Les Humanités et la formation de l’esprit

Séance du lundi 1er octobre 2001

par M. Michel Zink

 

 

Ce titre, dont je porte seul la responsabilité, présente plusieurs inconvénients. Il semble définir un programme plutôt que proposer un état des lieux contribuant à cette description réfléchie de la France d’aujourd’hui à laquelle vous consacrez cette année vos travaux. Il semble inviter fatalement à la laudatio temporis acti. On voit mal en quoi le tableau qu’il invite à brosser refléterait la situation de la France plus que celle d’autres pays. On ne voit guère mieux en quoi il peut aider à comprendre la situation actuelle de la France. Le mot “humanités” paraît désuet jusqu’à la provocation. Est-il encore compris ? La responsable du département “Humanités” d’une école d’ingénieurs observait récemment que ses étudiants “prenaient le mot humanités au double sens de genre humain (le s final pouvant s’expliquer par le fait que l’humanité est plurielle) et de bienveillance [1]“. L’expression”formation de l’esprit”est imprécise : on ne sait si elle désigne un système éducatif, une méthode pédagogique ou un épanouissement de l’intelligence et de la personnalité dont le flou peut paraître plus suranné encore que le terme d’humanités.

Je n’énumère pas ces inconvénient par manière de captatio benevolentiae. Ils sont réels et je ne pourrai en éviter aucun. Pourtant ils ne suffisent pas à rendre le sujet proposé indigne d’être traité. Car aucune réflexion sur l’éducation n’échappe à deux constatations d’évidence, qu’il est cependant difficile d’avoir simultanément présentes à l’esprit, si grande est la tentation d’ignorer l’une ou l’autre. La première est la suivante : aussi loin que l’on remonte dans le temps, depuis qu’il existe dans notre civilisation quelque chose qui ressemble à un enseignement et à des écoles, l’éducation a consisté d’abord et essentiellement à lire des auteurs anciens. Ce que l’on jugeait essentiel d’enseigner à la jeunesse, c’était l’exactitude de la langue et ses ressources expressives, le maniement de la pensée, sa profondeur et son élévation, les leçons de l’histoire et les actions des hommes : tout cela, on l’apprenait en étudiant minutieusement, souvent en retenant par cœur, des œuvres littéraires (le changement de sens de ce mot au cours des siècles nous importe peu, au moins pour l’instant). Ces œuvres littéraires étaient des œuvres du passé : les poèmes homériques quand les tragédies d’Euripide étaient les nouveautés de la saison, les tragédies d’Euripide à l’époque hellénistique, la littérature de la fin de la République et de l’époque augustéenne dans l’empire finissant, les lettres latines dans la France médiévale et moderne, les fables de La Fontaine à l’aube du XXe siècle, etc. Cet apprentissage par les lettres, cette formation de l’esprit par les lettres, fondés sur la conviction que l’on devient soi-même et que l’on s’arme pour la vie par une confrontation avec les grands textes du passé, et par une confrontation personnelle, en les lisant, en les traduisant, en les comprenant, en les commentant, en les imitant par soi-même, c’est ce qu’on appelait naguère “faire ses humanités”.

Cette conception de l’éducation a été universellement reconnue comme naturelle et légitime presque jusqu’à nos jours. Mais pas jusqu’à nos jours. Car la deuxième constatation est qu’elle n’existe plus. Je ne dis pas qu’elle est en recul ni qu’elle s’est marginalisée. Elle a disparu.

Ce qui me frappe, cependant, n’est pas qu’elle ait disparu. C’est que personne ou presque ne veuille le reconnaître, que tout le monde ou presque se sente obligé de rendre aux humanités un hommage convaincu et s’accorde sur leur rôle irremplaçable, alors que ce rôle, elles ne le jouent plus, qu’elles n’ont plus nulle part leur place, qu’elles ne peuvent plus en avoir aucune, que la formation et le commerce des esprits ne passent plus par elles. On a l’impression que personne ne sait plus à quoi elles servent et que personne pourtant ne veut y renoncer.

Mon propos est de développer ces points et de comprendre ce paradoxe.

