a tout naturellement été remplacée par le béton.
On ne peut donc, dans nos industries, parler vraiment de globalisation. Le fameux “village global” est plutôt pour nous une constellation de quartiers qui ont gardé une forte personnalité et des particularismes affirmés.
Mais, si les métiers et les produits sont restés très locaux, pourquoi ces industries sont-elles, comme les autres, le théâtre d’une consolidation industrielle à l’échelle mondiale, et pourquoi émergent en leur sein des groupes internationaux ?
Deux facteurs principaux expliquent ce paradoxe apparent :
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Tout d’abord, même s’il y a peu de technologies brevetées en matière de matériaux de construction, leur production efficace suppose un savoir-faire particulier. Un grand groupe international est à même d’accumuler une expérience inégalable dans des situations très diverses, peut mettre en œuvre ce savoir-faire dans ses différents sites, et dispose ainsi d’un avantage concurrentiel considérable.
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D’autre part, il s’agit d’industries à fort niveau d’investissement, qui demandent une capacité financière importante, et qui ne peuvent être rentables sans une certaine stabilité concurrentielle. Des groupes implantés sur plusieurs pays peuvent mieux concentrer leurs moyens financiers sur les marchés qui le nécessitent, et sont moins vulnérables aux variations économiques, politiques ou concurrentielles locales.
Ceci explique le développement de groupes internationaux dans le secteur des matériaux de construction. Il est intéressant de noter que la plupart d’entre eux sont européens, et qu’aucun groupe américain n’a atteint dans ce domaine une envergure internationale.
C’est sans doute à des raisons culturelles que l’on peut attribuer cette anomalie. Les matériaux de construction, considérés aux Etats-Unis comme des produits mûrs de “basse technologie”, y ont suscité peu d’intérêt depuis les années 1960.
Au contraire, les ingénieurs européens, et en particulier français, ont continué à s’intéresser à ces produits avec une continuité d’actions de progrès que n’ont pas affecté les modes.
D’autres facteurs, et notamment un contrôle très rigoureux des concentrations jusqu’à l’époque Reagan, sont venus s’ajouter à cette désaffection, et ont conduit à ce que la quasi-totalité de l’industrie américaine soit rachetée, dans les années 70 et 80, par des entreprises européennes ou japonaises.
Il est intéressant de noter l’existence, parmi ces groupes internationaux, de plusieurs entreprises suisses, allemandes ou italiennes restées sous contrôle familial. Une entreprise familiale mexicaine a même profité du très fort développement du marché mexicain pour rejoindre récemment les rangs des grands internationaux du secteur.
Les entreprises britanniques ou australiennes étaient traditionnellement très présentes dans le secteur, et le Commonwealth leur avait très tôt ouvert un développement international. Mais, au cours des dernières années, les exigences changeantes de leur actionnariat, et notamment de la City londonienne, ont affecté la continuité de leurs stratégies. Plusieurs ont disparu de la scène, ou ont vu leur position s’amoindrir.
En définitive, les entreprises qui se sont imposées ont été, dans ce secteur plus que dans tout autre, celles qui ont pu et su maintenir le cap, sans être victimes des modes et en conservant leur foi dans les possibilités de progrès et de développement des matériaux de construction ! Lafarge a, fort heureusement, été de celles-là.
Le développement de Lafarge
Lafarge avait commencé son développement outre-mer en Afrique du Nord dès les années 1920. Le contrôle familial disparut après la deuxième guerre mondiale. Dans les années 1950, anticipant sur la perte prochaine de ses filiales nord-africaines, Lafarge entreprit son développement au Canada et au Brésil
En trente-cinq ans, ce développement s’est étendu aux cinq continents. Il s’est accéléré au cours des dix dernières années, avec l’ouverture de l’Europe de l’Est après l’effondrement du communisme, avec celle de nombreux pays émergents, après l’abandon de systèmes dirigistes de propriété d’état, et celle des pays asiatiques, après la crise de 1998 qui a mis en difficulté beaucoup de leurs entreprises.
Lafarge s’est appuyé pour ce développement sur sa culture et ses valeurs, mais il a aussi été confronté avec les défis de l’ouverture internationale.
