Engagement politique et Nation

Séance du lundi 18 juin 2001

par M. Hervé Gaymard

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Chancelier Honoraire,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,

Le vingtième siècle s’était voulu le temps des engagements radicaux. Il demeurera celui des désillusions extrêmes. A l’effondrement des totalitarismes a succédé le désenchantement démocratique, et au dépérissement des idéologies s’est ajoutée l’indifférence politique, “la décoloration progressive des drapeaux, des saisons et des amours”. L’extinction de toute passion pour la chose publique, la fin des grandes querelles, la nouveauté désarmante des professions d’impuissance face à la mondialisation , la montée de l’abstentionnisme électoral en constituent les signes éminents. En trois décennies, on est passé du “changer la vie” rimbaldien à la pure gestion, du “tout est politique” à la politique introuvable, de la dictature du politique — un peu vite confondue avec la dictature du prolétariat — à la domination sans partage du fait social, ou plutôt, et selon un affreux néologisme, “sociétal”.

La politique a-t-elle donc perdu le pouvoir de nous faire rêver ? Les plus magnanimes de nos concitoyens pensent que les responsables politiques sont d’honnêtes tâcherons, des gestionnaires sans génie qui se contentent, et avec quels efforts, de bouger d’un dixième de degré un curseur que d’autres ont créé, des assistantes sociales que l’on va voir sans trop se faire d’illusions  quant aux plus acerbes, ils pensent que le politique, puisqu’il n’a plus de pouvoir réel, est forcément animé par d’autres instincts, le pouvoir et l’argent. Les citoyens accordent plus volontiers leur foi à un sociologue, un journaliste, un écrivain, voire un astrologue ou un sportif, qu’ils ne croient un homme ou une femme politique. Parce que le discours politique serait essentiellement menteur, forcément menteur. Mais réfléchissons-y un instant : quelle est la différence de nature entre l’écrivain, l’astrologue, le footballeur et le responsable politique ? C’est que ce dernier, et lui seul, est élu — donc, au sens propre, choisi, choisi pour représenter. La représentation, voilà quelque chose de puissant : seul celui qui représente, qui parle et agit au nom de, est légitime, au sens plein du terme. Seul, il a le droit d’engager la collectivité. Seul, il a le droit de parler pour tous et, inversement, le devoir de ne pas parler pour lui. Or, aujourd’hui, ce miroir de la représentation est fracassé : d’où, en grande partie, la crise de la politique.

N’ayons pas, toutefois, l’outrecuidance de croire que notre temps est exceptionnel, au regard de l’Histoire : en vérité, ce n’est pas d’aujourd’hui que la politique a mauvaise presse. Il y a un siècle, Péguy disait déjà que la politique n’est qu’une forme dégradée de la mystique. Il y a un demi-siècle, Malraux estimait que « la politique c’est ce qui reste quand il n’y a pas d’Histoire« . Là encore, la politique n’était qu’une forme seconde, une altération des formes pures, Mystique ou Histoire. Mais, en ce temps-là, on n’en était tout de même pas arrivé à la situation actuelle, où les candidats dissimulent désormais leur appartenance partisane sur leurs affiches électorales et se résolvent, en vertu d’un curieux renversement ou d’une formidable hypocrisie, à ne plus faire de politique pour continuer d’en faire. L’abandon des couleurs , par défaut de bataille visible, ne vaut-il pas désertion ? Sommes nous donc condamnés à traverser, inutiles et incertains, cette époque de transition, ou s’agit-il au contraire de dépasser la double tentation des nostalgies et des cynismes mortifères ?

