Du bon usage de l’histoire selon Pareto

Séance du lundi 14 novembre 2005

par M. Bernard Valade

 

 

Economiste, dont le Cours d’économie politique (1896-1897) puis le Manuel d’économie politique (1906) ont assuré la renommée, sociologue, principalement connu par la publication du Traité de sociologie générale (1916), politologue, avec La transformation de la démocratie (1921), Vilfredo Pareto (1848-1923) s’est, tout au long de sa vie, référé à des « faits » du passé qu’il a analysés en véritable historien. Cette dernière figure est beaucoup moins connue que les précédentes. Il est vrai que le successeur de Léon Walras à la chaire d’économie politique de l’Université de Lausanne, en 1894, n’est l’auteur d’aucun ouvrage d’histoire. Mais l’intérêt qu’il porte à cette discipline, les multiples références à l’historiographie qui jalonnent le Traité, les commentaires consacrés, dans ce même ouvrage, aux caractères spécifiques de la connaissance historique ne peuvent pas ne pas retenir l’attention du lecteur appliqué à comprendre l’originalité de l’apport de Pareto à la science sociale.

Ce lecteur, Vilfredo Pareto l’estimait improbable, à tout le moins très rare et propre à lui épargner l’injure de donner dans la facilité. Les deux mille six cent douze paragraphes numérotés tout au long des mille huit cent dix huit pages du Traité composent un ensemble de considérations, encombré de citations et traversé de digressions, dont on a assez souligné la compacité, sinon l’opacité. Ils exposent une conception générale de la société qui, somme toute et pour diverses raisons, a été mal reçue. Cette conception se fonde cependant sur des « faits » qu’études et témoignages historiques fournissent en nombre. Elle trouve sa justification dans une « actualité » soigneusement observée, et ses illustrations dans des événements politiques, sociaux, économiques analysés au fil d’articles notamment recueillis dans Mythes et idéologies. On rappellera ici les idées et jugements de Pareto sur l’histoire avant que de voir comment celle-ci se trouve intégrée à sa sociologie générale.

 

La conception parétienne de l’histoire

 

L’histoire, comme discipline, est présente dans les premières pages du Traité de sociologie générale. Il s’agit d’emblée, pour Pareto, de passer outre aux discussions oiseuses sur les rapports que peuvent entretenir l’histoire et la sociologie. Cette dernière constitue-t-elle un domaine du savoir pleinement autonome ? Ne s’apparenterait-elle pas à une philosophie de l’histoire ? Ce sont là des questions sans intérêt pour celui qui s’applique à chercher les relations entre les faits sociaux, en complète rupture avec les tenants de la « sociologie dogmatique ». A l’inverse d’Auguste Comte qui reproduit d’une certaine façon le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, on ne doit pas procéder par affirmations dogmatiques mais recourir à l’expérience ainsi qu’à l’observation, -et la science expérimentale n’a pas de dogmes. De même, on n’a pas à se mettre en quête d’une essence des choses et d’une absolue certitude : « Celui qui raisonne sur les essences peut, en certains cas, substituer la certitude à une très grande probabilité ; quant à nous, ignorant des essences, nous perdons la certitude » (§ 97). Les lois scientifiques, par ailleurs, ne sont pas « nécessaires » ; ce sont des hypothèses faites sur des « uniformités expérimentales ».

Une « épistémologie des sciences sociales », comme l’on dit aujourd’hui quelque peu doctement, se dessine ici, en retrait délibéré par rapport au programme du positivisme. Elle pose que les faits sociaux révèlent certaines uniformités, et qu’il existe entre celles-ci des liens de « mutuelle dépendance » susceptibles d’être mis au jour par l’application de la méthode des « approximations successives ». Elle propose de ne jamais perdre de vue une série de distinctions : entre le nom et la chose, entre le phénomène objectif et le phénomène subjectif, les actions logiques et les actions non – logiques, l’utilité sociale d’une théorie et la vérité expérimentale. Elle manifeste un renoncement à toute visée totalisante : on ne peut pas connaître un phénomène dans tous ses détails, « il y a toujours un résidu qui apparaît même parfois matériellement » (§ 106). Dans cet ensemble de recommandations, de précautions à prendre (afin de ne pas tomber dans le piège des mots) et de prescriptions à suivre (pour substituer l’exactitude à l’à-peu-près), ce qui a trait aux « faits » et aux « interprétations » que l’on en donne occupe une place importante.

