L’état de la France vu d’Allemagne

Séance du lundi 3 décembre 2001

par M. Henrik Uterwedde

 

 

Tout d’abord, je tiens à vous remercier de m’avoir invité pour vous livrer mes réflexions sur l’état de la France. Français et Allemands, nous partageons un passé douloureux mais aussi, depuis plus de 50 ans, un mouvement historique de réconciliation puis d’étroite coopération à la construction européenne, au point que nous sommes liés aujourd’hui par une véritable communauté de destin à la fois politique et militaire, économique et monétaire. Ce n’est donc pas un regard « extérieur » que je tenterai de donner sur la France, mais celui d’un voisin conscient du fait que nous partageons, au-delà de nos différences, la plupart de nos problèmes et de nos espoirs. Un regard non pas donneur de leçons, mais critique et solidaire à la fois, car l’état de la France, ses atouts, ses faiblesses et son potentiel d’avenir, ont aujourd’hui des effets directs sur l’Allemagne, ainsi que sur notre capacité commune à faire face aux défis de l’Europe en construction. Un regard finalement d’un chercheur fort d’un quart de siècle de travaux sur la France, mais aussi celui d’un « spectateur engagé » (pour reprendre la formule d’Alfred Grosser) qui se nourrit d’un vécu de coopération franco-allemande.

Vue d’Allemagne, l’histoire d’après-guerre de la France semble mouvementée. La succession de deux républiques ; le douloureux processus de décolonisation  la mutation économique et sociale des « Trente glorieuses », puis la crise et la véritable révolution économique — inachevée il est vrai — engagée depuis une quinzaine d’années ; le mouvement de mai 1968 et les grands affrontements entre « projets de société » dans les années 1970. Comparé à ces bouleversements, souvent accompagnés par des conflits et des crises, le chemin de la République fédérale depuis 1949 ressemble presque à un long fleuve tranquille — et cela malgré les drames liés à la division allemande et au mur de Berlin, ainsi que les défis difficiles de la réunification. Ceci m’amène à un premier constat : La société française a fait preuve d’une admirable maturité démocratique, car elle s’est montrée capable d’amortir tous ces chocs sans que la démocratie soit mise en danger. Il y a là une grande force de la tradition républicaine de la France, que l’on peut perdre de vue quand on est dans la mêlée mais qui apparaît très clairement vue de l’extérieur.

* * *

La période actuelle est également caractérisée par une mutation profonde, provoquée par la mondialisation et l’intégration économique et monétaire européenne, mais aussi par la véritable révolution économique déclenchée il y a 18 ans par le courageux tournant historique de la politique économique en mars 1983. Depuis, nous autres Allemands, mais aussi bon nombre d’observateurs étrangers, sommes en manque de repères . Nous nous étions habitués à voir la France étatiste et colbertiste : la voilà devenue plus libérale, ayant découvert les vertus de l’entreprise et du marché comme instance de régulation. Depuis des décennies on aimait faire à la France la leçon de stabilité, et voilà nos voisins dotés d’une culture de la stabilité bien enracinée et plus efficace qu’en Allemagne depuis quelques années. On opposait une France économique repliée sur elle-même à l’ouverture de l’économie allemande au monde : aujourd’hui, 40% de la capitalisation boursière des plus grandes entreprises se trouve détenue par des investisseurs étrangers, signe d’une ouverture riche de potentiel mais aussi d’adaptation et non sans problèmes, tandis que le capital allemand semble encore véritablement verrouillé. Enfin, on avait une certaine condescendance pour les entreprises françaises qui, étatisées ou non, faisaient figure de poids légers, alors que le nouveau capitalisme français est parti à la conquête du marché mondialisé et ses entreprises se sont transformées en global players. Une enquête récente nous apprend que la part du chiffre d’affaires hors France des plus grandes entreprises françaises est désormais de 70%, la part des effectifs hors France de 57%, que parmi les 100 premières firmes mondiales 12 sont françaises, qu’une trentaine d’entreprises françaises se trouvent dans le classement des 100 premières européennes.

La nouvelle économie française est bien là, dynamique et conquérante, fruit de la mondialisation, de la privatisation et de la déréglementation enclenchées il y a 15 ans à peine. Et le dynamisme de l’économie française depuis 1997 est bien aussi, entre autres, le résultat de cette mutation heureuse.

Mais comment se fait-il que cette mutation économique des 15 dernières années a été vécue par nombre de Français dans la douleur et dans la contestation ? Car de la revendication d’une « autre politique » dans les années 80 à la dénonciation actuelle de la mondialisation, de la polémique contre la « pensée unique » à la quête d’une « exception française » chimérique, en passant par le « grand refus » exprimé dans les grèves de 1995, la nouvelle dynamique économique a été accompagnée par des vagues de contestation virulente tant politico-sociale qu’intellectuelle.