Nous sommes, en ce début de millénaire, à la fin d’un cycle, mais peut-être au coeur d’un nouveau “nœud” au sens de Soljentisyne, lorsque le balancier de l’Histoire, en bout de course, s’immobilise presque avant de repartir en sens inverse. On n’en distingue pas encore les lignes de forces. Mais la société peut-elle se passer d’un projet collectif, qui suppose et qui dépasse à la fois ? La somme artihmétique des engagements individuels, quand ils existent, ne fait pas société. Seule, la politique a le pouvoir de fédérer l’individuel, de transformer, en une progression exponentielle, la somme des engagements en projet. Oui, la politique doit être projet, au sens premier et plein du terme : ce qui nous permet de nous projeter vers l’avenir, pour le prendre en compte, donc pour le préparer, le transformer avant qu’il n’advienne, au lieu de le subir. On le sait depuis Aristote : l’homme, par sa nature d’homme, ne saurait se passer de la politique, parce qu’elle lui est pour ainsi dire consubstantielle. Telle est notre tâche, immense : reconstruire la crédibilité de l’action politique.

À partir du tournant du XVIème siècle commence un processus qui trouvera son premier achèvement dans les Lumières : l’humanité occidentale passe, peu à peu, d’un monde clos à un univers infini, pour reprendre la forte expression d’Alexandre Koyré. Entre autres bouleversements de l’ordre des choses et du monde, la politique se trouve dès lors désacralisée, relative, autonome. D’une part, l’individu est invité à s’accomplir dans la sphère privée. D’autre part, la communauté de destin se concentre dans l’Etat. Or ne vivons-nous pas depuis, certes sans linéarité, mais en un perpétuel ressac, la croissance parallèle de l’individualisme-roi et de l’étatisme tentaculaire, selon une logique d’écartèlement de la société ou s’excluent le personnel et l’universel ?

À rebours, et contre les aspirations de 1789, le deuxième nœud apparaît être 1793, la Terreur, où la divinisation de l’utopie préfigure les chemins, non pas de la liberté mais de la barbarie, qui régenteront l’histoire pendant près de deux siècles. Sommes nous vraiment sortis d’une conception du progrès qui, pour exister, devrait toujours résulter d’un affrontement dialectique sous forme de guerre civile, nationale ou planétaire ?

C’est ici qu’advient le troisième nœud, en réaction aux deux premiers, lorsque après le fracas des nouveaux temps, Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville commencent de théoriser le retournement de l’homo politicus. Constant enterre alors la politique non sans avoir ciselé l’épitaphe qui figurera sur sa tombe : « la liberté n’est la liberté que si elle nous garantit de nous libérer de la politique« . Et Tocqueville tire les ultimes conséquences de cette perte corps et biens : « le citoyen (…) s’isole de la masse de ses semblables et se retire à l’écart avec sa famille et ses amis  de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même« .

En ce début de millénaire, on semble revenir à Constant et à Tocqueville, en les dénaturant souvent. Tous, nous rêvons d’une micro-société où nous pourrions agir à notre guise et surtout en confiance, parce que nous en connaîtrions tous les membres. Tel est en partie le sens du repli sur la sphère privée que nous constatons aujourd’hui car on ne reconnaît plus guère de qualités à la société, sinon celle de constituer un indispensable filet de sécurité, en cas de malheur. Elle peut toujours nous servir : alors servons-nous en, mais évitons de devoir la servir !

Pourquoi en sommes -nous arrivés à cette extrémité ? Peut-être parce que, entre Tocqueville et nous, il y a près de deux siècles de fureur et de sang. On a le sentiment en effet, pour paraphraser un titre illustre, d’avoir assisté à une sorte de « revanche de l’Histoire », et que les grandes machines idéologiques et totalitaires, dans un long soubresaut monstrueux, ont voulu nier jusqu’à l’abjection et à l’absurde cette « force des choses », pour reprendre en la retournant l’expression de Saint-Just. La politique serait donc morte à cause de sa réussite même : jamais dans l’Histoire, elle n’a gouverné les peuples avec autant de scientificité, d’efficacité, et parfois d’efficacité dans l’abjection et l’horreur. Elle s’est abreuvée à deux mamelles dénaturées, Idéologie d’une part, qui a conduit des millions d’hommes et de femmes, partout dans le monde, vers une mort prévue et conduite par le politique, Technocratie de l’autre, qui a permis que la décision du politique soit exécutée avec une efficience jamais atteinte.

