Séance du lundi 19 décembre 2005
par M. Robert Kopp
« Les historiens sont des raconteurs du passé, les romanciers des raconteurs du présent. » À première vue, cette définition des frères Goncourt semble être dictée par le bon sens même. Elle exprime d’ailleurs une idée partagée par bon nombre de leurs contemporains et qui a été reprise mainte fois par la suite par des auteurs comme Jules Romains ou Roger Martin Du Gard. Elle garde ses adeptes jusqu’aujourd’hui. Pourtant, elle a aussi été contestée dès le départ et les discussions qu’elle a provoquées ont souvent été fort vives, comme en témoignent, pour prendre un exemple récent, les actes d’un colloque organisé au printemps dernier par notre chancelier Gabriel de Broglie à la Fondation Singer-Polignac, L’Histoire et le roman aujourd’hui [1] , et au cours duquel est également intervenu notre Président. Ce colloque fait suite à beaucoup d’autres, car les rapports qu’entretient le roman avec l’histoire ont été étudiés très souvent ces trente dernières années. C’est vous dire, Messieurs, que les quelques réflexions que j’ai l’honneur de vous soumettre s’inscrivent très modestement dans les marges de travaux aussi savants que nombreux. Leurs auteurs s’appellent Louis Chevalier, Paul Ricœur, Gérard Genette, Michel de Certeau, François Hartog, noms auxquels il faudrait ajouter bien d’autres, sans parler des confrères présents dans cette salle qui, comme Emmanuel Le Roy Ladurie se sont penchés sur cette question à propos des Paysans de Balzac. Je ne puis espérer les égaler, mais je me consolerai avec Fontenelle qui, dissertant du progrès dans les sciences et les arts, accordait aux nains juchés sur les épaules de géants, la capacité de découvrir parfois quelque perspective nouvelle.
Personne n’ignore l’opposition – à la fois ancienne et récente – qui existe entre le roman et l’histoire. L’histoire, au moment de sa constitution comme discipline autonome dans le dernier quart du XIXe siècle, ne fondait-elle pas son ambition scientifique précisément sur la distinction entre le factuel et le fictionnel ? C’est du moins ce qu’enseignaient, avec le succès que l’on connaît, les Monod, les Langlois et les Seignobos. Cette opposition ne fait évidemment que reprendre l’antique différenciation entre ce qui est donné comme vrai et ce qui ne relève que du vraisemblable. Distinction qui serait facilement admissible si Hérodote, le père de l’histoire (Cicéron), n’était pas aussi le roi des affabulateurs (Plutarque), nous rappelant par là que l’histoire et le roman, pour séparés qu’ils puissent être, n’ont cessé, dès leur origine, d’avoir partie liée. L’histoire des deux termes est jalonnée d’une série de rapprochements et d’oppositions qui n’obéissent pourtant à aucune dialectique. Ce n’est qu’à une époque très récente, à la suite de ce qu’il est convenu d’appeler le linguistic turn, qu’ils ont été définis comme appartenant « à une seule et même classe, celle des ‘fictions verbales’ [2] », du moins par ceux qui ont tenu à prendre ce virage linguistique.
