Violence, société et humanisme

Séance du lundi 11 juin 2001

par M. Jean-Pierre Delalande

 

 

Ma conviction est qu’il y a une réponse humaniste à la violence.

Cette conviction, je me la suis forgée au cours de plus de vingt ans d’action locale comme maire-adjoint, d’abord à Herblay, puis comme maire — de 1989 à 1997 — d’une autre ville de vingt mille habitants, en Val d’Oise, dans la banlieue Nord de Paris.

L’intérêt de cette ville est qu’elle rassemblait sur son territoire 374 hectares – des sociologies extrêmement variées, voire contradictoires, avec à la fois des gens aisés, des classes moyennes et un pourcentage important de familles rencontrant beaucoup de problèmes.

Ajoutons à cela que cette ville comporte en réalité 7 quartiers séparés par des voies de chemin de fer et des routes à grande circulation qui en faisaient des villes dans la ville.

Enfin, dernière caractéristique importante, la ville était très pauvre, avec un budget total de 110 à 115 millions de francs, soit un tiers de moins que la moyenne de la strate, une faculté d’emprunt annuel de seulement huit à dix millions de francs, et des ressources de taxe professionnelle ne dépassant pas sept à huit millions de francs.

Le décor étant planté, cette commune située en Val-d’Oise, mais à la limite de la Seine-Saint-Denis, au sud et au sud-est, et limitée à l’ouest et au nord-ouest par Enghien-Les-Bains et Montmorency, était confrontée dans certains de ces quartiers à des problèmes de violence du même ordre que ceux de banlieues dont font état les médias.

Le paroxysme en a été atteint par un jour ensoleillé d’août 1991. Cet après-midi là, une bande de jeunes de la ville avait établi un camp retranché au haut d’une tour de quinze étages avec force cocktails molotov. Cette bande attendait une bande rivale d’une ville voisine de Seine-Saint-Denis. Pour des raisons de deals mal traités ? Pour des raisons de filles ? Peut-être les deux ! On n’a jamais su exactement. Mais la chance a voulu que nous apprenions l’existence de ce camp retranché quelques temps — une demi-heure ? trois-quarts d’heure ? avant l’arrivée de la bande rivale. Ce qui nous a permis de boucler le quartier avec les policiers. Je vous laisse à penser ce qui aurait pu se produire si ces cocktails molotov étaient tombés sur les piétons, quinze étages plus bas, et sur les voitures en stationnement.

Inutile de vous dire que j’ai eu, ce jour là, la peur de ma vie. Et bien sûr, je me suis aussitôt demandé qu’est-ce que ces jeunes pouvaient bien avoir dans la tête pour en arriver à de telles extrémités. Et je me suis mis en quête de comprendre pour essayer de faire en sorte que cela ne se reproduise pas. La population était en émoi dans tous les quartiers, les discours des uns sur les autres absolument effrayants. Et j’ai eu ainsi confirmation de ce que le premier rôle d’un maire — qui n’est écrit nulle part dans le code des communes consistait à assurer la cohésion sociale de sa collectivité dans le respect absolu de chacun.

J’ai donc entrepris d’écouter tous les jeunes à la fois individuellement et collectivement mais aussi tous les acteurs de ce quartier de trois mille cinq cent à quatre mille habitants : gardiens d’immeubles, concierges, responsables d’association, enseignants, représentants de professions médicales, habitants, pour essayer d’analyser les phénomènes, les discours, les attentes.

Au début, notamment chez les jeunes, les demandes étaient assez confuses. Au bout d’un certain temps, j’ai fini par comprendre que leur première demande exprimée était au fonds assez simple : une salle pour se réunir, des facilités pour faire du sport sans forcément s’intégrer dans un club sportif et enfin, un emploi.

Très rapidement, j’ai donc enclenché un processus, essayant de répondre à ces trois demandes. Mais comment faire vite, lorsque l’on n’a aucune marge de manœuvre budgétaire, qu’on ne dispose pas des terrains nécessaires, et qu’en tout état de cause, la durée des procédures de marchés publics, d’acquisitions de terrains, de constructions de bâtiments, de mise en œuvre du personnel, demandaient, en allant très vite, au mieux au moins deux ans. Par des rencontres régulières avec les jeunes et le plus grand nombre possible de personnes du quartier, j’ai expliqué mes contraintes, puis je les ai régulièrement tenus au courant de l’état d’avancement des projets, manifestant chaque fois ma volonté d’aboutir, essayant de donner de la crédibilité à ma démarche par un respect strict de mes engagements, notamment en terme de délais, et essayant également de montrer par-là le respect que j’avais pour eux.