Aujourd’hui, après l’horreur (mais est-on même sûr qu’elle se soit à tout jamais éloignée ?), on se retrouve donc les bras ballants, et on peut s’interroger : à quoi peut bien correspondre l’engagement politique ? On a exigé de la politique beaucoup plus qu’elle ne pouvait et qu’elle n’avait jamais donné, dans un transfert d’espérance aujourd’hui irrémédiablement déçu. C’est pourquoi la politique nous semble avoir perdu ses couleurs, au point que son incarnation semble introuvable ou plutôt dissoute dans l’économie, la morale ou l’histoire. Tout se passe comme si la politique perdait de son efficacité à mesure que le sens démocratique progresse : est-ce là, la vérité, que la politique, dans le monde moderne, ne peut avoir la capacité de changer le cours des choses que si elle devient totalitaire ? Si en revanche elle s’incarne démocratiquement, la politique serait-elle destinée à céder aux lois de l’individu et à celles du marché ? Le marché, cette somme d’individus qui restent séparés, qui ont vocation à le rester, l’a-t-il emporté sur la politique dont le lien invisible est celui du projet ?

Car l’économie n’est pas du même ordre que la politique, en ce qu’elle résulte de la décision d’une multitude d’acteurs. Elle est un résultat, mais un résultat sans intention, non pas un projet. Le marché sur le long terme contribue au mieux-être du plus grand nombre des populations. Mais faut-il pour autant se livrer corps et âme à ce jeu de hasard ? En entretenant la fiction du dirigisme politique en économie, en travestissant l’économie elle-même de résultat en projet, en invoquant Colbert, Marx, les volontaristes de l’entre-deux-guerres ou les planificateurs des Trente Glorieuses, on ne cesse de confondre le réel et l’imaginaire au risque d’accentuer le cauchemar technocratique. Les entêtements de 1981 et le carnet de change ne sont pas si loin, et on se souviendra d’un aspirant Premier Ministre défilant à Wilwoorde pour évidemment ne rien faire une fois installé à Matignon. Aucune des dogmatiques de l’économie n’a jamais libéré les pauvres ; beaucoup d’entre elles, en dépit des principes déclarés, ont souvent contribué à accroître leurs servitudes. Faut-il s’étonner de la perpétuité de tant de faux débats dans notre pays, qui est à la fois celui de la pensée claire, mais qui réserve aussi un incroyable succès de librairie à un essai qui identifie l’économie à la Shoah, confirmant ainsi l’illibéralisme diagnostiqué ici même avec art et finesse par Pierre Rosanvallon ?

Nous vivons donc une époque en mal de projet : certains se livrent, on l’a vu, pieds et poings liés au hasard, autre nom du marché, qui ainsi devient un nouveau démiurge — mais un démiurge qui jouerait aux dés. D’autres, inversement, appellent une morale de pacotille à la rescousse, afin de garantir une sorte d’angélisme manichéen qui comblerait le défaut de souci politique. On s’enivre de hautes émotions, on se drape dans l’altruisme, on revendique le malheur, les larmes, l’oblation comme autant de rituels d’une religion laïque du bien ultime. On exalte la victime dès lors qu’elle est inconnue, qu’elle est éloignée, car elle est moins dérangeante que le voisin de palier. On abandonne le sens moral, rebaptisé en choix éthique, à des comités d’experts. On délègue son humanité au prétexte de plus d’humanité. Or les droits de l’homme relèvent moins d’un contenu abstrait que d’une attitude née à l’épreuve des faits. Les vraies résistances procèdent d’un refus personnel des conformismes et non pas de leur adoption. Elles se trempent dans la confrontation, pas dans la représentation d’héroïsmes virtuels.