Pour nous en tenir au roman moderne, à celui qui, en France, apparaît dans le dernier tiers du XVIIe siècle et essaie, tout au long du XVIIIe, de se faire une place parmi les genres littéraires constitués, nous constatons qu’il se trouve à la fois dans une situation d’infériorité et de concurrence par rapport à l’histoire. Le roman baroque à la manière d’Honoré d’Urfé et de Mlle de Scudéry ayant passé de mode dans les années 1660, les auteurs cherchent à établir un nouveau pacte avec les lecteurs. Car rien ne peut jamais se faire en littérature sans l’adhésion de ces derniers, sans la prise en compte de leur attente (que mes collègues de l’école de Constance ont essayé d’ériger en horizon d’attente, systématisant ainsi une approche que Kleber Haedens avait suggéré, dès 1943, avec l’humour du lecteur boulimique qu’il était, dans Une histoire de la littérature française [3]). À en croire le rythme des rééditions, ni L’Astrée, ni Le Grand Cyrus n’a plus paru crédible au public des années 1660-1680, alors que La Princesse de Montpensier, Zaïde et La Princesse de Clèves avaient non seulement enthousiasmé Fontenelle qui, malgré ou peut-être à cause de son esprit de « géomètre » « tout rempli de mesures et de proportions », n’avait lu ce dernier titre pas moins de quatre fois [4], mais également les générations suivantes dont le sentiment a été ainsi résumé par Voltaire : « La Princesse de Clèves et Zaïde furent les premiers romans où l’on vit les mœurs des honnêtes gens et des aventures naturelles décrites avec grâce. Avant elles, on écrivait d’un style ampoulé des choses peu vraisemblables. » C’est ainsi que, peut-être pour la première fois, le roman s’est vu définir comme une histoire des mœurs, celle des honnêtes gens pour l’instant, en attendant celles de tous les parvenus plus ou moins recommandables qui peuplent les romans de l’ascension sociale de Marivaux à Prévost. On notera au passage que pour Voltaire, La Princesse de Clèves est un roman contemporain et non pas un roman historique, en dépit de la distance d’un siècle environ qui sépare le moment du récit de celui de l’histoire. Cette épaisseur temporelle ne s’imposera au lecteur qu’à partir de 1820.
Une histoire des mœurs de la cour sous Louis XIV donc, que La Princesse de Clèves – « le premier des romans en date, et le premier en mérite » selon Stendhal – et qui ne se donnait point à lire comme un roman d’ailleurs, mais comme un livre d’histoire, plus exactement, pour reprendre l’expression utilisée souvent par l’auteur lui-même, comme des « mémoires ». C’était offrir au lecteur non seulement un gage de sérieux, mais l’inviter à conclure avec l’auteur ce pacte – pacte de mauvaise foi, aurait dit Sartre – qui consiste, pour le lecteur, à faire semblant de croire au caractère factuel d’une fiction et, pour l’auteur, à présenter celle-ci sous les dehors d’un livre d’histoire. Chacun sait que l’autre ment, mais chacun fait semblant de croire l’autre sur parole. Ainsi, le roman, genre alors à peine existant, voire inexistant au regard des poétiques normatives, conquiert une sorte d’honorabilité : il se fait passer pour un document. Cette fiction du non fictif sera, tout au long du siècle des Lumières, la stratégie favorite des romanciers désireux d’accréditer leurs inventions, et ceci dans les deux sens du terme : rendre crédible et rendre estimable. Car il ne faut pas oublier que le roman, en tant que genre, n’a pas sa place dans le système classique, par ailleurs strictement hiérarchisé, et qu’il aspirait non seulement à s’y en faire une, mais encore à occuper la toute première, celle de l’épopée, restée vacante en France – mais en France seulement – par défaut d’un Dante, d’un Tasse, d’un Milton, voire d’un Klopstock. Fénelon a failli s’y propulser avec son Télémaque, « l’ouvrage divin de ce siècle » d’après Montesquieu, et, surtout, l’ouvrage le plus vendu jusqu’aux alentours de 1800, malgré quelques moments de moindre faveur. D’Alembert, dans son Éloge de Fénelon, a parfaitement analysé les raisons de ce succès : « La réputation du Télémaque, qui n’a jamais varié dans le reste de l’Europe, a souffert en France différentes révolutions. Quand l’ouvrage parut, la nouveauté du genre, l’intérêt du sujet, les grâces du style, et plus encore la critique indirecte mais continuelle d’un monarque qui n’était plus le dieu de ses sujets, enlevèrent tous les suffrages. La corruption qu’amena la Régence et qui rendit la nation moins sensible aux ouvrages où la vertu respire, le