Une première raison me semble résider dans la difficulté inhérente à tout passage d’un modèle socio-économique à un autre. Le modèle français d’après-guerre qui a assuré la profonde modernisation économique et sociale du pays pendant la période des « Trente glorieuses » a marqué la mémoire collective de plus d’une génération. Il a en grande partie réussi : Reposant essentiellement sur l’Etat et son administration, agissant comme une « agence de modernisation », la France, en l’espace de trois décennies seulement, a fait un véritable saut dans la modernité. Ce success story à la française a produit ses symboles (la sécurité sociale, le service public, les nationalisations, la planification, les grands projets etc.) et ses repères. Il est après tout compréhensible que la société française ait préféré garder ses repères même quand les premiers signes d’épuisement et d’effets pervers de ce modèle « social-colbertiste » (Jean-Baptiste de Foucauld) ont commencé à se manifester, il y a une trentaine d’années. De même, dans une période marquée par la montée du chômage et de la précarité, des réflexes défensifs s’installent, et le changement fait peur. D’où un certain nombre de résistances compréhensibles.

A cela s’ajoute un deuxième aspect. A partir de la césure de 1983, les responsables politiques ont commencé à adapter graduellement le modèle français. Au fil des années suivantes un véritable changement des paradigmes de la politique économique et sociale a eu lieu. Seulement, ce changement n’a pas été assumé par les responsables politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite. On en connaît les raisons : dans un pays où le mot « libéral » équivaut en général à une insulte et « où mondialisation, concurrence, privatisation, libéralisme économique, voire, économie de marché, sont confondus dans une même sorte d’opprobre [1] », il est difficile de faire évoluer les esprits et de faire coïncider le faire et le dire. Dans un pays où ni la gauche, ni la droite n’osent parler de « flexibilité », il faut peut-être l’introduire par le détour des 35 heures [2]… Quand un Premier ministre a vu se dresser l’opinion publique contre lui parce qu’il a énoncé cette vérité primaire qu’« il ne faut pas tout attendre de l’Etat », il y réfléchira deux fois par la suite avant de recommencer. Il n’empêche que ce grand écart entre des réformes nécessaires, souvent imputées à tort à « Bruxelles », et le maintien d’un discours interventionniste n’est pas fait pour favoriser un apprentissage collectif des nouveaux défis et enjeux devant lesquels la France, tout comme ses voisins, se voit placée. Et ce manque de courage a laissé se développer des discours et des attitudes contestataires les plus délirantes.

Il y a un dernier aspect qui peut expliquer les ambivalences de la mutation économique actuelle. Alors qu’il semble aujourd’hui largement admis que le modèle étatique d’antan n’est plus apte à résoudre les problèmes du XXIe siècle, il y a une interrogation quant à son orientation future. C’est là que le débat sur les capitalismes anglo-saxon et rhénan, introduit par le livre de Michel Albert, prend tout son sens [3]. Dans le débat français actuel, on peut constater une nette préférence pour le modèle rhénan — préférence tout à fait compréhensible, car elle semble promettre une adaptation « en douceur » et négociée du système socio-productif français. On abandonnerait nombre de régulations étatiques sans pour autant les laisser au marché mais au contraire pour les confier aux acteurs économiques et sociaux, les partenaires sociaux par exemple. Mais cette sympathie pour le modèle rhénan risque de tourner court faute de partenaires capables et prêts à assumer des responsabilités. Sans partenaires sociaux représentatifs et puissants, capables de gérer leurs conflits de manière productive et de faire vivre la négociation et le contrat social, la France risque de devoir choisir entre le retour — improbable — à l’étatisme et la voie du capitalisme de type anglais qui correspond pourtant peu à la tradition française.

C’est par ailleurs là que réside l’enjeu de la « refondation sociale » engagée, non sans arrière-pensées manifestes, par le Medef et repris notamment par la CFDT : faire en sorte que la négociation sociale et le contrat puissent jouer un rôle actif dans la régulation économique et sociale. Je n’ignore pas les immenses obstacles qui ont leurs racines non seulement dans le piètre état des relations sociales en France, mais aussi dans l’héritage du modèle républicain qui se méfie des pouvoirs intermédiaires. Raison de plus pour saluer le courage de celles et de ceux qui ont osé s’y attaquer.

