Mussolini

Séance du lundi 27 janvier 2003

par M. Pierre Milza

 

 

Je partirai dans cette brève communication de trois clichés qui ont abondamment nourri une historiographie longtemps dominante, pour laquelle Mussolini, parce qu’il a tardivement lié son sort à celui de l’Allemagne nazie, figure parmi les personnalités les plus sombres de l’histoire contemporaine. Grâce notamment à Renzo de Felice et à son école – et même si le verdict final reste sévère -, le jugement porté sur le fondateur du fascisme est aujourd’hui plus nuancé. Mussolini bouffon, Mussolini chef de bande, imposant sa loi à un peuple terrorisé, Mussolini clone de Hitler : tels sont, choisies parmi beaucoup d’autres, les trois images véhiculées jusqu’à nos jours par les médias que je voudrais examiner avec vous.

 

Mussolini « César de Carnaval » ?

 

 Le premier cliché – celui qui peut-être nous est le plus familier – met l’accent sur certains traits grotesques du personnage, tel qu’il apparaît sur les bandes cinématographiques des cinegiornali Luce, durant ses péroraisons ou lors des parades du régime, le corps cambré, les mains sur les hanches, le menton projeté en avant, inaugurant un style qui nous semble aujourd’hui d’autant plus ridicule que nous ne percevons de l’éloquence et de la gesticulation mussoliniennes qu’un reflet déformé, à partir de montages réunissant les séquences les plus caricaturales. L’image toutefois n’est pas neuve : dès l’entre-deux-guerres, elle a nourri, notamment en France, toute une thématique reliant le fascisme et son chef aux stéréotypes traditionnels, stigmatisant avec condescendance une Italie de carte postale, peuplée de funambules, de bonimenteurs et de joueurs de mandoline. Joseph Paul-Boncour n’a-t-il pas donné le la en qualifiant dès les années vingt Mussolini de « César de Carnaval » ?

Ce cliché révèle une approche du personnage qui me paraît doublement fausse. D’abord parce ce qu’elle a d’insultant à l’égard d’un peuple intelligent et créateur qui aurait abdiqué toute volonté et toute capacité de résistance en faveur d’un bouffon. Ensuite, parce qu’elle gomme à bien des égards certains aspects particulièrement rugueux de la personnalité du Duce.

Certes, Mussolini ne fut pas le surhomme que la propagande du régime s’est appliquée à mettre en scène durant les deux décennies de l’ère fasciste. Nous savons bien qu’il y avait derrière le condottiere soucieux de forger sa légende, un Mussolini « petit bourgeois », hésitant, inquiet, très attaché à sa famille. Son plus grand talent fut peut-être de savoir concilier ce statut d’uomo qualunque, d’Italien « ordinaire », avec un panachage d’aptitudes et de compétences modestes dont la somme suffit toutefois à composer le portrait d’un dirigeant politique dont les contemporains se sont accordés à souligner l’exceptionnalité.

Que les qualités intellectuelles et le « génie » politique de Mussolini aient été l’objet d’une instrumentalisation systématique de la part des thuriféraires du régime, cela ne fait aucun doute. Mais il faut bien convenir que ces derniers ne partent pas de rien. Le maître de l’Italie fasciste ne fut ni le surdoué ni l’esprit universel dont les courtisans et les agents du Minculpop s’ingéniaient à vanter les mérites. Il n’en réunit pas moins un certain nombre de talents qui, conjugués, finissent par le singulariser au regard de nombreuses personnalités de son temps : Churchill, Roosevelt, Gandhi, Chaïm Weizmann, Henry de Jouvenel, Emil Ludwig, et tant d’autres ! Il est peu de domaines où l’ancien instituteur socialiste ait particulièrement brillé, mais ce self made man n’en a pas moins manifesté des aptitudes honnêtes dans nombre de disciplines de l’esprit, patiemment cultivées avec une volonté de revanche qui trahissait chez lui un authentique complexe d’infériorité.

