Le choix de l’éditeur

Séance du lundi 3 octobre 2005

par M. Denis Maraval

 

 

Pour exposer comment s’exerce le choix d’un éditeur de livres d’histoire, il importe d’abord de circonscrire le phénomène.

Sur les quelque 50 000 titres qui paraissent chaque année, il doit se publier entre 3 000 et 4 000 livres d’histoire. Le chiffre est très imprécis car les instances chargées d’établir les statistiques y incluent parfois les œuvres autobiographiques : cela se conçoit s’agissant des mémoires d’un homme politique, qui a joué un rôle historique, mais moins dans le cas des confidences d’une vedette de la chanson. Mais passons… : la production de livres qui se proposent de raconter ou d’analyser le passé doit se situer autour de 1 500 nouveautés. Parmi celles-ci, il faut, c’est évident, écarter ce qui n’a pas fait l’objet d’un choix d’éditeur : plusieurs centaines de livres auto-édités, dus souvent à des historiens du dimanche peu connus, peu considérés, souvent (mais pas toujours) à juste titre ; il y a ensuite les travaux d’érudition, les publications de textes (encore qu’il arrive que l’édition privée doive, en France, se substituer à l’édition publique) ; érudition locale dont l’audience est par nature faible ; érudition divulguée par des sociétés savantes dont les critères sont purement intellectuels. S’adressant à un lectorat très restreint, ces livres ne peuvent guère être pris en charge par un éditeur privé en raison des très lourds frais de diffusion et de distribution (plus de 50 % du prix de vente public). Ajoutons, pour l’anecdote, les publications d’éditeurs qui ne méritent pas tout à fait ce nom puisqu’ils ne prennent aucun risque et font payer à l’auteur la totalité des frais de l’édition. Puisqu’il n’y a pas de refus possible, il n’y a pas de choix.

En additionnant donc tous ces livres parus sans qu’il y ait eu choix d’un éditeur, il doit rester quelques centaines, peut-être sept ou huit, prises en charge par dix ou douze entreprises, dont quatre ou cinq fortement présentes en histoire. À peu près toutes sont des maisons dites de « littérature générale », c’est-à-dire assez éclectiques et ambitionnant de toucher un public large. Elles sont presque toutes parisiennes tant il est vrai que la France demeure très centralisée en matière d’édition ; elles se livrent à une vive compétition, car le vivier de bons auteurs est plutôt plus restreint en histoire que dans des secteurs comme la littérature française.

La notoriété de ces maisons tient souvent à leur ancienneté et au sérieux avec lequel elles travaillent : une réputation est longue à construire. Leur estampille vaut prescription, rôle que, soit dit en passant, aucun site numérique, si bien fait soit-il, ne sera jamais à même de faire.

Ces éditeurs-là font des choix, ont une ligne, une identité. Ils adoptent pour cela un grand nombre de critères, qui ne sont pas tous les mêmes, et c’est précisément cela qui fait l’identité. Certains privilégient la qualité, d’autres la rentabilité, d’autres encore – et j’espère que c’est mon cas – s’efforcent de transcender cette apparente antinomie et de gagner de l’argent en proposant des livres exigeants.

Je vais vous parler des composantes du choix d’un éditeur ; pour la clarté du propos, il est nécessaire de les scinder, mais il y a quelque artifice à cela car elles sont très fortement intriquées et agissent simultanément dans la tête de l’éditeur. Je commencerai par des considérations d’ordre intellectuel et poursuivrai sur les aspects concrets du métier, financiers et commerciaux.

À moins de rattacher l’histoire à la littérature d’évasion, tout livre déjà écrit – ou tout projet de livre – fait l’objet d’une évaluation. Le propos est-il nouveau, ou a-t-on affaire à un assemblage de travaux existants ? Les sources sont-elles nouvelles, bénéficient-elles, si elles sont connues, d’un traitement original ? L’auteur embrasse-t-il bien tous les aspects d’une problématique ? Telle erreur n’est-elle qu’une faute de frappe, ou doit-elle mettre la puce à l’oreille du lecteur qui se met à pratiquer le doute méthodique ? Tel passage ne donne-t-il pas l’impression de déjà vu ? L’éditeur, qui est le premier lecteur, doit être convaincu par ce qu’il lit ou par ce qu’il entend de la bouche de l’auteur quand il s’agit de mettre en chantier, par le moyen d’un contrat de commande, un projet.

