L’efficacité de l’Etat

Séance du lundi 9 avril 2001

par M. Pierre Joxe

 

 

Si le thème de l’efficacité de l’Etat, de sa réforme et de la modernisation du service public a souvent été mis en avant depuis un demi siècle en France, les politiques entreprises en ce sens n’ont jamais été très durables ni, par conséquent très profondes.

En revanche, dans les pays anglo-saxons et en particulier dans plusieurs anciens Dominions britanniques (Australie, Nouvelle Zélande, Canada) des réformes radicales ont été entreprises depuis trente ans, souvent par des gouvernements travaillistes, en s’inspirant ouvertement des gestions privées les plus brutales et en multipliant les externalisations et les privatisations de services publics.

En Europe, cet exemple n’a guère été suivi que par la Grande Bretagne — particulièrement, mais pas uniquement du temps de Mme Thatcher – et par des gouvernements scandinaves — y compris les sociaux démocrates suédois.

S’il est difficile à l’Etat, en France, de mettre en cause sa propre efficacité, de s’évaluer, de se réformer, ce n’est sans doute pas pour des raisons politiques contemporaines, mais pour des raisons historiques.

Certes très longtemps, le modèle d’Etat efficace — c’est-à-dire bien organisé et bien dirigé pour remplir ses missions, ce fut l’état prussien. Son efficacité, depuis le Roi Sergent, n’était pas seulement militaire. Goethe, ce rhénan francophile, l’évoque et l’admire dans ses Mémoires. C’était aussi un Etat de droit et l’on se rappelle la réplique célèbre du paysan menacé d’éviction brutale par Frédéric, qui voulait agrandir une réserve de chasse. Comme le Roi en colère le menaçait et le sommait de céder, le bon prussien répondit calmement : “Sire, il y a à Berlin des juges pour cela”.

Mais on a longtemps porté aux nues l’Administration française, “celle que l’Europe nous envie…” disait-on. C’est sans doute dû à la patiente construction qui, à travers le XVIIème et XVIIIème siècles, a fondé un Etat exemplaire en effet.

Un livre récent, La fortune du colbertisme [1], montre bien par exemple comment les “inspecteurs de manufactures” avaient pu, en quelques décennies, développer dans la production française des textiles, par exemple, un “contrôle de qualité” qui a assuré à nos exportations des marchés solides, notamment en Europe centrale et en Russie [2].

De même, on admire la rapidité et l’efficacité avec laquelle le début d’épidémie de peste à Marseille en 1720 a été circonscrit, épargnant ainsi le reste du royaume par de simples mesures de police administrative.

La mise en place de notre réseau routier à partir du milieu du XVIIIème siècle, a été l’œuvre d’une poignée de fonctionnaires de grande compétence : bon nombre de leurs ouvrages supportent encore notre trafic routier …

Malgré une récolte épouvantable en 1788, la famine a été épargnée à la France en 1789 parce que l’administration royale avait pris toutes mesures utiles pour faire livrer du blé de Pologne, et aussi du blé et du riz de Sicile, dans toute l’Ile de France. Il n’y avait parfois qu’une journée de ravitaillement d’avance (d’où la hausse des prix, qui fut un des facteurs économiques du début de la Révolution), mais jamais il n’y eut de rupture d’approvisionnement.

Notre administration d’Etat était, en ce temps, une des plus efficaces du monde, mais elle était organisée sur un modèle autoritaire que Napoléon n’a fait qu’accentuer. Elle était efficace dans un Etat au cadre juridique peu contraignant pour l’autorité, avec une grande tolérance à l’arbitraire. Elle sut s’adapter pourtant à l’idéal démocratique, que la Révolution allait diffuser à travers le continent européen et d’abord en France.

  1. A partir du XIXème siècle, en France, l’action de l’Etat s’est manifestée par un interventionnisme croissant au cours du XXème. Cette action a fabriqué ses propres limites en développant ses coûts, car le souci du contrôle de ses dépenses et de l’évaluation des politiques publiques n’est apparu que tardivement, récemment.
    J’examinerai d’abord l’efficacité de cet interventionnisme, et ses limites.