parti violent qui s’éleva contre Homère, dont le Télémaque paraissait l’imitation, enfin, la monotonie qu’on crut y apercevoir dans la diction et dans les idées, le firent rabaisser assez longtemps à la classe des ouvrages dont le seul mérite est d’instruire agréablement la jeunesse. Ce livre a fort augmenté de prix dans notre siècle, qui, plus éclairé que le précédent sur les vrais principes du bonheur des États, semble les enfermer dans ces deux mots, agriculture et tolérance ; il voudrait élever des autels au citoyen, qui a tant recommandé la première, et, à l’évêque qui a tant pratiqué la seconde. » Si Fénelon a cherché à imposer son roman en le faisant passer pour une épopée en prose (genre que Voltaire refusait, car les grands genres exigeaient, selon lui, le vers), d’autres auteurs, la plupart, ont opté pour une stratégie différente : se déguiser en historien, en archiviste, bref en amateurs de documents. D’où le grand nombre d’« histoires », de « mémoires », qui, dès la page de titre, signalent au lecteur qu’il n’a pas affaire à une œuvre d’imagination mais à un ouvrage sérieux. D’où aussi tout l’appareil préfaciel, si caractéristique de l’époque et qui disparaîtra par la suite, où l’auteur se défend de n’être que l’éditeur de papiers trouvés dans quelque grenier. Et qu’y a-t-il de plus authentique comme document que des lettres échangées par des personnes récemment disparues et retrouvées à l’occasion d’un inventaire. Cette stratégie de la fiction du non fictif a mis à la mode un genre qui a connu son plus grand succès durant la période qui va des Lettres portugaises aux Lettres de deux jeunes mariés en passant par Les Liaisons dangereuses. Ce n’est pas par dizaines, c’est par centaines que se comptent, pendant un siècle et demi, ces volumes à deux, à trois, à dix voix. Tous mettent en scène des histoires contemporaines. Tous, ils empruntent à l’histoire une honorabilité que le roman ne pouvait leur donner. Tous, ils auraient pu inscrire sur leur page de garde cette épigraphe que Laclos avait empruntée à Rousseau : « J’ai vu les mœurs de ce siècle et j’ai publié ces lettres. » Les documents sont censés parler tout seuls, sans intervention de l’auteur. Cette fiction du non fictif a été une convention d’autant mieux acceptée que l’époque a porté le genre de la lettre à un degré de popularité jusqu’alors inconnu. Or tous ces romans par lettres mettent en scène des sujets contemporains. Certes, l’intrigue amoureuse, l’analyse des caractères et des sentiments occupaient souvent la première place ; mais les costumes et les décors faisaient partie de cette histoire des mœurs que le roman prétendait investir. C’est pourquoi, il demandait à l’histoire un gage de sérieux dans un domaine que l’histoire n’avait pas l’intention d’occuper. Or ce n’est pas parce que le roman prétend fournir des documents qu’il faut le lire sous cet angle. Ce qu’il fournit, ce sont des représentations et ce sont elles qu’il conviendrait d’analyser. Les romans véhiculent des images, des clichés, des préjugés – peu importe le qualificatif – c’est-à-dire des éléments d’un imaginaire collectif qui, pour une bonne part, a échappé à l’histoire des mentalités, car celle-ci s’attache davantage aux contenus qu’aux formes.
La démarche de Balzac, à première vue, n’est pas très différente de celle de ses prédécesseurs. C’est ce qui appert par exemple de la préface de 1829 au Dernier Chouan : « Ce n’est pas ma faute si les choses parlent d’elles-mêmes et parlent si haut. » L’auteur feint donc de fournir, non pas un « reflet », mais une copie du « vrai », d’un réel empirique transparent dont l’auteur et donc le lecteur n’auraient plus qu’à coordonner les pièces. L’avertissement du Centenaire, en 1822, offrait déjà une même conception du travail d’historien que prétend faire l’auteur : « J’ai arrangé les faits en narration, et je les ai coordonnés de manière à produire une histoire suivie. Réduit au rôle passif d’historien, je ne me suis permis aucune réflexion et je livre ce récit à la méditation de chaque personne. » Cette conception du fait historique est partagée par de nombreux auteurs. Ainsi Chateaubriand, dans ses Études historiques, félicite-t-il Villemain, auteur d’une biographie de Cromwell, de s’être caché derrière les événements pour les laisser parler eux-mêmes. Pour dire quoi ? Le sens même de l’histoire, bien entendu. Inutile d’ajouter que cette conception du « fait historique » n’est plus la nôtre, ni cette vision téléologique de l’histoire.
