Séance du lundi 25 juin 2001
par M. Jean-François Dehecq
Que peut apporter un chef d’entreprise à cette vaste réflexion que vous avez engagée sur le thème “l’Etat de la France” ?
Il ne peut s’agir que d’une expérience limitée, donc nécessairement focalisée et réductrice, sur des évolutions profondes qui marquent plus globalement tous les aspects de la Société.
Cependant ce qui faisait de l’entreprise, par-delà les conflits, une communauté de destins partagés, nous semble se transformer peu à peu en un rassemblement d’individualismes aux destins subis. N’est-ce pas là finalement une caractéristique plus globale d’un “état des lieux”, dont l’Entreprise ne serait qu’une facette ? .
Une civilisation cesse sans doute d’être le lien qui unit les hommes dans leurs comportements et dans leurs œuvres, lorsque ces hommes ne s’accordent plus sur les repères qui guidaient leur conduite.
Alors, les fondements sur lesquels s’était bâtie la communauté de destins disparaissent, et avec eux le “mode de vivre ensemble”, élément d’identification sans lequel il n’est pas de collectivité qui puisse prétendre à l’existence dans la durée.
Il serait vain et hors de ce propos de vouloir dresser la liste des critères et valeurs fondateurs de notre civilisation et de vouloir les hiérarchiser.
Cependant figure certainement au cœur, l’héritage gréco-latin et la place faite à l’homme, être de raison dans la cité ou règne la loi. Cet héritage a été transcendé par le christianisme et les hommes égaux en Dieu. Il fut ensuite laïcisé par les Lumières, accédant ainsi à l’universalisme d’un propos fortement marqué par une foi en l’homme et sa raison, d’où devait naître le progrès de l’humanité.
Liberté issue du libre arbitre, mais respectueuse de l’autre, Egalité de tous devant la loi, qui est l’expression de la volonté générale, Fraternité, autre façon de dire “aimez-vous les uns les autres” : le fronton de nos mairies suffisait à lui seul à fixer les repères issus de vingt-cinq siècles d’histoire d’une même aventure de l’homme.
Pourquoi ces valeurs fondatrices sont-elles en voie d’oubli transformant ainsi en profondeur la nature des rapports entre citoyens et affaiblissant gravement le sentiment d’identité qui les a faits se reconnaître. Sans doute est-ce un long débat qui n’est pas non plus de notre propos. Mais il est essentiel d’appréhender l’ampleur du problème et les difficultés qu’il engendre. C’est qu’en effet il ne s’agit pas de la substitution de valeurs antagonistes aux valeurs traditionnelles, mais bien d’une ignorance ou d’une relativisation de ces valeurs, phénomène autrement plus destructeur que leur simple négation.
Du droit absolu au bonheur individuel fondé sur une liberté sans limitation, toute limitation étant vécue comme une contrainte autorisant la révolte, à l’égalitarisme proclamé comme un droit du faible sur le fort, affectant le principe même de la responsabilité individuelle, toutes les situations d’érosion des valeurs traditionnelles sont vécues dans l’entreprise comme dans la cité.
En rendre responsable la pauvreté du discours des faiseurs d’opinion, le manque d’esprit critique d’un auditoire inapte à effectuer le moindre tri dans le flot d’informations reçues, ou son absence de goût pour la réflexion sur les causes et les effets des évènements, semble de bien peu d’intérêt.
L’homme de notre société cherche peu, sinon par nostalgie, à se rattacher au passé et souvent peu de goût pour construire un avenir dans lequel il se situe mal.
Le durcissement des contraintes économiques et financières le conforte dans ses craintes et ses incertitudes.
Il devient en effet évident pour beaucoup des hommes vivant de leur travail, qu’ils sont désormais soumis à des risques considérables quant à la pérennité de leur emploi, et à leur capacité d’adaptation à des impératifs nouveaux.
Pour beaucoup trop d’entre eux, c’est le sens même de leur rôle dans l’économie, mesuré par le besoin qu’en a la Société, qui est en cause. La malédiction suprême peut devenir menaçante, ils peuvent devenir inutiles, donc perdre leur dignité en même temps que leurs moyens d’existence.
On peut penser que cette toute puissance de l’économique est la cause principale de l’atténuation des valeurs et de l’effacement des critères qui présidaient à l’harmonie de la vie en société. L’exacerbation des valeurs matérielles, la puissance de l’argent dominant toute activité, seraient exclusives de toute éthique individuelle, de toute relation sociétale saine. Mais avant d’affirmer, il faut d’abord rechercher si derrière les règles qui fondent l’économie de marché n’existent pas des critères, voire des valeurs qui sont elles-mêmes fondatrices de notre civilisation.