Le recueil posthume des écrits de Marcel Demonque, président de Lafarge de 1959 à 1974, Textes et Propos, et le livre d’Olivier Lecerf, qui lui succéda de 1974 à 1989, Au risque de gagner, décrivent bien les éléments essentiels de la culture d’une entreprise qui a connu une grande continuité de direction, avec seulement quatre présidents depuis la deuxième guerre mondiale
Sur le rôle de l’entreprise, Marcel Demonque écrit en 1960 que “son but immédiat […] est de produire et de vendre aux meilleures conditions économiques, et, ainsi, de prospérer”. Mais il ajoute : “[…] la raison d’être de la prospérité, c’est l’homme […] et non seulement l’homme du dedans de l’entreprise, mais aussi l’homme du dehors :le consommateur des produits de l’entreprise, qui ne doit être trompé ni sur la qualité, ni sur les prix ; les hommes de l’entreprise voisine qui ne doivent pas être menacés, dans leur entreprise même, par une concurrence déloyale ; l’Etat, qui, pour préserver le citoyen, a des droits sur les entreprises… Finalement l’homme tout court, l’homme de la rue est partie prenante à un bien commun que l’entreprise enrichit par sa prospérité et ses succès légitimes ou appauvrit par ses échecs et par ses succès illégitimes”.
Sur l’autorité dans l’entreprise : “il n’est pas d’autorité qui vaille naturellement sans amour, sans justice et sans pauvreté…[ …] de l’amour, dans la volonté résolue de communiquer avec les autres de la justice, dans la volonté d’outrepasser la règle quand son application particulière est suspect ou mauvaise pour les individus de la pauvreté, dans le désir de se dépouiller du confort de la décision facile. “
Dans un texte de 1958, il insiste sur l’importance du “dialogue systématique” dans l’entreprise, tout en soulignant que “l’aptitude au dialogue dans une entreprise n’est pas spontanée, [ni] acquise une fois pour toutes, même si elle a été obtenue au prix d’un long et difficile effort”. Il ajoute que cette approche du dialogue doit être “virile, c’est-à-dire […] consciente de la nécessité de respecter une valeur d’un autre ordre […] l’efficacité”.
Trente ans plus tard, Olivier Lecerf parle des “valeurs d’entreprise, comme le travail créatif, l’esprit d’équipe, l’initiative, la liberté, la responsabilité”. Il évoque “le passage de la “logique de l’obéissance” à la “logique de la responsabilité”, une vraie révolution pour l’entreprise”. “L’entreprise performante […] accepte d’aménager des espaces de liberté, [ce qui] n’exclut pas la mise en place de systèmes de contrôle”.
Dans les “principes d’action” de Lafarge, rédigés en 1975 à l’initiative d’Olivier Lecerf, mis à jour plusieurs fois depuis, on retrouve l’inspiration des textes cités, avec notamment l’expression forte “Mettre l’homme au cœur de l’entreprise”. S’y ajoute l’objectif d’être “un leader mondial des matériaux de construction”, et de “faire de la diversité croissante du groupe une richesse”.
Et c’est effectivement à partir de cette culture d’entreprise humaniste que s’est construit le succès et le développement à l’étranger de Lafarge. Il ne s’agit pas là seulement de mots, mais d’une réalité que ressentent tous ceux qui fréquentent le groupe, ou y arrivent après d’autres expériences.
Mais si les équipes, largement françaises, et où fut notable l’importance des cadres “pieds-noirs” issus de la période nord-africaine du groupe, ont pu facilement s’inspirer de cette culture d’inspiration française, comment peut-elle survivre, et servir le succès du groupe dans une étape d’internationalisation beaucoup plus large, de véritable “mondialisation”, et dans un monde où les exigences des Molochs financiers et les entrechocs des civilisations semblent prendre le dessus.
D’une façon plus générale, je voudrais essayer de répondre à trois questions sur les défis de la mondialisation :
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comment une entreprise comme la nôtre peut-elle devenir mondiale en restant fidèle à elle-même ?
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quels sont les effets de la mondialisation des marchés financiers ?
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quelle est la position de l’entreprise face à la contestation actuelle de la mondialisation elle-même ?