Il faudrait ici revenir, et plus longuement que je ne puis le faire, sur le débat ouvert par Louis Chevalier et qui est loin d’être clos, concernant la valeur du témoignage de Balzac aux yeux des historiens. Jean-Hervé Donnard a déjà montré que « les réalités économiques et sociales » de la Comédie humaine n’étaient pas toujours celles de la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet [5]. C’est que la documentation de Balzac est, à nos yeux, partiale et incomplète. Elle a vieilli ; mais ce qui n’a pas vieilli dans la mémoire du public, c’est la vision de Balzac, l’image qu’il a transmis de cette paysannerie et de son destin. Quelle est l’influence qu’avait cette représentation sur l’imaginaire collectif ?
Balzac refuse de distinguer entre histoire et roman ; son ambition est d’écrire l’histoire de France des lendemains de la Révolution aux années 1840. Les Goncourt lui emboîtent le pas, mais en réservant au romancier l’histoire immédiate, celle du temps présent. Cette focalisation sur le présent immédiat est liée à leur conception de la modernité : il s’agit de capter l’évanescence du moment, la mode, le transitoire, et de le fixer dans une sorte d’instantané qui lui conférerait la durée. Ils avaient commencé comme journalistes, avant de consacrer une dizaine de livres au XVIIIe siècle, pour en venir au roman, selon un parcours qui leur paraissait parfaitement logique. « Sur quoi écrit-on l’histoire ? Sur des documents. Et les documents du roman, qu’est-ce, sinon la vie [6] ? » Les Goncourt prétendaient écrire les romans les plus historiques de leur temps, fournissant « le plus de faits et de vérités vraies » pour une future « histoire morale » de leur siècle [7]. Tout est ici dans l’adjectif : il ne s’agit pas de n’importe quelle histoire mais de l’histoire du moraliste, dans le sens de La Bruyère, auteur mineur au regard d’un classique, majeur aux yeux des Goncourt qui renversent l’échelle traditionnelle des valeurs littéraires. N’adhérant plus à aucune philosophie de l’histoire, les Goncourt ne s’interdisent pas de juger. Mais l’affabulation ne compte guère pour eux. Ce qui leur importe, c’est la documentation. « La composition, la fabulation, l’écriture d’un roman, belle affaire ! Le plus dur, le pénible, c’est le métier d’agent de police et de mouchard qu’il faut faire pour ramasser – cela, la plupart du temps, dans des milieux répugnants – la vérité vraie, avec laquelle se compose l’histoire contemporaine [8]. » L’image du mouchard nous renvoie à Rétif de la Bretonne dont les Nuits de Paris sont à ses romans ce que le Journal des Goncourt est aux leurs : des matériaux. C’est aussi celle qu’emploie Walter Benjamin, qui voulait faire l’histoire du Paris du Second Empire avec les « détritus [9] » même de l’histoire, puisés pour une bonne part dans le Journal des Goncourt, dont les extraits publiés par Edmond à la fin du XIXe siècle constituent la source la plus importante de son livre sur les passages. L’historien, pour Benjamin, est d’abord un collecteur de matériaux ; s’il n’est pas un mouchard, il se fait chiffonnier ou détective.
