De la construction européenne à la réforme des Nations Unies

Séance du lundi 29 novembre 2004

par M. Robert Toulemon

 

 

Dans un ouvrage La fin de l’Histoire et le dernier homme paru en traduction française en janvier 92, après le triomphe pacifique des démocraties sur le système soviétique, Francis Fukuyama prophétisait l’avènement universel de la démocratie libérale. Renouant avec la philosophie de l’Histoire hégélienne, dont Karl Marx s’était inspiré, il affirmait que l’Histoire avait un sens et se dirigeait, fût-ce à travers des péripéties imprévisibles, vers un aboutissement. Il tirait son principal argument de l’allégeance quasi universelle aux valeurs démocratiques de tous les peuples et de tous les régimes, y compris ceux qui les violaient ouvertement. L’ouvrage de Fukuyama fut accueilli avec beaucoup d’ironie, notamment en France. Les critiques ont oublié qu’il s’agissait d’une prévision à long terme. Ils ont cru voir dans la première guerre d’Irak puis dans les attentats d’Al-Qaida un démenti à ces thèses. Personne, en revanche, n’a relevé ce qui, à mes yeux, constitue la faille principale des démonstrations de Fukuyama. Parmi les contradictions, dont les solutions successives suscitent, selon la dialectique hégélienne, de nouvelles contradictions, l’auteur nippo-américain me semble avoir ignoré ou négligé la principale, celle qui oppose un besoin sans cesse croissant de gouvernance universelle et la multiplication de souverainetés étatiques. A supposer que s’accomplisse l’extension à toute la terre de régimes démocratiques, la coopération entre deux cents Etats souverains de dimension et de capacités extraordinairement disparates ne constituerait pas une réponse adéquate aux défis qui menacent la civilisation et jusqu’à la survie même de l’humanité.

Qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme et contre la prolifération des armes de destruction massive, deux menaces qui pourraient un jour n’en faire qu’une, de la prévention des génocides, de la sauvegarde des climats et de la diversité biologique, enfin de la satisfaction des besoins humains fondamentaux, l’Organisation des Nations Unies dans ses structures héritées du deuxième conflit mondial n’est manifestement pas en mesure de définir et moins encore d’imposer un ordre mondial moins anarchique, une politique de survie à l’échelle universelle. Pour y parvenir, l’Organisation devra surmonter le blocage résultant de souverainetés étatiques, pour la plupart impuissantes mais paralysantes. Elle devra expérimenter l’exercice en commun de la souveraineté, sans que cela apparaisse comme le déguisement d’une ou plusieurs hégémonies.

Or il existe un continent qui, pour avoir subi les conséquences d’un nationalisme paroxystique et y avoir perdu son ancienne suprématie, a poussé plus loin que cela n’avait jamais été fait ni même imaginé, l’exercice en commun de la souveraineté. Cette expérience, l’expérience communautaire européenne, présente un intérêt qui dépasse les frontières du continent. Considérée dans le reste du monde avec parfois plus d’attention que dans ses propres frontières, cette expérience pourrait très utilement inspirer la profonde réforme des Nations Unies qui s’imposera tôt ou tard. Telle est la conviction que j’aimerais vous faire partager en développant les deux idées suivantes :

  1. Ce qui a été accompli en Europe présente un intérêt majeur pour l’humanité dans son ensemble.

  2. Promouvoir une réforme progressive mais radicale des Nations Unies pourrait et devrait être le premier objectif d’une politique étrangère européenne.

 

La portée historique et universelle de la construction européenne

 

Jean Monnet a écrit à la fin de ses Mémoires une phrase que ses continuateurs ont parfois oublié : « La Communauté n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » Ceux qui assignent à l’Europe l’objectif de s’ériger en une nouvelle grande puissance comparable à celles qui, à tour de rôle, ont dominé le monde occidental depuis la fin du Moyen Age se bercent d’illusions. Beaucoup de nos compatriotes rêvent d’une « Europe puissance » qui serait une sorte de France élargie aux limites du continent et dont le principal objectif serait d’équilibrer l’ « hyper-puissance » américaine. Ce sont souvent les mêmes qui répugnent aux transferts massifs de souveraineté qu’impliquerait un tel objectif. Tout aussi ambitieux mais plus conforme aux aspirations des hommes d’aujourd’hui, plus conforme aussi aux inclinations de la plupart de nos partenaires serait un grand dessein européen, celui de contribuer par l’exemple et l’influence à un ordre mondial véritable, un ordre qui réponde aux besoins humains fondamentaux.