Mondialisation et culture d’entreprise
Si, comme nous le croyons, l’entreprise vaut d’abord par ses équipes, une entreprise devient vraiment internationale lorsque des collaborateurs de pays très différents peuvent s’y retrouver réellement égaux et solidaires pour une œuvre commune. Et c’est bien là l’objectif qui est le nôtre à ce stade de l’internationalisation de notre groupe.
La réalité culturelle d’un groupe international peut, d’après notre expérience, se construire sur trois niveaux différents.
Le premier niveau est celui des valeurs. Les valeurs de Lafarge se sont forgées à partir de références chrétiennes, puis se sont laïcisées. Il nous paraît important que ces valeurs soient affirmées partout dans l’entreprise, et même là où la réalité sociale ou les références culturelles semblent les rendre singulières. C’est important pour la cohésion et l’identité de l’entreprise. Mais c’est aussi important pour son succès.
L’expérience confirme en effet que ces valeurs ont une portée universelle. Respect de l’autre, honnêteté, dialogue, libèrent les énergies et l’efficacité de l’action, même lorsque les modèles culturels historiques ne les ont pas privilégiés. J’ai été frappé par l’exemple de deux contremaîtres chinois qui, pour caractériser le changement depuis l’arrivée de Lafarge, nous avaient dit : ” Avec Lafarge, on travaille plus qu’avant, mais on comprend mieux pourquoi on travaille ; et, dans le fond, on préfère !”
Loin d’un relativisme culturel qui n’oserait plus proclamer ses principes, nous faisons donc de nos valeurs la base commune de l’identité de l’entreprise. Mais nous acceptons, bien entendu, que l’expression de ces valeurs prenne des formes différentes dans des cadres culturels différents. Respecter un collaborateur ne se traduira pas, en Chine, en Espagne ou en Pologne, par les mêmes gestes ou les mêmes attitudes. Mais l’inspiration de ces gestes ou ces attitudes peut — et pour nous doit — être la même.
À un niveau plus pratique, l’efficacité de l’entreprise demande que des collaborateurs, dont les références culturelles sont différentes, puissent se comprendre et travailler ensemble.
Alors que la pratique de Lafarge était très largement informelle, fondée sur les rapports personnels et sur une longue acculturation, le développement du groupe nous a imposé d’intégrer rapidement des collaborateurs venant d’horizons très différents.
Il nous a donc fallu définir des politiques et des procédures plus précises, et élaborer une méthode et un calendrier d’intégration des nouvelles acquisitions.
Nous pouvons ainsi structurer ce que j’appellerais une culture de travail, dont le seul objectif est de permettre aux collaborateurs du groupe de communiquer, de se comprendre, et de travailler efficacement ensemble. Pour ce faire, les méthodes et les outils d’inspiration nord-américaine, tels les politiques, les objectifs, les méthodes de classification… avec lesquels Lafarge était familier depuis les années 1970, mais que nous avions tendance à utiliser d’une façon moins formelle, et souvent trop flexible, trouvent toute leur utilité.
Pour autant nous ne prétendons nullement imposer une “culture Lafarge” qui entendrait effacer les différences culturelles. Nous souhaitons au contraire que nos collaborateurs restent pleinement participants aux cultures de leur pays. Nous demandons même à ceux que nous envoyons dans un pays différent de s’intéresser, au-delà des simples besoins professionnels, à la culture, à l’histoire et aux traditions de leur pays d’accueil.
L’appartenance à un groupe international ne doit pas entraîner un déracinement culturel, ni une uniformisation appauvrissante. Elle doit être au contraire une occasion d’enrichissement, un apprentissage des différences.
Nous gérons la question des langues dans le même esprit. L’anglais est clairement devenu la langue de travail internationale, et tout cadre ne peut être efficace s’il ne sait utiliser l’anglais.
En même temps, dans chaque pays, c’est la langue de ce pays qui doit être et rester la langue normale du travail quotidien, et les cadres expatriés doivent faire l’effort d’apprentissage le plus grand possibles.