Reste néanmoins à expliquer le choix des sujets et la méthode des Goncourt. Le choix des personnages obéit évidemment à des préoccupations idéologiques. Si Coriolis ou Charles Demailly sont des ratés, Renée Mauperin et madame Gervaisais des hystériques, Manette Salomon, Germinie Lacerteux et Élisa des prostituées, c’est qu’ils sont chargés de représenter une France en déclin, vulgaire et malade, celle de Napoléon III, à laquelle les Goncourt se sentent aussi étrangers que Baudelaire et Flaubert : « Ce temps nous lève le cœur. Il nous semble que nous soyons exilés chez nos contemporains [10]. » Mais alors que Flaubert se réfugie à Croisset pour s’abîmer dans son labeur et Baudelaire rêve de s’évader n’importe où hors du monde, les Goncourt se réfugient dans le XVIIIe siècle qui est le siècle de leurs origines, de leur récente noblesse et de l’éducation qu’ils ont reçue par leur mère et par leurs tantes. « Nous tenons par des liens secrets à la tradition d’autres mœurs, aux principes d’une autre société [11]. » Bien que cette société ait disparu bien avant leur naissance, ils se posent en victimes directes de la Révolution française : « Nous, la Révolution nous a passé sur le corps. il nous semble, quand nous tâtons à fond, être des émigrés du XVIIIe siècle [12]. » Des émigrés qui reconstituent par mille objets, documents, anecdotes, la vie quotidienne de cette époque qui est à leur yeux la plus intelligente, la plus policée, la plus raffinée, « c’est-à-dire la plus éloignée de la nature, que le monde ait jamais eue [13]. » Autrement dit, celle où l’art, la création volontaire, a irrigué tous les domaines de la vie au point de faire oublier les nécessités de celles-ci. Leur méthode de reconstitution passe par l’accumulation d’objets et de documents quels qu’ils soient, de préférence empruntés à la vie quotidienne. Leur programme d’une histoire totale, non événementielle, est d’une étonnante modernité : « Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe et un menu de dîner, l’historien ne le voit pas vivre [14]. » C’est cette même méthode privilégiant les aspects les plus anecdotiques de la vie privée – l’anecdote, selon eux, c’est « l’indiscrétion de l’histoire », c’est « Clio à son petit lever [15] » – que les Goncourt appliquent à leurs romans qui se donnent comme des études de milieux, le plus souvent à travers des études de cas. Or beaucoup de ces cas nous sont aussi connus par le Journal, et leur transposition dans le roman permet de mesurer ce qui est acceptable pour le public de l’époque et ce qui ne l’est pas, l’éditeur se faisant généralement l’interprète de ce public lorsqu’il demande à l’auteur la suppression de telle scène ou de telle expression. Censure et autocensure, un sujet qui reste à explorer, et qui pourrait nous mettre sur une piste importante : les codes qui régissent la construction d’une représentation.