Au cœur du débat est naturellement le rôle futur de l’Etat. Par ailleurs, la question ne se résume pas à la simple question du « plus ou moins d’Etat », générateur de tant d’affrontements idéologiques. Dans les réflexions et les travaux du Commissariat général du Plan sur la compétitivité s’est dessiné un concept de la « performance globale [4] » qui définit le nouveau rôle des pouvoirs publics. Puisque la compétitivité n’engage plus seulement les entreprises mais aussi un ensemble d’acteurs publics et privés, elle demande à repenser l’interventionnisme public. L’action de l’Etat doit devenir plus partenariale, prenant souvent un rôle de « modérateur » dans les réseaux multiples d’acteurs publics, semi-publics et privés qui s’installent. Comme le note un rapport récent : « Ce n’est donc pas tant l’affaiblissement des pouvoirs d’Etat qui pose problème que l’inadaptation conceptuelle et pratique des politiques qu’il met en œuvre [5] ». Dans le même sens, un livre récent d’un économiste proche du gouvernement actuel propose une nouvelle approche de l’intervention publique, qui « consiste à préférer orienter les comportements individuels des entreprises et des personnes plutôt que vouloir systématiquement les astreindre à se conformer à des règles, et donc invite à choisir, pour exprimer et transmettre les choix collectifs, un canal incitatif plutôt qu’un canal impératif [6] ».

Les nouveaux concepts sont donc là, permettant de définir une approche moderne du rôle des pouvoirs publics. Par ailleurs, dans une réflexion franco-allemande réalisée avec le Commissariat général du plan, nous avons pu constater qu’ils sont largement partagés dans nos deux pays [7]. Mais quand il s’agit de passer des paroles aux actes, on se heurte trop souvent soit à un refus idéologique, soit à des blocages corporatistes, comme en témoigne l’échec de la réforme de l’administration fiscale au sein du Ministère des finances [8].

Toujours dans le domaine de l’Etat, le processus de décentralisation me semble également caractéristique des ambivalences d’une France qui bouge et qui s’interroge en même temps. Malgré les imperfections des textes votés, la décentralisation engagée en 1982 a déclenché une nouvelle dynamique qui est destinée à se poursuivre. Mais l’ambivalence entre les avancées réelles et les tendances ouvertes ou cachées de recentralisation, le tiraillement permanent entre les acteurs de l’Etat central et des collectivités font apparaître la fragilité de l’équilibre entre le rôle de l’Etat, garant de la cohésion territoriale, et la nécessaire liberté des collectivités afin d’avoir les moyens d’une stratégie de développement endogène. Le danger d’un cercle vicieux, où un jacobinisme toujours vivant trouve ses meilleurs arguments dans un certain égoïsme local, ne me semble toujours pas banni, alors que la France aurait tout à gagner d’une articulation dynamique entre un pouvoir central qui ferait davantage confiance aux acteurs locaux et des collectivités qui se montreraient à la hauteur de leurs responsabilités.

En attendant, les attentes des Français vis-à-vis de leurs dirigeants pourraient changer. Je me trompe peut-être, mais les résultats des élections municipales de ce printemps me semblent aussi traduire un rejet des candidats parachutés, ou en quête d’un destin national, au profit des gestionnaires locaux. Signe encourageant, qui montrerait qu’on prend enfin au sérieux la vie locale, car l’idée qu’une ville importante comme Lille ou Bordeaux puisse être gouvernée par un Premier ministre en exercice m’a toujours paru absurde.

De manière plus générale, la France m’apparaît comme un immense chantier, largement inachevé, pour reconstruire de nouveaux équilibres entre les acteurs, les niveaux de décision et les instances de régulation publique, et ce à plusieurs niveaux par ailleurs étroitement liés entre eux :

  • entre l’Etat et le marché,
  • entre l’Etat et les acteurs de la société civile,
  • entre l’Etat central et les collectivités territoriales,
  • enfin entre l’Etat-nation et l’Europe.

En bref, c’est la recherche d’un nouveau modèle de régulation publique qui est en question. Il va de soi que cette recherche comporte ses hésitations, ses contradictions, voir ses conflits et ses blocages. Car derrière cette question se profilent des interrogations encore plus fondamentales : Peut-on maîtriser la mondialisation, et peut-on le faire au seul niveau national ? Le compromis historique de l’époque des Trente glorieuses, qui permettait de concilier performance économique et justice sociale, peut-il être renouvelé sur de nouvelles bases ? Comment définir un nouveau contrat social ? Quel contenu donner à la notion fondamentale du modèle républicain français, la souveraineté, face aux processus d’intégration européenne et de la décentralisation ? Enfin, quelle est la place du politique face aux mouvements puissants de l’économie mondialisée ?