Anticipant ce qui a été revendiqué par la « nouvelle histoire », — l’occupation totale d’un territoire que ne divisera plus la frontière séparant le noble de l’ignoble —, Pareto entend ne pas réduire sa base documentaire à des données préalablement sélectionnées sur critères de bienséance. A ses yeux, les faits se distribuent en trois classes. Au sommet, on trouve une « aristocratie des faits » d’usage louable ; en dessous prend place une « classe moyenne » d’emploi indifférent ; le troisième cercle est garni de faits de « basse classe » qu’il est inconvenant de mentionner. « Nous accueillons tous les faits, conclut-il, quels qu’ils soient, pourvu que, directement ou indirectement, ils puissent nous conduire à la découverte d’une uniformité » (§ 81). Sans doute ne portera-t-il son attention que sur ceux qui intéressent la sociologie, mais après avoir bien précisé que « Les faits nous sont connus par différentes sources que la critique historique examine et discute » (§ 536).

Les sources auxquelles puise l’historien sont identifiées dans une note du paragraphe précédemment cité. Elles sont celles que J. de Morgan a dénombrées au début de son ouvrage sur Les premières civilisations (1909) :

  1. les textes contemporains des événements, inscriptions monnaies et médailles, histoires, annales mémoires ;

  2. les documents archéologiques, monuments et objets divers ;

  3. Les écrits postérieurs aux événements qu’ils narrent ;

  4. les considérations des sciences (de la géologie à la linguistique) à quoi s’ajoutent toutes les observations sur les activités humaines.

Pareto fait ensuite le point sur les problèmes posés par le nombre et l’importance des faits dont on traite : il faut mieux en citer beaucoup, même mineurs, que de n’en point citer. Au passage est dénoncé (§ 538) l’abus des « bibliographies complètes », et spécifié (§ 540) que si l’on doit éviter de construire des théories sur des faits mal établis, il ne faut pas pour autant rejeter celles qui n’ont pas pour fondement des faits absolument attestés. Une « certaine exactitude » peut être visée, la « précision absolue » ne sera pratiquement jamais obtenue. On traite, en définitive, d’une probabilité plus ou moins grande.

L’étude et l’utilisation d’un document historique font l’objet d’intéressantes remarques d’ordre méthodologique. Soit le texte d’un auteur X. Chercher à déterminer ce que pensait l’auteur revient à verser dans une psychologie bavarde. Dégager la signification de tel ou tel de ses morceaux est la tâche qu’entreprend celui qui s’attache au dit texte considéré comme document proprement historique. S’interroger sur la façon dont il a été compris à une époque donnée conduit à prendre en compte le rôle des croyances et des sentiments, et donc à le situer dans une optique sociologique. Au corpus documentaire on intégrera les textes littéraires qu’il importe d’utiliser pour connaître les sentiments. Ainsi, Les Misérables, de figures littéraires célébrées par Hugo, sont devenus des puissances sociales exaltées par les grands prêtres de la religion humanitaire. Toujours, cependant, on observera une grande prudence dans l’utilisation des documents ; un exemple piquant dont Alphonse Karr fait les frais (§ 544) en montre la nécessité.

Rare étant la connaissance directe des faits, « les interprétations (des témoignages) sont indispensables ». A cet égard, Pareto relève que « Les plus grandes difficultés que nous éprouvons à comprendre les faits d’autres peuples ou d’autres temps, proviennent de ce que nous les jugeons avec les habitudes mentales de notre nation et de notre époque » (§ 551). A quoi s’ajoute l’intromission des sentiments, des désirs, de certains intérêts, d’entités étrangères métaphysiques ou théologiques qui font voir les faits autrement qu’ils ne le sont réellement. Les représentations communes issues de ces interprétations biaisées sont difficiles à corriger. Les constructions théoriques qui s’y rapportent résistent de même à une totale désagrégation. En effet, et bien davantage dans les sciences humaines que dans les sciences naturelles, l’utilité sociale fixe les limites d’une critique radicale des apparences et des illusions.