Montage de documents, c’est ce dont voudraient se contenter les Goncourt, qui préfèrent le vrai au vraisemblable et qui, pour cette raison, récusent Les Misérables. Pour eux, c’est une épopée, donc un grand poème héroïque en prose, et non pas un livre d’histoire. « Titre injustifié : point la misère, pas d’hôpital, prostituée effleurée. Rien de vivant ; les personnages sont en bronze, en albâtre, en tout, sauf en chair et en os. Le manque d’observation éclate et blesse partout. Situations et caractères, Hugo a bâti son livre avec du vraisemblable et non avec du vrai, avec ce vrai qui achève toutes choses et tout homme dans un roman par l’imprévu qui les complète [16]. » Pour les Goncourt, l’observation du vrai n’est pas un travail préparatoire à l’œuvre, elle est l’œuvre elle-même. L’imagination ne fait qu’introduire une fausse logique dans le récit, dont la véracité se reconnaît à son illogisme. « Le défectueux de l’imagination, c’est que ses créations sont logiques, la vérité ne l’est pas [17]. »
Nous sommes loin des arrangements de Balzac : c’est que, pour les Goncourt, l’histoire n’a pas de sens. Aussi les historiens des mœurs ont-ils moins de scrupules à se référer à leurs œuvres. À tort ou à raison. Le réalisme des Goncourt est un réalisme de la juxtaposition. Ce qui explique la fragmentation extrême de leurs romans en une multitude de petits chapitres de trois à quatre pages. Toutefois, les conventions esthétiques les empêchaient d’aller au bout de leur ambition. Telle description d’une césarienne figurant dans le Journal n’entre pas dans le roman : elle est censurée par les auteurs « comme trop vraie [18] ». C’est ainsi que les Goncourt ont fini par abandonner le roman au profit du Journal. Or la question n’est pas de savoir si les romans des Goncourt fournissent des renseignements utiles aux historiens, encore que le nombre de renvois qu’y font notamment les historiens de la prostitution au XIXe siècle pourrait le faire croire. La vraie question est : dans quelle mesure l’image de la prostitution que véhiculent les romans des Goncourt correspond-elle aux images fournies par d’autres textes et quel a été l’impact de cette image. Le roman n’est jamais un document d’histoire par son prétendu contenu factuel, mais par sa participation à un imaginaire collectif, par la part qui est la sienne dans l’univers des représentations d’une société. D’où l’importance des réactions suscitées par ces textes : elles permettent de préciser quelque peu les composantes de cet imaginaire. situer un texte dans son contexte, ce n’est pas seulement en étudier les origines, mais aussi l’utilisation qui en est faite. Et c’est, si vous me le permettez, le dernier point que je voudrais sinon traiter, du moins esquisser à l’aide de quelques exemples récents.
Aucune époque, me semble-t-il, n’est plus sensible que la nôtre aux représentations. C’est moins la réalité qui compte que l’image que nous nous en faisons. Il se pourrait que les querelles récentes suscitées par les travaux de certains historiens soient en réalité des querelles de représentations. Or aucune représentation n’est anodine. Elles portent toutes l’empreinte, je n’ose pas dire la couleur de l’auteur. Et l’auteur parle ès qualité. S’il est historien, il est censé dire la vérité ; il n’est pas supposé se servir de son imagination. Et comme la vérité est une, il lui est parfois difficile de parler de l’ambivalence, de l’ambiguïté de certaines situations. En revanche, là où l’historien est sommé d’établir la vérité des faits, le romancier est libre de dire une autre vérité, celle de la représentation. Or la représentation est faite de fantasmes, de peurs, de désirs. Elle fonctionne à la fois comme révélateur et comme écran. L’image est multiple, chatoyante ; elle autorise plusieurs lectures. Elle est aussi compréhensive et fondatrice d’identité. Elle participe, comme l’histoire, au travail de la mémoire. C’est à ce titre que certains romans contemporains en disent autant, sinon plus, sur notre passé récent que certains livres d’histoire. Car le passé est en nous, fait partie de nous, de façon plus pressante, plus sourde, plus contraignante que les périodes plus lointaines.
Prenons l’exemple de la Seconde Guerre mondiale. S’est-on jamais interrogé sur ce que certains livres – qui sont devenus des films – de Marcel Aymé, de Marguerite Duras, de Patrick Modiano ont apporté à l’intelligence de la période de l’Occupation, précisément parce que ces auteurs n’étaient pas sommés de dire la vérité, mais avaient la liberté de suggérer, à travers le voile de la fable, que la réalité est toujours ambivalente ?