J’aimerais ajouter que cette recherche d’un nouveau modèle de régulation n’est pas propre à la France, même si elle se présente de manière plus profonde et plus difficile qu’ailleurs. De manière plus larvée, le questionnement allemand sur l’avenir du modèle « rhénan », ainsi que la critique des dysfonctionnements de notre fédéralisme coopératif, sont l’expression d’une problématique tout à fait comparable. Peut-on avancer que toutes ces interrogations font partie de la recherche d’un modèle européen capable de concilier efficacité économique et cohésion sociale et de se maintenir dans la compétition globale ?

* * *

J’en viens maintenant au rapport de la France vis-à-vis de l’Europe. Pour un pays qui a une longue tradition d’Etat-nation, la construction européenne, avec les transferts de compétences qu’elle implique, constitue un défi important. Je ne partage pas le jugement de nombre de mes compatriotes qui voient dans les controverses récurrentes et souvent déchirantes sur l’Europe un signe de rejet de la construction européenne. Car bien avant l’Allemagne, la France a fait l’expérience à quel point l’intégration européenne transforme les nations et entame la souveraineté nationale. Dès le traité de Rome, la « contrainte européenne » n’a cessé de forcer l’adaptation de l’économie française — pour son bien d’ailleurs. En outre, le modèle républicain, pour qui la souveraineté ne se divise pas, a du mal à se faire au fait que depuis la création du marché commun, nous sommes entrés dans un régime européen caractérisé par la souveraineté partagée. Comment « faire l’Europe sans défaire la France » ? Cette préoccupation fondamentale me semble avoir accompagné la poursuite de l’intégration européenne depuis ses origines, alors qu’en Allemagne, pour des raisons tenant à la fois à sa force économique et sa souveraineté limitée on a pu esquiver cette question pendant très longtemps.

Si ce débat est tout à l’honneur de la France, on peut regretter, là encore, un grand écart entre le faire et le dire. Alors que la France, souvent avec l’Allemagne, est à l’origine de tous les grands projets européens, comme le marché unique, le SME puis l’UME, les gouvernements successifs ont trop souvent continué un discours traditionnel, national-républicain, sans préparer l’opinion publique au fait que l’intégration européenne, pour être une nécessité, entraîne aussi une transformation des nations par des transferts de souveraineté et des adaptations nécessaires. Trop souvent, la contrainte européenne a servi de prétexte pour passer des réformes difficiles mais en même temps on a laissé se répandre l’idée que tout le mal venait de l’Europe. Cela a nourri chez certains l’illusion que l’on pourrait se passer de réformes en se dressant contre des décisions de Bruxelles. De cette illusion à la quête d’une ” exception française ” chimérique il n’y a qu’un pas.

A cela s’ajoute une contradiction majeure de la politique européenne française qui consiste à vouloir une Europe forte avec des institutions faibles.

La France a une ambition pour l’Europe, et elle a souvent eu le mérite de poser les bonnes questions quant à la finalité de la construction européenne. L’objectif de l’Europe « européenne », chère au général de Gaulle, fut certes formulé de manière malheureuse, mais il posait un vrai problème toujours d’actualité d’ailleurs : la capacité de l’Europe à définir sa propre politique. Aussi le gouvernement français soulève-t-il à juste titre qu’avec la création du marché unique puis de l’union monétaire se pose le problème d’une meilleure coordination des politiques économiques, même si la proposition malencontreuse d’un « gouvernement économique » a provoqué un rejet de la part de certains partenaires. Enfin, la question se pose de savoir dans quelle mesure l’intégration économique et monétaire peut donner naissance à un véritable espace économique commun, capable de soutenir un modèle européen de développement. Récemment, le Premier ministre Lionel Jospin a placé le projet européen au coeur de son discours sur l’Europe, soulignant que tout débat institutionnel tournerait à vide sans entente sur les valeurs et les objectifs fondamentaux de l’Union européenne. Je ne peux que souscrire à cet argument, et je souhaiterais que mon pays ait une vision aussi claire sur ce projet européen.

Mais quand il s’agit de tirer les conséquences de l’ambition européenne sur le plan des institutions et des mécanismes de décisions, la réponse n’a souvent pas été à la hauteur. Trop souvent, côté français, on s’en est tenu à une vision intergouvernementale étroite qui répond mal à l’état d’intégration avancée de nos économies.