  2. Mais parmi les bases historiques et juridiques de notre Etat, son droit public particulier, son droit administratif, a créé dès l’origine des entraves à l’efficacité, accentuée par une évolution récente.
    J’examinerai donc ensuite les entraves juridiques à l’efficacité de l’Etat.

  3. Enfin en France, comme ailleurs en Europe, la combinaison de la mondialisation et de la construction européenne accrédite souvent une présomption d’inefficacité de l’Etat dont j’essaierai, enfin, d’évoquer les composantes pour conclure par une interrogation sur la question centrale : comment assumer efficacement, dans l’avenir, les fonctions successivement et aujourd’hui conjointement assumées par l’Etat-Nation, par l’Etat démocratique, par l’Etat providence ?

 

L’efficacité de l’interventionnisme de l’Etat

 

Au XIXème siècle, l’Etat-Nation se muscle

 

Jusqu’au début du XIXème siècle, notre organisation étatique ne connaissait que six ministères, dont certains très anciens comme les Finances (dès François 1er) ou la Guerre en 1630, ou la Justice, formellement organisée en ministère en 1791. Avec les Affaires étrangères, la Marine et l’Intérieur, ces six fonctions résumaient les missions de l’Etat.

Au long du XIXème siècle, dans un souci d’efficacité, le développement croissant des fonctions étatiques va multiplier les ministères, à partir de démembrements successifs de l’Intérieur, longtemps appelé “Ministère de la police générale”, c’est-à-dire de l’Administration générale.

Dès 1820, on érige les bureaux de l’Intérieur qui s’occupaient de l’Instruction publique en “Ministère de l’Instruction publique”.

En 1839, c’est le “ministère des travaux publics” qui est créé à son tour par amputation — les biologistes diraient par scissiparité — de bureaux de l’intérieur.

De même en 1881 est créé (avec Gambetta) le premier ministère de l’Agriculture, puis en 1886 ceux du Commerce (déjà institué, mais de façon éphémère, en 1812, pour faire face au blocus continental) de l’Industrie et, tournant historique, en 1906, un Ministère du travail.

L’Etat intervenant de plus en plus dans la vie économique et sociale, on crée de nouveaux ministères répondant à des besoins nouveaux : P.T.T., Enseignement technique ou Energie, Ravitaillement bien sûr en cas de guerre, Anciens combattants ou Reconstruction, après les guerres, Culture enfin, avec André Malraux.

Disposant d’une fraction croissante du produit intérieur brut par ses prélèvements fiscaux, l’Etat Nation s’est donné les moyens d’intervenir efficacement sur divers facteurs de la croissance économique, en particulier sur les infrastructures.

Mais en opérant des transferts sociaux de toutes natures au profit des familles, des chômeurs de courte ou de longue durée, des malades et des handicapés, des étudiants et des retraités, en multipliant les aides, allocations et pensions diverses, en agissant donc simultanément et puissamment sur la production et la répartition, l’Etat Nation a changé de nature.

Ce n’est pas le même Etat, en plus efficace, en plus musclé. C’est un autre Etat, que l’on appelle souvent “Etat Providence”, mais que je préfère nommer avec J. Habermas, l’Etat social [3].

Si ses fonctions de sécurité — intérieure et extérieure — demeurent, si ses fonctions classiques — judiciaire, diplomatique, militaire — perdurent, ses fonctions économiques et sociales deviennent dominantes et sa fonction fiscale a explosé.

 

Au XXème siècle, l’Etat Providence prend du ventre

 

Pendant cette période, si l’Etat s’est fait du muscle, il a aussi pris du ventre. Il faut dire que durant ces deux siècles, ce développement continu, accompagné d’une croissance parallèle de la fonction publique, financée par un accroissement des recettes fiscales, ne fut pas dominé par un souci d’économie mais par celui de l’efficacité, sinon à tout prix, sinon sans compter, du moins sans mesure.

Certes, les exigences de bonne gestion déjà énoncées par les articles 14 et 15 de la déclaration de 1789 étaient périodiquement rappelés dans les débats parlementaires, dès 1830, ou les rapports de la Cour des comptes, dès le Second Empire, mais il fallut attendre le milieu du XXème siècle pour que le niveau des prélèvements obligatoires s’approchant du taux de 50 %, un retour du balancier conduise à s’interroger méthodiquement au-delà de l’efficacité, sur le coût, le rendement, l’économie enfin des politiques publiques.