Au total, la réflexion de Pareto sur l’histoire, les faits historiques et leurs interprétations n’est pas dissociable de l’ensemble de notations méthodologiques et théoriques que constitue le Traité de sociologie générale. Cet ensemble est principalement fondé sur une rigoureuse classification des propositions que l’on est amené à formuler (§ 523). Elles peuvent être simplement descriptives, ou bien affirmer une uniformité expérimentale, ou bien ajouter quelque chose à cette dernière, ou bien encore la négliger, — ces deux dernières possibilités étant réunies dans la critique des « théories qui dépassent l’expérience ». Dans celles-ci on distinguera un élément expérimental, plus apparent que réel, un élément métaphysique, c’est-à-dire extra – expérimental, un élément théologique. Selon Pareto, les éléments de la deuxième et troisième catégorie sont ordinairement choisis « parmi les doctrines qui jouissent du plus grand crédit dans la société où vit l’auteur de la théorie » (§ 452) : ce sera la Théologie dans le monde chrétien, la Science dans la société moderne.

Une érudition historique d’une grande précision se déploie largement dans le chapitre du Traité consacré aux actions non -logiques. A ce type d’actions, nullement irrationnelles, fait défaut la caractéristique essentielle de celles qui sont appropriées au but auquel elles sont logiquement unies. Pareto entreprend de les classer (§ 151) et de les illustrer en utilisant les œuvres d’historiens de l’Antiquité classique, — Hérodote et Thucydide, notamment —, et de son temps, comme Mommsen, Boissier, Bouché-Leclercq, Michelet. Il y trouve maints exemples de la tendance de l’homme « à ajouter des développements logiques aux actions non – logiques » (§ 180). Les opérations magiques, avec leur couche de « vernis logique », et le débat sur la sorcellerie, où sont convoqués Del Rio, Wier et Bodin, font l’objet d’un examen minutieux destiné à montrer comment les actions non – logiques prennent une forme logique qui renforce les croyances.

En s’appliquant ensuite à repérer les actions non – logiques dans l’histoire des doctrines, Pareto critique Duruy pour avoir écrit, à propos de l’assassinat de César (Histoire des Romains, t. III) que « Depuis la fondation de la république, l’aristocratie romaine avait adroitement nourri dans le peuple l’horreur pour le nom de roi ». Il reconnaît là le vernis logique des actions non – logiques, et lorsque Duruy ajoute : « Si la solution monarchique répondait aux besoins du temps, il était à peu près inévitable que le premier monarque payerait de sa vie sa royauté, comme notre Henri IV a payé de la sienne sa couronne », son objecteur voit dans les ‘besoins du temps’ « une de ces bonnes fictions que l’on veut nous donner pour quelque chose de concret » (§ 257), l’histoire ne donnant pas la preuve expérimentale de la loi suivant laquelle les premiers monarques de chaque dynastie doivent être assassinés.

Auparavant, mais d’une façon moins polémique, Fustel de Coulanges est pris à partie pour ne s’être pas borné à poser, dans La Cité antique, que trois choses sont, à l’origine, solidement établies : la religion domestique, la famille, le droit de propriété. En affirmant ensuite que c’est la religion domestique qui a appris à l’homme de s’approprier la terre, il commet une erreur qui consiste « à substituer des relations de cause à effet à des relations de mutuelle dépendance » (§ 254-255). On notera, à cet égard, que Pareto inclinerait à se former une conception en quelque sorte ‘structurale’ de l’histoire, en rattachant la « méthode historique » à la « méthode expérimentale », la seconde intégrant la première qui permet de comprendre la succession des faits, l’évolution, mais négligeant les rapports de mutuelle dépendance, pourtant essentiels à dégager. D’une façon générale enfin, la plupart des théoriciens ont tendance à substituer les actions logiques aux actions non – logiques : il est plus aisé de conceptualiser celles-là que celles-ci qui obligent à observer de nombreux faits, et plus facile d’expliquer les situations en considérant que l’homme est toujours, et seulement, mu par la raison (§ 262-265).