Les évolutions de l’environnement et notamment la mondialisation n’ont en rien atténué le besoin d’éthique. Elles ont, en introduisant des confrontations plus dures, rendu plus pressant le besoin d’adaptation.
Le problème est que ceux qui devraient prendre en charge ces adaptations voient leur pouvoir diminué, ne manifestant que peu de volonté à mettre en œuvre les réformes nécessaires, et surtout divergent profondément sur leur contenu.
Il importe en conséquence pour les responsables de s’interroger sur le rôle respectif et relatif des grands intervenants dans l’univers de l’économie : l’Entreprise, l’Etat, l’Europe. Faut-il tenter de sauver en les transformant ces repères, s’ils sont toujours aussi nécessaires à notre vision de l’homme et de l’entreprise, et comment tenter d’y parvenir ?
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L’entreprise est devenue, bien au-delà de son rôle économique de mise en commun des facteurs de production et d’échanges de biens, une composante majeure de notre civilisation.
Elle a contribué à fixer un cadre aux rapports entre les hommes, à l’intérieur mais aussi à l’extérieur d’elle-même, cadre générateur aussi bien de sécurité et d’identité que de conflits matériels ou idéologiques.
Ce contenu de l’entreprise tient à ce qu’elle est source de pouvoir mais aussi génératrice de liens entre les hommes qui ne sont pas de simples liens de subordination.
Elle est source de pouvoir, pour le responsable placé à sa tête, qu’il en soit le propriétaire ou le mandataire, mais elle l’est aussi pour chacun de ceux qui détiennent une fraction du pouvoir hiérarchique, à quelque niveau qu’il se situe.
En réalité, le lien de subordination et ses contraintes sont appréciés ou subis davantage en fonction des personnalités en présence et de leurs comportements, que vécus comme un combat toujours renouvelé de la lutte des classes.
C’est qu’en fait, l’entreprise est un lieu de vie en commun, où salariés et patrons de tous niveaux passent une part très importante de leur temps à assurer la pérennité de l’outil qui leur fournit le moyen d’existence et une position dans la société des hommes. Cette tâche est rarement décrite comme telle, bien qu’elle soit intimement perçue par tous.
Il n’est pas surprenant que soit issue de ces contacts permanents une composante identitaire très forte, qui s’ajoute à l’identité personnelle, familiale, citoyenne ou nationale.
Que cette appartenance ait été souvent mal vécue, car elle est aussi source de conflits où les questions matérielles se mêlent à des questions de relations humaines, cela ne fait pas de doute. Tout pouvoir est risque d’abus pour ceux qui l’exercent, et générateur d’autodéfense pour ceux qui le subissent. Mais la contestation du pouvoir dans l’entreprise s’est le plus souvent exercée hors d’elle-même. Le transfert même de la propriété du capital à l’Etat, au moment des nationalisations, ne s’est pas traduit par une remise en cause fondamentale du pouvoir interne à l’entreprise.
Il semble bien que cette pérennité dans l’organisation du pouvoir tienne fondamentalement aux exigences du bon fonctionnement de l’entreprise.
Tous ceux qui en tirent leurs moyens d’existence et leur place relative dans la société souhaitent que l’avenir confirme leur sécurité actuelle. Or cette sécurité ne peut résulter que de la recherche de l’efficacité, aussi bien dans la qualité des produits et des outils de production que dans l’organisation. Et cette efficacité doit toujours être au moins égale à celle des concurrents. Tant que reste acquise la confiance dans la capacité de la hiérarchie à maintenir ou à acquérir cette efficacité, le “mode de vie”, qui assure la cohésion de l’entreprise et la solidarité de ses personnels, est assuré.
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En quoi la mondialisation met-elle en cause cette donnée qui semblait immanente et paraissait indiscutée ?
Le premier effet a été de modifier de façon drastique les termes de comparaison dans l’efficience de l’entreprise.
Celle-ci s’est trouvée confrontée à une nouvelle concurrence où le coût salarial devenait le terme principal des comparaisons, effaçant partiellement les données traditionnelles où le savoir-faire, la bonne organisation, l’antériorité des rapports entre clients et fournisseurs, jouaient un rôle majeur, et étaient considérés comme l’essence de l’entreprise.
Les salariés de niveau modeste dans les entreprises de main d’œuvre se sont ainsi trouvés en première ligne du combat pour la survie et ont eu le sentiment d’être les premiers sacrifiés. L’entreprise a été accusée de manquer à ce qui apparaissait comme l’un de ses premiers devoirs, qui était d’assurer l’égale sécurité de l’emploi, sans distinction entre les catégories de salariés.
La délocalisation des activités à fort coefficient de main d’œuvre peu qualifiée, a été considérée comme un abandon de la valeur de l’entreprise en tant que moyen d’insertion de l’homme dans la société par le travail.
