Séance du lundi 24 janvier 2005
par M. Jean-François Lemaire
A en juger par le début du cycle dans lequel se place cette communication, le temps n’est pas à la gaieté. Après deux séances consacrées à des personnalités « mal aimées », celle-ci, passant des individus à une discipline, gardera cette même tonalité. Viendront ensuite, si j’ai bien lu, un hommage funèbre et une légende noire…
Mais revenons à l’histoire de la médecine que je ne pense pas pouvoir mieux vous présenter qu’en la plaçant sous ce propos de Fernand Braudel :
« Assurément, il n’y a pas d’histoire plus passionnante que celle de la médecine. Plus sûrement encore, il n’y a pas d’histoire plus compliquée, plus enchevêtrée, plus difficile à décrire. »
Les choses ainsi dites, sans doute aurais-je été plus avisé en m’en tenant là, reculant devant le risque de me noyer dans un fleuve immense qui, pour le seul XIXème siècle, ne roule pas moins de 7 471 titres comptabilisés par Mme Wohnis-Despaigne, guidée dans cet étiquetage par le recteur Pierre Huard dont M. Pierre Chaunu devait prendre le relais, ce qui nous vaudra en 1987, lorsque cette somme a été accessible, une présentation de votre confrère où se retrouve son objectivité autant que sa rigueur.
« A côté de la production des chaires universitaires, [il y a là], multiformes, le travail et le divertissement d’amateurs, de curieux. Vous avez aussi les savants, les érudits pour l’érudition, les philologues, les antiquaires de tous poils… Oui, ce grand fleuve ne roule pas que des pépites, (mais) pas mal de sable et au fond de l’éprouvette de cet immense fichier, de la vase et du limon. »
Et, devant ce qui, malgré l’omnipotence des ordinateurs, n’a jamais été depuis, ni imité, ni complété, M. Chaunu invite le chercheur à ne pas se décourager, bien au contraire. « Laissez-vous porter par le goutte à goutte du fil des ans, vous ne serez pas déçus ». De fait, de décennie en décennie, voire d’année en année, le fleuve n’aura fait qu’augmenter son débit, donc d’accroître son limon, ce qui pousse votre confrère Lucien Israël à rappeler l’essentiel : « Ce serait déjà beaucoup, observe-t-il, si la médecine parvenait à s’acquitter de ses tâches ancestrales, soulager, prolonger, quelquefois guérir, raccommoder, assister, témoigner d’une véritable solidarité humaine face à un destin contraire. Mais voici qu’on lui demande aujourd’hui tant d’autres choses. »
Plongeons donc dans ce fleuve, si nous sommes pressés, installons le goutte à goutte, si nous le sommes moins, et tentons, à l’abri derrière Fernand Braudel, de mesurer la confiance susceptible d’être accordée à ces gros bataillons d’auteurs, de formation et de motivation si diverses, qui tous, à un moment donné ou dans la continuité, se sont placés sous la bannière de l’histoire de la médecine. Mais, auparavant, un coup d’œil s’impose sur la source du fleuve et les méandres qu’il a réalisés avant de parvenir jusqu’à nous.
L’histoire et l’histoire de la médecine sont contemporaines, du moins dans leur prise de conscience qui, pour toutes deux, se situe dans les premières décennies du XIXème siècle. La seconde, sœur cadette de la première, a eu un philosophe comme accoucheur. C’est Cabanis qui lui donne le jour, créant à la faculté de médecine de Paris la première chaire au monde consacrée à cette discipline qu’il animera, assez distraitement d’ailleurs, jusqu’à sa mort en 1808. L’enseignement, à peine né, marque alors le pas d’autant que la matière est encore peu fournie, les historiens de la médecine de la première génération n’hésitant pas à faire un saut d’Hippocrate au hollandais Boerhaave qui autour de 1730, pose les premiers jalons de la médecine clinique « au lit du malade ».