Sans doute, les travaux historiques ont-ils gagné en précision. Le principe d’autorité n’y est plus de mise On n’a désormais pas à croire ce qu’avance un auteur, s’exprimant comme l’oracle de Delphes, ou à admettre un propos dépourvu de justification : « Aujourd’hui, dans les ouvrages historiques, l’usage général est différent ; on en a des exemples dans les travaux de Fustel de Coulanges, dans le Manuel des antiquités romaines de Mommsen et Marquardt, dans l’Histoire romaine de Pais, et dans de très nombreux autres ouvrages. Le principal souci de l’auteur est d’être aussi précis et objectif que possible, et de donner de ses assertions des démonstrations sérieuses » (§ 648). Des faits que l’on croit ‘précis’ nous abusent cependant encore : « la célèbre phrase de Mirabeau : ‘Allez dire à votre maître, etc.’ n’a jamais été prononcée ». Des reconstructions intéressées du passé n’en subsistent également pas moins, comme en témoigne l’historiographie officielle de la Révolution française que Pareto soumet à une vigoureuse critique en utilisant le travail d’Augustin Cochin (La Crise de l’histoire révolutionnaireTaine et M. Aulard, 1909.) Dans tous les domaines prospèrent, au reste, des théories pseudo – scientifiques dont le matérialisme historique, qui réduit l’histoire à la lutte des classes, et le darwinisme social, aussi vide de sens que le second Discours de Rousseau, fournissent de bons échantillons.

Nombre de critiques précédentes sont développées ou récapitulées dans une suite de paragraphes (2156-2169) à laquelle « l’Histoire » donne son intitulé. Pour Pareto, c’est jusqu’à présent l’histoire des dérivations (rationalisation a posteriori), et non celle des résidus (instincts et sentiments) qui a été faite par les historiens. Dans les pays occidentaux, les histoires théologiques sont tombées en désuétude, mais les histoires métaphysiques et éthiques continuent de jouir d’un grand crédit. Les historiens n’hésitent pas « à juger au point de vue éthique et légal les actions des hommes publics, et, comme d’habitude, sans énoncer sur quelles règles éthiques, sur quelles lois ils fondent leur jugement ; là encore leurs prémisses sont implicites » (§ 2162). Aussi bien est-on en droit de s’interroger sur ce que doit être une histoire ‘scientifique’.

La réponse à cette question est donnée dans le chapitre du Traité qui a trait aux dérivations : une telle histoire ne doit avoir d’autres soucis que l’accord avec les faits. Dans ce chapitre (IX), une quinzaine de paragraphes (1567-1583) concernent directement le statut de la vérité en histoire et l’historiographie. Dans les œuvres d’un Réville, d’un Loisy ou d’un Renan, Pareto discerne un mélange de bonnes observations et de dérivations étrangères à la science. L’auteur de la Vie de Jésus disjoint certes vérité historique et vérité scientifique. Il observe que deux récits d’un même fait coïncident très rarement, et que parmi les anecdotes, les discours, les mots célèbres rapportés par les historiens, il n’y en a pas un de rigoureusement authentique. « Faut-il pour cela renoncer à toute la couleur des récits et se borner à l’énoncé des faits d’ensemble ? Ce serait supprimer l’histoire ». A quoi Pareto répond que « ce serait simplement supprimer le roman historique ». Il s’agit pour lui d’écarter ce qui est manifestement contraire aux faits : « Il est presque certain, — pour ne pas dire certain, au sens vulgaire —, que Jules César a existé. Il est douteux, pour ne pas dire plus, que Romulus soit également un personnage réel ».