Les vexations que le jeune Mussolini avait dû endurer au collège, de la part des « petits messieurs » qui formaient la clientèle ordinaire des pères salésiens, puis dans sa vie professionnelle et durant son exil en Suisse, avaient laissé des traces profondes que venaient continûment raviver la conscience qu’il avait des carences de sa propre éducation. Non qu’il ne sût pas en même temps jouer avec habileté de ses allures plébéiennes, de ce qui, dans sa dans sa rusticité même, le rendait proche du peuple et apte, non seulement à comprendre celui-ci, mais à parler le même langage que lui. Mais il souffrit longtemps de sentir entre lui et les représentants de l’ancienne classe dirigeante, ou ceux de l’élite réformiste, un fossé impossible à combler, parce qu’il y a des choses que l’on n’apprend à dire, à faire et à penser qu’à un âge ou lui-même maniait les pinces et le soufflet, tandis que d’autres pouvaient bénéficier du dressage social propre aux familles bourgeoises, des leçons d’un précepteur, ou du passage par la voie royale du lycée et de l’université.

De là, une fois accompli le cursus de l’élève-instituteur à l’école normale de Forlimpopoli, sa boulimie, sa frénésie d’apprendre, pour tenter de reprendre un peu du terrain perdu sur ses contemporains mieux partagés que lui. De là cette « culture d’autodidacte » que certains historiens, parmi les plus sérieux, considèrent aujourd’hui encore avec une certaine condescendance et qui, de fait, s’est construite de manière désordonnée, au fil des lectures glanées au hasard des circonstances et des compagnonnages, à commencer par celui de ses deux mentors féminins : Angelica Balabanoff et Margherita Sarfatti. A cette culture acquise sur le tas ont manqué les bases que donnent la fréquentation prolongée des humanités classiques et l’approfondissement d’une discipline universitaire, bagage ordinaire des hommes politiques de l’époque libérale, socialistes compris. Encore que les bases fournies aux jeunes élèves-maîtres durant les sept années passées au collège Giosue Carducci, antichambre de l’école normale, d’où Mussolini sortira avec une « licence d’honneur », fussent loin d’être négligeables.

Au total une culture et des compétences qui sont le fruit d’un apprentissage patient et du désir opiniâtre d’égaler et de dépasser les autres. Sans être pour autant, répétons-le, un esprit universel, un équivalent moderne de Pic de la Mirandole, comme les services de propagande du régime se plairont à en répandre l’image, Mussolini a pu ainsi donner l’illusion d’être une sorte d’« homme-orchestre », dans le domaine intellectuel comme dans ceux du sport et de l’activité manuelle. N’a-t-il pas été, ave des fortunes diverses, maître d’école, professeur de français, candidat (malheureux) à une habilitation en allemand, journaliste de talent, directeur de plusieurs feuilles locales et régionales, puis du principal quotidien socialiste, fondateur du Popolo d’Italia, écrivain, romancier, auteur dramatique, commentateur de Nietzsche et de Sorel ?

Tout n’était pas non plus invention et instrumentalisation d’un mythe dans l’image que le Duce a forgé de son propre physique. Sans doute forçait-il sa nature pour paraître – ce qu’il n’était pas – un athlète complet, excellant dans toutes les activités sportives. C’était, si l’on veut, un touche-à-tout du sport, suffisamment familiarisé avec les gestes élémentaires de chaque discipline pour faire illusion devant les photographes et les cadreurs du cinegiornale : ce qui n’est déjà pas si mal. Qui, parmi les représentants de la classe politique européenne aurait pu sur ce point rivaliser avec lui ? Cela lui avait demandé beaucoup d’efforts, même si le travail à la forge avait développé sa robustesse naturelle. L’apprentissage des enchaînements de gestes qui font d’un individu ordinaire un bon technicien de tel ou tel sport s’acquiert de bonne heure : ce qui, au début du XXe siècle, et pour longtemps encore, demeurait un privilège des familles bourgeoises. Mussolini était issu d’un milieu populaire et rural. Il avait tout jeune appris à courir, à grimper aux arbres, pas à manier une raquette ou un fleuret. Tout chez lui avait été le fruit d’un apprentissage tardif.

Ce n’est guère qu ‘après la trentaine, et surtout à partir du moment où il en eut les moyens, que Mussolini put s’initier aux diverses disciplines du corps. A force de volonté et de persévérance, il réussit à devenir un escrimeur redouté et un cavalier honnête. Il apprit à piloter un avion, à rouler à moto, à figurer sans être ridicule au volant d’une voiture de course ou d’un canot automobile. Mais il avait du mal à tenir sur des skis et à faire bonne contenance sur un court de tennis. Peu importe : l’image globale qui ressortait de son activité omnisports était encore une fois celle d’un homme-orchestre que nulle difficulté et nul danger ne pouvaient arrêter. Et c’est cette image-là qu’ont retenue nombre de ses contemporains, peu sensibles à ce que nous considérons aujourd’hui, hors contexte, comme une gesticulation bouffonne.