L’important, pour certains de nos contemporains, c’est surtout de ne rien faire : c’est pourquoi l’on se met soi-même autant de bâtons dans les roues qu’il est possible. De cette mise en servitude volontaire participe le déplorable usage contemporain de l’Histoire et de la mémoire. Elles ont toujours été des enjeux politiques, soumises à la réécriture ou à l’oubli sélectif, mais elles envahissent aujourd’hui le champ politique comme cela n’a sans doute jamais été le cas. Pour reprendre la fulgurante expression d’un membre de votre Compagnie, l’amnésie communiste et l’hypermnésie nazie imprègnent le climat intellectuel. Y a-t-il par exemple un autre pays que le nôtre où un Premier ministre oserait réécrire certains événements historiques à des fins partisanes, en quelques minutes, au Parlement ? Est-il un autre pays où le sempiternel ressassement du passé engendre si peu de repentir dans le présent et de promesses de réconciliation pour l’avenir ?

Une illusion économique, une morale de substitution, un passé qui ne passe pas : tels semblent être aujourd’hui les traits essentiels de l’exception française. Celui ou celle qui s’inscrit dans l’action politique assure sa survie électorale dans le refuge commode de la proximité, tout en se résignant à ce que la démocratie représentative s’étiole dans un théâtre d’ombres. Bien sûr, nous exerçons avec beaucoup de passion et avec un vrai bonheur nos mandats locaux, et ce n’est pas rien que de construire dans le dialogue le mieux vivre ensemble dans nos communes, nos villes, nos départements, toutes nos régions : car nous touchons là à la définition même de la démocratie. Mais pouvons-nous pour autant nous contenter de continuer à mimer, pouvons-nous nous contenter d’agir sans le soubassement et la perspective d’un projet politique ? Faudra-t-il choisir entre l’incantation et le mensonge ?

Dans une telle communication devant votre Compagnie, il sied que l’auteur s’efface derrière son sujet, mais pourquoi n’avouerais-je pas le trouble profond de l’élu de la Nation, et je ne suis pas le seul, devant la crise du sens et de l’engagement politique aujourd’hui ? On peut nier cette crise, et se contenter d’être un honnête courtier, de faire correctement ce qui ne devrait pas être un métier. On peut aussi la déplorer et se réfugier dans la nostalgie, toujours tentante, des temps révolus et mythifier un passé qui ne peut plus nous aider.

Ce n’est pas mon souhait.

Mon propos ici est plutôt de dire qu’il nous faut reconstruire un projet et redonner un sens à l’engagement politique. Oh ! certes, ce ne sera pas chose facile, car il nous faudra inventer, dessiner et construire un autre chemin entre la désertion et la crispation. Les Français attendent des repères, des valeurs, des lignes de force : mais à ce besoin de clarté, il ne faut pas répondre par la démagogie, il ne faut pas croire que filer le long de la plus grande pente, prendre le vent comme un bon chien de chasse, peut tenir lieu de sens politique, et encore moins d’engagement. Ce serait le degré zéro, et c’est précisément parce que certains, avec plus ou moins de bonheur, ont tenté de l’atteindre, que nul n’a plus foi dans la politique. Il est aujourd’hui un besoin sans égal depuis des décennies, à vivre avec bonheur et passion ce que l’on est. L’attente, pour être humble, voire muette pour l’heure, ou plutôt disséminée, n’en est pas moins immense. Elle finira par gronder, et se transformer en puissance d’insurrection si les politiques n’y prennent garde et n’y répondent point.

* * *

Quel doit donc être le rôle de la politique aujourd’hui ? Tout simplement d’incarner, de dire et de faire. Et, dans ce triple registre, la tâche est immense.

A tous les échelons de la démocratie représentative, les citoyens ont un besoin d’incarnation. Il n’y a certes pas loin du démiurge au bouc-émissaire, mais notre société a besoin de représentants, démocratiquement désignés et, de ce fait, responsables, respectables et respectés. Il faut sortir de ces deux décennies gâtées, où la méfiance, la défiance et plus grave encore le dédain et l’indifférence ont crû et se sont multipliés à l’ombre des affaires. Sortons de l’ère du soupçon. Ainsi pourrons-nous reconstruire une société de confiance, pour reprendre un concept cher à Alain Peyrefitte. Cela passe d’abord par une morale du comportement, par un refus de la société du spectacle, par un refus de la politique frénétique qui broie les hommes de qualité. Oui, je crois à l’exemplarité du comportement. Il nous faut dans cette société aseptisée, où tout inlassablement repasse en boucle, construire la figure de l’homme vivant au sens de Bernanos, qui incarne le retour du courage, de l’humilité et de la véracité, loin de la statue du commandeur, du démagogue, du technocrate, de l’affairiste ou du politique-acteur qui joue sa partition en play-back.