L’appréciation sur l’agrément de lecture, sur l’intelligibilité et sur l’élégance du style va évidemment de pair avec le jugement porté sur le fond, on le sait bien. Une biographie, une synthèse, une monographie pointue, lorsqu’elles sont vraiment maîtrisées, s’écrivent avec aisance. Quelques exceptions toutefois : tel éminent spécialiste, tel jeune historien très doué peuvent se sentir mal à l’aise devant un auditoire – je veux dire un lectorat – élargi. En pareil cas, l’éditeur se fait pédagogue, indiquant éventuellement à l’auteur la bonne façon de composer son livre, lui montrant les corrections de style qui lui semblent s’imposer. Et bien sûr relisant le tout, le cas échéant plusieurs fois. Son choix l’engage, engage sa maison : il se doit donc de faire en sorte que le livre soit réussi. Et pas seulement pour l’honneur. Pour bien vendre, il faut se distinguer.

Pour nécessaire qu’elle soit, la valeur intellectuelle d’un livre n’est pas suffisante. Il est tout à fait possible de bâtir un programme avec des livres qui seraient seulement honorables. Toujours afin de séduire le plus grand nombre de lecteurs possibles, l’éditeur introduit des critères – assez flous, j’en conviens – que j’appellerai « d’opportunité ». Ce peut être l’actualité, les commémorations officielles ou spontanées ; ce peut être le besoin d’intervenir dans une querelle qui divise le monde des historiens, ou encore l’obligation de fournir une mise au net lorsqu’une polémique enflamme une opinion publique mal informée des tenants et aboutissants d’une question d’histoire. L’éditeur peut aussi percevoir, à travers ses lectures et ses rencontres, voire par le truchement des libraires, une attente sur certains sujets. Certes, il ne peut ni ne doit céder aux modes et aux mouvements éphémères, puisqu’un historien a souvent besoin de plusieurs années pour écrire un livre, et ce sont les tendances profondes qu’il cherche à déceler. Il me semble par exemple que tout ce qui tourne autour de la colonisation va bientôt nourrir des débats semblables à ceux qui ont naguère concerné Vichy. Il faudra être présent sur ce terrain qui menace d’être aussi miné et manipulé que le précédent.

Mais à force de parler de livres et d’œuvres, je ne voudrais pas oublier les auteurs. C’est par eux que tout commence, et s’il est un choix de l’éditeur, c’est bien celui-là. La première façon de publier de grands livres est très facile en apparence : faire appel à des historiens réputés pour leur science et leur savoir-faire, déjà « lancés » comme on dit. Le risque de recevoir un manuscrit médiocre est faible et le potentiel commercial mesurable à l’aune des ventes de leurs précédentes publications. La difficulté bien sûr est que ces auteurs-là sont très peu nombreux et qu’ils sont nécessairement les plus sollicités. Il faut les séduire s’ils ne sont pas dans la maison ; quant à ceux qui y sont déjà, il faut leur donner envie de recommencer. Une deuxième voie, plus étroite, consiste à découvrir les talents nouveaux. Après tout, les « grands auteurs » ont un jour été des débutants. C’est à la fois l’honneur et l’intérêt bien compris de l’éditeur d’histoire que de choisir les grands auteurs de demain.

Une brève parenthèse sur un cas de conscience qui peut, exceptionnellement, survenir avec un auteur chevronné et qui risque de mettre à mal la liberté de choix de l’éditeur : les historiens dont je viens de parler peuvent un jour éprouver l’envie de choisir un sujet banal, ou un sujet qui n’intéresse pas grand-monde. Que faire ? Décliner l’offre au risque de voir ledit auteur mortifié écouter les sirènes d’un confrère moins rigoureux ? Laisser faire et ébrécher l’image et de l’auteur et de l’éditeur ? Dans presque tous les cas de cette espèce, les relations d’estime et d’amitié permettent de se parler en toute franchise et de sortir du piège par le haut. Fermons cette parenthèse.

Il y a aussi le choix des sujets à aborder. Le choix du genre auquel peut se rattacher une œuvre. Comme les autres professions, l’édition a ses idées reçues, lesquelles reposent sur un épisode avéré mais dont l’imagination s’est ensuite emparée avec excès. Les biographies de marins et l’histoire maritime ont mauvaise réputation… jusqu’au jour où un best-seller viendra administrer la preuve du contraire. Il ne faut, à mon sens, jamais rejeter d’emblée un sujet avant de s’être fait une idée précise de ce qu’il peut donner sous la plume d’un auteur doué. On ne compte plus les échecs sur des sujets réputés excellents, mais gâchés par un auteur ordinaire, et on connaît des triomphes sur des sujets que l’on croit rebattus mais que l’auteur a su transfigurer. Le choix de l’éditeur consiste à imaginer la meilleure adéquation possible entre un thème et un historien. C’est là que l’intuition et l’intime conviction peuvent prendre le pas sur l’analyse purement rationnelle.