Peut-être, après tout, plus que le mythe du surhomme, est-ce cette opiniâtreté, cette bonne volonté laborieuse, cette obsession de la performance, fût-elle dérisoire, qui a séduit les Italiens. La représentation du corps du dictateur rendait celui-ci plus proche, plus charnellement lié à son peuple que ne pouvaient l’être, sous d’autres cieux, un Hitler, un Salazar, un Franco, ou encore un Staline.

 

Chef de bande ou « homme de la Providence » ?

 

 Le second cliché est celui du dictateur tout-puissant, entouré de ses anciens compagnons de lutte devenus les hiérarques du régime, et imposant sa loi d’airain au peuple italien par la seule force du manganello et de l’huile de ricin : Arturo-Ui, si l’on veut, accommodé à la mode romaine. Là encore, la réalité n’est pas tout à fait aussi abrupte.

Soyons clair. Le régime fasciste n’a pas été tendre pour ses ennemis. Son histoire commence et s’achève par des épisodes d’une extrême violence, et la chape de plomb qui s’est abattue sur l’Italie à partir de 1926, une fois promulguées les lois de « défense de l’Etat » et mis en place police politique et tribunal spécial, est bien réelle, comme sont réels l’encadrement totalitaire des masses et le matraquage opéré par un appareil de propagande omniprésent. On est loin toutefois de la terreur de masse et des procédures d’élimination non seulement des adversaires politiques les plus déterminés, mais de pans entiers du corps social, qui caractérisent au même moment les régimes hitlérien et stalinien. Totalitaire par son projet de création d’un « homme nouveau » et de fascisation de la société civile, le fascisme mussolinien ne répondra jamais, sur un point essentiel, à la définition qu’Hannah Arendt et consorts donnent du totalitarisme, en ce sens qu’il ne cherchera pas à démanteler ce qu’il subsiste de l’Etat de droit et ne donnera naissance à aucun moment à un véritable Etat policier.

Quant à Mussolini, s’il peut se montrer inexorable quand il s’agit de faire exécuter des adversaires qui ont voulu attenter à ses jours, il n’a rien d’un tyran sanguinaire. Plus le temps passe, plus le régime tend à se radicaliser, plus le fossé qui sépare sur ce point le Duce d’un Hitler, d’un Staline, ou même d’un Franco, tend à se creuser  plus nombreuses sont, dans le domaine judiciaire, les interventions du chef du gouvernement visant à faire prononcer des remises de peine ou à accorder des grâces [1].

Si ni l’usage généralisé de la force, ni le recours sans retenue à une propagande utilisant tous les moyens modernes de captation des esprits ne suffisent à expliquer le consensus qui s’est établi autour du régime et de son chef, au moins, comme le montre De Felice [2], entre 1929 et la fin de la guerre d’Ethiopie, il faut bien qu’autre chose ait joué : ce qui nous conduit à examiner le rapport de l’homme Mussolini avec son environnement historique.

Pour expliquer l’ascendant du dirigeant fasciste sur la majorité des Italiens, principale raison de son succès et de la longévité d’un régime dont la chute résulte surtout des égarements de la politique étrangère, il convient sans doute de faire entrer la personnalité du dictateur, son charisme, son talent d’orateur, son aptitude à entraîner les foules et à forger les instruments de son peuple culte [3]. Plus déterminant cependant est le lien qui unit son propre destin à l’histoire générale et à celle de l’Italie contemporaine. Bien plus que d’autres candidats potentiels à la dictature, l’aristocratique d’Annunzio par exemple, le fils du forgeron de Dovia est un produit de son temps, incarnant au moins jusqu’à la déclaration de guerre de 1915, l’une des facettes idéologiques de l’Italie risorgimentale. Socialiste à la mode romagnole, Mussolini appartient par sa culture politique à ce courant de l’ultra-gauche que nourrissent les idéaux contrastés du collectivisme libertaire, du jacobinisme de tradition mazzinienne et d’un marxisme élémentaire. Fils du peuple ayant accédé aux premiers échelons de l’ascension sociale, il partage avec nombre de jeunes gens issus des classes moyennes un mépris haineux pour la bourgeoisie et pour le conservatisme frileux de l’Italietta giolittienne. Faut-il dans ces conditions considérer que les traits spécifiques de son caractère – la violence, l’ambition, l’autoritarisme, etc. – et que les frustrations de la jeunesse auraient en quelque sorte prédisposé le chef du socialisme romagnol à devenir ce qu’il fut ?