Il y a un besoin de dire, il y a une appétence de liberté de l’esprit, pour se libérer de la société normée qui est la nôtre, où la défaite de la pensée ne produit que de pauvres idées reçues — reçues, pour ainsi dire, avant même que d’être émises —, qui pâlissent au fur et à mesure que l’écho est renvoyé par les relais narcissiques d’un conformisme coopté.

Il y a un besoin de dire ce qu’est la politique, ce qu’est la République, ce que doit être un discours à la Nation française dans une Europe qui se construit.

Il faut dire la politique. On nous a déjà annoncé, il y a quelques années, la fin de l’Histoire, qui justifiait par essence la fin de l’action politique. Mais l’Histoire est-elle arrivée à sa fin quand, à trois heures d’avion de Paris, les hommes s’entretuent, violent, s’adonnent au délire du nationalisme ethnique, ce cousin du génocide ? L’Histoire est-elle finie parce que l’un des deux blocs constitutifs de la seconde moitié du XXe siècle a disparu ? Est-elle finie, alors que, aujourd’hui, pour la première fois de notre présence sur la Terre, nous avons — et avec nous, des peuples qui vivent dans le ressentiment et la haine — la possibilité de détruire toute vie sur cette planète ? Non, le présent qui s’offre à nous aujourd’hui n’est pas un temps linéaire, et ce n’est pas parce que notre démocratie, comme beaucoup d’autres, semble aujourd’hui assoupie, et préférer la continuité au changement, qu’il ne se passe rien chez nous ni ailleurs.

C’est pourquoi nous ne croyons pas à la fin de la politique, pas davantage que nous n’appelons à ce qu’elle envahisse la sphère privée. Bien sûr, jadis, tout était plus simple, lorsque Malraux par exemple pouvait définir la politique comme la façon dont « quelque chose qui s’appelle l’Etat va traduire les aspirations de quelque chose qui s’appelle la Nation« . Il nous faut sans doute aujourd’hui définitivement revenir à Constant, qui définit la politique moderne comme devant s’arrêter là où commence la jouissance paisible de l’indépendance privée, et proclame : « Que l’autorité se borne à être juste. Nous nous chargeons de notre bonheur« . Mais attention : cette salutaire distinction entre la sphère publique et la sphère privée, entre ce qui relève de la politique et ce qui n’en relève pas, ne doit pas être interprétée comme un appel au repli sur soi et encore moins au repli communautaire. La politique contemporaine doit être une synthèse républicaine et libérale, au meilleur sens du terme, qui permette de réconcilier deux de nos grandes traditions politiques, que les malheurs des temps ont parfois dénaturées. Comme le dit avec beaucoup de justesse Tzvetan Todorov, « nous ne voulons pas d’une politique soumise à la morale, comme dans les théocraties, ni d’une morale découlant de choix politiques, comme dans les Etats totalitaires« .

Il faut dire la République. Il y a une nostalgie républicaine, qui mythifie les débuts de la IIIème république qui sent la blouse grise, la craie et l’encre violette. Mais il n’est pas sûr que le souvenir et l’incantation suffisent pour retrouver un Age d’or idéalisé, ni d’ailleurs que cela corresponde aux attentes d’une société qui a évolué en quelques années plus que dans les siècles précédents. Il n’en demeure pas moins que nous ressentons le besoin de redéfinir un projet républicain, dans lequel le politique ne soit pas subordonné au social, le contenu éclipsé par la procédure, les fins occultées par les moyens, la loi bafouée par les droits, et le risque nié par la prévention. Il nous faut rebâtir une société d’hommes libres et responsables, jouissant de droits individuels garantis par la République, une véritable société de confiance, en effet, dans laquelle le citoyen, le salarié, l’entrepreneur, le bénévole, le jeune et le parent puissent s’épanouir et réussir leur vie, en plein accord avec leur libre arbitre.