Enfin, le français reste avec l’anglais l’une des deux langues officielles du groupe. À ceux qui veulent jouer un rôle de dirigeant dans le groupe, nous demandons de s’intéresser au français, en essayant de leur ménager une étape de carrière à Paris. Ainsi ils seront mieux à même de comprendre les origines et les traditions du groupe, cette part de son patrimoine et de son succès qui est due à la vallée du Rhône, à la famille Lafarge, et aux pionniers français des années 1950.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que, dans les entreprises nouvellement acquises, les initiatives spontanées d’apprentissage du français sont très nombreuses, même pour des collaborateurs de niveau modeste.
Par cette distinction entre valeurs communes, méthodes de travail bien définies, mais diversité des références culturelles, nous pensons que Lafarge peut, en conservant son identité, sa cohésion, et sa force, devenir cette entreprise vraiment internationale qui saura mobiliser les énergies dans chacun des pays où elle est présente.
Au niveau des équipes, nous favorisons la diversité des origines des cadres expatriés, qui ne sont plus principalement des cadres français, et le développement des cadres locaux de chaque pays Mais je dois reconnaître que beaucoup reste encore à faire pour atteindre pleinement cet objectif !
Entreprise et marchés financiers mondiaux
Les vingt dernières années ont vu l’internationalisation des marchés financiers, avec un développement considérable des fonds gérés de façon professionnelle. Face à ces investisseurs internationaux, les entreprises des différents pays et des différents secteurs se trouvent dans une situation de très vive concurrence. Certains parlent même de “dictature des marchés financiers”.
La première critique porte sur le niveau d’exigence des marchés financiers, qui demanderaient des rentabilités et des progressions de résultats incompatibles avec les possibilités de croissance de l’économie, et avec la conduite de stratégies industrielles de moyen terme. Je ne crois pas que ce reproche soit vraiment fondé.
En effet j’observe que la concurrence, et notamment la concurrence pour l’efficacité et les résultats, est un extraordinaire ressort de progrès et de dépassement de soi. La remarquable progression de la productivité américaine au cours des dernières années n’est pas, à mon sens, le seul résultat du développement des nouvelles technologies de l’information. C’est le mouvement de concurrence effrénée et de remise en cause des situations acquises, entamé à l’époque Reagan, qui a permis ce changement, aidé bien sûr par les développements technologiques.
Fixer aux meilleures des sociétés internationales cotées, qui ne représentent d’ailleurs qu’une part limitée de l’économie totale, des objectifs ambitieux de progression et de rentabilité me paraît donc un important facteur de progrès pour cette économie.
Par contre, il est certain, et on l’a bien vu au cours des dernières années, que les effets de modes et la volatilité des marchés financiers sont un véritable problème.
Dans un monde où les échanges financiers sont libres, où l’horizon des investisseurs est mondial, et où la sophistication et l’appétit des opérateurs est croissant, l’évaluation des risques et des opportunités est difficile. L’apparition de modes, de périodes de “bulles financières” est inévitable, et leur ampleur est d’autant plus forte que les marchés deviennent globaux.
Car les marchés financiers sont par essence instables, et les vagues deviennent plus fortes sur les grands océans que dans les petits lacs.
Ces vagues peuvent emporter sur leur passage, non seulement les espoirs de profit des investisseurs, les stratégies des entreprises, mais aussi les économies des pays concernés. Depuis la crise mexicaine de 1995, heureusement maîtrisée par l’intervention vigoureuse du président Clinton, et la crise asiatique de 1998, les spécialistes évoquent la nécessité de trouver de nouvelles régulations pour limiter les risques futurs. Force est de constater que peu de résultats concrets ont été obtenus, et que nous restons exposés au risque de la répétition de telles crises.
Pour l’entreprise, le défi est de rester maîtresse de sa propre stratégie, tout en conservant la confiance des investisseurs, et en survivant aux inévitables fluctuations. Il lui faut définir une stratégie claire, l’expliquer sans relâche, se rendre crédible par la qualité de sa communication, et accepter des “traversées du désert”, tout en évitant de se rendre financièrement trop vulnérable.
Pour nos entreprises, la contrainte d’efficacité, et donc de mobilité, de flexibilité et de restructuration permanente est essentielle. Mais elle ne doit pas nous conduire à ignorer l’importance du dialogue social, et il nous faut gérer les formes diverses qu’il prend dans différents pays.