Un certain nombre de ses biographes, principalement anglo-saxons, n’ont pas échappé à ce piège et ont cru voir dans le Mussolini du début du siècle la figure programmée du tyran des années vingt et trente [4].

Or, nombre de ces caractéristiques et de celles qui composent sa culture politique, Mussolini les partage avec de nombreux représentants de sa génération avec lesquels il s’engagera en 1914 dans la campagne interventionniste, point d’aboutissement de l’une des veines du Risorgimento. Rien ne permet à cette date de dire ce que sera leur évolution ultérieure. Exclu du parti socialiste, Mussolini demeure un socialiste révolutionnaire pour qui la guerre devrait constituer le prologue du grand chambardement politique et social. Que l’un des nombreux éclats de mortier qui le blessèrent grièvement en 1917 lui eût été fatal, et c’est cette image-là qu’il aurait léguée à la postérité.

L’histoire en décida autrement. Avec le premier fascisme, ce fut l’une des virtualités du Risorgimento qui surgit au lendemain immédiat du conflit, vite relayée par l’esprit de la contre-révolution. Mussolini fut l’homme de l’une et de l’autre, le tombeur de la classe politique libérale qui avait triomphé avec Cavour et le sauveur du capitalisme : cela au nom de la nation et au profit d’une nouvelle élite, issue des tranchées, dont il était lui-même l’émanation et la figure emblématique.

La fortune politique du dirigeant fasciste tient largement à cette relation entre son destin propre et celui d’une clientèle qui, nourrie de la même culture politique a connu des expériences – à commencer par celle de la guerre – et subi des frustrations comparables à celles qu’il avait lui-même vécues. Si cela peut expliquer en partie la montée en puissance du fascisme au lendemain du premier conflit mondial, il reste que la conquête du pouvoir par les chemises noires fut le résultat d’un coup de force auquel prêtèrent la main des représentants de l’establishment et qu’elle s’opéra dans un climat de terreur contre-révolutionnaire dont les anciens compagnons du Duce furent les principales victimes.

Comment un homme qui avait ainsi eu recours à la terreur pour s’imposer parvint-il, quelques années plus tard, à réunir autour de lui un consensus à peu près général ? Parmi les raisons qui expliquent ce ralliement de la grande majorité du corps social à sa personne et à sa politique, il y a en premier lieu le fait qu’après une longue période de turbulences, Mussolini a apporté la paix civile aux Italiens. L’historiographie dominante a longtemps refusé de voir dans la montée du fascisme la réponse à une authentique poussée révolutionnaire et à la perception de la terreur qui a sévi en Russie à l’heure du « communisme de guerre ». Or, l’une et l’autre ont joué un rôle déterminant dans l’éclosion de ce qu’Angelo Tasca qualifiera de « contre-révolution posthume et provisoire [5] ». Une fois le péril écarté et la dictature établie, tous n’ont pas bénéficié de la même manière de ce retour au calme. Toutefois si la bourgeoisie n’a eu qu’à se féliciter – au prix il est vrai de son abdication politique – des choix économiques du régime et de la mise au pas des organisations ouvrières, le Duce et son gouvernement se sont appliqués à fournir des compensations aux autres catégories de la société : pour les représentants des classes moyennes des possibilités de mobilité sociale ascendante via les organisations du parti et les rouages des grandes sociétés para-étatiques (IRI, ENI etc.)  pour les couches populaires une législation sociale avancée et l’organisation du « temps libre »  l’exaltation des valeurs rurales et les promesses de la colonisation outre-mer pour le monde paysan  et pour tous des satisfactions de prestige liées au rayonnement du régime à l’extérieur et aux succès de la politique intérieure. Sans oublier le point essentiel qu’a constitué, pour l’immense majorité des catholiques, la conclusion de la paix avec l’Eglise.