C’est dire l’urgence d’un discours à la Nation Française qui doit dépasser les fausses alternatives, celles qui stérilisent la pensée et nécrosent le débat. Ainsi, dans l’ordre interne, n’aurait-on d’autre choix qu’entre le jacobinisme centralisateur ou le délitement de l’Etat-Nation par la montée des régionalismes ; dans l’ordre externe, avec la construction européenne, il n’y aurait d’autre alternative que l’eurolâtrie béate ou l’europhobie crépusculaire. Nous ne voulons plus être prisonniers de ces choix réducteurs. Nous voulons tout simplement dire que la Nation est toujours une idée neuve qui vivra sans le carcan de l’Etat. Elle sera l’indispensable pierre d’angle d’une construction européenne ambitieuse. Précisément parce qu’elle est une idée, c’est-à-dire un principe toujours remodelé, une essence vers laquelle on tend, mais que l’on n’atteint jamais.

Nous savons bien, nous autres Français, que nous sommes incorrigibles, que nous n’aimons rien tant que « les succès achevés ou les malheurs exemplaires« , que nous passons de l’abattement à l’arrogance, là où l’humilité et la légitime fierté devraient guider nos attitudes, que nous énervons et fascinons le reste du monde, dont nous ne sommes plus le nombril depuis bien des lustres. Malgré les brillants succès économiques que nous avons construits depuis la deuxième guerre mondiale, qui font de notre pays la quatrième puissance économique du monde et le deuxième exportateur par habitant, grâce à une furia francese dont on ne parle pas et dont on ne félicite pas assez nos entrepreneurs, il y a au fond de nous-mêmes une certaine mélancolie. Consciemment ou non, et malgré tout ce que nous devons à un homme d’exception, nous ne nous sommes en réalité pas remis complètement de la défaite de 1940, et le regard lourd, triste et humilié de Léon Noël et de nos plénipotentiaires dans le wagon de Rethondes nous poursuit encore. C’est au fond ce manque de confiance en nous-mêmes qui explique que certains s’en remettent à la construction européenne pour réformer un pays qui en serait incapable, et que d’autres se réfugient derrière des lignes Maginot juridiques, croyant ainsi échapper au réel et au monde tel qu’il est. Ces deux attitudes sont parallèles, elles sont les deux facettes du même fatalisme. Mais c’est précisément parce que nous aurons su refonder le projet républicain, parce que nous saurons bâtir un nouveau discours à la Nation française, serein et déterminé, que nous pourrons construire cette nouvelle société, une société qui donne à tous un socle universel de sécurité, mais qui sache ne plus décourager la prise de risque : une société où les citoyens auront confiance dans l’Etat parce qu’il leur aura fait confiance, une société où les Français auront confiance en eux-mêmes.

La France est une Histoire, que nous assumons dans ses ombres et dans ses lumières. Dans les années noires, Marc Bloch, dans une célèbre formule, a tout résumé : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’Histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims et ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération« . Mais cette histoire que nous aimons ne doit pas nous empêcher de marcher.

La France est une idée, qui s’incarne dans une certaine conception de l’homme, un « principe spirituel » comme l’écrivait Renan, dont le fondement n’est ni la race, ni les intérêts, ni l’affinité religieuse, ni la géographie, ni les nécessités militaires, mais la volonté de vivre ensemble, avec une histoire et un projet. Il est de bon ton aujourd’hui de tenir pour forclose cette conception de la Nation, qui serait rendue caduque par la construction européenne, le développement des libertés locales et l’instillation rampante du communautarisme.

Je pense exactement le contraire.

