Séance du lundi 7 janvier 2003
par M. Luc Ferry
Face au tremblement de terre qui dévasta Lisbonne en 1755 et fit plusieurs milliers de morts, la réaction des meilleurs esprits de l’époque fut unanime et confiante : grâce aux futurs progrès des sciences et des techniques une telle catastrophe pourrait, à l’avenir, être évitée. La géologie, les mathématiques et la physique permettraient de prévoir et, par conséquent de prévenir les malheurs que l’absurde nature inflige si cruellement aux êtres humains. Bref, l’esprit scientifique allait nous sauver des tyrannies de la matière brute.
Changement d’époque, pour ne pas dire de paradigme. C’est, à tout prendre, la nature qui nous semble aujourd’hui bienveillante et la science menaçante ou maléfique, et ce d’autant plus que tout ce qui peut mettre en danger nos existences nous terrorise. L’angoisse d’une mort qu’on feint de croire évitable se décline en une infinité de peurs nouvelles : de l’alcool, du tabac, de la vitesse, du sexe, de l’atome, du téléphone portable, des OGM, de la côte de bœuf, de l’effet de serre, du clonage, des nouvelles technologies, et, potentiellement, des mille et une innovations diaboliques que nous réservent encore les artisans d’une « techno-science » mondialisée. De là aussi la généralisation, pour ne pas dire l’absolutisation à l’époque contemporaine du fameux « principe de précaution » censé nous permettre, à la limite, d’atteindre l’idéal du risque zéro. Aux antipodes de l’optimisme des Lumières, nous ne décrivons plus les avancées de la science comme un progrès, mais comme une chute hors de quelque paradis perdu. Ou pour mieux dire, nous nous inquiétons de savoir si le progrès lui-même… est bien un progrès, si nous sommes véritablement certains d’avoir été rendus plus libres et plus heureux par la multiplication des performances techniques dont la presse se fait quotidiennement l’écho. Les mythes de Frankenstein et de l’apprenti sorcier reprennent du service. Ils nous contaient l’histoire d’une créature monstrueuse ou magique qui échappe insensiblement à son créateur et menace de dévaster la terre. C’est désormais à la recherche elle-même que s’applique la métaphore : naguère encore conduite et dominée par les êtres humains, elle menacerait aujourd’hui de leur échapper au point qu’à la limite, nul ne pourrait plus garantir aux générations futures la survie de l’espèce.
Si l’on veut cerner plus profondément les motifs de l’écho considérable que reçoivent ces mythes de la dépossession au sein de nos sociétés contemporaines développées, il nous faut approfondir bien davantage l’idée qu’elles apparaissent désormais échapper de plus en plus au contrôle démocratique de nos représentants politiques. Car c’est cela qui rend si problématique l’application d’un principe de précaution dont nul ne conteste sur le fond l’évidente légitimité. A cet égard, derrière le message, souvent délirant, des tenants de l’antimondialisation, se cache une dimension inaperçue de vérité : elle tient à la conviction que nous serions aujourd’hui pour ainsi dire dépossédés de toute emprise sur le cours du monde, et que, par là même, les principales promesses de la démocratie auraient été trahies. Nous ne pourrions plus désormais, faire nous-mêmes notre histoire, participer à la construction de notre destin pour la simple et bonne raison que l’univers technicien de la science et de l’économie moderne nous échapperait de toute part, modifiant nos vie quotidiennes sans que nous y puissions rien changer ni décider.
C’est dans ce contexte que je voudrais situer mes réflexions sur le développement durable ou, pour être plus précis, sur ses conditions de possibilité – car dans un univers où nous n’aurions plus de contrôle sur notre avenir, il est clair que l’idée même d’une organisation raisonnable et mesurée du développement de nos sociétés n’aurait plus même de sens. La notion de « développement durable » est d’ailleurs assez floue. Il est comme disait Valéry à propos de la liberté, des mots qui chantent plus qu’ils ne parlent et le concept qui nous préoccupe aujourd’hui est bien de ceux-là. Au reste, personne ne peut s’y opposer, surtout si l’on revient à la formule d’origine, en anglais « sustenable developpement », développement « tenable » – au sens où l’on tient une promesse, mais aussi où l’on dit qu’un projet « tient la route ». A cet égard, il faut avouer qu’un plaidoyer en faveur d’un développement « intenable » n’est guère imaginable. Il s’agit donc de savoir ce que l’on met sous la formule, quelles significations viennent la déterminer. Mais, dans tous les cas de figures, elle suppose à tout le moins que nous puissions infléchir le cours du monde. Et c’est bien là ce qui commence, je crois, à faire question. J’aimerais donc, afin d’éclairer davantage cette notion, montrer comment elle ne prend son sens qu’en relation avec deux problématiques cruciales : celle du monde technicien, celle de la société du risque, qui toutes deux constituent un véritable défi pour la volonté sous-jacente à l’idée de développement durable.