La rupture de ce lien affectif rend inopérant le bien fondé des raisonnements logiques sur la baisse des coûts pour les consommateurs, ou sur les bienfaits du développement économique pour les pays à économie “émergeante”.
D’autant qu’on leur oppose souvent les conditions de travail dans ces pays, voire l’exploitation du “Sud par le Nord”, qu’induirait la nouvelle division internationale du travail.
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Le second effet de la mondialisation, sans doute encore plus destructeur de repères ou de valeurs, a été crée par les modifications profondes dans la structure des capitaux des entreprises et le comportement de certains actionnaires.
Les dérégulations financières se sont immédiatement accompagnées d’une mobilité des capitaux générateurs d’arbitrages permanents pour rechercher le meilleur placement. L’image de pérennité que l’investisseur attachait à l’entreprise de son choix s’en est trouvée atteinte.
Les actions des grandes entreprises, “solides et dont le passé garantissait l’avenir”, qui constituaient la base des patrimoines familiaux ou les actifs quasi-immuables des grands investisseurs, sont désormais remplacées par des parts de fonds de placement gérées par des professionnels. Leurs critères de jugement sont modifiables à tout instant, les gestionnaires sont eux-mêmes tenus de présenter des performances par comparaisons avec leurs propres concurrents, ces comparaisons conduisent souvent à donner un poids excessif au court terme.
Ce mode de gestion est diabolisé à travers les “fonds de pensions anglo-saxons”, mais les gestionnaires de “sicav” françaises ont les mêmes critères de choix et les mêmes comportements. Cette diabolisation ne fait que retarder le financement de l’économie par l’épargne salariale française et donc la participation à ce “pouvoir de l’argent” tant critiqué.
L’entreprise est désormais soumise en permanence à une très forte compétition, elle est condamnée à mener en continu le combat, en innovant, en agissant sur ses coûts et en recherchant comme ses concurrents une productivité sans cesse améliorée. Les conflits qui naissent de ce fait sont des révoltes dont l’issue est pathétique, car elles ne portent en elles aucune espérance de solution, tant qu’un sens nouveau n’est pas donné à l’entreprise face à son environnement.
Le comportement même des dirigeants a dû s’adapter à la nouvelle nécessité économico-financière.
Leur entreprise peut apparaître comme une simple marchandise interchangeable que d’autres peuvent acquérir à tout instant pour peu que les comparaisons de ratios, parfois discutables et souvent insuffisants, en démontrent l’intérêt.
L’avenir de ces patrons apparaît de plus en plus aux salariés comme dissociable de celui de l’affaire avec laquelle ils s’identifiaient par le passé. Ils ne sont plus perçus comme ceux qui partagent avec tout le personnel les chances et les risques, mais ils semblent devenus eux aussi interchangeables. Cet ensemble humain cherche alors si un avenir lui est encore promis, et qui en est le responsable.
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Cette vision, pessimiste et très partielle des conséquences de la mondialisation sur l’entreprise, paraît incompatible avec le rôle qu’elle a joué dans la formation et l’évolution de notre civilisation. Sans vouloir revenir à des règles du passé, qui ne retiendraient pas l’évolution profonde de l’environnement, il faut sans doute chercher à rétablir des liens qui uniraient l’entreprise et ses salariés, au de là de simples relations économiques.
Ces liens sont tout le contraire des “droits acquis”, qui ne correspondent souvent qu’à des privilèges, ils découlent d’un risque couru en commun dont dépend l’avenir de l’entreprise et donc aussi celui de ses salariés.
Certes la prise de risque est le fait de la direction, mandatée par les actionnaires, mais le fait que les salariés n’aient que peu ou pas de part dans la décision ne signifie pas qu’il n’y ait pas adhésion aux objectifs. Cette adhésion est d’autant plus affirmée qu’existe la confiance des salariés à l’égard de leurs dirigeants. L’enthousiasme qui accompagne souvent un grand projet dans l’entreprise enrichit la communauté de potentialités nouvelles, chacun prend sa part et souhaite à son niveau contribuer au succès et y trouver une reconnaissance, c’est cette force d’identification dans les destins des personnels et de l’Entreprise qu’il faut restaurer comme une valeur fondatrice. Il est impératif que les dirigeants s’emploient à mettre en place tous les moyens propres à susciter cette adhésion.