Entre les Italiens et le maître du pouvoir, il s’est ainsi établi pendant une dizaine d’années une sorte de modus vivendi, ou si l’on veut de contrat tacite, Mussolini s’appliquant, en contrepartie des contraintes imposées par la dictature, à rassembler son peuple autour d’un projet social transcendant les clivages de classe, à ouvrir une troisième voie entre socialisme et libéralisme et surtout à faire de l’Italie une nation puissante, redoutée, enfin prise au sérieux par ses partenaires internationaux et capable de jouer un rôle de premier plan sur la scène mondiale.

Ce qui a fait de Mussolini un chef charismatique, au sens webérien du terme, ce qui lui a valu d’être successivement le Duce, le « guide » des socialistes révolutionnaires, des interventionnistes de gauche, puis des fascistes, en attendant de devenir celui du « peupe italien », c’est son aptitude à s’identifier à une cause, à remplir une mission, à exprimer les sentiments de toute une fraction du corps social. Et son succès, au lendemain de la guerre, tient au fait que pour beaucoup d’Italiens il a incarné ceux du monde combattant.

 

Le clone de Hitler ?

 

 La question la plus déterminante pour l’historien, dès lors qu’il se risque – entreprise dangereuse – à formuler un jugement sur la place qu’occupe Mussolini dans l’histoire du XX e siècle réside dans les rapports que le chef de l’Italie fasciste a entretenu avec son homologue allemand. Le Duce a-t-il été le mentor, le clone ou l’équivalent romain du Führer ? L’Axe Rome/Berlin puis le pacte d’acier de 1939 étaient-ils inscrits dans le patrimoine génétique des deux dictatures ? Y eut-il en 1935 une chance sérieuse de voir Mussolini choisir un autre camp que celui du Reich hitlérien ? Autant de questions immenses auxquelles je ne saurait répondre ici que de manière partielle et succincte.

Passons – parce que nous en avons déjà parlé, et parce que c’est le plus évident – sur la différence de degré, voire de nature, dans l’usage de la violence répressive par les deux dictateurs. L’ampleur et l’horreur des crimes contre l’humanité dont il s’est rendu responsable, la place occupée par le racisme dans la construction idéologique et dans la pratique auxquelles il a associé son nom, la trace qu’il a laissée dans la mémoire des hommes, tout cela concourt à faire du national-socialisme un phénomène unique, qui ne saurait être comparé à aucun autre, si ce n’est, au moins pour certains de ces traits, au totalitarisme stalinien : Répétons-le : il est clair que durant les années de stabilité et de consensus qui vont de l’adoption des « lois fascistissimes », en 1926, à l’entrée en guerre de l’Italie en juin 1940, la manière dont les dirigeants fascistes ont usé de l’appareil répressif n’est en rien comparable à celle du III e Reich. La police politique mussolinienne, l’OVRA, n’est pas la Gestapo et la relégation dans les campagnes isolées du Sud ou dans les « îles de feu » de la mer Tyrrhénienne n’est pas Dachau.

Au cours de la décennie qui sépare la Marche sur Rome de la conquête du pouvoir par les nazis, c’est le régime instauré par Mussolini qui a servi de modèle au chef du NSDAP. De cette antériorité, des leçons qu’il a tirées du précédent italien, Hitler conservera à l’égard de son homologue romain une considération que ce dernier mettra longtemps à partager. On sait que, jusqu’en 1936, leurs rapports furent détestables. La première rencontre entre les deux dictateurs, à Venise et à Stra en juin 1934, fut désastreuse. Mussolini avait endossé pour la circonstance un uniforme rutilant, avec bottes, fez et toute décorations dehors. Hitler était venu habillé en « bourgeois » et porteur d’un imperméable de couleur mastic : une tenue qui, selon un témoin de la rencontre, le faisait « ressembler à un ouvrier arborant un vêtement de cérémonie pour une promenade dominicale [6] ». Il était « blanc comme un linge » et visiblement ému au moment de serrer la main du Duce, tandis que celui-ci avait peine à cacher le peu de sympathie que lui inspirait son hôte. Libéré des contraintes de l’étiquette, Mussolini se laissa aller après la rencontre à un véritable festival d’invectives à l’égard du maître du III e Reich et de la prétendue « race des seigneurs ». « Ce Hitler, quel polichinelle ! » déclara-t-il à Suvich, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, au moment où s’envolait l’avion du Führer. « C’est un fou ! Un obsédé sexuel ! ». De retour en Romagne, quelques jours plus tard, il confia à un groupe de fascistes de Forlì : « Au lieu de me parler des problèmes actuels, Hitler à Venise m’a récité par cœur son Mein Kampf, ce pavé que je n’ai jamais réussi à lire ! [7] ».