Le médiéviste que je suis constate que lorsque apparaît, dès la seconde moitié du XVIe siècle, l’idée d’une tripartition de l’histoire – Antiquité, Moyen Age, Temps Modernes – le Moyen Age est très habituellement défini comme la période qui va de la chute de l’empire romain à « la renaissance des lettres ». Cette renaissance des lettres correspond pour les uns à l’époque que nous appelons la Renaissance, mais pour d’autres à la renaissance du XIIe siècle, voire pour quelques uns – et cela jusqu’au début du XIXe siècle – à la renaissance carolingienne [2]. L’accord ne se fait donc pas sur les limites chronologiques de la périodisation, mais sur une double conviction : l’intermède qui sépare l’Antiquité des Temps Modernes mérite d’être appelé barbare car les lettres y étaient négligées – l’oubli des belles-lettres étant à la fois la source et la définition de toute barbarie – et le pas décisif franchi par notre civilisation a été dans l’ordre de la culture littéraire. Ce pas est défini comme une renaissance, c’est-à-dire comme un retour, mais un retour fécond et créateur, à une tradition ancienne des lettres.

Aussi bien, considérons le mot ” classique ” et ses divers sens. Classiques : les poètes et les écrivains qui ont survécu et que le critère du temps désigne comme les plus grands, comme ceux qui appartiennent à la première classe. Classiques : ces grands écrivains qui, étant des modèles, sont étudiés dans les classes. Classiques : les langues dans lesquelles ils se sont exprimés. Encore une fois, la vie des lettres et leur apprentissage dans les écoles, les grands auteurs offerts à l’étude et à l’admiration : tout cela ne faisait qu’un et, depuis les débuts de notre civilisation, résumait l’essentiel de toute formation. Lisons la première phrase de la préface du premier volume de l’Histoire Littéraire de la France, publié en 1733 par les bénédictins de Saint-Maur :

Les Anciens ont posé pour principe, que la connaissance des lettres est le fondement de toutes les vertus. C’est dans les écoles en effet, ajoute un Moderne, que l’on puise la pureté de la foi à l’égard de la Religion, la régularité des mœurs par rapport à la Morale, la tranquillité et la fidélité publique en ce qui concerne le bien de l’Etat, l’honnêteté et la politesse pour ce qui regarde la vie civile. Est-il donc rien de plus intéressant et de plus digne de piquer la curiosité, que de savoir ce qui s’est passé au sujet des lettres et des écoles, et de connaître les grands Hommes qui ont travaillé à soutenir les unes et les autres [3] ?

Texte étonnant, moins par l’importance qu’il reconnaît aux lettres que par leur enracinement dans une pédagogie. Toute vertu publique ou privée, toute l’harmonie sociale reposent sur l’enseignement littéraire. Mais le propos n’est pas si limpide qu’il paraît. Des lettres aux écoles, le passage n’est pas si naturel que le prétend Dom Rivet. Un renvoi en manchette cite l’un des Anciens invoqués dans sa première phrase : c’est Ovide (Pont., II, 9). Le Moderne de la deuxième phrase est le chanoine Claude Joly, auteur en 1678 d’un Traité historique des écoles épiscopales et ecclésiastiques : sujet bien particulier au regard d’une proposition et d’une ambition si générales ! Auteur bien modeste pour faire pendant à l’illustre exilé ! Comme si en passant de la connaissance générale des lettres aux conditions particulières de leur enseignement, on feignait de ne pas voir combien le point de vue s’est soudain rétréci. Comme si l’habileté d’une continuité illusoire (“ajoute un Moderne”) devait masquer le soupçon que l’enseignement des lettres n’est en réalité peut-être pas tout.

Ce soupçon entache-t-il si tôt l’ambition et la grandeur de la formule “faire ses humanités” ? Sans doute. Certains n’ont-ils pas observé que la querelle sur l’enseignement des lettres et sur l’étude des langues anciennes se poursuit avec les mêmes arguments depuis trois siècles ? La Révolution a porté une première atteinte à cet enseignement en supprimant l’enseignement du latin. Tout en le rétablissant, les programmes des lycées napoléoniens ont dû tenir compte de la génération qui n’en avait pas bénéficié. Le débat sur la place de l’enseignement littéraire et sur l’utilité des humanités classiques parcourt tout le XIXe et le XXe siècles. On peut se demander si l’âge d’or des humanités a jamais existé.