Les moyens légaux d’informations et de consultation, pour utiles qu’ils soient, sont insuffisants parce que précisément ils sont obligatoires. On a tenté de suppléer au déséquilibre entre les pouvoirs du capitaliste et ceux du salarié par des “droits” tendant à mieux informer celui-ci, à mieux le protéger contre l’arbitraire ou la brutalité des décisions le concernant. Il n’est pas question de nier l’utilité, parfois la nécessité de telles mesures, il convient toutefois d’apprécier leur portée réelle dans le contexte nouveau où se meut l’entreprise. Celle-ci ne peut être que très faible. La loi ou l’Etat ne peut plus protéger l’entreprise contre ses concurrents, au mieux il gagne du temps au détriment de l’efficacité en prétendant protéger les salariés contre l’entreprise. Il faut sans doute mettre en place des relais d’information modernes qui permettent aux salariés d’avoir le même degré de connaissance que les actionnaires en ce qui concerne les forces et faiblesses de l’entreprise. Sans alourdir les pouvoirs consultatifs existants, dont l’utilité n’est pas toujours évidente, il faut obliger au dialogue et à la permanence des contacts entre la hiérarchie et le personnel sur des sujets dépassant la quotidienneté du travail.
Cet élément est indispensable à une reconstruction de la notion d’entreprise, autour des valeurs qui en avaient fait un élément de civilisation par la part d’humanisme qu’elle portait en elle. Elle doit redevenir l’avenir et la communauté de destin d’un ensemble d’hommes, dans l’affrontement voulu et assumé d’un environnement hostile, avec ses peines et ses joies partagées au gré des échecs et des succès. C’est une vision d’entreprise ayant un véritable “équipage”, porteur d’une nécessaire solidarité sans laquelle il n’y a pas d’avenir.
Il revient en priorité aux dirigeants de mettre en œuvre les moyens propres à assurer le maintien ou la construction d’un tel modèle. L’appel à l’Etat est devenu inutile, la responsabilité reportée sur la montée en puissance de la finance et les changements profonds d’attitude des actionnaires est de peu d’intérêt. Les dirigeants détiennent une fraction importante du pouvoir, même si celui-ci ne leur est que délégué.
La force de ce pouvoir est immédiatement liée aux performances qu’ils réalisent dans le domaine financier, elle est donc pleinement fonction de leur capacité à entraîner l’équipage dans la réalisation de ces performances. La cohésion entre l’équipe dirigeante et l’ensemble du personnel est la source de l’efficacité économique à court et long terme, c’est ce qui importe au premier chef aux actionnaires. Il est probable que ce pouvoir des dirigeants vis-à-vis des investisseurs est actuellement sous estimé. La confiance que leur font les personnels entre pour une part importante, qu’il est difficile de quantifier, dans les performances de l’entreprise. Seule la preuve négative peut aider à l’expliciter lorsqu’elle montre la fragilité de résultats brillants acquis à court terme, aux dépens de la préservation du capital humain et de son potentiel.
Il est évident que ceci ne diminue en rien la nécessité de poursuivre inlassablement les efforts de gains de productivité pour assumer la compétitivité face à la concurrence. Nul dirigeant digne de ce nom ne serait crédible sans cela. Mais ces gains de productivité indispensables ne sauraient servir d’alibi à des mesures brutales, sans préparation d’un avenir dans ou hors de l’entreprise, pour les personnels concernés. Dans une société soucieuse de la sauvegarde des valeurs fondatrices, la mise en évidence précoce des points faibles, leur explicitation sans complaisance, la pertinence des solutions retenues pour l’avenir, doit permettre d’ouvrir très tôt le dialogue sur les conséquences sociales. Elles peuvent alors apparaître comme la mise en place de mesures les plus justes possibles, pour des personnels qui n’ont pas démérité mais sont victimes des lois de l’économie, et non plus comme une simple volonté de maximiser rapidement les profits. D’autant qu’il s’agit le plus souvent de mesures nécessaires pour assurer l’avenir du plus grand nombre.
On reproche aux personnels français leur faible mobilité géographique et professionnelle. On se plaint simultanément de la fuite des jeunes les mieux formés vers des pays étrangers, plus gratifiants au plan entrepreuneurial et fiscal. On met à la retraite, avec des aides publiques, de plus en plus tôt des gens expérimentés, et l’on dépense en formations coûteuses des sommes considérables sans nécessairement atteindre l’objectif. L’attention portée juridiquement aux droits et à la sécurité du salarié est renforcée en permanence, alors même que son inquiétude du futur grandit et que sa confiance à l’égard de l’entreprise s’efface.
La coexistence de toutes ces contradictions montre, à tout le moins, certains signes de rupture.
Les dirigeants d’entreprise doivent bâtir ce qui succèdera à cette période d’incertitudes, leur pouvoir leur en donne les moyens, il convient qu’ils en aient la volonté et qu’ils sachent créer ou remettre à l’honneur les valeurs repères qui ont fait la grandeur de l’outil qui leur a été confié.
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L’Etat porte-t-il une responsabilité dans cet état des lieux, peut-il intervenir pour rebâtir ou n’a-t-il plus en ce domaine que les apparences du pouvoir ?