Au bout de deux ans, une salle de réunion était construite avec tous les aménagements demandés par les jeunes en terme de sonorisation, de jeux : tables de ping-pong, baby-foot etc… Je baptisais symboliquement ce local “Jesse Owens” pour bien montrer mon refus de tout discours xénophobe ou raciste.

Parallèlement, j’avais accéléré la mise à disposition de terrains me permettant de créer un grand parc avec des aires de jeux spécialisées pour chacun des âges de la petite enfance à l’âge quasi adulte, de façon à ce qu’ils n’interfèrent pas et que chacun s’y sente à l’aise et en toute sécurité dans son milieu avec ses parents ou avec ses camarades. Cela m’a permis enfin d’implanter le local “Jesse Owens” suffisamment loin des habitations pour que personne n’en subisse les nuisances sonores.

Bien entendu, la conception même de ce parc a été imaginé avec la participation dans le détail de toutes les parties prenantes: riverains, jeunes de tous âges, associations, habitants du quartier…

Enfin, toujours concomitamment, j’ai embauché vingt des trente jeunes les plus difficiles dans les centres de loisirs de la ville pour assurer l’encadrement des plus jeunes après leur avoir fait passer le brevet d’aptitude à la fonction d’animateur (BAFA) et leur faire prendre conscience ainsi de leur altérité — les grands n’avaient pas conscience que par leur seul comportement ils faisaient peur aux petits — et leur donner un rôle de responsabilité dans la société.

Comme j’avais par ailleurs, constatant en 1992 le doublement du nombre des chômeurs sur la ville en un an, créé un service municipal d’aide à l’emploi, j’ai établi une antenne de ce service dans ce quartier à la disposition de l’ensemble de la population.

Ce service sur l’ensemble de la ville en quatre ans a retrouvé du travail à plus de 850 personnes.

Ainsi, progressivement, les éléments d’une crédibilité dans l’action par le respect des individus et la socialisation des jusque là asociaux se sont faits jour, l’essentiel étant le sentiment de considération qu’avaient désormais les jeunes et les moins jeunes qui jusque là pensaient que personne ne s’occupait d’eux, et qui donc se réfugiaient dans un discours négatif de revendications et de violence. De l’incompréhension, on passait progressivement au dialogue et à l’insertion dans la société. Les chiffres en terme de violence recensés ont dès lors connu une tendance à la baisse tout à fait significative, de l’ordre de 10 à 15 % en un an même si, bien sûr, tout n’était pas encore réglé.

De manière à ne pas donner le sentiment aux autres quartiers — ce qui m’était évidemment reproché — de n’en faire que pour le quartier le plus “difficile”, on me disait parfois, ce que je récusais évidemment avec force, “que je n’en faisais que pour la racaille“, je mettais en place des équipements pour les jeunes dans le centre ville, à la limite de deux autres quartiers pour bien montrer que je traitais partout dans la ville les gens de la même façon et que ce qui fondait ma démarche était un principe d’égalité des citoyens, quelle que soit leur catégorie et quelle que soit leur localisation.

Ainsi, je pensais avoir résolu pour l’essentiel le problème des adolescents de 14 à 18/20 ans.

Mais en 1994, toujours dans le même quartier, voilà qu’un enfant de huit ans gifle violemment son institutrice. Émoi chez les enseignants, émoi chez les parents d’élèves, émoi dans la population.

Bien sûr, nous nous réinterrogeons sur les raisons de ce phénomène et du rajeunissement que nous constatons un peu partout de la délinquance et de la violence dans la ville comme dans les villes voisines.

En entendant les parents d’élèves et les enseignants, très vite je me suis aperçu que l’un des problèmes importants, si ce n’est le problème majeur résidait dans un défaut de masculinité et la quasi-absence d’hommes dans le milieu familial comme dans le milieu enseignant. Sur les quatorze instituteurs de l’école, treize étaient des femmes, jeunes. Bien sûr parfaitement compétentes mais dont je commençais à sentir la lassitude et ce en dépit du soutien constant de la ville et de la chance qu’elles avaient d’avoir une remarquable directrice. S’agissant des parents, pour l’essentiel ne venaient au mieux aux réunions que les mères de famille, très peu les pères.

Avec l’aide du Sous-Préfet à la ville, je pris une mesure simple qui consista à affecter à la surveillance de la cour de l’école un grand gaillard, appelé du service national ville. Sa seule présence en imposait. Il pouvait rappeler à l’ordre mais aussi conseiller et le soir, pour montrer qu’il était un être sensible, aider aux devoirs et obtenir ainsi un meilleur résultat dans sa mission par la confiance que par la seule autorité.