Les a-t-on jamais unanimement jugé nécessaires ? Leur ambition à former le goût et l’esprit n’a-t-elle pas été constamment démentie par ceux-là mêmes qui devraient leur être le plus redevables, les écrivains ? La saynète de Courteline intitulée “Pourquoi mon petit frère redouble sa cinquième en qualité de vétéran” ruinerait à elle seule toute apologie d’un enseignement de la littérature classique s’il n’était trop facile de tirer argument de sa légèreté pour en récuser la pénétration. Pour un Anatole France, peignant avec attendrissement l’enfant qu’il a été comme un humaniste en herbe, pour un Rimbaud même commençant sa carrière de poète par des vers latins, pour un Giraudoux montrant, avec un attendrissement qui frôle l’ironie sans y tomber, son Simon le Pathétique respectueux de ses maîtres et amoureux du thème grec, combien ont préféré la pose du mauvais élève ou de l’élève ennuyé, dégoûté par ce qu’on lui apprend comme par la grossièreté des méthodes et par celle des professeurs, quand ils n’ont pas vu dans l’incapacité à se plier à la discipline des études la marque du génie artistique ou littéraire : Pierre Loti, Mauriac même, sans parler du déchirant calvaire de Hanno Buddenbrook (élève, il est vrai, d’un lycée “moderne”) ! Combien ont laissé entendre que leur génie ne s’était pas développé grâce à l’éducation classique qu’ils avaient reçue, mais malgré elle ! Combien ont confirmé l’assimilation des belles-lettres et des écoles chère à Dom Rivet, mais pour englober les premières dans le même mépris dont ils accablaient les secondes !

Mais laissons ces considérations trop faciles et voyons ce qui, dans le développement même des humanités, a fini par les menacer. On le sait, le développement des sciences philologiques et historiques a eu raison, à la fin du XIXe siècle, de la rhétorique comme matière d’enseignement, comme mode de formation de l’esprit et comme gradus ad litteras. Le regard jeté sur les lettres s’est voulu objectif et comme distancié. Plus d’imitation des auteurs, plus de discours latins ou français, en vers ou en prose, mais l’étude de l’histoire littéraire et le commentaire des textes à sa lumière. En un mot, la rhétorique a été victime de l’histoire. La foi dans la méthode historique a marqué un apogée dans l’enseignement des belles-lettres, mais en a ruiné l’apparente nécessité. Un apogée, car il a paru quelque temps aller de soi que les progrès de la philologie, de l’archéologie, de l’histoire devaient servir avant tout à la connaissance de l’Antiquité classique. Un apogée surtout, pour ce qui nous occupe, car, parmi toutes les connaissances qu’apporte l’enquête historique, celles qui touchent à l’histoire littéraire ont paru d’une importance suffisante pour être érigées en discipline indépendante : d’emblée, cette importance est allée de soi, et d’autant plus que l’époque qui voyait naître l’histoire littéraire est aussi celle qui a vu le « sacre du poète ». Mais elle ne pouvait aller de soi longtemps, dès lors que la relativisation qu’implique tout regard historique ne pouvait manquer de saper la valeur presque absolue prêtée depuis si longtemps aux belles lettres.