Certains traits spécifiques de ce qui se construit en Europe depuis cinquante ans justifient cette ambition. Ces traits relèvent de l’éthique , du droit et de la politique.

 

Ethique d’abord

 

C’est une valeur éthique fondamentale, celle de la réconciliation, qui est à l’origine de l’Europe communautaire. S’il est une démarche dont notre pays puisse s’enorgueillir, c’est d’avoir tendu la main à l’Allemagne cinq ans à peine après la fin du dernier conflit. De Robert Schuman à Charles de Gaulle et à ses successeurs, cette politique a été poursuivie avec une remarquable continuité. L’accolade de Colombey et la poignée de main de Verdun ont fait plus que les traités pour la réconciliation des deux peuples. Moins spectaculaire mais bien réelle est la transformation en profondeur des relations anglo-irlandaises, hispano-portugaises, germano-bénéluxiennes. Une semblable évolution s’amorce aujourd’hui dans les relations germano-polonaises et même dans celles qui unissent Grèce et Turquie depuis que deux séismes ont fait découvrir la solidarité à ces deux nations si longtemps ennemies. Si dramatique qu’ait été notre incapacité à faire obstacle aux guerres qui ont accompagné l’éclatement de la Yougoslavie, les chances de pacification des Balkans de l’Ouest reposent sur la perspective d’adhésion à l’Union. Le contre-exemple de la Yougoslavie ne doit pas nous faire oublier les nombreux conflits qui menaçaient, après l’effondrement de l’empire soviétique, d’ensanglanter l’Europe centrale, et que le prestige de l’Union, son influence et le désir de la rejoindre ont permis d’éviter.

Les exemples de conflits historiques anciens ne manquent pas de par le monde. Il suffit d’une étincelle pour que se rallument des incendies mal éteints. La fin de la guerre froide, loin d’apaiser ces conflits, a favorisé leur développement. L’Organisation des Nations Unies apparaît trop souvent comme un terrain d’affrontement plutôt que comme un lieu de rapprochement. Plus que par des accords diplomatiques, c’est par l’habitude prise de travailler en commun sur des questions pratiques que la Communauté européenne a favorisé l’esprit de réconciliation.

Le règlement des différends par le droit plutôt que par la force est un autre acquis majeur de l’Europe, à la frontière de l’éthique et du droit. On voit bien que l’ONU ne pourra remplir pleinement sa mission de sauvegarde de la paix tant que l’habitude n’aura pas été prise par ses membres de s’en remettre au droit. Encore faudrait-il que la Charte offre aux Etats grands et petits des garanties du type de celles qui ont été peu à peu construites au sein du système communautaire européen : acceptation explicite de la supériorité du droit international et de la compétence de juridictions chargées de l’interpréter et d’en assurer le respect, acceptation, en règle générale, de décisions prises à la majorité, dès lors qu’elles ont été proposées, non par un Etat ou un groupe d’Etats hégémoniques, mais par une instance indépendante en charge de l’intérêt commun, représentation équitable des Etats et des citoyens, combinant l’égalité juridique des uns et des autres, enfin sauvegarde de la diversité culturelle et garantie contre une extension des compétences de l’Organisation qui ne serait pas justifiée, en vertu du principe de subsidiarité.

 

Europe, droit et institutions

 

Les innovations juridiques et institutionnelles élaborées pour parvenir au partage de la souveraineté en Europe sont un autre accomplissement dont nous pouvons être fiers. Notre expérience a déjà inspiré certains groupes régionaux, l’ASEAN, le MERCOSUR et plus récemment l’Union africaine. Plus difficile, bien évidemment, serait une transposition à l’ONU. Comment cependant n’être pas frappé par la similitude des problèmes qui se posent à l’ONU et ceux qu’a résolu, certes encore imparfaitement, l’Union européenne.