Mais au-delà, comment traiter au fond le rajeunissement de l’âge des délinquants et y remédier “sociétalement” ?

L’analyse attentive des causes de ce rajeunissement à laquelle nous avons procédé nous a confirmé que, dans la plupart des cas, il y avait

  • non seulement absence de père,

  • mais aussi absence d’autorité parentale.

Les enfants le plus généralement issus de familles déstructurées ou de familles d’origine étrangère, maîtrisant mal la culture et la langue françaises, n’ont pas vu se constituer leur personnalité au fur et à mesure de leur avancement en âge par l’enseignement par leurs parents, père et mère, des règles élémentaires de la vie en société.

Ainsi, aucune limite, aucune borne n’ont jamais été mises à l’expression de leur liberté au fur et à mesure qu’ils grandissaient. Livrés à eux-mêmes, ils ont exercé la plénitude de leur liberté en toute impunité jusqu’à ce qu’ils se heurtent à la société par leurs exactions, traduction aussi de leur mal être, de leur défaut de calage, de place dans la société comme dans leur famille, ayant alors directement affaire à la police et à la justice — souvent “marteaux-pilons” pour écraser une mouche — celles-ci étant en plus démunies de moyens juridiques, compte tenu de l’âge des enfants concernés, manifestant ainsi la vacuité de la réponse sociétale.

Si la société ne peut, à l’évidence, rester sans une réponse appropriée, de l’analyse faite il m’est donc venu à l’idée d’élaborer deux réponses pour essayer de remédier à ce phénomène :

  • l’une, pré-judiciaire

  • l’autre, éducative.

L’initiative pré-judiciaire a consisté en la création d’une institution regroupant le Maire, présent personnellement, le Commissaire de Police, le Procureur de la République et, le cas échéant, le chef de l’établissement scolaire que fréquente l’enfant.

Cette formation reçoit dans un premier temps, pendant 20 à 30 minutes, les parents de l’enfant concerné dont un “faisceau d’indices concordants” montre que, si le problème n’est pas traité, cet enfant aura inévitablement maille à partir avec la police et la justice.

À cette occasion, l’objectif est de rappeler aux parents leurs responsabilités, civile et pénale, au regard de leur enfant mineur, mais aussi de comprendre la situation, de les conseiller et, plus généralement d’essayer de leur redonner les éléments de nature à recréer des liens qui, le plus souvent, n’existent plus entre parents et enfant.

Cette même formation reçoit ensuite l’enfant concerné, seul, pour lui indiquer que ses agissements sont connus et que, s’il continue, il aura inévitablement affaire aux autorités de la Mairie, de la police et de la justice.

L’intérêt qu’il soit reçu par ces trois autorités ensemble, plus le chef d’établissement, est de montrer à l’enfant que les pouvoirs publics se connaissent, se parlent et que donc ils ne seront pas contournables, que forcément, si ses agissements intempestifs se poursuivent, l’enfant sera retrouvé.

Il s’agit là d’éviter la montée chez ces jeunes d’un sentiment de “caïdat” paradoxalement souvent conséquence d’une convocation au commissariat pour y passer deux heures, voire au Parquet pour y passer un après-midi. Nous voulions ainsi montrer qu’il ne s’agissait pas là seulement pour eux d’un mauvais moment à passer dont ils croyaient revenir plus fort vis-à-vis des copains, comme après un rite initiatique, au motif que cela avait été sans conséquences immédiates.

Cette même formation reçoit enfin ensemble les parents et l’enfant pour leur redire combien les autorités, désormais attentives, suivront l’évolution de la situation et en tireront, le cas échéant, les conséquences.

Bien entendu, ne sont accueillis dans cette structure que les enfants qui n’ont pas encore eu maille à partir avec la justice.

De l’expérience menée, les résultats montrent qu’il y a eu 1/3 de rémissions, c’est-à-dire de cas où la situation est définitivement réglée par la compréhension de la situation et des risques encourus par les parents comme par l’enfant ; dans 1/3 des cas, une amélioration de la situation a pu être constatée ; dans le dernier 1/3 des cas, c’est un constat d’échec et, à ce moment-là, le rôle de prévention de l’institution et de la ville n’a plus lieu d’être, les jeunes concernés relevant clairement de la police et de la justice dans leur mission de répression. Mais ils auront été prévenus et si ce n’est tout, du moins beaucoup aura été fait pour leur éviter cette mauvaise pente.