Six semaines après l’entrevue de Venise, suite à la tentative de putsch nazi à Vienne et à l’assassinat de Dollfuss, Mussolini décidait de mobiliser quatre divisions à proximité du Brenner, marquant ainsi sa détermination de s’opposer, s’il le fallait par la force, à une intervention armée de l’Allemagne en Autriche et ouvrant la voie à un rapprochement avec les démocraties, concrétisé par le voyage de Laval à Rome en janvier 1935, la conclusion d’un accord avec l’Italie, l’ouverture de négociations militaires entre les deux pays et la très éphémère mise en place du « front de Stresa ».

Comment Mussolini a-t-il été conduit à passer en peu d’années de ce flirt avec les démocraties à l’alliance allemande, prélude à l’entrée de l’Italie dans le deuxième conflit mondial ? Cette alliance était-elle inéluctable ? Résultait-elle de la parenté idéologique et structurelle des deux dictatures ? Probablement pas si l’on raisonne sur la situation de l’Europe non pas en 1936 mais deux ou trois ans plus tôt, à un moment où Mussolini n’avait pas encore décidé d’attaquer l’Ethiopie. A cette date, la Grande-Bretagne et la France auraient peut-être pu le détourner du mirage africain, à condition d’en payer le prix : par exemple en considérant la manière dont s’était opérée la distribution des colonie allemandes au lendemain de la guerre, ou en acceptant certaines retouches au statu quo territorial de l’Europe. Après le coup de fore de juillet 1934 à Vienne, il semble bien que Mussolini aurait pu choisir une autre voie que celle qu’il emprunta un an plus tard. A Stresa, rien n’était joué encore, pour peu que les interlocuteurs du Duce eussent indiqué clairement jusqu’où ils pouvaient aller dans leur « désintéressement » en Afrique orientale. Or ni Laval ni les délégués britanniques n’ont été clairs sur ce point. On a préféré laisser la question dans le flou. En Angleterre, on a voulu se persuader que le dictateur romain n’irait pas jusqu’au bout de son projet conquérant : par manque de moyens ou par crainte de voir Hitler absorber l’Autriche et étendre sa domination jusqu’au Brenner. Du côté français, on est allé suffisamment loin dans la poursuite des conversations d’état-major pour que Mussolini pût croire qu’il avait effectivement la « main libre » en Ethiopie.

L’erreur des Franco-Britanniques a été de croire que, pour amener Mussolini à adhérer au principe de la sécurité collective, il suffisait de jouer sur la menace hitlérienne, alors que le Duce attendait de l’abandon de ses positions révisionnistes qu’on lui offrît une contrepartie tangible. Cette compensation, Londres et Paris ne pouvaient l’apporter à l’Italie qu’en aliénant de manière substantielle leur propre domaine colonial, ou en livrant aux appétits fascistes un Etat membre de le SDN, ou encore, s’agissant de la France, en renonçant au mirage de l’alliance de revers constitué par la Petite Entente. Aucune de ces conditions n’étant réalisée, Mussolini se laissa tout naturellement glisser du côté où le portaient ses ambitions conquérantes.

Est-ce à dire qu’à partir de 1936, tous les choix de la politique mussolinienne – jusqu’à l’évolution intérieure du régime – aient été dictés au Duce par son alignement sur l’Allemagne nazie ? Pour De Felice, le tournant totalitaire qu’effectue le fascisme à partir de cette date relève en fait des orientations fixées par Mussolini lui-même, suite au constat qu’il fait de l’embourgeoisement du fascisme. N’observe-t-il pas qu’en dépit des mesures natalistes adoptées par le régime dix ans plus tôt la courbe des naissances n’a cessé de fléchir : conséquence, estime le Duce, des tendances hédonistes diffusées dans les masses par une bourgeoisie qui n’en finit pas de subir l’attraction des démocraties « décadentes » ? Il faut donc « retremper la race » en imposant aux Italiens les rigueurs de la fascisation à outrance. C’est dans cette perspective de formatage d’un « homme nouveau » qu’il faut interpréter la conversion de « défense de la race » qu’inaugurent en 1938 les dispositions adoptées à l’encontre des Juifs, en complète opposition avec les pratiques de tolérance en vigueur jusqu’alors.