Une critique du monde de la technique
Dans le Dépassement de la Métaphysique, Heidegger avait déjà élaboré une critique profonde et argumentée de la domination technicienne qui caractérisait à ses yeux l’univers contemporain. Il la présentait comme le résultat d’un processus qui remonte à la naissance de la science moderne, avec l’apparition du mécanisme cartésien, mais qui tout à la fois traduit et trahit son origine. Il n’est pas inutile d’en rappeler brièvement le principe dans le contexte d’une réflexion sur le principe de précaution : car il est évident que les menaces qui pèsent sur l’humanité paraîtront d’autant plus alarmantes que cette dernière semblera privée des moyens d’y répondre.
Reprenons, donc, en évoquant brièvement les différentes étapes au fil desquelles émerge l’univers de la technique en même temps que le cours du monde échappe à l’emprise des hommes. Avec Descartes, symbole s’il en fût de l’émergence de la science moderne, l’homme devient le centre du monde, l’être par lequel et pour lequel la nature tout entière peut acquérir une quelconque signification. Porteur, grâce aux nouveaux pouvoirs de la science, d’un projet de domination de la terre, il entreprend donc de permettre à l’homme de devenir “comme maître et possesseur de la nature”. Pour être plus précis, il faut ajouter que cette domination prend une double forme. Elle s’opère d’abord sur un plan théorique, celui de la simple connaissance des choses : avec l’avènement du mécanisme moderne, pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, la nature cesse d’être perçue par l’homme comme un être mystérieux, comme un grand Vivant animé par des “qualités occultes” que seules l’alchimie, la religion ou la magie pourraient percer à jour. Descartes est bien, en ce sens et quelles que soient par ailleurs ses erreurs scientifiques, l’inventeur du rationalisme moderne, celui qui, en posant que rien ne change sans raison dans l’univers (principe d’inertie), liquide tout à la fois la physique d’Aristote et l’animisme du Moyen-Age. Si la nature perd ainsi son opacité et son mystère, c’est parce qu’elle est pensée par l’homme comme étant, au moins en droit, de part en part conforme aux lois de son esprit. La science moderne vit sur l’idée que l’opacité du monde n’est que le revers d’une ignorance dont les limites peuvent en principe être indéfiniment reculées.
A cette maîtrise de l’univers par la théorie (mathématique, physique, biologique), répond une domination pratique – cette dichotomie recoupant celle des deux attributs essentiels de la subjectivité humaine : l’entendement et la volonté. Simple matériau brut, en lui-même dénué de toute valeur et de toute signification, la nature n’est plus qu’un vaste réservoir d’objets que l’homme peut utiliser comme bon lui semble pour réaliser son bonheur. Le monde tout entier devient moyen pour les fins d’une subjectivité au pouvoir de consommation virtuellement illimité. Bref, si l’univers est sur le plan théorique calculable et prévisible, il est sur le plan pratique manipulable et corvéable à merci.
C’est cette vision du monde qui, selon Heidegger, va trouver son apogée dans ce véritable point de départ de notre modernité qu’est l’idéologie des “Lumières”. Encore faut il percevoir qu’avec la croyance “illuministe” en les vertus du progrès par la raison, nous ne sommes pas encore entrés dans le “monde de la technique” proprement dit, c’est-à-dire dans un monde d’où la considération des fins va totalement disparaître au profit de celle des moyens. Car dans le rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles, le projet d’une maîtrise scientifique de l’univers naturel, puis social, possède encore une visée émancipatrice, soumis qu’il demeure en son principe à la réalisation de certaines finalités. S’il s’agit de dominer l’univers, ce n’est point par pure fascination de notre propre puissance, mais pour parvenir à certains objectifs qui ont pour nom liberté et bonheur. Et c’est par rapport à ces fins que le développement des sciences apparaît comme le vecteur d’un autre progrès : celui de la civilisation. Peu importe ici qu’une telle vision des vertus de la raison soit illusoire ou non. Ce qui compte en revanche, c’est qu’en elle, la volonté de maîtrise s’articule encore à des objectifs extérieurs à elle et que, en ce sens, elle ne puisse se réduire à une pure raison instrumentale ou technique ne prenant en considération que les moyens.