Alors « Comment doit-on écrire l’histoire ? » Si l’on s’assigne un objectif scientifique, on s’appliquera à décrire les faits et les rapports qui les unissent. Mais on peut poursuivre d’autres buts : procurer une lecture agréable en composant un roman historique, impressionner l’esprit du lecteur en adoptant une manière résolument didactique, viser l’utilité sociale en fortifiant, par exemple, le patriotisme. L’historien prendra alors des libertés avec les faits, sans pour autant être pris en flagrant délit de mensonge. Il peut d’ailleurs lui-même s’abuser et voir les faits tels qu’il les présente au public. Mais on n’a pas entièrement répondu à la question : « doit-on » se rapporte-il aux buts ou aux moyens ? Pour ceux-ci, l’affaire est purement technique ; pour ceux-là, rien n’est tranché : quels intérêts l’historien a-t-il à prendre en compte ? Quels usages doit-on faire de la production historique ? Quelle histoire doit-on enseigner dans le primaire, le secondaire, le supérieur ? En passant du plan objectif au plan subjectif, ces interrogations s’énoncent autrement et revêtent une autre signification : on se demandera ainsi « quels sont les sentiments qui, chez vous, s’accordent avec les sentiments qu’éveillent dans votre esprit les termes écrire et enseigner l’histoire » (§ 1581).

Dans la dernière partie du Traité de sociologie générale on enregistre encore quelques réflexions sur l’histoire. Mais elles importent moins que l’usage fait par son auteur des faits qui la constituent. La documentation historique lui sert alors de support à l’explication qu’il donne du fonctionnement social ou d’arsenal argumentaire pour rendre compte du changement social. Les chapitres ‘Forme générale de la société’ et ‘L’équilibre social dans l’histoire’ font la synthèse d’analyses présentées dans des ouvrages et articles antérieurs où les matériaux historiques sont déjà exploités.

 

L’intégration de l’histoire dans la sociologie générale

 

Pareto a maintes fois insisté sur le danger des mélanges qui menacent constamment de s’opérer entre science et idéologie, le réel et l’imaginaire. Pour lui, les classes dirigeantes qui, en France notamment, célèbrent le solidarisme et tentent de lui donner une base scientifique, entretiennent la confusion entre ces différents registres et courent à leur perte. On trouve dans l’ « Introduction à la science sociale » sur laquelle s’ouvre le Manuel d’économie politique, démêlées les relations entre faits réels et faits imaginaires, soigneusement distinguées les actions logiques des actions non – logiques, et finalement démontré que l’homme s’efforce d’établir entre les sentiments des relations logiques qu’il s’imagine devoir exister. On y trouve également, avec l’affirmation que « l’histoire des sociétés humaines est, en grande partie, l’histoire de la succession des aristocraties », des développements sur la différenciation sociale, le principe hiérarchique et la circulation des élites que le Traité de sociologie générale a systématisés.

Les analyses des deux derniers chapitres du Traité portent sur la stabilité et la variabilité des sociétés, les cycles de mutuelle dépendance des phénomènes sociaux, l’emploi dans l’histoire de la force et de la ruse, les diverses proportions des résidus de la I ère classe (l’instinct des combinaisons) et ceux de la II ème classe (la persistance des agrégats) chez les gouvernants et les gouvernés. La comparaison (§ 2225) du cycle belliqueux et du cycle industriel, est suivie de celle (§ 2232 et suiv.) des rentiers et des spéculateurs (les R « enracinés » et les S « déracinés »). Avec ces deux dernières catégories auxquelles Sparte et Athènes dans l’Antiquité, la Prusse de Bismarck et la France de la fête impériale dans l’Europe contemporaine donnent leur contenu, on est, selon Pareto, en mesure d’expliquer de manière satisfaisante les phénomènes sociaux. Ecartant les sentiments de l’observateur, entendant s’en tenir « exclusivement aux faits », il recourt toujours massivement à l’histoire.

L’étude des modifications des sentiments, singulièrement au sein des classes dirigeantes, a conduit Pareto à construire une sorte de modèle du changement social centré sur le devenir des élites. Montage d’événements historiques et de faits directement observés, un premier scénario est proposé dans un important article publié en 1900, « Un’applicazione di teorie sociologiche ». « Trois grandes classes de faits » sont associées :

  1. « Un intensità crescente del sentimento religiose » ;
  2. « il decadere del antica aristocrazia » ;
  3. « il sorgere di una nuova aristocrazia ».