Ce que j’exprime ici de façon si sommaire et avec une gaucherie si naïve est à la racine de l’antipathie fraternelle, que nous constatons chaque jour, entre les lettres d’une part, les sciences humaines et sociales de l’autre. Les lettres ont bien vu qu’elles ne pouvaient espérer conserver une petite place dans le monde savant qu’en prétendant apporter leur contribution à des sciences dites humaines et sociales, mais elles ont vu tout aussi clairement que ces sciences risquaient de les tuer. Car les humanités sont-elles compatibles avec le regard anthropologique que la prise de conscience d’un monde à la fois divers et égal – voire égalitaire – rend inévitable et nécessaire ? Comment, de nos jours, l’histoire serait-elle autre chose qu’une anthropologie historique ? Et comment un regard comparatif jeté sur les diverses civilisations et les diverses cultures, à travers le monde et à travers les époques, n’interdirait-il pas de privilégier l’une d’entre elles et de l’ériger en canon et en modèle ? Est-il possible de juger du degré de civilisation ou de barbarie des sociétés à l’aune de leur relation aux belles-lettres, de lier celles-ci à la notion à la fois polysémique et cohérente du « classique » telle que je l’évoquais plus haut, d’en revenir toujours à la pierre de touche de notre Antiquité ? Questions triviales, mais qui, par des cours détournés, alimentent tout débat sur le multiculturalisme. Questions qui poursuivent aussi à leur façon celles qui, durant tout l’âge humaniste et classique, sous-tendent la querelle des Anciens et des Modernes [4]. Car la relativisation qu’entraîne la prise en compte de l’histoire entrait dans le débat et fournissait aux Modernes – par exemple à Fontenelle – un argument puissant que les Anciens eux-mêmes ont pris en compte et retourné à leur profit en recourant à la notion du “beau relatif [5]“. Mais les Modernes pas plus que les Anciens n’étendaient leur regard au-delà de la civilisation de l’Occident et les uns comme les autres, ainsi que l’a souligné Hans Robert Jauss [6], ne prenaient en compte, dans cette civilisation même, que deux époques, l’Antiquité dans ses périodes d’apogée classique et la leur, si bien que les Modernes eux-mêmes valorisaient extrêmement l’Antiquité.

Ce débat mettant en jeu la relativisation du regard anthropologique jeté sur l’histoire, on en trouve la trace jusque dans les clivages qui opposent aujourd’hui entre eux les défenseurs même de la culture classique. Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Vernant ont publié ensemble il y a quelque temps un article retentissant intitulé “Contre la mort programmée des études classiques [7]“. Mais la première trouve une raison majeure d’étudier le grec dans le modèle que nous offre aujourd’hui encore la démocratie athénienne. Le second, derrière la proximité apparente qui nous paraît être celle de la littérature grecque, et qui est, à ses yeux, le résultat de son appropriation, siècle après siècle, par notre propre culture, désigne l’étrangeté d’une civilisation qui pour une bonne part ne nous serait compréhensible qu’à travers le “regard éloigné” de l’anthropologue.

Indirectement, Marc Fumaroli propose dans ce débat une synthèse, fondée sur des considérations en apparence inactuelles. Présentant, dans l’essai cité plus haut, la querelle des Anciens et des Modernes, il cherche à montrer que les partisans des Anciens n’étaient pas dupes de l’image qu’ils se faisaient des auteurs antiques et qu’ils ne la prétendaient pas conforme en tout point à la vérité historique. Mais, en faisant le choix de chercher des sujets d’admiration dans la grandeur du passé, ils avaient conscience de prendre leurs distances au regard des petitesses, des habiletés, des compromis de la vie comme elle va et de se forger un idéal esthétique et moral capable de les protéger de la servilité aux modes et aux princes. De façon analogue, les humanités classiques bien comprises ne visent pas à enfermer l’esprit dans le passé, à l’abstraire du présent, à le cantonner dans la fadeur désuète et la fausse élégance d’une culture anachronique, mais tout au contraire à l’armer pour le présent en lui permettant, par un retournement audacieux, de jeter sur lui ce fameux « regard éloigné » et en lui évitant d’en être la dupe.

Mais voilà que je verse dans l’apologétique, et que j’y verse trop tard, puisque, disais-je en commençant, les humanités ont disparu. Si l’on m’objecte que la formule est excessive, je répondrai qu’elle n’est pas de moi, mais de Georges Steiner, et que Le Figaro l’a même reprise en manchette. Si l’on me dit alors que, parmi toutes les admirables qualités de Georges Steiner, la modération et la nuance ne figurent point au premier rang, je m’abriterai d’abord derrière des statistiques ou derrière leur absence. Les humanités classiques sont devenues si peu de chose qu’il est presque impossible d’obtenir des informations sur leur enseignement, même en puisant aux meilleures sources. Ainsi, la commission européenne a publié un très intéressant Descriptif des structures de l’enseignement supérieur en Europe concernant les années 1998/1999. Pour la plupart des pays, à l’exception, toute relative, de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et de l’Irlande, on cherche en vain le moindre renseignement sur les disciplines qui nous occupent : elles sont noyées sous la rubrique “Autres formations”. J’ajoute que ce document émane du Réseau d’information sur l’éducation en Europe, dont le nom de code est”Eurydice”, ce qui confirme que les humanités ont disparu mais que tout le monde s’en réclame.