Il est à cet égard tragique que, comme l’actualité récente l’a encore montré, l’opinion publique française ne comprenne pas que la nécessité d’adaptation industrielle s’impose d’abord aux entreprises en bonne santé. Mais il est dommage que des chefs d’entreprises européens soient pris au piège de donner aux analystes financiers la primeur de nouvelles qui devraient être d’abord être expliquées et débattues avec les collaborateurs concernés.
Mondialisation : la montée des oppositions
Après une période où l’échec évident du communisme et de l’étatisme avaient conduit à une libéralisation mondiale triomphante, des voix s’élèvent pour contester l’ouverture économique et la mondialisation. Certains y voient même une source d’aliénation, d’exploitation et d’inégalité. Un mouvement d’opposition à la mondialisation s’est développé depuis la conférence de Seattle.
L’entreprise et le chef d’entreprise sont maintenant soupçonnés d’être les maîtres du monde, dominant des gouvernements trop soucieux d’attirer leurs investissements, échappant à tout contrôle démocratique, mais aussi, et d’une façon un peu contradictoire, instruments d’un marché anonyme, aveugle et tout puissant.
L’expérience vécue par l’entreprise est bien sûr très différente. Son pouvoir lui paraît bien limité, alors que les réglementations nationales, le poids des bureaucraties ou la force des opinions ont un poids essentiel dans les possibilités de développement de ses activités.
Lorsqu’elle décide de localiser ses investissements à un endroit donné, ou, décision plus désagréable, de les “délocaliser” en quittant une implantation existante, elle ne fait, le plus souvent, que constater les réalités économiques et sociales qui rendent ses établissements plus ou moins compétitifs.
Il faut cependant reconnaître que le développement harmonieux de la mondialisation, et la façon dont l’entreprise humaniste peut s’y insérer, posent un certain nombre de questions.
Les plus importantes me paraissent être la montée des inégalités, la prise en compte des droits de la personne, la protection des ressources naturelles et de l’environnement.
Acteur ou témoin, l’entreprise ne peut se désintéresser de ces questions, et doit, à sa place, contribuer à apporter des solutions.
La question la plus difficile est sans doute celle de la montée des inégalités, parce qu’elle n’a pas de réponse simple et que l’opinion y est particulièrement sensible.
Une économie libérée, ouverte, met en concurrence individus et groupes humains sur le plan national comme sur le plan international. Plus les initiatives sont encouragées et récompensées, plus l’inégalité des talents ou des volontés se traduira par des écarts importants de revenus et de standards de vie. Et les tentatives de réduction des inégalités par une redistribution fiscale trop pesante conduisent — nous le savons malheureusement bien en France — à pénaliser les dynamismes.
Ce qui est vrai pour les individus est aussi vrai pour les Etats. Si au cours des années un grand nombre de pays, notamment en Asie et en Amérique du Sud, ont beaucoup bénéficié de l’ouverture économique mondiale, les pays les plus pauvres, en particulier en Afrique, sont restés à la traîne.
Nous sommes actifs dans plusieurs de ces pays, et nous pouvons constater que cette inégalité croissante est davantage due à des facteurs sociaux et politiques qu’à des déterminants proprement économiques. C’est la capacité et la volonté de jouer le jeu de l’efficacité économique qui fait défaut.
Mais dans des pays où cette volonté existe, même si le développement économique s’accompagne de fortes inégalités entre ceux qui peuvent en profiter et les autres, c’est bien le seul moyen d’élever le niveau de vie général. L’Inde ou le Brésil montrent clairement que l’option libérale est plus efficace pour le développement que les régimes dirigistes de naguère.
L’ouverture des échanges n’est cependant pas toujours équilibrée, et le monde développé, le “Nord”, a des efforts à faire pour qu’elle bénéficie suffisamment aux pays émergents, et que les protectionnismes catégoriels (textiles, produits agricoles) soient progressivement éliminés.
Nous devrons aussi être attentifs à ce que la crise africaine du sida ne devienne pas un contre-exemple, où une dramatique inégalité dans les possibilités de traitement apparaîtrait comme la conséquence inhumaine et inacceptable des mécanismes libéraux et de la protection de la propriété industrielle.