L’Etat a joué un rôle majeur dans le domaine de l’économie, aussi bien par ses empiètements que par l’amoindrissement de son pouvoir. A-t-il participé à l’effacement des repères et des valeurs qui avaient contribué à l’établissement d’un mode de vie, et à la cohérence dans les comportements sociaux et individuels ?
Il est probable que la France, en raison de son passé mais aussi de la spécificité de son Etat, vit plus mal que d’autres pays les bouleversements apportés par la mondialisation. Moins participante aux échanges mondiaux que les pays du Nord de l’Europe, plus dotée de ressources naturelles que les pays du Sud, la France a toujours été tentée par l’autosuffisance et l’enfermement qu’elle induit.
Cette volonté d’autosuffisance ne pouvait s’accomplir que grâce à un rôle accru de l’Etat, avec la complicité d’agents économiques, trop soucieux de la protection de leurs activités. Au surplus, cette intervention protectrice souhaitée, s’inscrivait parfaitement dans la logique de l’intérêt général, proche elle-même de la volonté générale fondatrice de la Loi.
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Il n’est pas douteux cependant que la désuétude de certaines valeurs, issues du rôle particulier de l’Etat, n’est pas forcément souhaitable.
La solidarité, qui naît instantanément dans le pays en faveur des sinistrés de la concurrence mondiale, constitue un substitut au patriotisme des frontières. Le fait que cette solidarité estimable soit trop souvent captée au profit de privilèges insoutenables ne doit pas en dissimuler l’intérêt et la portée.
Il en est de même de l’attachement à de “grandes œuvres” qui ne trouvent naturellement leur place que dans un cadre dépassant l’entreprise. Si la France ne construit plus guère de cathédrales, elle a sans doute eu raison de sacrifier une partie de ses ressources à bâtir une industrie aéronautique ou à assurer son indépendance énergétique. Ces grands projets, où l’intérêt national se mêlait au prestige, ont été créateurs d’identité et générateurs de sacrifices, ils confirmaient sans doute des valeurs qui transcendent l’individu.
Plus subtil et difficile à apprécier est l’intérêt du critère qui s’attache au caractère “français” des entreprises.
La fongibilité des capitaux fait qu’aujourd’hui la propriété de l’entreprise, de ses actions, échappe à tout contrôle étatique, à l’exception momentanée de quelques entreprises dites “nationales”. En fait, la nationalité des propriétaires du capital n’influe en rien sur leur attitude quant à la conduite de l’entreprise. Rien ne différencie un gestionnaire de fonds américain européen ou français, quant aux exigences de sécurité, de rentabilité et de rendement de leur placement. Ils n’ont aucune demande de préférence nationale quant à la stratégie, aux objectifs, et aux localisations d’activité de l’entreprise.
Ce n’est pas pour autant que l’on doit négliger d’autres éléments qui eux concourent à donner une “nationalité” à l’entreprise. Tel est le cas de la formation et de la composition de l’équipe dirigeante. C’est elle en effet qui va déterminer les voies et les moyens pour atteindre les objectifs qu’elle a elle-même proposés aux actionnaires. C’est elle qui entretient avec l’ensemble des personnels les rapports propres à l’entreprise. C’est elle enfin qui va assurer la cohésion entre les filiales et avec la maison-mère partout dans le monde.
Il est hors de doute que les origines nationales de ces décideurs jouent un rôle important. Mais le caractère nécessairement multinational de l’équipe dirigeante atténue et atténuera plus encore les comportements liés aux traditions de chacun. Il restera que l’éducation reçue, la citoyenneté d’appartenance, resteront présentes, de même que la localisation des centres de décision. Cette réflexion est sans doute fondamentale dans la construction des valeurs qui créeront la communauté de destins de l’entreprise européenne ouverte à la mondialisation.
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D’autres critères, toujours sous-jacents en France, sont eux appelés à disparaître ou ont déjà disparu. Ils étaient liés à une conception des relations entre l’Etat et les entreprises qui n’a plus cours dans un monde ouvert et qui d’ailleurs n’était pas sans poser des problèmes mettant en cause la validité éthique de ces critères.
L’intervention de l’Etat sur l’économie en France s’est effectuée par voie légale ou réglementaire, mais aussi par des voies beaucoup plus “personnalisées”, comme l’attribution d’avantages ou d’aides directes, certes autorisés, mais adaptés en fonction des demandes des entreprises et fruits de véritables négociations entre l’Etat et leurs dirigeants. Il n’est pas besoin d’invoquer les principes du libéralisme pour mettre en évidence les risques de perversion d’un système qui amène l’Etat à accepter une délégation de sa mission, pour la confier à des intérêts particuliers.