Pour que notre vision du monde devienne de part en part technicienne, il faut donc un pas supplémentaire. Il faut que la volonté cesse de viser des fins extérieures à elle pour se prendre pour ainsi dire elle-même comme objet. C’est là, selon Heidegger, ce qui advient dans la philosophie avec Nietzsche et son concept de Volonté de Puissance, véritable soubassement métaphysique de la technique planétaire dans laquelle nous baignons aujourd’hui. Chez Nietzsche, en effet, la volonté authentique, la volonté accomplie est celle qui cesse d’être volonté de quelque chose pour devenir “volonté de volonté”, volonté qui vise l’accroissement des forces vitales, c’est-à-dire, en vérité, son propre accroissement, sa propre intensification en tant que telle. C’est ainsi que la volonté atteint la perfection de son concept : se voulant elle-même, elle devient maîtrise pour la maîtrise, force brute pour la force brute et cesse d’être assujettie, comme elle l’était encore dans l’idéal progressiste des Lumières, à des finalités extérieures (la liberté et le bonheur).
Par où l’on voit que cette thématique philosophique, apparemment très abstraite, peut aussi prétendre décrire très concrètement la singularité historique des temps modernes. C’est là, du reste, l’un des secrets de l’extraordinaire succès de l’heideggerianisme hors du champ de la philosophie professionnelle, la clef, si l’on peut dire, de ses usages historiques, littéraires ou journalistiques. Car – telle est la thèse centrale de Heidegger – c’est aussi hors de la philosophie que notre univers se caractérise par la disparition de toute forme de réflexion sur les fins au profit d’une préoccupation exclusive des moyens. Dans le monde technicien, de part en part livré à la raison instrumentale (cette raison qui calcule l’efficacité des moyens, par opposition à celle, “objective”, qui fixe des fins) seul compte le rendement, quels que soient les objectifs. Plus exactement encore : le seul objectif, pour autant qu’il en reste un, est celui de l’intensification des moyens comme tels. Ainsi par exemple, l’économie libérale fonctionne-t-elle sur un principe de concurrence qui interdit qu’on s’arrête jamais pour envisager les finalités de l’augmentation incessante des forces productives. Il faut, quoi qu’il advienne, quoiqu’il puisse en coûter, développer pour développer, progresser ou périr, plus personne ne sachant à vrai dire si le développement en tant que tel, c’est à dire l’accroissement de la puissance instrumentale, procure aux hommes davantage de bonheur et de liberté. Les écologistes en doutent aujourd’hui. Les romantiques, comme on sait, l’avaient fait avant eux.
Le monde ressemble donc, dans cette perspective, à un gyroscope qui doit, tout simplement, tourner pour ne pas tomber, indépendamment de tout projet. Poursuivons l’analogie un instant : dans l’économie de compétition mondialisée, le progrès est devenu une nécessité quasi-biologique : une entreprise qui ne se comparerait pas aux autres pour tenter sans cesse de progresser serait très rapidement vouée à la disparition pure et simple. Autrement dit : comme dans le cas du gyroscope, le progrès est définalisé, il relève des causes efficientes, mécaniquement engendré qu’il est par la simple logique de la concurrence sans que nul projet global ne soit requis pour l’animer. De là le sentiment que le cours du monde nous échappe, qu’il échappe même, à dire vrai, à nos représentants, voire aux leaders économiques et scientifiques eux-mêmes ! De quoi, donc, vider de son contenu le projet d’un développement durable. De quoi, aussi, donner à la notion de risque qui l’anime au plus profond, une dimension supplémentaire à un âge, celui de la mondialisation technicienne, où les compétences de l’Etat-nation, n’en déplaise à nos néo-républicains, ne peuvent plus prétendre fournir des réponses suffisantes.