Louis Dumont, qui reste dans ma mémoire, a dressé un beau tableau contrasté du Français, homme par nature et Français par accident, et de l’Allemand, homme grâce à sa qualité d’Allemand. L’universalité de la France repose sur des valeurs émancipatrices, et elle ne s’incarne pas dans l’Empire. Peut-être la démocratie est-elle introuvable, sans doute les immortels principes n’ont-ils pas tenu toutes leurs promesses, mais nous n’attendons pas le retour d’un Empereur caché garant d’une unité organique. En Europe, quelle que soient les différentes conceptions de la Nation, quelles que soient nos traditions nationales, l’idée de Nation demeure. En mars 1948, salle Pleyel, dans son appel aux intellectuels, André Malraux proclamait : « Pour le meilleur comme pour le pire, nous sommes liés à la Patrie, et nous savons, que nous le voulions ou non, que nous ne construirons pas l’Européen sans elle, mais sur elle« .

Dans un moment capital de la construction européenne, nous devons avoir cela à l’esprit : que chaque pays a sa conception de la Nation, qu’il faut respecter et ne pas éluder. Nous avons la nôtre. Nos amis allemands ont la leur, revisitée et réévaluée depuis la réunification, après un demi-siècle de déni volontaire ou imposé. Quand Jürgen Habermas réfléchit à la question de l’Etat européen, n’est-ce pas d’abord la question de l’Etat allemand qui étalonne son raisonnement ? C’est pourquoi deux questions doivent mobiliser notre vigilance, notre énergie et notre créativité : la question des langues et celle de la réforme des institutions. La « langue sauvée » dont parlait Elias Canetti ne saurait être un anglais d’aéroport, mais chacune de nos langues nationales avec le génie propre qu’elles recèlent, et qu’un enseignement beaucoup plus volontariste pourra transmettre, en même temps que l’amitié, entre nos peuples. S’agissant des institutions, il faudra en 2004 avoir élaboré un texte fondamental — peu importe comment on le nommera —, lisible et compréhensible par tous, qui disposera qui fait quoi entre l’échelon national et européen, et qui donnera toute leur place aux peuples, car jusqu’à présent la construction européenne s’est faite dans leur dos. Ce sont des nations sereines, réunies dans des institutions lisibles, qui construiront l’Europe puissance que nous appelons de nos vœux.

Dans l’ordre interne, rien évidemment ne s’oppose en France à une plus grande décentralisation, car il n’est rien de plus faux que d’assimiler notre conception de la Nation à l’étatisme et au jacobinisme. L’Etat aujourd’hui est dans la situation que décrivait Pierre Gaxotte à la fin de l’Ancien Régime, « pauvre dans un pays prospère« . Coûteux également, pourrait-on ajouter, tant le contribuable ne retrouve pas le service rendu que le montant de ses contributions pourrait laisser supposer. Transférons celles des compétences qui seront mieux exercées par les collectivités territoriales sous le contrôle des citoyens, et que l’Etat assume enfin pleinement et efficacement ses tâches régaliennes. C’est ainsi que l’Etat pourra être vraiment efficace, alors qu’aujourd’hui il ne sait ni prévoir, ni organiser, ni contrôler, ni évaluer, parce qu’il s’épuise à tout examiner jusque dans le détail.

C’est peut-être en définitive sur la conception de la société que la plus importante clarification s’impose. Depuis quelques années, imperceptiblement, la tentation communautariste s’instille. Nous n’avons jamais reconnu de minorités en tant que telles, ni de communautés, mais seulement des citoyens, à l’opposé des gated communities de Californie, du mir de la Sainte Russie, du milet de la Sublime Porte, du système de la Double-Monarchie, des nationalités de l’URSS, ou des Volksgruppen germaniques. Pourtant, en quelques années, plusieurs coups de canif ont écorné le pacte républicain. Que cela ait été décidé parfois dans une grande bonne foi et avec les meilleures intentions du monde ne change rien. Si cette évolution devait se prolonger dans d’autres domaines, le modèle français, qui ne reconnaît que des individus libres et égaux en droits et non des groupes humains, aurait vécu.

Les millions de Français issus de l’immigration ne demandent pas un régime de faveur, encore moins un traitement spécifique. Ils veulent ressembler aux Français pour mieux se rassembler avec les Français. Ils demandent d’abord à être traité avec respect et dignité. Ils veulent être reconnus comme des Français à part entière et non entièrement à part. Trop souvent victimes de discrimination, ils se sentent parfois exclus de la société, mais ils rejettent la culture de la victimisation et attendent une culture de la responsabilité. Ils croient encore à l’égalité des chances, à la promotion par le travail, le mérite et l’engagement personnel. Ne les décevons pas.