Mais bientôt c’est Littré, qui en mettant autant d’ordre que possible dans la masse des documents émanant du Maître de Cos ou qui lui étaient attribués, va relancer la discipline :
« La science de la médecine, proclame-t-il, si elle ne veut pas être rabaissée au rang de métier doit s’occuper de son histoire et soigner les vieux monuments que les temps passés lui ont légués » ajoutant : « Suivre le développement de l’esprit humain dans le temps, c’est le rôle de l’historien. »
Mais la connaissance de l’esprit ne se conçoit pas sans celle du corps et Littré qui, après vingt-cinq ans de travaux ininterrompus, pourra dire : « Je ne laisse pas Hippocrate comme je l’ai trouvé » peut également revendiquer d’avoir été le tuteur en France de l’histoire de la médecine. Encore doit-il en convaincre à nouveau la faculté de médecine où le zèle pour l’histoire demeure à éclipses. Mais, en 1870, coup de tonnerre. Un mécène, nommé Salomon de Champotran, lègue 150 000 francs pour que la chaire d’histoire de la médecine dispose d’un réel enseignement et ainsi s’y trouve installé Daremberg, médecin si érudit qu’il est parallèlement bibliothécaire à la Mazarine. Tout semble en place, sinon que Daremberg meurt l’année suivante. La tension retombe aussitôt, mais la dotation a été versée et il faut faire avec la chaire qui désormais existe bel et bien. Dépourvue de sanction universitaire et vidée progressivement de son personnel, elle deviendra rapidement une position d’attente, attribuée tantôt à un pneumologue, tantôt à un cardiologue ou un pédiatre, qui, de ce siège qu’ils détiennent ainsi au conseil des professeurs, observent et préparent pour le moment venu leur transfert vers la chaire correspondant à leur vocation. Ce qui n’exclut pas que certains d’entre eux s’intéressent personnellement à l’histoire de la médecine, tels Maurice Bariety et Charles Coury, dont le volume publié en 1963 demeure depuis la référence française. D’autres auront moins de sérieux. Tel ce cardiologue, de passage à la chaire en 1980, se croyant du coup en position de publier dans une collection très prisée d’abrégés et multiplie les bévues. Ainsi, citant les travaux de l’aliéniste Chiarugi à l’hôpital Bonifacio, il pense utile de préciser : (Corse). Malheureusement, ce Bonifacio qu’honora Chiarugi est à Florence, ce que n’ignore aucun historien de la médecine digne de cette appellation.
Mais enseigner l’histoire de la médecine n’est pas indispensable à sa connaissance ni au goût qu’on peut avoir pour elle. Certains médecins peuvent l’avoir chevillée au corps, tel l’anatomiste et physio-pathologiste Paul Broca qui ne manquait jamais de donner à ses écrits une base historique, s’indignant contre les prétendus historiens, « falsificateurs » plus ou moins conscients de la science et contre leur « fameuse érudition qui consiste à citer de seconde main sur la foi d’autrui, des auteurs qui n’ont jamais été lus ».
Ceci étant, si la chaire parisienne n’a pas joué son rôle, ses équivalents n’ont cessé de se multiplier au long du siècle passé en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, pour ne citer que les Anglo-Saxons, en Allemagne ou en Pologne pour ce qui est de l’Europe. Et on se trouve aujourd’hui dans ce paradoxe que c’est l’allemand Karl Lichtenthaeler, professeur d’histoire de la médecine à Hambourg, qui situe le mieux ce qu’aura été le rôle de Magendie dans l’histoire des sciences en général et de la médecine en particulier. De même, est-ce le Suisse E. Ackerknecht, qui, oscillant dans ses cours entre l’université du Wisconsin (USA) et celle de Zurich aura brossé le tableau le plus documenté sur la vie hospitalière à Paris dans la première moitié du XIXè siècle. J’ajouterai que cet ouvrage capital ayant pour thème la médecine parisienne, publié en anglais aux Etats-Unis en 1967, n’avait toujours pas reçu de traduction française lorsqu’en 1982 Ackerknecht présida à Paris le Congrès international d’Histoire de la Médecine. Il le sera finalement en 1986.