Vers la société du risque
Pour tenter d’y voir un peu plus clair, on ne saurait trop conseiller la lecture de La société du risque, l’ouvrage majeur du sociologue allemand Ulrich Beck, dont la traduction française vient de paraître aux éditions Aubier. Rédigé en l986, juste après la catastrophe de Tchernobyl, il a déjà conquis un large public au Canada, aux Etats-Unis et en Europe du Nord. Voici sa thèse centrale : après une « première modernité », qui prit son essor aux XVIIIe siècle, domina le XIXe et s’achève aujourd’hui, nos sociétés occidentales seraient entrées dans une deuxième phase, marquée par une prise de conscience des risques engendrés en son propre sein par le développement, puis la mondialisation des sciences et des techniques. C’est tout à la fois l’opposition frontale, mais aussi les liens secrets qu’entretiennent ces « deux modernités » qu’il faudrait d’abord comprendre pour saisir la situation radicalement nouvelle dans laquelle est plongée l’Occident le plus avancé. Arrêtons-nous un instant à ce diagnostic. Il en vaut la peine.
Une première modernité, encore « tronquée » et « dogmatique ».
Elle se caractérisait par quatre traits fondamentaux, indissociables les uns des autres.
D’abord une conception encore autoritaire et dogmatique de la science : sûre d’elle-même et dominatrice à l’égard de son principal objet, la nature, elle prétendait, sans le moindre doute ni esprit d’autocritique, rimer avec émancipation et bonheur des hommes. Elle leur faisait promesse de les affranchir de l’obscurantisme religieux des siècles passés, et de leur assurer d’un même mouvement les moyens de se rendre, selon la fameuse formule cartésienne, « comme maîtres et possesseurs » d’un univers utilisable et corvéable à merci pour réaliser leur bien-être matériel.
Solidement ancrée dans cet optimisme de la science, l’idée de progrès, définie en termes de liberté et de bonheur, s’inscrivait très logiquement dans les cadres de la démocratie parlementaire et de l’Etat-nation . Science et démocraties nationales allaient de pair : ne va-t-il pas de soi que les vérités dévoilées par la première sont, à l’image des principes qui fondent la seconde, par essence destinés à tous ? Comme les droits de l’homme, les lois scientifiques possèdent une prétention à l’universalité : elles doivent, du moins en principe, être valables pour tous les être humains, sans distinction de race, de classe ni de sexe.
Dès lors, l’affaire majeure des nouveaux Etats-Nations scientifico-démocratiques était la production et le partage des richesses. En quoi leur dynamique était bien, comme l’avait dit Tocqueville, celle de l’égalité ou, si l’on préfère les formulations marxiennes, de la lutte contre les inégalités. Et dans ce combat difficile mais résolu, la confiance en l’avenir était de rigueur de sorte que la question des risques s’y trouvait très largement reléguée au second plan.
Enfin, les rôles sociaux et familiaux étaient encore figés, voire naturalisés : les distinctions de classe et de sexe, pour ne rien dire des différences ethniques, bien que fragilisées en droit et problématiques en principe, n’en demeuraient pas moins de facto perçues comme intangibles. On parlait alors de La civilisation au singulier, comme s’il allait de soi qu’elle était d’abord européenne, blanche et masculine.
Sur ces quatre points, la seconde modernité va entrer en rupture avec la première. Mais elle va le faire, non par l’effet d’une critique externe, en s’appuyant sur un modèle social et politique nouveau, mais au contraire par l’approfondissement de ses propres principes.
Une seconde modernité, qui accomplit la première en se retournant contre elle : la naissance de « l’auto-réflexion » ou l’avènement de la « société du risque ».
Du côté de la science tout d’abord, et de ses rapports avec la nature, le XXe siècle finissant est le lieu d’une véritable révolution : ce n’est plus aujourd’hui la nature qui engendre les risques majeurs, mais la recherche scientifique, ce n’est donc plus la première qu’il faut dominer, mais bien la seconde, car pour la première fois dans son histoire, elle fournit à l’espèce humaine les moyens de sa propre destruction. Et cela, bien entendu, ne vaut pas seulement pour les risques engendrés, à l’intérieur des sociétés modernes, par l’usage industriel des nouvelles technologies, mais tout autant pour ceux qui tiennent à la possibilité qu’elles soient employées, sur le plan politique, par d’autres que nous. Si le terrorisme inquiète davantage aujourd’hui qu’hier, c’est aussi, sinon exclusivement, parce que nous avons pris conscience du fait qu’il peut désormais – ou pourra bientôt – se doter d’armes chimiques, voire nucléaires redoutables. Le contrôle des usages et des effets de la science moderne nous échappe et sa puissance débridée inquiète.