Le premier de ces problèmes est la conciliation entre deux principes contraires, celui de l’égalité juridique des Etats et celui de la représentation équitable des citoyens. Au terme d’une évolution lente, un équilibre s’est établi en Europe par la coexistence d’une institution intergouvernementale représentative des Etats, le Conseil et une institution représentative des citoyens qui l’élisent, le Parlement. Aussi bien dans le Parlement qu’au Conseil, la représentation des Etats n’est pas strictement proportionnelle à leur population mais en tient néanmoins largement compte, ce qui permet aux grands Etats de peser davantage dans les décisions qui relèvent du vote majoritaire. Ainsi est assuré un équilibre entre pays plus ou moins peuplés. Par comparaison, l’égale représentation des Etats à l’Assemblée générale de l’ONU, qu’ils comptent quelques milliers d’habitants ou plus d’un milliard, enlève toute légitimité à ses résolutions dont beaucoup demeurent lettre morte. Une voie de réforme parmi d’autres consisterait à répartir les Etats en une dizaine de classes en fonction de leur population. On pourrait aussi, en s’inspirant de l’expérience européenne des années soixante et soixante dix, ouvrir la possibilité de déléguer à l’Assemblée générale des élus des Parlements nationaux.

Le Conseil de Sécurité est lui-même de moins en moins représentatif. De très grands pays, l’Inde, le Japon, l’Allemagne, le Brésil, sont exclus de la liste des membres permanents. La représentation des continents par des Etats désignés à tour de rôle, sans considération de la nature de leur régime ou de leur capacité à exercer des responsabilités internationales n’est pas satisfaisante. Les tentatives de réforme se heurtent à la difficulté d’opérer des choix entre les candidats à de nouveaux sièges permanents. Une voie de réforme entièrement nouvelle pourrait consister à faire entrer au Conseil, non des Etats mais des groupes régionaux librement constitués. Les titulaires des sièges permanents les conserveraient au cours d’une période transitoire. En même temps l’exercice du droit de veto serait encadré, soit par la limitation du nombre annuel de veto, soit par l’exigence d’un veto émanant de deux titulaires.

L’innovation la plus originale du système européen est sans doute le rôle confié à une instance émanant des Etats mais indépendante, en charge de l’intérêt commun. La Commission européenne, non élue directement mais démocratiquement mandatée par des instances elles-mêmes élues, dispose du monopole de l’initiative dans les domaines de compétence communautaire. Son rôle d’arbitre, sous le contrôle politique du Parlement et juridique de la Cour de Justice, protège les « petits » Etats contre le risque toujours redouté d’une hégémonie, d’un directoire des plus grands. L’attachement des petits à la Commission explique leur acharnement à y être tous « représentés », alors que la fonction des commissaires n’est pas de représenter les intérêts de leur Etat.

L’efficacité de l’ONU serait considérablement renforcée si son Secrétariat général revêtait un caractère collégial et se voyait reconnaître expressément une mission de promotion des intérêts communs de l’humanité. L’actuel Secrétaire général Kofi Annan, sans doute l’un des plus remarquables qu’ait connu l’Organisation, s’efforce avec beaucoup d’habilité de jouer ce rôle. Mais il est le premier à reconnaître qu’il n’en a pas les moyens juridiques et politiques. Un secrétariat collégial où seraient représentés toutes les grandes régions géopolitiques de la planète pourrait se voir reconnaître la mission de coordonner, sous l’autorité du Conseil de Sécurité, l’action des Organisations spécialisées. La nécessité de cette coordination est généralement reconnue, notamment par ceux qui regrettent les contradictions qui opposent les politiques du Fonds monétaire, de la Banque mondiale, de l’Organisation Mondiale du Commerce, à certaines des exigences de développement humain universel que l’ONU et plusieurs autres organisations spécialisées (OMS, BIT, FAO, UNESCO) ont pour mission de promouvoir. Certains avec Jacques Delors proposent la création d’un Conseil de Sécurité économique qui assumerait cette fonction. Les liens évidents qui existent entre les divers défis mondiaux, économiques, sociaux, écologiques, culturels et politiques me paraissent justifier plutôt l’extension des responsabilités aux organes suprêmes de l’ONU, Secrétariat général, Conseil de Sécurité et Assemblée générale.