En ce qui concerne l’éducation, j’ai mis en place une École des Parents visant à redonner aux parents confiance en eux-mêmes vis-à-vis de leurs enfants et donc à restaurer leur autorité parentale.

Le phénomène le plus généralement observé est que, dans les cas concernés, le père — même s’il reste physiquement présent — est en réalité absent de l’éducation de l’enfant ; que la mère, qui seule a des relations avec ce dernier, maîtrisant souvent mal la culture et la langue françaises et ne connaissant pas l’institution scolaire avec laquelle elle a peu de liens, se sent vite déconsidérée — indépendamment de son statut culturel d’origine — par le sentiment qu’elle a que son enfant en sait plus qu’elle.

Les parents étant dans l’incapacité d’assurer le suivi des leçons et des devoirs et n’ayant rien à dire à l’enfant à la sortie de l’école, à 16 heures 30, ce dernier, livré à lui-même, retourne dans la rue, chahute avec les copains et, progressivement, fréquente les plus grands qui, dans le cadre de bandes ayant leurs règles et leur hiérarchie, l’initient à toutes sortes d’exactions. Cet environnement devient sa vie normale, sa famille, le cadre de ses repères sociaux, de ses réflexes d’action, de ses modèles sociaux et de ses valeurs.

L’idée de l’École des parents est de recréer très tôt, dès la maternelle, un lien entre les parents et leurs enfants en leur faisant faire ensemble des activités mettant en valeur les savoir-faire souvent méconnus des parents — lien qui doit se poursuivre au cours du primaire afin de donner aux parents de l’avance sur les activités et programmes qui seront assurés par l’école — de manière à ce que, l’enfant rentrant chez lui en fin d’après-midi, lesdits parents aient avec lui un sujet de conversation puis, progressivement, suivent ses études.

Ce projet a été mené à l’initiative de la ville, en collaboration avec les enseignants de l’école rencontrant le plus de difficultés, mais également avec la Caisse d’allocations familiales, les services de la jeunesse et des sports et les services sociaux de commune.

Ces deux dispositifs, ajoutés à l’action du service jeunesse — qui a permis de faire passer le Brevet d’Aptitude aux Fonctions d’Animateur (BAFA) aux 30 jeunes les plus durs du quartier situé en contrat de ville — à l’action du service d’aide à l’emploi — qui a permis l’embauche de 20 d’entre eux dans les centres de loisirs ou dans des entreprises connues de la ville —, à l’îlotage animé par un policier professionnel et deux policiers auxiliaires, à la collaboration des services culturels et des sports de la commune — permettant de mieux connaître les familles concernées et de proposer des activités aux jeunes — ont permis de constater un retournement positif des comportements dans ce quartier de près de 4000 habitants.

Cela a permis d’isoler les 3 ou 4 jeunes les plus irréductibles sur la situation desquels a alors pu se concentrer l’action de la police nationale. Ceux-ci n’étant plus dispersés, sachant mieux appréhender leurs problèmes, ont pu mieux les traiter. Les résultats obtenus par la police ont ainsi eu, également, une plus grande valeur d’exemple vis-à-vis des jeunes et de la population plus âgée du quartier.

Ainsi, progressivement, la conjonction de ces actions — dans lesquelles les deux initiatives développées ci-dessus ont joué un rôle essentiel — a-t-elle abouti non seulement à la reconstitution de liens familiaux et sociaux distendus mais, au-delà, à la reconstruction de limites et de bornes graduellement repérables comme à la restauration de l’autorité parentale.

Tout cela était bien, mais encore insuffisant pour créer un climat favorable à un ordre public, la sécurité et la tranquillité publiques.

Et donc, à ces différentes actions, se sont ajoutées d’autres politiques en matière d’urbanisme, de logement, d’aide sociale, de sports et de loisirs, et en matière culturelle. Toutes ont été menées simultanément.

En matière d’urbanisme d’abord. Les voies ont commencé d’être retraitées de telle sorte qu’il n’y ait plus de sentiment d’agression de l’automobile à l’égard du piéton ; des voies piétonnes ont été aménagées, de manière à ce que les jeunes enfants puissent aller à l’école avec un minimum de franchissement de rues. Bref, que le quartier se trouve aussi pacifié par l’urbanisme, le stationnement ayant été intégré dans les trottoirs, des arbres réimplantés, le bruit systématique traqué.