J’ai déjà, je l’espère, suggéré qu’il serait erroné de penser que la dimension proprement matérielle du choix d’un éditeur serait en quelque sorte secondaire. Qui renoncerait à une œuvre exceptionnelle pour seul motif que le prix de revient est élevé et les ventes potentielles modestes ? On n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise et personne, je dois le dire, ne m’a jamais empêché de tenter des paris. Simplement, l’éditeur gère de l’argent qui ne lui appartient pas et il se fait un devoir en pareil cas de trouver des adjuvants (subventions, mais seulement après la prise de décision ; ventes directes à telle ou telle catégorie de public, prêts du Centre national du livre ; recherche de moyens propres à abaisser le seuil de rentabilité). Comme je supporte mal de faire des choix négatifs faute de moyens, je m’efforce de rassembler ceux-ci (ex. Dictionnaire Napoléon). Le choix de l’éditeur s’applique par conséquent à tous les paramètres à mettre en œuvre pour rendre l’édition envisageable : fixation du tirage initial, du prix de vente, définition de la promotion, parfois de la publicité, de la quantité d’exemplaires à mettre en vente. On se saurait là-dessus s’en remettre totalement aux services spécialisés de la maison. Il y a au moins une bonne raison à cela : jusqu’au dernier moment, l’éditeur est avec l’auteur et parfois plus que lui le seul à bien connaître les points forts d’un livre et de la carrière que l’on peut envisager pour lui.

J’espère vous avoir convaincus, vous tous qui êtes aussi des auteurs, qu’en dépit d’un réseau très serré de contraintes, l’éditeur attache le plus grand prix à sa liberté de choix. Celui qui baisserait les bras devant les impératifs du marché n’exercerait en fait aucun choix.

Quelles sont pour finir les conditions qui rendent ce choix possible ? Quelles sont les aptitudes ou du moins les dispositions d’esprit nécessaires ? Il est absolument indispensable de garder en permanence une ouverture, une curiosité, un éclectisme, une capacité d’enthousiasme, mais aussi un certain sang-froid devant la rapide rotation des modes intellectuelles et des « dadas » médiatiques. C’est ainsi seulement que le dialogue est possible avec des interlocuteurs très variés, aux centres d’intérêt et aux appartenances institutionnelles parfois opposés. Au sein d’une maison d’édition, il faut se méfier des instances collectives de décision – n’est-ce pas le meilleur moyen de diluer les responsabilités et de polluer les choix ? Un comité de lecture a presque toujours pour effet de retarder la décision et d’inhiber l’éditeur qui porte un projet. Si l’impulsion n’est pas tout à fait sienne, se sentira-t-il tenu d’accompagner l’auteur et son livre de bout en bout, depuis l’idée jusqu’à l’étal du libraire ? Je ne veux pas dire par là que l’éditeur d’histoire ne doit pas s’insérer dans l’activité générale d’une maison ; s’il est attaché à sa liberté de choix, il a besoin que son esquif soit porté par un grand paquebot, qui le protège du naufrage en cas d’erreur. Je ne suis pas certain qu’une maison d’édition, même petite, puisse vraiment vivre de la seule production de livres d’histoire. Celle-ci nécessite du temps et sa rentabilité est parfois lente. En revanche, un département d’histoire apporte à une maison un fonds qui permet d’amortir certains chocs subis par des secteurs plus exposés.

L’occasion qui m’a été offerte aujourd’hui de prendre un peu de recul sur mes activités, et qui va dès demain me pousser à ne plus pratiquer l’édition à la façon de Monsieur Jourdain pour la prose, m’a conduit à beaucoup de schématisations et à mettre en évidence une forme de rationalité à laquelle je ne suis pas forcément attentif tous les jours. Je ne crois pourtant pas que l’édition va se transformer pour moi en science exacte. De mes échecs et de mes quelques succès je tire la conviction qu’à sa façon, modeste, l’éditeur contribue un peu à orienter le travail des historiens. J’ai eu la chance de jouir de la confiance et de la liberté d’action indispensables à la prise de risques, et je suis heureux que l’on me juge sur une longue durée. Il me reste à espérer que les mutations capitalistiques à l’œuvre dans la profession n’imposeront pas, comme cela arrive dans les pays anglo-saxons, des méthodes de gestion qui empêcheront les éditeurs d’investir, à tous les sens du mot, sur le moyen et le long terme. Sans doute certains travaux resteront-ils, par leur envergure, préservés de l’obsolescence, mais personne ne le saura.

Texte des débats ayant suivi la communication