Alain Peyrefitte, dans un colloque organisé en 1997 par votre Compagnie, a bien situé les enjeux : « Nous ne nous reconnaissons ni dans les limites de l’ethnocentrisme ni dans un mondialisme confus. Entre ces deux extrêmes, s’affirme une troisième voie, la voie de la Nation. Une Nation ouverte, fraternelle et solidaire« .

* * *

S’il est capital d’incarner, s’il est urgent de dire la politique, la République et la Nation, les citoyens attendent que l’on agisse, que l’on fasse. La politique est en crise parce qu’elle ne sait plus dans quel espace elle doit s’inscrire ni dans quel temps elle doit s’exercer. C’est d’abord dans chacune de ces deux dimensions qu’il faut la repenser.

J’entends d’ici les sceptiques se gausser : que peuvent donc bien faire d’autre ces politiques, à l’heure de la mondialisation, que d’aller faire les guignols à la télévision, pour prouver, pathétiquement, qu’ils sont sympathiques ? La dictature de la transparence ne les a-t-elle pas rendus diaphanes dans leur être comme dans leur action ?

Est-ce une tâche médiocre, que de permettre aux Français de s’épanouir et de préparer l’avenir des générations futures par une politique ambitieuse de l’environnement, de la population et de la famille, du développement équilibré de nos territoires, de l’éducation, en sauvegardant nos régimes de retraites ?

Est-ce une tâche médiocre, que de réformer l’Etat pour qu’il soit enfin au service de tous, et qu’il assume pleinement ses fonctions régaliennes, parce qu’elles constituent le soubassement de sa légitimité ?

Est-ce une tâche médiocre, que de réformer nos institutions, et nos manières d’agir, en donnant plus de place à la négociation collective et aux partenaires sociaux ?

Est-ce une tâche médiocre, que de construire une démocratie de participation, parce que seule elle permettra de réduire cette fracture civique que tous nous déplorons ?

Est-ce une tâche médiocre, que d’essayer de construire un nouveau comportement qui nous permette de redonner des couleurs à la politique, ce fantôme diaphane de nos illusions et désillusions ?

***

Mesdames, Messieurs,

J’ai bien conscience que dans l’évocation d’un tel sujet deux écueils vous guettent : l’irénisme et la présomption.

Prenez cette communication pour ce qu’elle est, c’est à dire un acte de foi, sans doute maladroit, incomplet, mais sincère et vivant, pour réveiller les sceptiques et les déçus.

J’ai essayé d’amorcer une réflexion, d’ouvrir un chemin. Tout reste à faire. C’est donc un appel aussi dont il s’agit. Un appel aux créateurs, aux intellectuels, aux écrivains, aux poètes, aux entrepreneurs, aux politiques, pour bâtir ensemble du vrai et du neuf.

Oui, tout n’est pas politique.

Mais il faut avoir une grande ambition politique là où on l’attend. C’est dans une Nation d’hommes libres et égaux en droits que réside essentiellement la liberté. Il y a une nouvelle citoyenneté politique à construire, qui doit tourner le dos autant à la passivité démocratique qu’au consumérisme politique. Que voulons-nous faire du visage de notre pays ? Quelle France dans quelle Europe voulons-nous pour nos enfants et nos petits-enfants ? Voulons-nous construire une France où tout le monde se regardera avec suspicion, une France faite du collage disjoint de lieux où s’exacerbera l’exaspération mutuelle ? Ou voulons-nous construire le mieux vivre pour tous ? La tâche est immense : il s’agit rien moins que de définir l’intérêt général pour aujourd’hui et pour demain, et de le prendre en charge — car les affaires publiques sont un bonheur, mais aussi un fardeau. Et la politique n’a rien à voir avec le bonheur privé, mais a à voir avec le bonheur commun.