En matière de logement social, problème lié le plus généralement à un risque d’endettement à long terme, nous avons créé ce que l’on me pressait d’appeler un hôtel social pour rentrer dans les critères de subventionnement, ce à quoi je me suis refusé, convaincu que la sémantique est lourde de sens et que les mots ont un contenu émotif, un contenu social stigmatisant auquel je me refusais. J’ai donc nommé l’hôtel que je souhaitais créer du nom du “lieu dit” où, en plein centre ville, je l’ai implanté.

L’idée était la suivante. Plutôt que de laisser s’endetter des familles qui par accident de la vie, perte d’emploi le plus souvent, risquaient de voir s’accumuler des arriérés de loyers — que même s’ils revenaient à meilleure fortune en ayant retrouvé un emploi, ils continueraient à payer pendant des années pour éponger leurs dettes — je leur proposais de louer un appartement dans cet hôtel, moyennant un loyer modique : 150 francs par mois pour un studio, 240 francs pour un deux pièces. Là, ils étaient assurés d’un soutien psychologique et social. Le défi était, en six mois, avec l’aide de l’ensemble des services municipaux et notamment du service d’aide à l’emploi, de retrouver une activité professionnelle et de les réinsérer dans le circuit normal des H.L.M, au bout de la même période.

Ayant été réélu Maire en 1995 et Député en juin 1997 — avec 60% des voix et majoritaire dans tous les bureaux de vote, y compris le plus difficile — j’ai souhaité me consacrer uniquement à mon mandat national.

Mais lorsque j’ai quitté la Mairie en décembre 1997, sur 28 expériences, 27 étaient positives alors même qu’elles s’adressaient à des familles le plus souvent en extrême difficulté. Il n’y eut qu’un échec qui relevait à dire vrai de la psychiatrie.

Troisièmement, en matière d’aide sociale, mon souci a été de créer un embryon de guichet unique auquel les personnes venaient expliquer l’ensemble de leurs difficultés. Celles-ci devaient être traitées dans un délai d’un mois au terme duquel, explication était faite à chacun des intéressés des démarches qui avaient permis les résultats obtenus.

L’objectif était ainsi de les responsabiliser de telle sorte qu’à l’avenir elles puissent réaliser elles-mêmes ces démarches, sans l’assistance de services publics, pour les habituer à se prendre en charge, sans aides, revendications ou gémissements.

Cette expérience m’a montré combien, alors même que la collectivité nationale fait beaucoup d’efforts et consacre des sommes considérables à l’aide sociale à travers de multiples allocations, relevant chacune d’une administration différente, ayant chacune ses propres critères, les bénéficiaires potentiels ressentaient toutes ces démarches comme un véritable parcours du combattant — il manque toujours une pièce, je ne suis jamais compris — leur laissant à penser que la société, décidément, ne les comprend pas et ne fait rien pour eux.

Notre appréhension des situations à été radicalement différente. Nous partions de la personne elle-même, faisions l’état de chacun de ses problèmes, du point de vue des revenus, du point de vue du logement, du point de vue de l’emploi, du point de vue de la santé et même du point de vue des loisirs. Le bilan étant fait, de la situation exacte des personnes, nous traitions chacun des problèmes et son ensemble simultanément. Là où la personne avait le sentiment d’être déstructurée et d’être un demandeur d’emploi, un demandeur de logement, un pauvre, du seul fait que nous apportions une réponse globale et simultanée, nous constations la reconstitution de sa personnalité, y compris physiquement. Et enfin, le fardeau qu’elle portait laissait place chez elle comme à un sentiment d’aération lui redonnant confiance en l’avenir avec la possibilité de faire des projets.

En matière de sports et de loisirs, nous avons imaginé une sorte de “carte orange” en liaison avec l’ensemble des associations sportives de la ville, permettant à tout jeune non inscrit dans ces associations de pouvoir pendant trois mois s’initier à trois sports de leur choix pour leur permettre de vérifier leurs goûts et aptitude sans aucun engagement ni paiement de leur part. L’idée était, progressivement, de réduire le sport de rue pour donner le goût de l’insertion dans un club sportif et espérer l’adhésion à ses valeurs dans le cadre d’un groupe au sein duquel ils se sentiraient enfin à leur aise et acquerraient de nouveaux repères, une nouvelle socialisation, une reconnaissance et une nouvelle dignité.

Les gardes d’enfants à la sortie des écoles ont été organisées ainsi que les transports jusqu’à la rentrée de leurs parents de leur travail quand ils en avaient. La réussite a dépassé nos espérances.