On persistera pourtant à dire que j’exagère. On me fera observer, par exemple, qu’à l’heure actuelle en France un peu plus de 15% des élèves des collèges et des lycées font du latin à un moment ou à un autre de leur scolarité, ce qui n’est pas négligeable. Je pourrais répondre que les hellénistes ne sont que 1,3% [8]. Mais je ne le ferai pas. Mon argument est d’un ordre différent. Faire du latin n’a pas du tout le même sens aujourd’hui qu’il y a quarante ans. A l’époque, les élèves qui étudiaient le latin en faisaient à hautes doses de la 6ème à la première. En 6ème et en 5ème le latin était pratiquement la matière principale. L’enseignement de la langue et de la littérature françaises, l’apprentissage d’une réflexion historique, morale, sociale, tout passait par le latin : les premiers albums d’Asterix reflètent encore cette situation. Et surtout, la connaissance du latin était assez vite suffisante pour que les élèves pussent éprouver par eux-mêmes ce que c’est que de comprendre avec exactitude et certitude un texte, dans ses moindres nuances, par la connaissance rigoureuse d’une grammaire complexe et par la familiarité avec les auteurs, leur mode d’expression, leur univers, alors que ces auteurs ne sont plus là, que plus personne n’est là, pour nous aider dans notre déchiffrement. Là était la valeur formatrice unique des langues anciennes : dans le fait qu’elles sont anciennes. Formation intellectuelle, faite de rigueur, mais aussi de souplesse au sein de cette rigueur, puisque ce qu’il fallait atteindre en définitive, à travers l’austérité rigide des lois grammaticales, c’était bien la variété de l’humain et les vibrations de la beauté. Formation morale aussi, oserai-je dire, non seulement parce que l’à-peu-près, le coup de pouce, l’effort pour masquer élégamment le flou d’une construction incertaine, étaient immanquablement sanctionnés par un contresens, mais aussi parce qu’il n’y a peut-être pas de meilleure initiation à la compréhension de ce qui nous est étranger que la compréhension de cet étranger radical, le mort, plus éloigné que tous les rivages.

Aujourd’hui, les horaires de latin sont très légers et les élèves, chargés de travail dans les autres matières, ne font, pour la plupart d’entre eux, à peu près rien en latin. Au demeurant, si nous reprenons nos statistiques, nous constatons qu’au collège, il y a 22% de latinistes et 5% au lycée. Autrement dit, la plupart des jeunes latinistes n’apprendront jamais que le rudiment, quand encore ils l’apprennent et quand le cours ne se limite pas à un enseignement de civilisation. Dans ces conditions, la valeur formatrice du latin ne peut être que faible.
Qu’on me comprenne bien. Je ne m’indigne pas de cette situation. Je ne préconise pas le retour à un enseignement secondaire où le latin se taillerait la part du lion. J’observe simplement que la statistique des 15% de latinistes dans l’enseignement secondaire ne signifie rien.