Du coup, face à ce « procès sans sujet » d’une mondialisation qu’aucune « gouvernance mondiale » ne parvient à maîtriser, le cadre de l’Etat-nation, et, avec lui, des formes traditionnelles de la démocratie parlementaire, paraît étrangement étriqué, pour ne pas dire dérisoire. Le nuage de Tchernobyl ne s’arrête pas, par quelque miracle républicain, aux frontières de la France. De leur côté, les processus qui commandent la croissance économique ou les marchés financiers n’obéissent plus au dictat de représentants du peuple désormais bien incapables de tenir les promesses qu’ils voudraient lui faire. De là, bien sûr, le succès résiduel de ceux qui entendent nous convaincre, à l’image de nos néo-républicains, qu’un retour en arrière est possible, que la vieille alliance de la science, de la nation et du progrès n’est qu’affaire de civisme et de « volonté politique » : on aimerait tant y croire qu’un coefficient non négligeable de sympathie s’attache inévitablement à leurs propos nostalgiques…
Face à cette évolution des pays les plus développés, la question du partage des richesse tend à passer au second plan. Non qu’elle disparaisse, bien sûr, mais elle s’estompe devant les nécessités nouvelles d’une solidarité devant des risques d’autant plus menaçants qu’étant mondialisés, ils échappent pour une large part aux compétences des Etats-Nations comme à l’emprise réelle des procédures démocratiques ordinaires.
Enfin, sous les effets d’une auto-critique (auto-réflexion) désormais généralisée, les anciens rôles sociaux sont remis en question. Déstabilisés, ils cessent d’apparaître comme inscrits dans une éternelle nature, ainsi qu’en témoignent de manière exemplaire les multiples facettes du mouvement de libération des femmes.
On pourrait bien sûr compléter et discuter longuement ce tableau. Il mériterait sans nul doute plus de détails et de couleurs. Son intérêt n’en est pas moins considérable si l’on veut bien admettre qu’il tend à montrer de façon convaincante comment la « seconde modernité », malgré les contrastes et les oppositions qu’on vient d’évoquer, n’est rien d’autre en vérité que l’inéluctable prolongement de la première : si les visages traditionnels de la science et de la démocratie républicaines sont aujourd’hui fragilisés, ce n’est pas simplement par « irrationalisme », ni seulement par manque de civisme, mais paradoxalement, par fidélité aux principes des Lumières. Rien ne le montre mieux que l’évolution actuelle des mouvements écologistes dans les pays qui, contrairement au nôtre, possèdent déjà une longue tradition en la matière – au Canada et en Europe du nord par exemple : les débats sur le principe de précaution ou le développement durable y recourent sans cesse davantage à des arguments scientifiques ainsi qu’à une volonté démocratique affichée. Dès lors qu’on distingue deux modernités, il nous faut aussi apprendre à ne plus confondre deux figures bien différentes de l’antimodernisme : la première, apparue avec le romantisme en réaction aux Lumières, s’appuyait sur la nostalgie des paradis perdus pour dénoncer les artifices de l’univers démocratique, elle soulignait la richesse des sentiments et des passions de l’âme, contre la sécheresse de la science. Un bonne part de l’écologie contemporaine y puise sans doute encore ses racines. Mais une autre s’en est émancipée : si elle remet en question la science et la démocratie d’Etat-Nation, c’est au nom d’une scientificité et d’un idéal démocratique élargis aux dimensions du monde et soucieux de pratiquer l’introspection. Autrement dit, c’est désormais à l’hyper-modernisme et non à l’esprit de réaction, que les principales critiques du monde moderne s’alimentent. Ce constat, s’il est juste, emporte une conséquence décisive : la société du risque, fondée sur la peur et l’auto-réflexion, n’est pas derrière nous, mais bel et bien devant, elle n’est pas un archaïsme, une survivance des anciennes figures de la résistance au progrès, mais son dernier avatar.
Voici le paradoxe auquel nous confrontent ces deux analyses : d’une part, il nous faut plus que jamais peut-être, envisager sérieusement de donner un contenu concret à l’idée de développement durable. D’un autre côté, cependant, ses conditions de possibilités semblent bien problématiques au sein d’un univers mondialisé où le contrôle exercé par les êtres humains sur leur propre destin tend à se réduire comme une peau de chagrin. Voilà, il me semble, la contradiction cruciale qu’il nous faudra apprendre à résoudre au cours du siècle que nous venons d’inaugurer.