De même, en matière culturelle, toute facilité a été donnée pour qu’ils puissent venir aux manifestations organisées par la ville: concerts, expositions, soirées…

En matière de santé, ont commencé d’être traités les problèmes de la drogue, notamment sous son aspect le moins connu de drogue pavillonnaire, ainsi que, sans que cela n’ait rien à voir, les problèmes de la dyslexie et les différentes causes de retard scolaire, des bilans dentaires ont été faits systématiquement, etc…

En matière de sécurité enfin, pour assurer l’ensemble du dispositif, a été créée une modeste police municipale composée de cinq agents, deux équipes de deux et un chef, les agents étant mis à vélo pour être plus proches du citoyen plutôt qu’en voiture comme ils le souhaitaient. Leurs tâches étaient pour l’essentiel de conseils, d’avertissements et d’information, mais aussi consistait à assurer les sorties des écoles et les sanctions en ce qui concernait la police du stationnement.

Dans le même temps, la ville a repris certains services jusque là assurés par le commissariat de police nationale, carte d’identité par exemple. L’ensemble de ces dispositions a permis à la police nationale de se dégager de tâches administratives prenantes et ainsi de se recentrer sur ses missions traditionnelles de répression qu’elle maîtrise bien.

L’ensemble de ces actions, visant à la réinsertion des jeunes menacés par le caïdat et la délinquance, a permis d’isoler les trois meneurs, trois seulement, qui sévissaient dans la ville et relevaient clairement de la mission de répression de la police et de la justice. Ainsi la police nationale a-t-elle pu prendre le temps nécessaire pour, en se concentrant sur eux, pouvoir les prendre sur le fait avec toutes les garanties de procédure juridiques que cela implique.

La menace à l’ordre public a ainsi pu être ramenée à sa juste proportion, trois vrais grands délinquants sur 20.000 habitants. Dès lors, les effectifs de police ne sont plus apparus insuffisants mais parfaitement suffisants pour les traiter, montrant ainsi, s’il en était besoin, combien le discours sécuritaire sur le manque d’effectifs était un discours à l’écume des choses et inutilement coûteux en termes de crédits publics. Pendant que la délinquance diminuait encore en moyenne de 8 à 10 % sur la ville toutes ces années !

Pour réfléchir à l’ensemble de ces problèmes, j’ai par ailleurs créé un Conseil Économique et Social communal dans lequel étaient représentées toutes les tendances philosophiques, à l’exception, je dois le dire, de celles se réclamant de thèses racistes ou xénophobes, toutes les catégories sociales, tous les quartiers de la ville.

L’intérêt était de faire bénéficier la collectivité de la matière grise prête à s’investir alors que tous ne pouvaient pas être membres du conseil municipal, de faire progresser la culture sur les problèmes de la ville. Ainsi, souvent, la décision parfois difficile à prendre était facilitée, devenait comme évidente de bon sens et apparaissait comme ayant dû être prise plus tôt alors que même justifiée, si elle l’avait été sans préparation, elle serait apparue comme incongrue et autoritaire. Cela ajouté aux multiples réunions de quartiers permettait de créer un climat de transparence et de participation indispensable à la résolution des problèmes et à une bonne cohésion sociale.

Enfin, en termes d’information, une sensibilisation a été faite de l’ensemble des citoyens pour leur faire prendre conscience du rôle d’exemple que leur comportement peut avoir au regard des jeunes en matière de sécurité routière, de respect des caninettes pour les déjections canines, de courtoisie, de telle sorte que progressivement s’installe dans la ville, dans les comportements de chacun, une attitude de respect à l’égard des autres et de la collectivité.

* * *

Les différents points évoqués peuvent apparaître éloignés de la violence au sens où elle est généralement entendue et présentée par les médias. La vérité est que la violence ou le calme emplissent les têtes et sont d’abord en ce sens un climat, ce climat de tranquillité publique étant d’autant plus difficile à établir que la violence est une notion éminemment relative et subjective. Toujours intensément ressentie par la personne qui en est victime. Celle-ci se fait alors le relais de discours sécuritaires.

Mais quoi de commun entre une personne victime d’une agression à main armée et une personne qui considère les bruits de la rue ou le bruit de son voisin comme insupportable, même s’ils le sont en effet ?

La différence est énorme, mais souvent l’émotion et l’exaspération sont proches et participent d’un discours négatif sur la société demandant toujours plus de sécurité, ce qui rapidement si l’on y cédait, attenterait aux libertés publiques comme aux libertés privées dont jouissent ceux là même ceux qui demandent des mesures sécuritaires supplémentaires.

Cette expérience m’a amené à tirer un certain nombre de conclusions.