Le nouveau débat européen provoqué par le discours du ministre Joschka Fischer en juillet 2000 a pourtant fait avancer les arguments. Dans les réponses des principales forces politiques à ce discours, on peut constater une nouvelle ouverture. On ne refuse plus de parler d’une « constitution européenne ». On est désormais prêt à admettre que la seule voie intergouvernementale n’est pas suffisante pour construire une Europe forte, et qu’il faut une dose de fédéralisme. Côté allemand, le ministre Fischer a exprimé clairement que l’Europe ne saurait se faire sans les nations, qui en resteront les éléments indispensables. Dès lors, de nouvelles convergences sont possibles. Cela peut ouvrir la voie vers ce que le ministre des affaires européennes, Pierre Moscovici, définit comme « une synthèse dynamique entre le fédéralisme et la nation, entre l’unité et la diversité en Europe : la fédération d’Etats-nations, conception riche, conception évolutive aussi, ouverte à tous les possibles pour demain [9] ». Je suis confiant dans la possibilité de construire demain une telle synthèse dynamique.

Enfin, je reste persuadé que nous devons changer notre regard sur l’Europe. A la vérité, nous sommes déjà dans une phase où une « politique intérieure à l’échelle européenne » se dessine à l’horizon. Il y a plus d’un quart de siècle, un Premier ministre français a eu cette réflexion clairvoyante sur l’imbrication entre les niveaux politiques national et européen: « C’est qu’à la vérité la politique européenne ne fait plus partie de notre politique étrangère. Elle est autre chose et ne se sépare plus du projet fondamental que nous formons pour nous-mêmes [10] ».

C’était en 1974, et si je cite le Premier ministre de l’époque qui est aujourd’hui Président de la République, ce n’est évidemment pas pour sortir de ma neutralité politique bienveillante et amicale, mais pour regretter que cette formule lucide ait trop souvent été négligée par la suite, y compris par son auteur. Tant que les responsables politiques et les élites qui ont de l’influence sur l’opinion publique n’accordent pas leurs discours et leurs actes à cette nouvelle réalité européenne, nous aurons du mal à convaincre nos concitoyens de la nécessité de construire l’Europe.

* * *

En conclusion, j’aimerais souligner comment ce « projet fondamental que nous formons pour nous-mêmes », est fondamentalement le même en France et en Allemagne. Il est vrai que nous pouvons parfois avoir des intérêts légitimes différents, que nos projets d’avenir se nourrissent d’abord de notre histoire nationale respective, et qu’il nous arrive de nous quereller sur des détails de l’architecture de la maison Europe. Mais au fond, si nous avons deux manières de l’exprimer, nous partageons la même ambition pour notre avenir qui sera forcément commun, pour le meilleur et pour le pire. Nous partageons nos forces et nos faiblesses, nos espoirs, nos peurs et nos contradictions. C’est pourquoi je forme le vœu — et l’Institut que je représente s’y applique avec des partenaires tant en France qu’en Allemagne — que nous prenions l’habitude de débattre davantage en commun nos projets d’avenir. Développer ensemble une capacité de proposition pour une Europe forte et solidaire : voilà un bel enjeu pour une relance franco-allemande !

C’est dans ce sens que j’ai tenté de formuler mes observations sur l’Etat de la France. Le franc-parler amical qui est heureusement devenu possible entre nous se légitime par le simple constat que nos destins sont désormais étroitement liés. Il est le seul langage capable de nous faire avancer en commun.

Je vous remercie.

 


[1] Thierry de Montbrial : Pour combattre les pensées uniques, Flammarion, Paris, 2000, p.20

[2] Bernard Brunhes : 35 heures : négocier le travail, in : Paul Fabra et al. : Les 35 heures. une approche critique, Economica, Paris, 1999

[3] Michel Albert : Capitalisme contre capitalisme, Seuil, Paris, 1991

[4] France : le choix de la performance globale. Commission “compétitivité française” présidée par J. Gandois, La Documentation française, Paris, 1992

[5] La nouvelle nationalité de l’entreprise. Rapport du groupe présidé par J.-F. Bigay, La Documentation française, Paris, 1999, p.214

[6] Jean Pisani-Ferry : La belle aventure, La Découverte, Paris, 2001, p.231

[7] Commissariat général du Plan/Deutsch-Französisches Institut : Compétitivité globale : une perspective franco-allemande. Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, La Documentation française, Paris, 2001

[8] Roger Fauroux / Bernard Spitz : Notre Etat, Robert Laffont, Paris, 2000

[9] Pierre Moscovici : L’Europe, une puissance dans la mondialisation, Seuil, Paris, 2001, p.232

[10] Jacques Chirac,Déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale, d’après Le Monde, 7-6-1974, p.6

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