Je rappelle ici que les “prélèvements obligatoires”, essentiellement fiscaux jusqu’à la seconde guerre mondiale, mais aujourd’hui répartis également en France, entre les impôts et les cotisations sociales, ont presque quintuplé durant le XXème siècle.

Estimé à moins de 10 % du Produit Intérieur Brut au XIXème siècle, ils dépassent ce seuil entre les deux guerres, dépassent 20 % après la Libération, sont chiffrés à 34 % en 1965, 41 % en 1980 et atteignent 44 % en 1983, entraînant la réaction que l’on sait.

Il est apparu progressivement nécessaire d’examiner de façon plus critique les dépenses publiques. Non seulement les dépenses de personnel, inévitablement croissantes dans des services sociaux en plein essor, ou dans un enseignement public en expansion, mais aussi les autres dépenses.

Les débats sur l’efficacité économique de la fiscalité à l’égard des entreprises – y compris sur le plan des localisations industrielles – ou les conséquences du niveau des charges sociales, sont trop connus ici pour que je m’y attarde.

Plus récentes et moins connues sont les réflexions sur la dépense publique et sur l’évaluation des politiques publiques.

 

Mais cette évaluation des politiques publiques arrive bien tard

 

Signe des temps, c’est à l’initiale commune de trois mots anglais que se réfère le principe des “3E” : Economy – Efficiency – Effectiveness, qui sont les trois maîtres mots guidant cette méthode de l’évaluation qui tarde à se généraliser en France.

Il s’agit de distinguer :

  • economy, qui minimise le coût ;

  • efficiency, qui maximise le rendement ;

  • effectiveness, qui compare le résultat au but poursuivi.

Ces trois substantifs, dont deux sont des doublets presque synonymes, sont difficiles à traduire en français car ils servent à décortiquer l’action publique au regard de plusieurs critères de performance couramment utilisés aujourd’hui dans les pays anglo-saxons mais à peine introduits en France où la Cour des comptes commence à les acclimater.

L’economy minimise le coût. À la question : “Cela coûte combien ?”, la réponse pourra être : “pas trop” ou encore “cela entre dans le budget”. Supposons qu’il s’agisse d’une campagne de vaccination.

L’efficiency maximise le rendement. A la question : “En avons-nous eu pour notre argent ?”, la réponse sera : “on ne pouvait pas avoir un meilleur prix” ou encore “on a administré plus de vaccins que l’an passé avec les mêmes crédits”.

L’effectiveness valorise la performance. A la question : “A quoi cela a-t-il servi ?”, la réponse sera peut-être : “A rien du tout”. Même si l’economy et l’efficiency de cette campagne de vaccination ont été très grandes, les crédits ont peut-être été suffisants et très bien gérés, mais en pure perte : l’épidémie s’est étendue.

Il est difficile d’imaginer en France le nombre de gestions publiques qui sont soumises dans les pays anglo-saxons à ce scanner méthodologique qui est vraiment entré dans les mœurs, là-bas.

Ces techniques d’évaluation sont ainsi couramment utilisées en Grande Bretagne où le National Audit Office a disséqué l’économie, l’efficiency et l’effectiveness de la gestion du Victoria and Albert Museum, des services de transfusion sanguine ou de la gestion des ambulances publiques en Ecosse…

Son emploi permettrait, permettra, en France d’aborder des questions aussi controversées que la Formation professionnelle (souvent inutile dans les métiers en déclin, insuffisante dans les secteurs de pointe). La répartition de certains équipements lourds ou le destin de la redevance télévision…

Ils représentent une novation dans les objectifs et les moyens de l’évaluation des politiques. Ils s’inspirent de méthodes employées dans les entreprises mais provoquent à ce titre d’autant plus de réactions négatives qu’ils ont été largement mis en œuvre en Grande-Bretagne par Mme Thatcher.

Pourtant ces instruments de mesure seront d’autant plus utiles en France que nos services publics s’y sont toujours développés dans un régime juridique spécifique, protecteur et qui n’a guère encouragé la productivité.