 

Europe et politique : la conditionnalité démocratique

 

Pour ce qui est enfin de la politique, l’expérience européenne est riche d’enseignements dont l’Organisation des Nations Unies pourrait tirer le plus grand profit. Les institutions européennes, en premier lieu le Conseil de l’Europe, puis les Communautés inaugurèrent ce que l’on pourrait appeler la conditionnalité démocratique. On sait le rôle décisif que cette conditionnalité a joué dans l’évolution de nombreux pays vers l’Etat de droit, la démocratie, le respect des minorités. Pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal hier, pour les pays d’Europe centrale aujourd’hui, l’adhésion n’a pas seulement accompagné la démocratisation. Elle l’a encouragée et consolidée.

Que l’extension de la démocratie à l’ensemble du monde soit un objectif réaliste prête à controverses. En revanche, l’idée suivant laquelle seules les populations occidentales aspireraient au respect des droits humains fondamentaux est difficilement défendable. L’aspiration à la liberté est universelle. Contrairement à l’Union européenne, qui fonde sa légitimité à la fois sur les Etats et sur les citoyens, l’ONU ne connaît en fait que les Etats. Le principe de non ingérence dans les affaires intérieures l’a même conduite à admettre que le siège de tel ou tel de ses membres soit durablement occupé par des autorités tyranniques dont la représentativité était nulle et même, dans le cas du Cambodge, dont l’activité principale consistait à massacrer leur propre peuple. Dans son dernier ouvrage, la Terreur et l’Empire, Pierre Hassner ose poser la question : « un Etat qui n’est pas un Etat de droit a-t-il des droits ? »

Donner sens à la formule de la Charte « Nous les peuples » consisterait en premier lieu à déterminer un critère d’appartenance à l’Organisation consistant dans l’existence d’un gouvernement représentatif, ce qui ne signifie pas nécessairement un gouvernement démocratique au sens où nous l’entendons, mais d’un gouvernement accepté par la population qu’il administre. En vertu de ce principe, un Etat incapable de faire régner un minimum de sécurité sur son territoire ou de prévenir la révolte d’une part significative de sa population pourrait se voir privé de son droit de vote, voire de son appartenance à l’Organisation, ceci sans préjudice d’une intervention internationale sur son territoire.

L’ONU a été conçue pour régler les conflits entre Etats souverains. Elle est impuissante face à des conflits internes à ses Etats membres. Le pire est atteint quand un gouvernement entreprend le massacre de son propre peuple, comme on l’a vu au Cambodge puis au Rwanda et comme on le voit aujourd’hui au Soudan. Forte du prestige que lui valent ses accomplissements, l’Europe devrait être en mesure de proposer des atténuations au principe de la souveraineté des Etats et de faire reconnaître, non seulement un droit mais un devoir d’ingérence. C’est l’honneur de notre pays d’avoir promu ce concept révolutionnaire. Il reste à introduire ce devoir dans la Charte en l’assortissant de garanties contre tout abus éventuel. Mieux que les Etats-Unis, dont la puissance et l’unilatéralisme font peur, l’Europe est bien placée pour promouvoir un multilatéralisme des droits humains fondamentaux.

 

Un objectif pour l’Europe : promouvoir un ordre mondial démocratique

 

Promouvoir un ordre mondial démocratique répond aux intérêts et à la vocation de L’Europe. Mais un objectif aussi ambitieux suppose que l’Union parvienne à dégager sa politique étrangère de celle des Etats membres et des contradictions qui les opposent encore. Elle implique aussi la prise en compte de deux obstacles contradictoires mais en quelque sorte cumulatifs : l’unilatéralisme américain et la méfiance envers l’Occident des peuples naguère soumis à sa domination.