Ces trois moments successifs sont illustrés au moyen d’exemples empruntés à l’histoire des XVIII è et XIX è siècles. La période ascendante de la crise religieuse est celle où se développent les sentiments humanitaires, le mysticisme social, la pitié mal ordonnée. L’élite au pouvoir est contaminée par ces bons sentiments ; elle doute de son bon droit, s’interroge sur sa légitimité et réagit maladroitement : son joug s’appesantit dans le même temps où elle n’a plus la force de le maintenir. Cependant, une nouvelle élite est en gestation dans les entrailles de la vieille société. Son avènement est facilité par l’ancienne aristocratie qui prend la tête de la contestation de l’ordre établi ; à la fin du XIX è siècle, c’est la bourgeoisie qui fournit ses chefs au mouvement socialiste.

Dans le Manuel (chap. II, § 85), Pareto note que ce processus, au niveau des sentiments moraux, est marqué par une augmentation générale de la « pitié morbide », d’une bienveillance accrue envers les malfaiteurs et d’une indifférence croissante aux malheurs des honnêtes gens ; qu’il s’accompagne d’un accroissement de la richesse publique permettant toutes sortes de gaspillages comme le financement des bons sentiments, de la décadence des élites bourgeoises, d’une « plus grande participation des classes pauvres au gouvernement », enfin d’un état de paix ininterrompu. Ce processus est engagé dans les classes intellectuellement supérieures. Le rôle des élites culturelles est donc déterminant. Toutes les entreprises de conciliation sont le fait des intellectuels des hautes classes qui agissent inconsidérément. Ils introduisent dans la sphère des croyances le principe de relativité ; ils dénoncent les « vaines superstitions » dont la fonction sociale leur échappe, et, en affaiblissant la religion, ils désagrègent le complexe de sentiments moraux, patriotiques, altruistes qui est au cœur de la totalité sociale. Finalement, les membres des classes supérieures raisonnent mal ; ils communiquent leur scepticisme à l’ensemble de la collectivité ; ils distendent les liens sociaux, altèrent les sentiments moraux qui traditionnellement consolident leur pouvoir tout en le modérant, et s’imaginent à tort être en mesure de conserver leur position en invoquant la solidarité.

Un second scénario est ensuite introduit (chap. II, § 87) et longuement exposé (§ 102 et suiv.). Tous les phénomènes qui jusque-là ont été présentés « sont en relation avec la décadence de la bourgeoisie. Cette décadence n’est qu’un cas particulier d’un fait beaucoup plus général, celui de la circulation des élites ». Que la société est hiérarchiquement organisée, que c’est « toujours une élite qui gouverne, que « la forme de la courbe de la répartition varie peu » : ce sont là des évidences que l’on ne veut pas voir ; on masque la division de la société en partie aristocratique et partie vulgaire, en élite et masse ; on proclame l’universalité du, principe égalitaire, et Pareto, à cet égard, relève que « l’idée subjective d’égalité des hommes est un fait d’une grande importance, et qui agit puissamment pour déterminer les changements que subit la société ».

Dans ce nouveau scénario, les rôles sont ainsi distribués A-_= ceux qui résistent ; A-_ = les humanitaires ; B-_ = la nouvelle aristocratie ; B-_ = « la foule vulgaire » ; C = une fraction de la société qui se range tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Pour renverser les A-_, les B-_ recourent à la fiction égalitaire. « Supposez, écrit Pareto (§ 106), que la nouvelle élite affichât clairement et simplement ses intentions, qui sont de supplanter l’ancienne élite ; personne ne viendrait à son aide, elle serait vaincue avant d’avoir livré bataille. Au contraire, elle a l’air de ne rien demander pour elle (…). Elle affirme qu’elle fait la guerre uniquement pour obtenir l’égalité entre les A et les B en général. Grâce à cette fiction, elle conquiert (…) la bienveillante neutralité des C et la faveur de la partie dégénérée de l’ancienne élite ». La fiction en question répond cependant à une nécessité historique. Pareto, en effet, observe très subtilement que « si dans les sociétés modernes, cette égalité a remplacé les statuts personnels des sociétés anciennes, c’est peut-être parce que les maux produits par l’égalité sont moindres que ceux provoqués par la contradiction en laquelle les statuts personnels se trouvent avec le sentiment d’égalité qui existe chez les modernes ».