La relation entre le personnel politique, la haute administration, et les dirigeants d’entreprises, était toujours inspirée par l’évidence, ou l’aveuglement qui naît du sentiment de servir l’intérêt général, lequel est souvent perçu différemment par chacun. Cela faisait de l’Etat un intervenant masqué, mais puissant, dans la conduite des affaires. On ne regrettera pas la disparition de cet interventionnisme qui était loin de ne répondre qu’à des critères d’utilité économique et sociale.
Dans tous les cas, la perversion vient lorsqu’il y a mise en cause du principe d’égalité des citoyens par l’Etat lui-même, qui accepte de les catégoriser pour que bénéficient d’un avantage particulier ceux qui le réclament avec le plus d’adresse ou avec le plus de force.
À un moment où la mondialisation remet en cause des avantages multiples, acquis au cours du temps, il convient de s’assurer que le principe démocratique et l’Etat qui le représente, seront assez forts pour désarmer les groupes de pression décidés à pérenniser une situation qui leur est favorable, et qui pour certains, est leur raison d’exister.
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Un autre critère d’intervention directe de l’Etat sur l’économie concerne les prélèvements qu’il décide, qu’ils soient fiscaux ou parafiscaux. Ils jouent évidemment un rôle majeur sur le niveau général de l’activité, mais aussi sur la relativité des charges entre les secteurs et entre les entreprises d’un même secteur, pour peu que la taxation se veuille sélective.
À la notion de juste répartition des charges liées aux fonctions régaliennes de l’Etat s’est ajoutée, principalement en France, une notion de redistribution à des fins sociales, économiques, voire parfois politiciennes lorsqu’il s’est agi de favoriser certaines catégories de citoyens électeurs. Les critères sur lesquels s’étaient créées les relations entre citoyens s’en trouvent remis en cause. La cohésion de la Nation est l’objet de questionnement, même si par révérence aux valeurs républicaines, un voile pudique est souvent maintenu sur l’importance du problème.
Notre civilisation, et c’est heureux, ne s’accommode plus de l’exclusion née de la pauvreté, et la prise en charge des plus défavorisés est désormais un critère universel du niveau de civilisation d’un peuple. Cela n’est pas en cause. Ce qui l’est plus directement, c’est la sectorisation de la société en fonction d’appartenances sociologiques ou professionnelles, non fondées sur des bases rationnelles et admissibles par tous et donc sources d’inégalité et d’injustices. L’histoire a connu ces remises en cause de l’impôt et de l’emploi des fonds publics ou semi-publics, elles sont indispensables.
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L’Etat a-t-il encore les moyens, et la volonté peut-être, de réformer en profondeur en faisant émerger des “valeurs” qui refonderaient l’adhésion d’une majorité des citoyens à un nouveau contrat ? Les règles européennes ne lui laissent plus la latitude d’accroître les dépenses sans trouver leur contrepartie en recettes. Il ne peut plus s’appuyer sur une dévaluation pour faire payer de manière indolore ses citoyens. Il ne peut plus guère aggraver la pression fiscale pour satisfaire les demandes justifiées par l’adaptation et l’efficacité de certaines fonctions régaliennes ou par des besoins de solidarité cependant indiscutables. Enfin, les situations créées par l’interventionnisme passé sont difficiles à remettre en cause, même si cette remise en cause résulte d’une modernisation évidemment nécessaire.
Il paraît donc peu probable que l’Etat, en dépit de son rôle passé, et sans doute contrairement à ce que pense une partie importante des Français, puisse être à l’origine d’une rénovation des critères et des valeurs qui avaient établi l’ordre économique du pays durant les siècles derniers, et fait progresser une prospérité plusieurs fois compromise, mais toujours retrouvée. La configuration politique se prête sans doute mal à tout courant de réformes en profondeur. Mais surtout, la substitution de l’Europe à l’Etat dans les domaines législatifs et réglementaires rend quasiment impossible ce qui était déjà très improbable. La primauté reconnue du droit communautaire, la surveillance désormais vigilante de la Cour européenne et de la Commission quant à la convergence des lois nationales avec le droit élaboré à Bruxelles ou à Luxembourg, sont autant d’obstacles très réels à des actions nationales d’envergure.
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L’Europe peut-elle réhabiliter les valeurs traditionnelles ou faire émerger des valeurs nouvelles permettant de rétablir la communauté de destin au sein de l’entreprise ?