 

Une politique étrangère commune

 

Héritière des traditions diplomatiques de ses Etats membres, l’Union européenne peine à donner un contenu à cette politique étrangère commune dont elle est censée s’être dotée depuis le traité de Maastricht. La France voit dans l’Europe une France élargie ambitionnant d’équilibrer la puissance américaine, la Grande-Bretagne lui assigne le rôle de partenaire privilégié des Etats-Unis, l’Allemagne hésite entre un pacifisme hérité du désastre nazi et le désir de s’affirmer au sein d’une fédération continentale, les nouveaux adhérents voient dans l’OTAN plus que dans l’Europe la garantie de leur sécurité, l’Italie et l’Espagne voient dans leur relation avec les Etats-Unis une assurance contre la menace toujours redoutée d’un directoire franco-allemand, voire anglo-franco-allemand. La guerre d’Irak a cruellement mis en lumière ces divisions au moment même où siégeait la Convention que présidait M. Giscard d’Estaing.

La leçon à tirer de ces difficultés est claire. La politique étrangère européenne ne sera pas l’impossible synthèse de politiques nationales préexistantes. Elle ne prendra corps et substance qu’à partir d’un intérêt européen commun qui est bien autre chose que la somme des intérêts particuliers de chaque Etat membre. Promouvoir à partir de son expérience un nouvel ordre mondial répond à la fois à la vocation de l’Europe et à ses intérêts.

Située au voisinage des zones les plus troublées de la planète, l’Europe peut moins encore que l’Amérique compter sur les océans pour assurer sa sécurité. L’usage discrétionnaire de la puissance militaire lui est interdit par ses structures et ses principes. Elle peut difficilement se résigner à la persistance de conflits qui nourrissent le terrorisme au Moyen-Orient et enfoncent le continent africain dans un chaos sans espoir. Le plus grand succès de l’Europe, dont ses citoyens sont à peine conscients mais qui est admiré partout dans le monde, a consisté à substituer aux traditionnels rapports de force un ordre juridique supranational.

Face aux deux visions américaines de la globalisation, celle d’un monde apaisé parvenu à « la fin de l’Histoire » que nous offre Francis Fukuyama et celle d’un monde condamné aux  chocs des civilisations » dont nous menace Samuel Huntington, en apparence opposées mais l’une et l’autre trop systématiques, les Européens, avec ce mélange de scepticisme que leur vaut une trop riche et très ancienne expérience historique et d’attachement récent mais sincère aux institutions internationales, sont bien placés pour promouvoir un ordre mondial acceptable sur tous les continents.

 

Deux exigences

 

Pour avoir une chance d’être prise au sérieux, une initiative européenne de cette nature devrait répondre à deux exigences que beaucoup jugeront inconciliables : tenir compte de ce qu’il y a de fondé dans les réactions américaines face à de réels facteurs d’insécurité internationale mais prendre aussi en compte les motifs qu’ont de nombreux pays du Sud de n’être pas satisfaits de l’état présent du monde et plus encore leur rejet quasi-instinctif de tout ordre mondial qui serait ou paraîtrait imposé par le Nord ou l’Occident.

Beaucoup d’Européens sont tentés par un pacifisme irresponsable, voire une posture de solidarité avec le Sud contre l’hégémonisme américain. Les choses étant ce qu’elles sont et l’Amérique, de très loin et pour longtemps, la première puissance du monde, tout projet d’ordre mondial sera voué à l’échec tant qu’il rencontrera l’opposition des Etats-Unis. Toute innovation qui serait de nature à réduire, si peu que ce soit, la liberté d’action que confère aux Etats-Unis leur formidable puissance militaire ne peut que leur déplaire dans un premier temps. Mais il n’est pas exclu qu’à un terme qui pourrait être plus proche qu’on ne l’imagine, les Etats-Unis – qui sont sujets à des tentations récurrentes d’isolationnisme et dont les moyens humains et budgétaires ne sont pas sans limites – trouvent intérêt à un partage du fardeau écrasant que représentent l’établissement et le maintien d’un monde plus sûr.

Or la participation aux charges ne se conçoit pas sans une participation aux responsabilités. Ce n’est pas seulement l’argent des Européens mais leur expérience qui peut se révéler utile. Cependant, les chances d’une évolution positive de l’attitude des Etats-Unis seront meilleures si nous comprenons mieux leur exigence d’une lutte plus déterminée contre le terrorisme ainsi que contre la diffusion des armes de destruction massive. Ce onze septembre à l’échelle européenne qu’ont été les attentats de Madrid devrait faciliter cette prise de conscience.