Le problème se pose donc en ces termes : comment avec l’apparence de l’égalité, maintenir l’hétérogénéité et la hiérarchie sociales indispensables au bon fonctionnement de la société ? Autrement dit, comment une domination peut-elle être consolidée ? Sans doute, par l’exploitation de la néophobie, du misonéisme et de l’ignorance des classes inférieures. Cependant, « quand une couche sociale a compris que les classes élevées veulent simplement l’exploiter, celles-ci descendent plus bas pour trouver d’autres partisans ; mais il est évident qu’il arrivera un jour où on ne pourra plus continuer ainsi parce que la matière première manquera » (§ 121). De toute façon, deux facteurs, d’ailleurs associés, concourent à rendre l’équilibre social instable : l’accumulation dans les couches supérieures d’éléments inférieurs, et dans les couches inférieures d’éléments supérieurs ; l’augmentation de la richesses sociale qui provoque « un changement des mœurs et de la morale, des sentiments, de la littérature, de l’art » (Manuel, § 54)

Le recueil intitulé Mythes et idéologies présente un bon échantillon des « faits » qui attestent l’effectivité du processus ainsi balisé. Les articles d’ ‘histoire immédiate’ qu’il contient manifestent un pessimisme constant quant au destin des élites gouvernantes des sociétés libérales européennes. L’évolution des unes et des autres est pensée en termes de décadence. « Une expérience sociale » (1900) relève la montée en puissance des partis extrêmes en France, où la bourgeoisie leur ouvre le chemin. A Waldeck-Rousseau, le ‘La Fayette de la bourgeoisie contemporaine’ est promis le sort de son modèle : devenu inutile, on s’en débarrassera bientôt, le lion socialiste dévorera l’homme qui vit dans l’illusion de l’avoir dompté. « L’élection de M. Jaurès » (1903) donne lieu à un commentaire ironique sur les bons bourgeois, amis de la défense républicaine, qui pensent entraver, en endormant toute résistance, la marche inexorable du socialisme. La bourgeoisie décadente est encore prise à partie dans « Socialistes transigeants et socialistes intransigeants » (1903), où il est question du programme de Saint-Mandé et de la politique de Millerand.

Pour Pareto, les jeux sont faits, sauf en Angleterre et peut-être en Suisse ; pour le reste de l’Europe, le triomphe du socialisme pourrait n’être qu’une question de temps. C’est ce qu’il écrit dans ses « Lettres à M. Brelay » (1897) où il estime que le grand tort du parti de la liberté économique a été de ne pas être un parti politique. La science pure est une chose, mais il faut agir, d’une façon qu’il précisera, en 1920, dans sa « Réponse à René Johannet » : pour la politique, il faut des hommes pratiques, des empiriques instruits ; il est surtout nécessaire que ceux-ci se bornent à faire usage des sentiments existants, sans avoir la prétention d’en créer de nouveaux. Dans le même article, il relève que les hommes politiques ignorent presque toujours les effets lointains des mesures qu’ils prennent; il en sera ainsi tant que les sciences sociales ne seront pas plus avancées.

Quant au destin de la société bourgeoise, le pessimisme de Pareto éclate dans « La marée socialiste » (1899). Partout, il voit grandir le rôle d’un Etat – Providence qui prétend régenter toute la vie des individus. Ainsi s’installe un socialisme d’Etat dont il dit fort estimer les auteurs : au moins eux savent ce qu’ils veulent, tandis que les élites bourgeoises ferment délibérément les yeux sur les dangers qui les guettent ; aux partis radicaux, elles multiplient les concessions qui n’ont pour résultat, écrit-il dans « Concessions ou résistance » (1904), que d’en augmenter la force et de les encourager à formuler de nouvelles demandes. Aussi bien sont-elles en train de se suicider, en se grisant des mots solidarité, justice et progrès social. Comme « il ne faut pas oublier que tout pays est gouverné par une élite, et que c’est principalement la composition de cette élite qui compte pour fixer les grandes lignes de l’évolution d’un pays » (« Richesse stable et richesse instable », 1909), c’est finalement à la distinction des « Rentiers et spéculateurs » (1911) qu’est rapportée la stratégie politique qui fait confiance à la ruse et renonce à l’usage de la force.