L’Europe communautaire n’a pas été conçue autour d’une volonté hégémonique tendant à proclamer ou imposer des valeurs ou à faire respecter des règles de comportement. Elle est née d’un besoin de regroupement, entre Etats confrontés aux suites désastreuses de guerres et qui avaient rencontré la monstruosité d’une idéologie niant toutes les bases humanistes antérieures. En outre, l’évidence d’une faiblesse dans tous les domaines, notamment dans celui de l’économie, face aux deux super puissances dominant le monde, conduisait naturellement à ouvrir la voie à des regroupements de moyens, préalables à des regroupements politiques. L’histoire lointaine jugera si ces faiblesses n’ont pas inhibé ou rendu trop ambitieuses, donc inaccessibles, d’autres voies de la construction européenne, où le besoin d’une unité politique se serait affirmé dès l’abord.
Il est aujourd’hui certain que les hommes politiques, vont devoir abandonner une part du pouvoir qui leur reste dans chacun des Etats, pour aborder la construction politique nécessaire aux yeux de tous. La macrocéphalie des institutions, la complexification jusqu’à l’absurde de leur fonctionnement, l’impuissance qui en résulte sont suffisamment apparents pour prévoir que des changements profonds devront intervenir sans tarder. Le mot de constitution européenne a été prononcé, il s’agirait du prélude à un bouleversement sans doute beaucoup plus profond que la création de la monnaie unique.
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Pour certains l’Europe, en se substituant à des Etats désertés par un certain “patriotisme”, peut et doit offrir, au moins dans l’ordre économique, une ambition nouvelle. Il ne peut s’agir, bien évidemment, d’un sentiment identifiable au “patriotisme économique national” qui a régné en France et dans la plupart des pays de la vieille Europe. Le Monde a changé.
Par contre, il existe une demande latente, souvent maladroitement formulée, de voir fixer des objectifs, non pas seulement en termes de chiffres qu’il s’agisse de taux de croissance ou de produit national brut, mais surtout fixant la place de l’homme dans la communauté à créer.
Des statuts de l’Entreprise aux droits des salariés, des règles de la concurrence à la protection du consommateur, l’Europe en gestation s’est occupée de tout, sans semble-t-il qu’à aucun moment n’ait été proposé aux citoyens un dessein d’ensemble, voire ouvert un débat supranational sur les voies et moyens pour aboutir à un avenir clairement défini. Trop souvent machine à distribuer des subventions, à édicter des règlements, à imiter souvent les Etats-Unis considérés comme le modèle intangible de l’économie de marché, il est clair aujourd’hui que l’Europe semble étrangère à toute mission unificatrice autour de valeurs communes. Au moment où s’étend son aire géographique, c’est-à-dire où vont se marquer davantage les différences sociales et culturelles entre-nations, ce n’est évidemment plus un risque mais une certitude de voir disparaître toute possibilité d’union véritable, sans un objectif fort et une volonté clairement affirmée.
La timidité apparente des dirigeants politiques à initier les mesures nécessaires, et proposer des horizons nouveaux pourrait laisser mal augurer de l’avenir. On ne doit cependant pas renoncer à tout espoir, que celui-ci vienne de propositions ou plus sûrement d’une crise telle qu’on en puisse sortir que “par le haut”.
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La prise en charge de ce problème devra sans doute être soutenu et peut-être largement assurée par d’autres acteurs de la vie économique aujourd’hui par trop absents du débat. Il s’agit des entreprises, des travailleurs, des consommateurs, voire des contribuables et des épargnants. Les citoyens eux-mêmes, pour absents qu’ils apparaissent aujourd’hui, pourraient être prompts à s’éveiller. La vanité du combat politique les décourage, demain ils pourraient se mobiliser autour de quelques idées simples, mais représentatives de l’avenir qu’ils souhaitent et qu’aucune politique nationale ne peut plus leur offrir. Symptomatique de cette tendance profonde est la mobilité des jeunes, le pouvoir mobilisateur de certains mots d’ordre dont la médiocrité du contenu ne condamne pas l’écho qu’ils reçoivent.
Significatif aussi est le tracé de nouvelles frontières à l’intérieur des entreprises et entre les entreprises elles-mêmes.
Le terme de multinationale recouvre des réalités très différentes selon qu’il s’agit d’une entreprise à dominante européenne ou américaine, mais nul doute que la construction même de ces multinationales ouvre des horizons nouveaux à l’Europe et participe profondément au paysage européen et mondial de demain.
Il manque toutefois pour l’instant l’essentiel à ce mouvement vers l’identité européenne, c’est d’être perçu comme une volonté, comme une affirmation née aussi bien des consensus que des affrontements. Il faut, que les patrons européens cessent de considérer Bruxelles comme un simple lieu de lobbying, mais fassent des propositions communes dans l’ordre institutionnel concernant leurs entreprises, qu’ils proposent une négociation au niveau européen à des partenaires sociaux obligés à s’unir par-delà les nations, que les investisseurs aient imposé par leurs choix la réduction des écarts d’imposition. Mais l’essentiel ne sera accompli que lorsque ces résultats seront attribuables à une volonté politique démocratiquement installée. Si ces progrès ne résultaient que de la lente nécessité administrative, ils ne sous-tendraient aucune valeur ayant vocation civilisatrice.