L’historien de la médecine doit-il être médecin ? Sans aucun doute, mais, là comme ailleurs, la loi s’entoure d’exceptions. Ainsi l’œuvre de M. Emmanuel Leroy-Ladurie où les incidences médicales abondent n’aura pas supposé de doctorat en médecine, sinon de proximité. Et pourquoi donc ces études ? Parce qu’à l’occasion de la présence à l’hôpital, le praticien se sera pénétré de la misère, en terme, non de pauvreté, mais de faiblesse et d’impuissance, du malade face à la maladie et, à quelque échelon qu’il se soit placé dans la hiérarchie professionnelle, aura acquis ce « coup d’œil », qui lui permettra, devenu historien, de mieux appréhender tant de choses, propice aux individus ou aux situations. Il y a là un privilège dont il ne perdra jamais le bénéfice. Je regardais, il y a un instant, les longues et fines mains de Richelieu, telles que Philippe de Champaigne les a rendues dans ce portrait qui accompagne vos réunions et, aussitôt, me venait à l’esprit une comparaison avec les mains des « grands patrons », toujours admirablement entretenues et que les étudiants, agglutinés autour d’eux, regardaient courir sur l’épaule décharnée ou l’abdomen ballonné d’un malade. Les écrivains traitant de la médecine et pour qui ce détail correspond chez eux à une image gravée dans leur mémoire, bénéficient, par rapport à leurs collègues, d’un acquis imperceptible, impalpable, mais irremplaçable. Les étudiants parisiens à qui revient d’observer, dans les années 1960, les mains de Prs Vallery-Radot ou Justin-Besançon, ne les ont jamais oubliées.
De même, avoir su ou savoir encore la nuance qui sépare ce qui « gratouille » de ce qui « chatouille », cette courte interrogation qui aura fait éclater de rire plusieurs générations d’admirateurs de Louis Jouvet, plus encore que de Jules Romains, et qui est pourtant le meilleur raccourci de la « clinique-reine », cette récente période de l’histoire de la médecine dont la pratique ne cessa de s’affiner avant de s’estomper à la moitié du dernier siècle.
Autrement dit, l’histoire de la médecine doit être l’œuvre d’un médecin ou d’un auteur qui aura fait l’effort de se glisser dans sa peau. Ce qui, soit dit en passant, est également le cas de bien d’autres disciplines, telle l’histoire militaire dont Napoléon, très à l’aise dans cette salle, disait qu’elle ne pouvait être écrite que par « d’anciens généraux », ajoutant, devant une liste de titres annoncés sur la campagne de Russie qu’il parcourait à Sainte-Hélène, que seul un russe pouvait valablement relater ce qui avait été. Un médecin est donc plus crédible qu’un autre en histoire de la médecine, mais à condition qu’il se soit imposé cet apprentissage de l’historien qui l’aura rendu attentif au contexte dans lequel s’insère l’épisode qu’il entreprend d’exposer. Rien n’est, en effet, plus dévastateur que l’anachronisme qui consiste à isoler une maladie, son diagnostic et son évolution de leur environnement, qu’il s’agisse des mentalités, des comportements, des connaissances ou des moyens du temps et de les apprécier à la lumière de ce que tout cela est devenu de nos jours. Sur ce point, un bon exemple est donné par l’agonie de Napoléon dont la mort, à en croire nombre d’auteurs, est liée aux « ineptes ordonnances », « prescriptions saugrenues », « diagnostics absurdes » des médecins anglais, ne cessant de souligner leur « effarante inconscience » ou leur « ignorance crasse ». Les plus nuancés hochent la tête gravement, résumant leur opinion en une sentence lapidaire : « Napoléon a été très mal soigné. » Sans doute en 2005 l’aurait-on traité autrement qu’en 1821, mais il n’y a rien dans l’attitude de ces praticiens qui ne soit conforme – non aux données « actuelles » — mais aux données du moment de la science, pour reprendre – en la replaçant dans son contexte – la formule consacrée.