Un autre aspect de la mondialisation est l’apparition d’une “conscience planétaire”, d’une opinion publique internationale qui interpelle l’entreprise sur l’existence, dans certains pays, de pratiques politiques ou sociales considérées comme inacceptables, qui ne respectent pas les droits de la personne.
Certains gouvernements, notamment les Etats-Unis, établissent des politiques de sanctions ou de boycotts qui s’imposent à leurs entreprises, ou à toutes les entreprises qui opèrent aux Etats-Unis.
Mais plus largement les organisations non gouvernementales demandent à l’entreprise, soit de s’abstenir d’opérer dans un pays où les droits de l’homme ne sont pas respectés, soit de ne pas s’associer, directement ou indirectement, à des pratiques sociales jugées condamnables, tel le travail des enfants.
Le dilemme pour l’entreprise humaniste est de ne pas s’ériger en juge des choix politiques ou sociaux des pays où elle est présente, mais aussi de ne pas accepter ou cautionner des pratiques contraires à ses principes et à ses valeurs.
Nous sommes profondément persuadés que le travail d’une entreprise comme la nôtre dans un pays, quel qu’il soit, a un effet positif à terme sur son évolution politique et sociale. Nous pensons que la diffusion de l’information, l’éducation, l’ouverture à des méthodes de travail différentes représentent pour tout pays les meilleures chances de trouver un équilibre démocratique et respectueux des hommes.
Nous sommes donc très réticents à l’idée de quitter un pays parce que son régime politique, ou sa pratique démocratique ou sociale ne se conformeraient pas à notre modèle. Par contre nous n’acceptons pas de travailler dans des situations où nous devrions renier nos valeurs, et participer à des pratiques que nous condamnons. Quelques cas existent où nous avons choisi de nous abstenir. Mais nous avons le plus souvent constaté, notamment à propos de la corruption, qu’une entreprise dont les principes sont connus et respectés peut opérer, même dans des pays où les pratiques contestables sont fréquentes.
Enfin le développement économique mondial conduit à poser le problème de l’utilisation des ressources naturelles et de la protection de notre environnement.
C’est un vrai problème, même si le pessimisme des prophètes du Club de Rome, dans les années 1960, sur les limites physiques du développement paraît maintenant bien exagéré.
Mais là encore les entreprises internationales me semblent pouvoir plutôt contribuer à la solution, qu’à l’aggravation du problème. L’ouverture économique mondiale, avec la participation d’acteurs qui possèdent le meilleur savoir-faire technique et managérial, est la meilleure façon de permettre aux pays émergents de se développer sans reproduire les dégâts environnementaux que nos pays ont connu, en allant directement aux meilleures technologies.
Lafarge a, pour sa part, une politique Environnement mondiale, et utilise pour toutes ses installations neuves, quel qu’en soit le pays, les standards les plus modernes. Et nous avons pu, en reprenant et rénovant des usines existantes en Chine, au Maroc, en Turquie ou en Europe de l’Est, réduire drastiquement leurs émissions polluantes ou leurs rejets de gaz à effet de serre.
Un accord mondial de partenariat, conclu l’an dernier avec le WWF (Worldwide Fund for Nature) nous engage également dans des actions de réaménagement de carrières et de préservation de la biodiversité.
Une belle aventure
Pour l’entreprise humaniste que Lafarge veut rester, la mondialisation est bien une magnifique aventure. En étendant son activité sur les cinq continents, en étant confronté avec les exigences d’une concurrence mondiale, en rencontrant des cultures très diverses, elle ne se borne pas à accroître son chiffre d’affaires, ou à créer de la valeur pour ses actionnaires. Elle contribue à élever à la fois le niveau de vie et le niveau de conscience de nombreux pays. Elle crée une communauté humaine capable de travailler ensemble et de nouer des liens au-delà des frontières et des différences.
En un mot, à sa place, qui reste, bien entendu, modeste, elle contribue à cette évolution de l’humanité, à cette “convergence” de la Noosphère, la sphère du vivant, dont parlait Teilhard de Chardin. C’est ce qui explique et légitime l’enthousiasme avec lequel, malgré les difficultés et les problèmes, nous conduisons cette aventure, conscients de rester fidèles, dans cette étape nouvelle, à l’œuvre et aux idéaux de ceux qui nous ont précédés.