La deuxième exigence, la deuxième condition pour rendre possible l’édification d’un ordre mondial démocratique est d’obtenir l’assentiment des peuples autrefois dominés. Les frustrations engendrées par la misère entretiennent et prolongent celles héritées de l’époque coloniale. C’est pourquoi une politique mondiale des droits humains ne peut se limiter à la défense des libertés formelles. Elle doit, pour se rendre acceptable, inclure la prise en compte des besoins humains fondamentaux que sont l’accès à l’eau potable, l’alimentation, la protection contre les grandes endémies, l’éducation de base. Satisfaire ces besoins devrait être la tâche de l’ONU et de ses agences au même titre que le maintien de la paix. Dans ce domaine également, l’expérience européenne est riche d’enseignements. Par sa politique dite de cohésion, l’Union est parvenue, en quelques années à combler l’écart de richesse qui séparait ses membres les plus pauvres de la moyenne européenne.

Nous n’avons pas encore pris pleinement conscience de l’éclatement de ce qu’on appelait naguère le tiers-monde entre des pays émergents à croissance très rapide, notamment la Chine et l’Inde, sans que leur accession au mode de vie occidental ne pose de redoutables problèmes, et d’autres, plus proches de nous, qui stagnent ou qui reculent, particulièrement en Afrique, sous l’effet désastreux et cumulatif de la mal gouvernance et des conflits ethniques. Cette situation ne peut qu’accroître la pression migratoire qui pèse sur l’Europe. Ces pays ont besoin à la fois d’une aide intelligente et d’une tutelle ferme que les anciennes puissances coloniales ne sont plus en mesure d’assurer. Seule, une ONU réformée et dotée de moyens appropriés pourrait ouvrir une voie, sans doute en appuyant et en s’appuyant sur la nouvelle Union africaine, héritière de l’OUA, et organisée sur le modèle de l’UE mais évidemment sans ses ressources et sans son expérience historique.

Donner aux institutions mondiales la crédibilité qui leur fait aujourd’hui défaut suppose que leur financement ne dépende plus, comme aujourd’hui, du bon vouloir des Etats mais d’une fiscalité universelle, ainsi que l’a récemment envisagé le Président Chirac. Aux projets de taxation des mouvements de capitaux pourrait être préférée une taxation des énergies productrices de gaz à effet de serre, ce qui aurait l’avantage de contribuer à relever l’un des défis planétaires majeurs.

La nouvelle Union européenne élargie pourrait trouver dans la promotion patiente d’un compromis planétaire la base de cette politique étrangère et de sécurité commune annoncée à Maastricht mais demeurée sans contenu significatif. Prestigieuse en raison de ses accomplissements éthiques et économiques mais encore dépourvue des moyens politiques et militaires de la puissance, l’Union pourrait sans doute, à condition de le vouloir, tirer de sa relative faiblesse une capacité d’influence. Réunissant des Etats qui se veulent et se sentent très proches des Etats-Unis et d’autres qui sont plus sensibles aux effets pervers de la mondialisation et au thème d’un monde équilibré, elle est assez bien placée pour jouer le rôle d’un médiateur et l’exercer avec plus de succès que quiconque.

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L’essentiel du message que l’Europe est en droit d’adresser au monde concerne moins une quelconque architecture institutionnelle que la philosophie qui la sous-tend. Ce qui est en cours en Europe, certes encore inachevé, c’est l’entrée dans la réalité politique de la grandiose conception kantienne d’une république de nations. C’est aussi le rejet, après les catastrophes du premier XXème siècle, de la conception hobbesienne de la rivalité entre Etats souverains. Désormais la construction d’un ordre démocratique universel est une condition de survie pour l’humanité entière. Elle répond donc autant aux exigences du plus froid réalisme qu’aux aspirations idéalistes les plus élevées. Telle pourrait être notre réponse à ceux qui, avec l’Américain Kagan, accusent les Européens de s’être convertis au pacifisme depuis qu’ils ont perdu les moyens de la puissance.

Texte des débats ayant suivi la communication