  1. Il n’y a pas de fatalité à la violence dès l’instant que l’on s’efforce d’analyser l’ensemble des raisons de fonds qui y conduise et la produise. Dès lors qu’elle n’est plus envisagée de manière intellectuelle, distanciée, comme à l’écume des choses, relevant de la responsabilité des “autres”, des pouvoirs publics, mais très pratiquement, chacun comprend qu’il est partie prenante de la sécurité par son attitude, son écoute et son respect des autres.

  2. Il convient résolument de parier sur l’intelligence de ses concitoyens, y compris de ceux qui paraissent avoir au premier abord les discours les plus sommaires et les attitudes les plus frustres.

    Celles-ci ne sont le plus généralement que la révélation d’une souffrance, d’un manque de considération et d’une impossibilité à s’insérer dans la société, à appartenir à un groupe comme membre à part entière. C’est parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société qu’ils éprouvent le besoin de se réchauffer au sein d’une bande dans la violence ou un discours négationniste.

    Par le respect qu’on leur porte en tant qu’individu, par la prise en compte de leurs attentes et le respect des engagements clairs de dates annoncées, on s’attire leur participation, on les détourne de la violence et on les rend progressivement positifs et responsables.

  3. La réponse à la violence est toujours “sociétale” dans sa mise en œuvre, c’est-à-dire globale, faisant intervenir, non pas successivement ce qui serait inopérant mais, concomitamment, des actions en faveur de l’insertion professionnelle, en faveur de l’éducation des parents comme des enfants, en faveur de la qualité de l’environnement, de l’urbanisme, du logement social, de l’aide sociale, de la santé, chacune des actions confortant l’ensemble des autres.

  4. La mise en œuvre de ces différentes actions ne peut être que participative. Il convient en toute circonstance de passer d’un paradigme d’autorité à un paradigme de participation qui seul apporte la considération.

  5. Le maire est le seul qui puisse assurer la synthèse de ces actions par la vision globale et la connaissance fine des situations que, seul, il peut avoir. Responsable de la cohésion sociale de sa collectivité, c’est lui qui peut, par ses décisions, ses actions, ses discours, ses postures l’assurer pleinement dans le cadre de nos valeurs républicaines sans qu’il soit besoin pour cela de modifier en quoi que ce soit les répartitions de compétences existantes entre police nationale et police municipale ou autorité sur la police nationale.

  6. Le rôle de l’Etat n’est pas indifférent pour autant et cela de deux façons principales.

    1. Bien sûr d’abord à travers ses politiques nationales en terme de logement (éviter les concentrations excessives de logements sociaux et mise en priorité de la mixité sociale), sa politique économique en faveur de l’emploi, mais aussi ses politiques en ce qui concerne l’éducation nationale (notamment par la nomination d’enseignants expérimentés à parité d’hommes et de femmes avec possibilité de souplesse s’agissant des rémunérations et de l’avancement permettant de faire progresser ceux qui révèlent à la fois les meilleures qualités d’enseignant et les meilleures qualités humaines), la politique répressive de la police (moyens juridiques leur permettant concrètement de réaliser leurs tâches, ce qui n’est actuellement pas le cas le plus généralement, mais aussi recrutement local de policiers, révision de leurs conditions de permanence et de récupération, etc…), la politique judiciaire (et notamment rapidité du prononcé des peines s’agissant au moins des petits délits avec préférence pour la réparation par des travaux d’utilité publique sur le lieu même de l’exaction, etc..).

    2. L’Etat doit aussi, à travers un contrat pluri-annuel passé avec la ville, faisant l’objet d’une évaluation annuelle, couler ses actions dans ce cadre. C’est pour l’Etat une véritable révolution culturelle qui l’oblige là encore à passer d’un paradigme d’autorité à un paradigme d’efficacité, sans doute plus humble mais aussi plus humain. Et cela sans pour autant que soit remis en cause le moins du monde l’une quelconque de nos valeurs républicaines qui doivent en toutes circonstances, continuer de présider à la mise en œuvre des différentes actions et qui, mieux, en seront ainsi confortées.

  7. C’est d’abord un principe d’égalité des citoyens qui doit présider à la mise en œuvre de toute action, avec des droits égaux pour tous, au-delà du respect évident de la liberté de chacun et de la mise en œuvre collective de la fraternité que l’on appelle aujourd’hui solidarité. Ceci me fait m’opposer très fermement à l’idée apparemment de bon sens de “discrimination positive” qui se révèle être contraire à la cohésion sociale d’une collectivité et donc au bon sens !