Certes, m’objectera-t-on encore, mais si les humanités ne peuvent plus, comme par le passé, constituer le noyau de la formation scolaire, elles n’en sont pas moins bien vivantes dans les universités, les grands établissements et les grandes institutions de recherche, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, grâce aux travaux spécialisés qui leur sont consacrés. Les statistiques qu’on me lancera alors à la tête concerneront le nombre des colloques et des publications, en croissance exponentielle dans ce domaine comme partout – phénomène, quand on y regarde de près, plus consternant que réjouissant – ou les avancées réelles des connaissances dans ces disciplines. Tout cela est vrai. Mais la formation générale que pouvaient apporter les humanités ne se confond pas avec le développement spécialisé, savant, “pointu”, comme on dit, des disciplines qui les constituent. Les humanités peuvent mourir alors même que la grammaire comparée du grec et du tokharien progresse à pas de géants. A l’inverse, qu’il soit désormais admis qu’en Europe occidentale un étudiant peut faire des études supérieures d’histoire, de philosophie, de droit et même, en France tout au moins, de langues romanes sans savoir un mot de latin me paraît un signe clair que le terme d’humanités n’est plus qu’une coquille vide [9]. Une langue ancienne est toujours obligatoire au concours d’entrée proprement littéraire de l’Ecole Normale Supérieure. Mais la marginalité glorieusement élitiste de cet établissement et l’auto-reproduction croissante des normaliens limitent les effets bénéfiques de ce courage, car c’en est un de la part des candidats comme de la part de l’Ecole : il suffit, pour s’en convaincre, de prêter l’oreille aux ricanements que l’on entend parfois du côté de l’autre E.N.S., celle de Lyon.

Un dernier argument optimiste touchant les humanités se fonde sur la présence insistante de l’histoire et du passé des lettres dans la vie culturelle de notre époque. On n’a jamais tant joué les tragédies grecques, voire celles de Sénèque. La vulgarisation historique enrichit les éditeurs. Des romans historiques à succès poussent le scrupule jusqu’à pasticher le français classique (Françoise Chandernagor), voire préclassique (Robert Merle), et un roman bourré de citations latines point toujours traduites, comme Albucius de Pascal Quignard, trouve un public suffisant pour être réédité en livre de poche. Les découvertes archéologiques, la restauration des salons de Versailles emplissent les pages de magazines illustrés à grande diffusion. Qui s’en plaindrait ? Mais qui ne voit la différence entre cette information variée, chatoyante, fragmentaire, offerte à la consommation et l’effort qui permet de comprendre à fond par soi-même un texte latin, voire tout texte non exactement contemporain écrit dans une langue quelque peu vieillie ? Là encore, je ne condamne pas la situation actuelle. Les efforts, le temps consacré au travail, à la lecture et à la méditation, l’investissement intellectuel que supposent l’acquisition d’une véritable culture humaniste classique sont probablement incompatibles avec les exigences du monde d’aujourd’hui. Incompatibles non seulement avec l’acquisition de toutes les connaissances plus directement et quotidiennement nécessaires, mais aussi peut-être avec une initiation, même hâtive et superficielle – forcément hâtive et superficielle, avec la variété des cultures et des civilisations. Un certain souci édifiant d’un multiculturalisme égalitaire et un certain renoncement paresseux se conjuguent pour nous faire considérer notre propre culture comme les autres cultures, de loin et en passant.

Du coup, nous n’avons plus de culture commune, sinon minimale et immédiate. Georges Steiner, dans l’entretien accordé au Figaro auquel j’ai fait allusion plus haut, disait que, lors du mouvement de 1968, prenant la parole devant des étudiants allemands, il avait commencé par une citation. L’un des ses auditeurs avait alors crié : “Ici on ne cite plus !”. Il aurait pu aussi bien crier : “Mort aux humanités !”. Les humanités, c’est la citation. Ce n’est peut-être même rien d’autre : une pensée qui se nourrit d’un entretien constant avec les esprits du passé et qui peut rencontrer celle de ses contemporains dans la communauté et dans la communion de ce dialogue avec le passé et par le truchement du passé. La citation, c’est la stimulation de reconnaître dans un auteur lointain, ancien, ” mon semblable, mon frère”, mais avec un décalage qui arrache à la complaisance à soi-même et à l’enfermement dans la pauvreté de sa propre pensée ou, pire, dans la pauvreté de la vulgate du jour que l’on confond avec sa pensée. La citation, c’est l’hommage de l’admiration, qui est la première vertu d’une éducation bien comprise. La citation, c’est la beauté qui emplit l’esprit, les vers que l’on sait et que l’on se récite.