 

Les entraves à l’efficacité de l’Etat et la crise de la Puissance publique

 

“Puissance publique et impuissance publique”, tel était le thème d’un colloque qui se tenait tout près d’ici, il y a deux ans, dans le Carrousel du Louvre, à l’initiative conjointe du Ministère de l’Intérieur et de l’Université Paris I.

A cette occasion la crise de la notion de ” puissance publique ” était analysée par plusieurs auteurs ou praticiens du droit.

Il y a dans la tradition du droit politique français comme une contradiction permanente et irréductible depuis la Révolution. Nous sommes, certes, les premiers héritiers de la Philosophie des Lumières, mais nous sommes les héritiers d’une autre tradition plus ancienne et, si j’ose dire, plus française — c’est-à- dire moins universaliste — celle qui remonte aux légistes de la monarchie et à la souveraineté théorisée par Bodin, pendant les guerres de religion, à l’époque où la dissolution de l’Etat paraissait annoncer ou en tout cas pouvait faire craindre la dissolution de la France elle-même…

C’est sans doute dans ce lointain passé que l’on trouve les racines de notre Droit administratif, défini comme “ensemble des règles juridiques dérogatoires au droit commun qui régissent l’activité administrative des personnes publiques” (Rivero), faisant écho aux systématisations des théoriciens du droit monarchique, posant que “le privilège de la Couronne … passe par dessus les règles communes” (Le Bret, III, 2) [4].

C’est là une caractéristique de notre Etat Nation, dans ses origines comme dans ses évolutions les plus récentes. Profondément marqué par les conditions historiques de sa construction, si différentes des pays anglo saxons, il s’est construit un droit spécial qui affirme la primauté de la puissance publique, — comme Bodin au XVIème siècle ou Le Bret au XVIIème — tout en incorporant les droits de l’homme.

Ce droit spécial incorpore dès l’origine des principes d’autorité et de centralisation qui ont pu desservir l’efficacité de l’Etat. Son évolution récente va dans le même sens.

J’examinerai sous trois aspects les entraves à l’efficacité de l’Etat liées au droit public français :

  • Un droit public peu orienté vers l’efficacité

  • Un droit public qui évolue vers une limitation de la puissance publique

  • Une puissance publique qui se fragmente.

 

Notre droit public est peu orienté vers l’efficacité

 

“Le droit administratif contre la performance publique ?”, le Professeur J. Caillosse ose poser cette question dans un article récent [5].

L’Etat, en France, fonctionnant en effet dans le cadre d’un droit public exorbitant du droit commun, a souvent eu tendance à considérer que le standard de la bonne administration était surtout juridique et s’exprimait en terme de régularité, plus que d’efficacité.

Fonctionnant à l’abri d’un corpus juridique l’isolant de la société civile et en particulier de la vie économique, les administrations échappaient à toute obligation et même à toute incitation à s’inquiéter de leurs performances.

Ce que l’on a appelé la bureaucratie est caractérisée par un mode de gestion totalement exonéré des exigences du rendement, puisque épargné par toute concurrence et même toute comparaison.
Certains principes éminemment justifiés, du point de vue politique, ont pu entrer en contradiction directe avec le souci d’efficacité.

Notre organisation territoriale, par exemple, instituée dans le but historique d’homogénéiser le territoire national en réaction contre les innombrables particularismes de l’ancienne France (autant de “privilèges”) a donné à notre espace national une structure rationalisée et longtemps intangible et répondant à une volonté de centralisation, structure progressivement défigurée par l’évolution démographique qui a transformé certains départements en quasi déserts et surpeuplé quelques autres.

Le régime administratif du moindre village était jusqu’en 1982 le même que celui de Lyon et de Marseille, Paris étant privé, de son côté, de toute réalité municipale jusqu’en 1976. Si la question de “l’organisation territoriale de la République” pour reprendre le titre d’un projet de loi que j’avais préparé… en 1989 pour permettre de vastes opérations de coopération intercommunale a heurté tant d’esprits, c’est parce qu’elle introduisait le principe de la différenciation de modes de gestion entre les agglomérations urbaines et les collectivités rurales, contre deux siècles d’homogénéité centralisatrice et antiéconomique.