C’est pourquoi la pression doit s’exercer par les décideurs économiques sur les politiques, pour que soit bâti et reconnu un dessein commun au-delà des particularismes. C’est au nom des valeurs civilisatrices qui ont fait émerger les entreprises par le passé qu’ils doivent s’exprimer. Les femmes et les hommes dont l’avenir dépend d’eux les attendent sur ce point.
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L’entreprise, vue à l’échelle de l’Europe, qui est désormais son espace normal, même si son horizon est mondial, a un champ d’action immense dans sa participation à la définition du dessein commun.
Les lois de l’économie de marché sont désormais acceptées par tous. Mais quelle place laissent-elles pour que l’homme conserve sa dignité et ne soit pas réduit à un concept d’homo-economicus ? Le choix de l’Entreprise est déterminant. Achète-t-elle l’homme pour la valeur de son travail, ou se conçoit-elle comme un organisme devant ajouter quelque chose à la valeur de ceux qui participent à sa vie ? La mondialisation et ses conséquences ne doivent pas empêcher l’Entreprise de répondre positivement à sa fonction créatrice de valeurs et de mode de vie.
Les crises sociales et les tensions sociologiques que nous connaissons sont, le plus souvent, le résultat apparent du manque d’adaptation aux besoins des changements technologiques et intellectuels.
L’entreprise en assumant la formation permanente des hommes dont elle a la charge, d’abord pour faire face à ses propres besoins, mais aussi en élargissant sa mission aux besoins, qu’exigera l’avenir de ses salariés, reprendra son rôle d’intégration dans la société. Il s’agit de donner le maximum de possibilités d’accéder à un emploi à tout moment, en maintenant ou en permettant d’accéder à un niveau de connaissance sans lequel l’exclusion devient une menace permanente.
L’entreprise devient alors porteuse d’avenir, non seulement pour elle-même et ses actionnaires mais aussi pour ses personnels, elle peut alors mieux mettre en perspective les évolutions nécessaires et leurs conséquences.
Les Etats ont tenté de régler ce problème, avec beaucoup de difficultés et un succès très restreint quant à la formation du plus grand nombre. Il faut y associer l’entreprise, les professions, et ceci de manière contractuelle et nécessairement aujourd’hui à l’échelle européenne. On parle de “l’Europe sociale” et de l’harmonisation des coûts sociaux, ce besoin commun devrait faire naître une ambition et des mesures cohérentes entre les pays européens.
L’entreprise contractante marquerait sa volonté d’agir dans la durée et donnerait à ses salariés, au moment où il lui est reproché de rendre de plus en plus précaires les contrats de travail, la preuve qu’elle a, avec eux, une vue d’avenir, un projet pour elle mais aussi pour eux, puisqu’elle s’engagerait à leur donner les moyens d’être compétitifs sur le marché du travail.
Il s’agit d’une piste, mais elles peuvent être nombreuses pour que l’entreprise retrouve ou conforte son contenu de valeurs. Cependant cela suppose que sa place, son rôle et son statut soient mieux définis dans l’espace européen. Ceci ne signifie pas pour autant que seules les Autorités Européennes doivent être initiatrices des mesures à venir. Les dirigeants économiques ont un rôle moteur pour peu qu’ils agissent de façon concertée, rationnelle et avec des objectifs clairement définis. La taille de l’espace économique européen, la communauté monétaire, et surtout l’esprit nouveau qui peut accompagner les initiatives européennes font que c’est à ce niveau qu’il faut placer les chances de succès.
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Dans un environnement particulièrement déstabilisé, ce qui a fait la communauté de destin et constituait la force de l’Entreprise par-delà ses avatars, doit être absolument préservé.
L’Etat, qui intervenait au nom du bien commun et de l’intérêt général, a perdu l’essentiel de ses capacités d’action et donc de sa crédibilité.
L’Europe, dans un contexte nouveau, difficile, éclaté, doit prendre le relais dans cette construction d’un dessein commun. L’Entreprise pour assurer son avenir en a un besoin impératif, elle doit très largement y participer.
L’entreprise multinationale, doit rester un lieu de vie en commun, une communauté de destin partagé. Elle peut et doit être un élément décisif de l’identité européenne et donc contribuer de toutes ses énergies à bâtir cet horizon.
Quand les hommes pensent qu’ils ne participent plus et ne peuvent plus peser pour bâtir leur avenir, plutôt que de subir en silence, ils confient leur destin à une idéologie ou à un sauveur, ce qui ne peut en aucun cas être l’ambition de l’Entreprise, de la France et de l’Europe.