Mais il faut entre contemporains un minimum de citations communes pour que celles-ci fécondent la vie intellectuelle d’une époque et autorisent un dialogue cohérent entre les individus et les groupes. L’éparpillement, autant que l’appauvrissement du fonds commun, sont à cet égard fatals. Ils laissent le champ ouvert au consensus vide ou à l’affrontement clanique. Chacun le soupçonne vaguement. Et c’est peut-être pourquoi, si mortes que soient les humanités, si mortes qu’on les veuille, on répugne à le reconnaître, on feint de les croire vivante, on feint de les honorer. Après tout, c’est déjà quelque chose.

Il y a quelques années, j’ai déjà eu l’honneur de parler devant votre académie d’un sujet au fond assez proche de celui que je traite aujourd’hui. Je me souviens avoir dit que le devoir d’un professeur de français est d’être conservateur. La langue évolue, il le sait, il sait qu’il n’est ni possible ni même souhaitable d’empêcher son évolution. Mais son rôle de professeur n’est pas de la précipiter, ni même de l’accompagner, mais de la retarder autant qu’il est possible, pour éviter que s’amincisse trop vite ou que se brise le lien de la compréhension entre les générations et même entre les contemporains. Il livre ainsi un combat perdu d’avance, un combat qu’il ne souhaite même pas gagner, mais un combat absolument nécessaire.

Ma position, s’agissant des humanités, est à la fois analogue et différente. L’idée que la périodisation de l’histoire se fait sur le critère de la décadence et de la renaissance des lettres, assortie de la conviction que la pierre de touche de la valeur des lettres est l’Antiquité classique, cette idée, qui fondait depuis toujours dans notre civilisation l’enseignement dit des humanités, est morte, bien qu’on n’ait pas fait disparaître encore tous ses lambeaux. Il n’y a même plus là un combat d’arrière-garde à mener. Le mot barbarie a pris pour nous un autre sens que celui d’inculture. En revanche, il est une autre idée : dans la formation d’un jeune esprit, comme pour l’entretien d’un esprit moins jeune, rien ne remplace ce que j’appellerais volontiers la lecture difficile, l’appropriation directe, personnelle, laborieuse de grands auteurs éloignés. Il est nécessaire de lui faire une place. Je ne sais si ce combat peut être gagné. Mais je sais que c’est un combat d’avant-garde. Reste enfin une troisième composante des humanités : une formation intellectuelle et morale fondée sur l’admiration de modèles délibérément projetés dans le passé afin de se soustraire aux compromissions du présent. D’où cet éloge constant du passé, dont la récurrence à toutes les époques prête si aisément à sourire, alors qu’il n’est rien d’autre que l’affirmation de la liberté de l’esprit. Je défendrais volontiers cette attitude si cette défense ne me paraissait, de toutes, la plus désespérée.

 


[1] Hélène PARENTY, “Sur quelques ambiguïtés du mot Humanités. les Studia Humanitatis au XVIe siècle”, Petit séminaire 1999-2000, Ecole d’Ingénieurs de Lyon (INSA)

[2] Jürgen VOSS, Das Mittelalter im historschen Denken Frankreichs. Munich, Wilhelm Fink Verlag,1972

[3] Pour un commentaire de ce passage, voir Richard TRACHSLER, “L’Histoire littéraire de la France. Des Bénédictins à l’Institut de France (1773-1850)”, Vox Romanica 56, 1997, p. 86-87

[4] Marc FUMAROLI, dans “Les abeilles et les araignées”, essai préliminaire à l’anthologie La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, folio, 2001, p. 7-218, a récemment dégagé dans une perspective originale les enjuex de cette querelle.

[5] Voir Hans Robert JAUSS, Ästhetische Normen und geschichtliche Reflexion in der “Querelle des Anciens et des Modernes”. Einleitung zur Neuausgabe von Perraults Parallele des Anciens et des Modernes, Munich, 1964, p.60

[6] Ästhetische Normen, op. cit., p.27

[7] Le Monde, 20 février 1999

[8] Ministère de l’Education Nationale / Ministère de la Recherche, Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche – édition 2000, “L’étude du latin et du grec ancien dans le second degré”, p. 114-115

[9] Sur la difficulté d’enseigner l’histoire à des étudiants qui ignorent le latin, voir, par exemple, la “Table ronde sur l’enseignement du latin médiéval” du colloque Le latin médiéval, 9-11 septembre 1999