De son côté, le régime juridique du domaine public, avec sa conception désuète de la propriété publique inaliénable et imprescriptible est certes parfois protecteur, mais souvent inutilement paralysant. Il y a seulement quelques années que des lois l’ont modifié dans un sens plus favorable à l’aménagement et à l’investissement.

Parmi d’autres aspects controversés du droit public, ou plutôt parmi les conflits d’intérêts qu’il engendre, on pourrait évoquer le droit de la fonction publique. Eminemment utile à l’enracinement de l’Etat de droit et à l’impartialité du service public, il devient contre performant lorsqu’il entrave la mise en œuvre de technologies nouvelles, impose trop souvent l’ancienneté comme élément de carrière ou expose toute réforme à la suspicion syndicale, comme on a pu le voir récemment dans notre ministère des Finances.

 

Un droit public qui évolue vers une limitation de la puissance publique.

 

Les novations de notre droit public apparaissent dans plusieurs domaines, à plusieurs niveaux, mais elles ont toutes le même objet : encadrer l’exercice de la puissance publique — et le même résultat : limiter la liberté d’action de l’Etat traditionnel.

Corollaire ou prolongement de l’exigence démocratique, le droit de la transparence envahit progressivement les lois et règlements, qui en furent longtemps fort ennemies…

Droit à la communication des documents administratifs  motivation approfondie des décisions défavorables ; droit de recours ; développement des droits de la défense ; encadrement et droit au contrôle des fichiers informatiques ; dans tous les domaines de la vie les garanties des citoyens contre un usage abusif — ou simplement excessif — de la puissance publique se sont accrues, s’accroissent et semblent devoir croître d’autant plus que la jurisprudence administrative intensifie la rigueur de ses contrôles.

A l’étage au-dessus, le Conseil Constitutionnel, depuis trente ans, depuis une fameuse décision du 16 juillet 1971, s’inspire largement dans ses motivations, non seulement des textes constitutionnels, mais aussi de principes pouvant se déduire des préambules constitutionnels, des déclarations de droits et des “principes fondamentaux reconnus par les lois de la République”.

Comme l’observe J.M. Sauvé, Secrétaire général du Gouvernement :

“Progressivement, l’ensemble des branches du droit ont été innervées par la jurisprudence constitutionnelle. Il en résulte notamment une véritable constitutionnalisation et donc une rigidité plus grande des procédures administratives, matière qui relevait naguère du pouvoir réglementaire ou des règles de procédure, forgées par la juridiction administrative [6]“.

Ainsi rénovés, les fondements constitutionnels de notre droit limitent l’action de la puissance publique et l’exercice de ses prérogatives  dans des domaines aussi sensibles que la sécurité — avec les contrôles d’identité, ou l’immigration — avec la police des étrangers —, le progrès du droit est efficace pour les libertés, mais… limitant pour l’action publique.

L’efficace Etat napoléonien ne connaissait pas ce genre de problèmes : sa police pouvait fonctionner dans l’ombre, dans l’arbitraire et dans l’impunité…

A l’étage encore supérieur, si j’ose conserver cette image, la novation du droit est la plus spectaculaire : il s’agit de la supériorité affirmée du droit européen ou international sur notre droit interne.

Conformément à l’article 55 de la Constitution qui affirme la supériorité des traités sur la loi, un nouveau facteur limitant apparaît, issu en particulier, ces dernières années, de l’application de la
Convention européenne des droits de l’homme par nos juridictions.

Nos procédures juridictionnelles, le droit des étrangers, les interceptions téléphoniques, voilà autant de domaines qui ne relèvent plus uniquement de l’Etat.

En ce qui concerne le droit communautaire, c’est un véritable “contrôle de conventionnalité” qui se superpose au contrôle de constitutionnalité, ou de légalité dont nous avons l’habitude. On rencontre dans ce domaine des phénomènes jadis inimaginables : par exemple, au nom des principes du marché unique le refus par l’autorité française de prendre des mesures de police nécessaires à la circulation des fraises espagnoles nous vaut condamnation (CJCE 9.12.97 : Commission contre République Française).

On le voit, ces novations juridiques vont toutes dans le sens de l’histoire, dans le sens de notre histoire démocratique et libérale. Elles prolongent toutes des tendances positives antérieures : protection de la vie privée et des libertés individuelles, rôle fondateur du Conseil d’Etat lors du rétablissement de la République après le second empire, jurisprudence exigeante, extension de la sphère des principes constitutionnels, construction européenne, enfin, surtout peut-être, création d’un vrai droit international. Victor Hugo en rêvait quand Napoléon le Petit n’avait rien à craindre. Aujourd’hui, c’est fait, ou en train de se faire, mais les missions de “police générale” de l’Etat n’en sont pas toujours facilitées.

D’autant moins qu’à ces novations de nos sources du droit, s’ajoute le fractionnement, en vérité les fractionnements de la puissance publique.

 

Une puissance publique qui se fragmente

 

Il y a 20 ans, les lois de décentralisation ont réalisé, enfin, grâce à des transferts de compétence importants l’alignement de notre pays sur le niveau européen moyen de décentralisation administrative. Un grand retard a été comblé d’un seul coup.

Mais la décentralisation qui a transféré des pouvoirs importants (action sociale, formation professionnelle, aménagement, transports) aux communes, départements et régions, a été accompagné d’un mouvement de “contractualisation” avec les collectivités qui n’a pas toujours clairement défini les responsabilités de celles-ci, mais qui a clairement privé l’Etat de certains moyens efficaces dans le domaine de l’aménagement de l’équipement ou du développement régional.

Ces “contrats” ou pseudo contrats conclu avec des collectivités — ou parfois avec des groupes informels des ” pays ” voire des partenaires privés selon des modalités apparemment efficaces bien que d’une légalité douteuse — accentuent les effets de la décentralisation par fractionnement de l’Etat.

Ce fractionnement se manifeste encore dans un domaine peu exploré mais en plein développement, celui des “autorités administratives indépendantes”, créées en grand nombre et souvent investies d’un pouvoir réglementaire, disciplinaire, voire quasi juridictionnel, pour exercer des missions d’intérêt public. Le Conseil d’Etat vient d’y consacrer une partie de son rapport annuel.

Une douzaine d’A.A.I., reconnues comme telles par la loi ou la jurisprudence, dont la C.N.I.L. (la première : Loi 78.17 du 6.1.78), le C.S.A. (84,86, 89), la C.N.C.I.S. (91), la C.O.B. (67, 96), l’A.R.T. (96) le Médiateur et le ” Défenseur des enfants ” (loi 2000-196) sans parler d’une vingtaine d’autres qui en ont les caractéristiques (Commission paritaire de presse, Commission des sondages, Commission bancaire, Conseil de la Concurrence) ont des missions diverses, de médiation, de régulation, de protection des libertés ou de l’impartialité de la puissance publique, dont les pouvoirs vont du simple avis à la sanction majeure.

Voilà autant de morceaux d’Etat “indépendants” qui détiennent parfois plus que des miettes de pouvoir.

Le fractionnement de la puissance publique dans notre pays depuis un quart de siècle est un phénomène d’autant plus spectaculaire que notre Etat était le plus centralisé de l’Europe démocratique et qu’il se trouve à présent soumis à deux défis d’origine extérieure.

 

La présomption d’inefficacité de l’Etat se développe avec la mondialisation

 

Les mouvements évoqués plus haut sont en cours, ils se poursuivent  les gestions publiques s’essoufflent à s’efforcer de rattraper le modèle de gestion d’entreprise privée, réputé économe et efficace, mais voici que l’Etat est lui-même frappé au cœur par d’autres évolutions qui mettent en danger, souvent en échec son principe même.

Longtemps modèle, l’Etat-Nation à la française bardé de légitimité et d’efficacité paraît dévalorisé, démodé par les deux puissants mouvements qui l’atteignent simultanément : la mondialisation et la construction européenne.

 

Le marché mondial est-il plus efficace que l’Etat ?

 

La mondialisation ébranle les fondements de l’Etat Nation et menace sa récente métamorphose en “Etat social”.

La souveraineté n’est plus conçue comme indivisible, au contraire elle est partagée avec d’autres acteurs internationaux qui peuvent être étatiques, ou non : grandes entreprises industrielles, financières ou de médias, groupes eux-mêmes multinationaux – souvent plus riches et parfois plus puissants que bien des états pauvres, organisations internationales aux vastes pouvoirs financiers ou juridiques, de prescription comme le Fonds Monétaire International, ou d’interdiction comme l’Organisation Mondiale du Commerce.

Le système économique international, à l’intérieur duquel les Etat définissaient les frontières entre commerce extérieur et commerce intérieur se transforme en économie trans-nationale. Aujourd’hui, comme l’observe Habermas : “ce sont les Etats qui sont enchâssés dans les marchés plutôt que les économies nationales dans des frontières“.

Mais, plus grave, la disparition virtuelle des frontières ne concerne pas seulement l’économie : le développement du transport aérien, les flux migratoires qui grossissent, les nouvelles technologies de l’information, l’internationalisation massive de criminalités nouvelles liées à la drogue et au blanchiment des vastes profits qu’elle engendre, tous ces facteurs dissolvent peu à peu le modèle d’Etat hérité des traités de Westphalie.

J’en ai pris conscience il y a quinze ans lorsque j’ai participé aux premières discussions ouvertes en vue des accords aujourd’hui en vigueur sous le nom de Schengen. C’était prévu, aujourd’hui c’est en vigueur : on peut entrer en France par le Port du Pirée, ou par Rotterdam.

Mais, le plus traumatisant pour l’Etat social, aboutissement progressiste de notre Etat-Nation démocratique, c’est que la politique sociale est elle aussi menacée d’interdiction.

La mondialisation recommande à l’Etat interventionniste et entrepreneur de renoncer à ses fonctions dynamique des deux siècles écoulés pour se borner à favoriser l’investissement en rendant les infrastructures attractives et la fiscalité alléchante et, surtout peut-être, de renoncer à toute ambition prétendument sociale qui risquerait d’être une infraction à la liberté de la concurrence et des marchés.

Or dans des pays comme le nôtre, l’efficacité de l’Etat est attendue par l’opinion — c’est-à-dire par les électeurs, sur trois plans, sur trois étages, trois niveaux superposés : la démocratie et la sécurité, le développement technologique et la prospérité qu’il entraîne, la solidarité sociale.

Si la mondialisation interdit à l’Etat-Nation devenu Etat-Social de mettre en œuvre des ressources nécessaires pour stimuler la croissance et financer la solidarité qui réduit les inégalités, alors, c’est une des bases de sa légitimité politique contemporaine qui est atteinte.

Pire qu’une présomption d’inefficacité, c’est un sentiment d’illégitimité — et donc de rejet — qu’inspirerait à l’opinion un tel Etat démissionnaire, du moins dans les pays où l’Etat social est entré dans les mœurs.

Or, à ce défi s’en ajoute un autre en Europe, et donc en France.

 

L’Europe réduira-t-elle l’Etat à la subsidiarité ?

 

L’intégration européenne, qui met en cause à sa façon les missions et les institutions de l’Etat-Nation, va-t-elle par cet aspect dissolvant supplémentaire aggraver les conséquences de la mondialisation ? Peut-elle au contraire offrir une novation politique imprévue, et d’autant plus séduisante ?

Au premier abord, on a toutes les raisons d’être pessimiste sur l’avenir de l’Etat-Nation dans une Europe mondialisée.

Déjà dépouillé par les marchés, l’Etat n’est-il pas en outre vampirisé par Bruxelles, encadré par le droit communautaire dérivé, justiciable de Cours européennes qui le morigènent ou le condamnent sans ménagement ?

Cette dépossession juridique de l’Etat à l’ancienne n’épargne pas une seule branche du droit : qu’il s’agisse des colorants alimentaires ou de la procédure pénale, des marchés publics ou de la chasse à la palombe, des fromages ou des diplômes universitaires. Quelle branche du droit échappe aujourd’hui, échappera demain à l’extraordinaire machine juridique que nous avons vu se développer depuis 1957, depuis le Traité de Rome ?

L’évolution des institutions européennes elles-mêmes, qu’il s’agisse de la Commission ou surtout du Parlement européen, mais aussi de la Banque Centrale Européenne, montre que l’on est entré dans une autre époque.