L’affaire éthiopienne réglée, rien n’empêchait l’Italie de renouer le dialogue avec les démocraties, comme le souhaitaient les anciennes élites et aussi une fraction négligeable de l’establishment fasciste, ce qui, aux yeux du Duce, comportait un triple danger. C’eût été à la fois renoncer aux objectifs majeurs conçus par la diplomatie mussolinienne, replacer l’Italie dans l’orbite politique et culturelle des anciennes puissances dominantes, et surtout créer les conditions d’une démobilisation progressive des esprits, voire d’une libéralisation du régime souhaitée par une partie de ceux qui avaient contribué autrefois à sa mise en place. De là la nécessité qui s’est imposée à Mussolini, pour enrayer cette dérive conservatrice, cet embourgeoisement du fascisme aboutissant, après sa mort, à un retour pur et simple au passé, de radicaliser le régime, de l’enraciner profondément et durablement dans le pays, interdisant aux anciennes élites et aux détenteurs du magistère spirituel la possibilité de reconquérir leurs positions perdues.

Le tournant totalitaire imposé à l’Italie par le Duce en 1936-1938, le recours à une mythologie futuriste visant à maintenir le pays en état de tension permanente et pour finir le choix de l’alliance allemande découlent largement de cette option initiale. Et c’est à bien des égards l’échec de la « révolution culturelle du fascisme » qui a conduit Mussolini à faire entrer son pays dans la guerre en juin 1940, contre le sentiment quasi unanime de la classe dirigeante, des chefs de l’armée et du peuple italien. En choisissant de lier son sort à celui de l’Allemagne, le Duce n’a pas seulement volé au secours d’une victoire qui paraissait acquise. Il s’est engagé dans le conflit parce qu’il estimait que des sacrifices imposés à son peuple sortirait cette race retrempée et régénérée dont il ne cessait depuis vingt ans de vouloir restaurer les vertus guerrières.

Le 28 septembre 1937, en final d’un voyage triomphal dont Hitler avait soigneusement programmé les étapes, voulant impressionner son hôte par un déploiement de puissance et de ferveur populaire, Mussolini prononça au Maifeld de Berlin, devant une assistance de 800 000 personnes, un discours qui scellait en quelque sorte l’union des deux dictateurs. « Lorsque le fascisme a un ami, déclara-t-il, il marche avec cet ami, jusqu’au bout ! » La formule marquait de sa part un souci de parallélisme, de parité, qui à cette date pouvait encore faire illusion. Pas pour très longtemps : dès les premières défaites enregistrées par l’armée et par la marine italienne en Méditerranée et en Afrique, il apparut aux yeux de beaucoup d’Italiens que l’homme qui avait longtemps été le modèle du Führer était devenu son vassal. Mussolini en était conscient. Il en souffrait et le sentiment d’être relégué au rang de second couteau ne fut pas pour rien dans l’aggravation de son état. Il n’en resta pas moins, jusqu’à la déroute finale celui qui « marche avec son ami, jusqu’au bout ». C’est de cette obstination à suivre un homme et un régime engagés dans une entreprise démentielle – connue de lui, dans ses grandes lignes, depuis 1942 -, dont il est comptable devant l’Histoire. Elle a durablement gommé certains traits, moins négatifs peut-être, de sa personnalité et de son action.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] Pour la seule année 1938, plus de 500 condamnés à la réclusion ou à l’assignation à résidence furent ainsi libérés.

[2] DE FELICE (Renzo), Mussolini, t. 3., Il Duce 1/ Gli anni del consenso (1929-1936), Turin, Einaudi, 1974

[3] GENTILE (Emilio), Il Culto del littorio, Bari, Laterza, 1995; trad. fse, La religion fasciste, Paris, Perrin, 2002

[4] MACK SMTH (Denis), Mussolini, Paris, Flammarion, 1987  KIRKPATRICK (Sir Ivone), Mussolini. Study of a Demagogue, Londres, Odham Books, 1964  HIBBBERT (Cristopher), Benito Mussolini, Londres, Longgmans, 1962  trad. fse, Mussolini, Paris, Laffont, 1963

[5] TASCA (ANGELO), Nascita e avvento del fascismo, 2 vol., Bari, Laterza, 1957

[6] PINI (Giorgio), SUSMEL (Duilio), Mussolini, l’uomo e l’opera, III, Dalla dittatura all’Impero (1925-1938), Florence, La Fenice, p. 298

[7] Ibid., pp. 298-299