Les changements politiques qui affectent la société moderne sont encore examinés dans le dernier ouvrage publié par Pareto, La transformation de la démocratie. Parmi les transformations fondamentales enregistrées figure, outre « l’affaiblissement de la souveraineté centrale et le renforcement des facteurs anarchiques », la « progression rapide du cycle de la ploutocratie démagogique ». Sur fond de tensions qui s’aiguisent entre capitalistes et travailleurs, privilégiés de l’oligarchie et partisans de la démocratie, s’opère un transfert de la force des classes supérieures aux classes inférieures. Ce phénomène est à mettre en relation avec le mouvement ondulatoire de la société en partie commandé par l’opposition, dans les élites sociales, « entre l’aptitude à recourir à la force et le désir d’obtenir le consentement des masses ». Il est, comme précédemment rattaché à la distribution des deux premières classes de résidus.

Sur la France, mais aussi l’Allemagne et l’Italie, Pareto a multiplié les constats alarmistes. Ces constats sont nourris d’événements et de « faits » qui ponctuent l’histoire de ces pays au cours du XIX è siècle. C’est la société européenne presque toute entière qui paraît à l’auteur de Faits et théories (1920) être entrée dans une période de décadence. Les bourgeois conquérants ont cédé la place à une bourgeoisie d’héritiers. Au monde de Balzac dont l’œuvre déroule l’épopée des premiers a succédé celui de Bourget où s’est confortablement installée la seconde. C’est une conception euphorique de la société et de l’avenir que la bourgeoisie au pouvoir a pensé faire partager par ceux qui voulaient la déposséder, et avec laquelle elle s’est montrée toute prête à pactiser.

Ainsi, « Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu’en soient les causes, il est incontestable qu’après un certain temps elles disparaissent. L’histoire est un cimetière d’aristocraties » (Traité, § 2053). A cette conception de l’histoire, — ancienne, moderne et contemporaine — comme registre où sont consignées la naissance et la mort des élites successivement dominantes, s’ajoute une pensée de leur décadence. Celle-ci ne tient pas seulement à une régression numérique des aristocraties, contrastant avec l’accroissement de la population des Etats européens ; elle s’explique aussi qualitativement « en ce sens que l’énergie y diminue ». Dans Les Systèmes socialistes (1902-1903), Pareto notait déjà que « Toute élite qui n’est pas prête à livrer bataille pour défendre ses positions est en pleine décadence, il ne lui reste plus qu’à laisser sa place à une autre élite ayant les qualités viriles qui lui manquent » (p. 40).

De la diminution de l’énergie dans les élites dirigeantes résultent les débordements sociaux. A la question posée sur l’origine des révolutions « Ont-elles lieu plus facilement quand les classes pauvres souffrent la misère, ou quand elles jouissent de l’aisance ? » (Manuel, Chap. VII, § 83), Pareto a répondu en citant Tocqueville : les révolutions naissent d’une réduction des écarts sociaux, et d’abord d’un desserrement des contraintes économiques. Pour l’auteur du Traité de sociologie générale « Les révolutions se produisent parce que soit à cause du ralentissement de la circulation des élites, soit pour une autre cause, des éléments de qualité inférieure s’accumulent dans les couches supérieures ; ces éléments ne possèdent plus les résidus capables de les maintenir au pouvoir, et ils évitent de faire usage de la force » (§ 2057).

Telle est la représentation, donnée par Pareto, d’un devenir historique pensé en termes de circulation des élites et de succession des aristocraties. Le tableau est haut en couleurs, mais c’est le noir qui domine. Celui qui l’a brossé ne s’est pas privé d’accabler de sarcasmes les « sectaires de la religion humanitaire », les « champions du solidarisme », les « braves bourgeois confits de bons sentiments » ; de dénoncer aussi « l’équivoque démocratique » et les « illusions de l’égalitarisme » ; de stigmatiser enfin les doctrines sociales qui s’appliquent à masquer ce fait essentiel : qu’ensembles hétérogènes, les sociétés humaines sont structurées par un principe hiérarchique indépendamment duquel elles ne pourraient subsister. De faits historiquement attestés, Pareto aura finalement tiré des conclusions qui ne sont pas ‘sociologiquement correctes’.

Texte des débats ayant suivi la communication