Un médecin, français ou ayant baigné dans l’atmosphère médicale propre à la France, formé simultanément ou plus tardivement – mais dans un délai raisonnable – aux impératifs de la démarche historique, tel se présente l’historien de la médecine (toutes collatérales, filiales ou annexes confondues) auquel le public peut faire confiance. Présentant au fronton du Palais de Chaillot la main de l’artiste « égale et rivale de la pensée », Paul Valéry martelait « l’une n’est rien sans l’autre ». Empruntons-lui cette formule et adaptons-la aux deux auteurs possibles d’une histoire de la médecine, l’historien ou le médecin. A l’évidence, l’un n’est rien sans l’autre.
Face à eux – ou sans eux —, cette histoire se présente comme une discipline à trois niveaux :
A l’étage se rencontrent les philosophes qui, par le biais de la biologie, grignotent progressivement son territoire, la colorant à leur façon. S’ils sont eux-mêmes médecins, comme le fût le normalien Georges Canguilhem, les choses s’équilibrent et son ouvrage le normal et le pathologique est un livre phare. Ce qu’aurait pu être, mais n’est pas, Naissance de la clinique de Michel Foucault qui, lui, n’étant pas médecin, s’embourbe parfois dans ses développements, même s’il a le don de les émailler de saisissantes formules, telle celle où il met en valeur « le changement infime et décisif qui a substitué à la question “qu’avez-vous ?”(…) cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique : “où avez-vous mal ?”. »
Au rez-de-chaussée, les auteurs chez qui la compétence du médecin se double de la rigueur de l’historien.
Au sous-sol enfin, rédigé sur les traces d’Augustin Cabanès, une foisonnante littérature où dominent à la fois l’approximation et le goût pour l’anecdote si possible graveleuse. Pierre Huard, médecin général qui eut de lourdes responsabilités militaires, mais qui fût aussi, à l’Ecole pratique des hautes études, l’initiateur d’un enseignement d’histoire de la médecine qui perdure depuis, faisait parfois, sur cette dérive vers la gaudriole, une savoureuse comparaison : « Autant l’histoire militaire n’a jamais été écrite dans un corps de garde, autant l’histoire de la médecine paraît souvent l’avoir été en salle de garde ».
Mais là, ce n’est plus pour le lecteur une question de confiance, mais de choix.
Ce qui m’entraîne en matière de conclusion, à relativiser puis inverser une autre formule, celle là propre à la médecine : « Je te soigne, je ne te demande pas d’où tu viens » dit Pasteur au patient frappant à la porte de son institut. La phrase est superbe et habille depuis toutes les représentations du secret médical, égal voire supérieur au secret de la confession. Observée de plus près, la flamboyante sentence perd de sa hauteur dans la mesure où la morale s’efface derrière la géographie. Ecoutons son disciple Alexandre Yersin nous décrire le véritable caravansérail qu’était, dans les années 1890 une des salles d’attente de l’Institut Pasteur à peine ouvert : « On y voit là un défilé extraordinaire : des Belges, des Hollandais, des Américains, un Arabe en costume national avec ses jambes nues couleur chocolat, des Turcs en fez et culottes courtes, des Russes qui, en passant devant M. Pasteur se baissent pour lui baiser la main. C’est très curieux à voir. » Et certes, à cette foule bariolée, nul ne demandait d’où elle venait…
Ainsi donc, c’est une adaptation de la phrase pastorienne désormais banalisée qui doit venir aux lèvres du lecteur s’interrogeant sur la crédibilité d’un historien de la médecine : « Je voudrais te lire, mais auparavant indique-moi d’où du viens . » Autrement dit, « quelle a été ta formation avant d’écrire ce livre ? »