    Repris des Etats-Unis comme souvent, ce principe de “discrimination positive” vise à donner des moyens et des droits supplémentaires aux populations considérées comme défavorisées et, par-là, d’essayer de rééquilibrer leur situation par rapport à la moyenne.

    L’expérience montre — et les expériences tentées dans le cadre de la politique de la ville l’ont confirmé — que, loin d’améliorer la situation, ce ” principe “, accentuant la distance entre les populations visées et les autres, est générateur d’inéquités supplémentaires en fonction de la localisation géographique des unes et des autres et sont, au bout du compte, ravageuses pour la cohésion sociale.

  8. Une attention particulière doit être constamment portée à l’évolution des mœurs et des attentes de la société puisqu’on a bien vu qu’une génération de jeunes, c’est quatre ans et que tous les quatre ans à peu près, les attentes sont différentes, ce qui pose évidemment des problèmes importants de diagnostic, mais également en termes d’adaptation des investissements existants.

    On aura compris que la mise en œuvre de l’ensemble de ces politiques et de ces actions demande un travail énorme de la part des élus locaux et tout particulièrement du maire qui peut se révéler harassant et épuisant. Je vois là l’une des raisons du “spleen” d’un grand nombre de maires, l’une des raisons importantes — au-delà des risques juridiques — de la fatigue devant l’exigence de consommateurs qu’a de plus en plus le citoyen vis-à-vis de sa mairie.

  9. La solution à nos problèmes n’est pas dans l’augmentation des crédits publics — revendication facile et comme pour se débarrasser de ses responsabilités — mais dans l’investissement personnel des élus. On peut faire beaucoup mieux dans le cadre des enveloppes existantes, voire avec moins d’argent.

    Toutes les actions que j’ai décrites ont été, en effet, menées sans grands moyens. Certes, dévoreuse en temps pour les élus, elles permettent par contre une qualité de résultats souvent insoupçonnée et, ce qui n’est pas neutre, une économie considérable de crédits publics.

    L’ensemble des actions décrites n’aura guère coûté à la ville plus d’un million et demi de francs en fonctionnement et quatre millions en investissement, étalés sur 6 ans,, le reste étant financé par l’Etat dans le cadre de la politique de la ville et les autres partenaires — Caisse d’allocations familiales, bailleurs sociaux, etc…

Reste à se poser la question de savoir si une action menée dans le cadre d’une ville de vingt mille habitants peut l’être de la même façon dans le cadre d’une très grande ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants et dans les grandes concentrations urbaines essentiellement composées de logements sociaux.

Mon expérience de vice-président du Conseil National des ville de 1993 à 1997, les nombreuses discussions et nombreux travaux que nous avons menés dans ce cadre avec des élus d’origine aussi diverses que Patrick Braouzec, maire communiste de Saint-Denis, Jean-Marie Bockel, maire socialiste de Mulhouse, Pierre Cardo, maire Démocratie libérale de Chanteloup-les-vignes ou Jean-Pierre Foucher, maire U.D.F de Clamart, les innombrables visites sur place dans les quartiers Nord de Marseille, dans les banlieues difficultueuses de Lyon, en Seine-Saint-Denis, dans le Nord mais aussi à Montbéliard ou dans la banlieue bordelaise, la réussite exemplaire de mon collègue Gérard Hamel à Dreux, m’ont convaincu que, bien pris, les mêmes problèmes dans les grandes villes pouvaient recevoir les même réponses globales que dans une ville de vingt mille habitants, lorsqu’ils étaient morcelés et traités par arrondissement ou par unités cohérentes.

* * *

C’est donc par un message d’optimisme que je conclue. Il y a bien une réponse humaniste à la violence. Et celle-ci ramène la réponse répressive, policière et judiciaire, à ses justes proportions, c’est à dire heureusement une très petite minorité de cas.

Mais cette réponse humaniste exige un très gros travail de fond qui invite d’abord à une révolution de la conception classique de la politique conçue uniquement comme lutte pour le pouvoir et ensuite à une révolution culturelle en ce qui concerne les méthodes d’action de l’Etat.

Si cette réponse “humaniste” ne peut être la seule réponse, elle est “première” et on ne saurait s’en dispenser. Même si ce que je vous ai rapporté ne constitue qu’une “expérience”, celle-ci n’est pas isolée, loin s’en faut. Et je suis convaincu que, bien plus que des discours sommaires et des augmentations de crédits, c’est l’ensemble de ces démarches qui contribueront à renforcer, à approfondir et à donner du sens, un sens vrai et reconnu par tous, à nos valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité.