L’idée française de la science

Séance du lundi 14 mai 2001

par M. Dominique Lecourt

 

 

Il n’existe, bien entendu, qu’une seule science, si l’on entend par là cette manière singulière de s’approprier le monde par la pensée qu’ont inventée les hommes pour mieux le maîtriser. Par tâtonnements, erreurs et rectifications, elle consiste à déterminer ce qui de l’inconnu s’avère connaissable en fonction du déjà connu. Au prix d’hypothèses audacieuses, elle coordonne toujours plus étroitement les connaissances toujours plus nombreuses ainsi acquises.

Chacun peut en droit prendre part à cette aventure collective qui se poursuit de génération en génération, qui ignore les frontières des Etats, qui transcende la diversité des langues et des cultures. Ses succès ont puissamment contribué à transformer les modes de vie de l’humanité et ont modifié le visage même de la planète.

En ce sens, de toutes les activités humaines, la science apparaît comme celle qui unit le plus sûrement l’humanité, malgré l’âpre concurrence qui règne aujourd’hui dans la dite  » communauté scientifique  » internationale.

Lorsque, dans une collection (« Pour la vérité ») patronnée par les Secrétaires perpétuels des cinq Académies, le mathématicien Emile Picard (1856-1941) publie en 1915 un opuscule pour dénoncer « les prétentions de la science allemande », c’est pour contester, non d’ailleurs sans quelques injustices, que les savants de ce pays aient apporté au développement de la science moderne autant de contributions qu’ils ne l’affirment au même moment. Ce texte apparaît remarquable par le retournement d’opinion qu’il manifeste au sortir de la « crise allemande de la pensée française » ouverte depuis 1870. Mais surtout parce que contre les nationalistes qui sévissent sur les deux rives du Rhin, il entend bien faire reconnaître la science comme une œuvre commune à vocation universelle.

Toutes les tentatives pour bâtir de toutes pièces une science d’un type nouveau ont au demeurant échoué. L’opposition de la « science prolétarienne » à la « science bourgeoise » inventée et imposée par les autorités soviétiques au cours des années trente du siècle dernier, ou celle, décrétée par les idéologues du parti national-socialiste, de la « science aryenne » à la « science juive » n’ont abouti à la production d’aucune connaissance. La théorie lyssenkiste de l’hérédité et la prétendue physique nazie n’auront jamais constitué que l’habillage pseudo-théorique de pratiques d’intimidation intellectuelle au service de mystifications politiques criminelles.

Quant aux sciences dites parallèles ou occultes et autres para-sciences aujourd’hui si fortement organisées et puissamment financées, elles ne sont que des pseudo-religions qui tentent, avec plus ou moins d’habilité, de s’autoriser du prestige des sciences contemporaines pour mieux asservir leurs adeptes.

S’il n’existe ainsi en ce premier sens qu’une science, il serait imprudent de parler de la « science française », sinon pour désigner par commodité une réalité géographique et une entité administrative.

Qu’il existe, en revanche, plusieurs idées de la science, philosophiquement élaborées, c’est ce qui apparaît dès les commencements de la science moderne dans l’Europe du XVIIéme siècle. Les noms de Francis Bacon (1561-1626) et de René Descartes (1596-1650) inaugurent avec éclat deux traditions de pensée qui s’organisent au tour d’interprétations divergentes de la physique galiléenne.

Le Chancelier anglais et le cavalier français s’accordent sur l’idée que le bien-être de l’humanité représente l’objectif ultime de la démarche scientifique. Mais ils se font des représentations opposées de cette même démarche et n’apprécient pas de la même façon ses implications métaphysiques.

De Bacon à John Locke (1632-1704) s’ajustent en Angleterre une conception empiriste de la connaissance et une vue inductive de la méthode scientifique. La « philosophie naturelle » renferme toutes les sciences de la nature. Sa tâche consiste à découvrir les uniformités qui se manifestent dans le comportement des phénomènes lorsqu’on les observe soigneusement. Les lois qu’elle formule permettent de postuler le dessein d’une Providence dont la « théologie naturelle » démontre l’existence et décrit les bienfaits.

Descartes, pour sa part, élabore une conception rationaliste de la connaissance et conçoit la démarche scientifique comme analytique. Sur ce chemin, les mathématiques jouent un rôle éminent puisqu’elles ouvrent l’accès aux principes métaphysiques de la physique et de toutes les autres sciences. Dieu a déposé en nos âmes les semences des vérités éternelles que nous permettra de développer « la méthode pour bien conduire sa raison dans les sciences ». Mais on n’entre pas au conseil de Dieu. La théologie naturelle n’aura donc pas droit de cité en France. Les philosophes français des Lumières, si anglophiles qu’ils se soient voulus, ne manquèrent pas d’en couvrir de sarcasmes le projet même.

Que deux « styles » scientifiques soient issus de cette opposition initiale — deux façons d’aborder et de résoudre les problèmes, deux façons de concevoir les rapports de la théorie et de l’expérience —, c’est ce qu’a soutenu avec force Pierre Duhem (1861-1916) dans la première partie de son célèbre ouvrage sur La théorie physique en 1906.

Il se recommande de Pascal pour distinguer deux types d’esprits : les esprits amples mais faibles représentés à ses yeux par les Anglais, les esprits forts mais étroits, dont les Français fournissent la meilleure illustration. Cette distinction générale, il l’applique aux physiciens. Les anglais peu portés à l’abstraction se fient à leur imagination, manifestent un goût particulier pour les algèbres symboliques et chérissent par dessus tout les modèles mécaniques. Il vise particulièrement William Thomson (1824-1907) et James Clerk Maxwell (1831-1879).

L’idée française de la physique apparaît au contraire déductive. Une théorie physique est « essentiellement un système logique ». On y porte une attention toute particulière à l’ordre et à la clarté de la démarche qui relie les hypothèses initiales aux conséquences qu’on peut en tirer. Il cite Laplace (1749-1827), Fourier (1768-1830), Cauchy (1789-1857) et Ampère (1775-1836) qu’il place dans la descendance de Descartes.

Duhem force le trait et durcit excessivement les oppositions, au point d’être obligé de faire de Newton (1642-1727). un représentant de l’esprit français ! Toujours est-il qu’il a bien existé une idée française de la science, d’ascendance cartésienne, qui se remarque non seulement dans l’exposition des théories mais dans le mode de production même des connaissances nouvelles.

C’est pourtant vers une autre histoire qu’il faut se tourner pour saisir ce qui constitue peut-être le trait le plus distinctif de cette idée. Une histoire politique spécifiquement liée aux conditions dans lesquelles la République s’est installée dans notre pays. On y a vu en effet les républicains lier le sort de ce régime à celui de « la science » érigée en seule « valeur absolue ».

Cette position philosophique de combat, d’abord dirigée contre l’Eglise catholique, sera hautement revendiquée en 1911 sous le nom de « scientisme » par le biologiste évolutionniste Félix le Dantec (1869-1917) qui retourne la signification du mot contre son usage péjoratif inauguré en 1898 par Romain Rolland (1866-1944) dans Les loups avant que Jacques Maritain (1882-1973) ne lui confère à nouveau dans Antimoderne en 1914 un sens dépréciatif. Mais ce scientisme peut d’abord s’autoriser des noms de trois penseurs qui entendent s’inscrire dans la tradition des Idéologues et de Condorcet (1743-1794) : Ernest Renan (1823-1892), Marcellin Berthelot (1827-1907) et Hippolyte Taine (1828-1893). « Pitoyable trilogie », écrira sévèrement la philosophe Simone Weil (1909-1943).

Dans son ouvrage de jeunesse, L’avenir de la science, rédigé en 1848, qu’il publie en 1890, Renan se présente comme « le prêtre de la vraie religion », la religion de la science, laquelle seule « peut dire à l’homme le mot de sa destinée et lui enseigner le moyen d’atteindre sa fin ». Dans la même veine, son ami d’enfance, l’illustre chimiste et homme politique Berthelot, célébrant le pouvoir de la science, n’avait pas hésité à affirmer en 1885 dans la Préface de son ouvrage sur Les origines de l’alchimie que « le monde est aujourd’hui sans mystère ». « La science domine tout », se réjouissait le grand homme de la République. Taine, de son côté, s’était prononcé pour la « soudure » des sciences morales aux sciences naturelles. La science aurait désormais pour mission de se substituer à la religion pour fonder la morale.

Les uns et les autres rejoignaient sur ce point la version du positivisme comtien qu’avait donnée Emile Littré (1801-1881) en l’expurgeant de la « religion de l’humanité » : « L’état positif est celui où l’esprit conçoit que les phénomènes soient régis par des lois immanentes auxquelles il n’y a rien à demander par la prière ou par l’adoration, mais auxquelles il y a à demander par l’intelligence et par les sciences ».

C’est Berthelot que vise en janvier 1895, Ferdinand Brunetière (1849-1906), le directeur de la Revue des deux mondes, revenu du positivisme. Il fait écho à une formule de l’écrivain Paul Bourget (1852-1935), lui-même disciple repenti de Taine, qui annonçait en 1883 « la banqueroute de la science ». La science n’a pas tenu ses promesses, ironise-t-il. Elle n’a pas élucidé le mystère de nos origines et de notre fin. Loin d’apporter les bienfaits matériels escomptés, ses applications techniques ont engendré une nouvelle misère encore plus intolérable. Et la morale qu’on entendrait fonder sur elle ne serait qu’animale. Autant de « faillites partielles ». La science prétendait « remplacer la religion ». Elle a perdu la partie, conclut Brunetière.

La réplique ne se fait guère attendre. A l’appel de Georges Clemenceau (1841-1929), on voit se regrouper savants, politiques, écrivains et artistes autour de Berthelot sous la bannière de l’Union de la jeunesse républicaine. Pour « honorer la science, base de la République », ils participent tous à un grand Banquet — le « Banquet de Saint Mandé » qui se tient le 4 avril 1895 et où l’on fustige les « nouveaux mystiques ». La bataille fait rage toute l’année.

Ces passions apaisées, une manière de pacte s’impose sur la base d’un positivisme d’Etat strictement réduit aux célèbres deux premières leçons du Cours de philosophie positive. La science renonce à s’interroger sur le pourquoi des phénomènes pour se limiter à décrire leur comment.

Mais on retient aussi l’essentiel de la classification des sciences avancée dans ces mêmes pages d’Auguste Comte (1798-1857). Les historiens récents de l’éducation ont, à juste titre, montré comment la situation d’antériorité chronologique et de priorité logique accordée aux mathématiques a pu contribuer à installer cette discipline dans le rôle prépondérant que nous lui voyons jouer dans l’enseignement scientifique français.

Ce rôle a pesé sur la conception de l’enseignement et de la recherche en sciences physiques de notre pays, car la suprématie des mathématiques s’y est exercée au détriment de la physique expérimentale.

Plusieurs sociologues anglo-saxons de la science ont fait remarquer que l’enseignement dans nos Grandes Ecoles a adopté une démarche déductive à laquelle les élèves sont rompus dès les classes préparatoires. On sait le bénéfice d’efficacité et d’autorité qu’en tirent nos décideurs mais aussi le manque d’inventivité et de souplesse qui en est parfois le prix.

Qui pourrait dire que l’enseignement secondaire actuel ne porte plus la trace de cette conception initiale ? On peut souvent avoir le sentiment que les autorités éducatives adhèrent encore secrètement à la maxime de Comte selon laquelle « les mathématiques constituent la base normale de toute éducation logique ».

Telle se présente, à grands traits, la généalogie de l’idée française de la science. Héritière d’une haute tradition philosophique, mais aussi d’une histoire politique singulière où la science a été enrôlée dans le conflit qui s’est longtemps prolongé entre l’Eglise et l’Etat sous des formes plus ou moins aiguës.

Dira-t-on que cette idée est aujourd’hui périmée ? A première vue, oui. Sa composante cartésienne a en effet subi de rudes coups au début du siècle dernier, sur le terrain même des mathématiques et de la physique qui l’avait vue naître.

Gaston Bachelard (1884-1962) que l’on considère à juste titre comme le fondateur d’une école française dans l’épistémologie contemporaine a fait remarquer, dès 1934, dans Le nouvel esprit scientifique que les nouvelles géométries, les théories de la relativité et la mécanique quantique appelaient une « épistémologie non-cartésienne ». Dévalorisation du simple au bénéfice du complexe, de la substance à celui de la relation, décadence de l’idéal de la méthode, artificialisation de l’évidence… De Descartes il semble ne rester plus rien de vivant, à la fin de l’ouvrage. L’histoire ultérieure des sciences physiques n’a fait que justifier ce diagnostic implacable. Mais, selon l’esprit du  » non  » dont Bachelard a fait un usage réglé, ce non-cartésianisme est encore un cartésianisme au sens où il pose que le dynamisme de la pensée scientifique inventive a, en définitive, des ressorts philosophiques. Et c’est là l’essentiel.

La composante scientiste-positiviste de l’idée française de la science n’a paradoxalement pas perdu de son actualité, mais pour deux raisons qui s’opposent.

De la fameuse  » soudure  » préconisée par Taine des sciences morales aux sciences naturelles, l’objectif anti-religieux initial est tombé dans l’oubli. Mais force est de constater que le  » programme  » qui consistait à fonder scientifiquement la morale sur cette base n’a pas perdu son attrait. Il a même, semble-t-il, connu une nouvelle faveur ces dernières années.

Comte en son temps entendait bâtir sa conception de la sociologie et de l’histoire sur une interprétation personnelle de la phrénologie de Franz Josef Gall (1758-1828), la première théorie des localisations cérébrales qu’il considérait comme la  » science enfin positive de la nature humaine « . On voit aujourd’hui la biologie du système nerveux central fasciner les spécialistes des sciences humaines et sociales auxquelles elle offre, assez impérieusement, ses services. Nous pourrions y découvrir  » les bases naturelles de l’éthique  » ! Décidément nous n’en avons pas fini avec le XIXème siècle.

A l’actualité, à mes yeux regrettable, de cette composante de l’idée française de la science, vient s’en adjoindre une autre, porteuse d’avenir.

Le dogmatisme scientiste a eu le grand tort de fétichiser la science pour mieux en faire le fondement de toutes les normes de la vie humaine. Comme eut tort le dogmatisme de ceux des catholiques qui, malgré les efforts de Léon XIII, ont voulu continuer à traiter la science comme une figure du Mal, dont le singe darwinien constitue le facile symbole.

Mais il est resté de ces empoignades l’idée que la science est partie intégrante de la culture parce qu’elle entretient un rapport étroit avec l’ensemble des valeurs qui régissent la vie humaine. Cette idée fait vif contraste avec l’empirisme utilitaire anglo-saxon. Longtemps bloquée par le pacte positiviste — spiritualiste, elle a ressurgi dans le cadre de la tradition française en épistémologie, notamment dans l’œuvre de Georges Canguilhem (1904-1995), philosophe, médecin et résistant, qui a su montrer à l’œuvre dans la pensée scientifique elle-même les grandes catégories philosophiques (réel, causalité, vie, mort, matière, esprit…) qui président à l’exercice de toutes les formes de la pensée humaine.

Cette conception de l’épistémologie qui lie indissolublement philosophie et histoire des sciences se fait aujourd’hui entendre à l’échelle internationale. A l’heure où les progrès scientifiques et technologiques soulèvent des questions éthiques graves, elle apparaît comme la seule qui puisse leur conférer leur véritable dimension anthropologique sans sacrifier au moralisme qui accompagne la mise en scène planétaire du techno-théologisme américain.