Je pense que ces évolutions successives peuvent conduire à leur tour à une nouvelle métamorphose de l’Etat.

L’Europe a vu se former jusqu’au XVIIème siècle des Etats caractérisés par la domination souveraine d’un pouvoir sur un territoire, à un niveau ignoré par les anciens empires ou les cités antiques.

L’Europe a produit le modèle, et plusieurs variantes de l’Etat Nation, de l’Etat démocratique, de l’Etat Providence (ou de l’Etat Social).

Aujourd’hui, l’Europe est peut-être en train de produire les bases d’une autre construction.

Si le coût économique et politique de l’isolement protectionniste est trop élevé, si la capacité d’intervention de l’Etat National est trop réduite, si la politique de retranchement est impossible, mais si l’abandon de toute volonté régulatrice est inacceptable — et elle peut l’être pour des raisons éthiques, économiques ou d’ordre public — ou pour les trois à la fois, alors c’est par en haut que l’on peut sortir de ce dilemme en transposant le volontarisme politique à un niveau supérieur au cadre national.

C’est ce que propose explicitement Jürgen Habermas :

“Si l’on cherche une issue au dilemme constitué par l’opposition entre le désarmement de la démocratie fondée sur l’Etat social et le réarmement de l’Etat nation, il nous faut tourner notre attention vers les unions politiques de format supérieur et les régimes transnationaux susceptibles de compenser les pertes fonctionnelles subies par l’Etat national sans que la chaîne de la légitimation démocratique soit pour autant condamnée à se rompre [7]“.

L’auteur trouve cette perspective d’une démocratie par delà l’Etat National dans l’Union Européenne. Est-il prophète ou utopiste, je ne conclurai pas ici, ni aujourd’hui, sur ce point. Mais j’observe que dès à présent, si l’on jette un regard en arrière, je dis bien sur les fonctions les plus traditionnelles, les plus fondamentales de l’Etat, aucune ne trouve d’efficacité sans sa dimension européenne.

 

Conclusion

 

Sécurité intérieure ? Schengen et “Europol” en germe solidarisent nos policiers et nos gendarmes avec les carabiniers, la Bundesgrenzpolizei et la Guardia Civil.

Justice ? J’ai déjà cité la Convention européenne qui s’impose à nous.

Finances ? L’euro, la monnaie européenne, conduira inévitablement à des fiscalités harmonisées, avec des politiques budgétaires “disciplinées”, c’est-à-dire coordonnées.

Politique étrangère et de sécurité extérieure ? C’est sans doute le secteur le plus difficile à faire progresser.

Mais j’observe qu’un bizarre anglicisme d’origine française, la “gouvernance” est en train d’être communément reçu sans avoir été jamais défini, si ce n’est par les canadiens français qui sont experts en néologismes archaïques.

Il désigne, avec plus ou moins d’exhaustivité, toutes les fonctions de régulation sociale, quel que soit le niveau auquel elles s’exercent (du local au supra national) le statut qui les encadre (public, privé ou mixte) et les pouvoirs dont elles disposent.

Est-ce aussi cette “intégration progressive dépourvue de modèle” évoquée par le Ministre allemand J. Fischer ?

Ceux qui tâtonnent aujourd’hui pour l’élaboration d’une Constitution européenne n’imaginent sans doute pas davantage ce que sera notre ordre juridique dans un demi siècle, pas davantage que ne le faisaient en 1957, les signataires du Traité de Rome. C’étaient des rêveurs, il est vrai.

 


[1] P.Minard, La fortune du colbertisme, Etat et industrie dans la France des Lumières, Paris (Fayard), 1998

[2] Le ” Bureau du commerce “, créé en 1669 par Colbert, fut dissout en 1791.

[3] J. Habermas, Après l’Etat-nation, une nouvelle constellation politique, Paris (Fayard), 2000

[4] Le Bret, De la souveraineté du Roy, Paris, 1632

[5] L’Actualité juridique – Droit administratif, 20 mars 1999, p. 195

[6] L’Actualité juridique – Droit administratif, 20 juillet/20 août 1999, p. 120

[7] op.cit, p. 141