Un rapide coup d’œil sur Hiroshima, mon amour nous permet d’ailleurs de comprendre que le roman et le film peuvent parfois dire ce que le documentaire ne peut pas dire. Ni le roman de Marguerite Duras, ni le film d’Alain Resnais n’ont eu maille à partir avec une quelconque censure. Le Chagrin et la pitié, en revanche, qui, pour partie au moins, traite le même sujet, mais sous l’aspect d’un documentaire a dû attendre une douzaine d’années avant d’être diffusé à la télévision. L’acceptation dépend du genre choisi. De même, Lacombe Lucien, le roman, n’a guère suscité de réactions hostiles, alors que le film a très rapidement dû quitter l’affiche. Si le genre fictionnel jouit d’une plus grande tolérance que le genre factuel, toutes les fictions ne sont pas également bien reçues. La représentation est aussi un miroir. Autre exemple : aucun historien n’aurait le droit de parler de la guerre d’Algérie à la manière de Camus dans Le Dernier homme. La pression du politiquement correct est telle que certaines périodes ne peuvent être abordées qu’à travers un livre noir. Tous les textes cités – et la liste pourrait être prolongée à l’infini – comportent des documents, mais insérés dans leur nouveau contexte, ces documents sont devenus des éléments de fiction. Il ne s’agit plus de lire le passé récent à travers le roman, mais de considérer le roman comme un élément de cet imaginaire collectif dont il conviendrait, en historien, d’analyser les composantes et le fonctionnement. Le roman n’est pas une histoire du présent, il fait partie de l’histoire du présent. Il n’est pas un objet culturel parmi d’autres ; il remplit le rôle que chaque époque lui assigne. La nôtre semble vouloir le faire participer de plus en plus à ce travail de mémoire indispensable à la constitution de notre identité. C’est sans doute une des raisons pourquoi nos « raconteurs du présent » font si souvent une incursion dans le passé très récent, celui qui concerne l’époque où leurs parents étaient jeunes. Sainte-Beuve déjà, dans Volupté, avait relevé la fascination pour de belles périodes : « Qu’y a-t-il de plus étrange, de plus attirant, de plus énigmatique que les quinze années qui ont précédé la date de notre naissance ? » On dirait que certains écrivains essaient de s’approcher au plus près d’une scène originelle.
En racontant l’histoire récente, le roman nous parle de nous ; mais cette histoire, il la raconte avec de nombreux si. Si l’histoire est une « roman vrai », selon la définition de Paul Veyne, le roman est une histoire ayant gardé tous ses possibles. Et comme il participe du mythe, il n’est pas frappé d’obsolescence. C’est du moins le cas des meilleurs d’entre eux.
Texte des débats ayant suivi la communication
[1] Le 20 avril 2005, avec la participation de Pierre Nora, Frédéric Mitterand, Michel Crépu, Marc Lambron, Jean Tulard, Daniel Rondeau, Jean-Pierre Naugrette, Françoise Chandernagor.
[2] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 324.
[3] Kleber Haedens, Une histoire de la littérature française, Julliard, 1943 ; nouvelle édition revue et augmentée, Grasset, 1970
[4] Voir sa Lettre sur La Princesse de Clèves (1678) : « Je sors présentement, Monsieur, d’une quatrième lecture de La Princesse de Clèves, et c’est le seul ouvrage de cette nature que j’aie pu lire quatre fois. Vous m’obligerez fort, si vous vouliez bien que ce que je viens de vous dire passât pour son éloge, sans qu’il fût besoin de m’engager dans le détail des beautés que j’y ai trouvées. Il vous serait aisé de juger qu’un géomètre comme moi, l’esprit toujours rempli de mesures et de proportions, ne quitte point son Euclide pour lire quatre fois une nouvelle galante, à moins qu’elle n’ait des charmes assez forts pour se faire sentir à des mathématiciens mêmes, qui sont peut-être les gens du monde sur lesquels ces sortes de beautés trop fines et trop délicates, font le moins d’effet. »
[5] Jean-Hervé Donnard, Les Réalités économiques et sociales dans la Comédie humaine, A. Colin, 1961
[6] Journal, mai 1860, Éditions Robert Laffont, coll. «Bouquins », 1989, t. I, p. 564
[7] Journal, 14 janvier 1861, op. cit., t. I, p. 662
[8] Journal, 3 décembre 1871, op. cit., t. II, p. 476
[9] L’expression est de Remy de Gourmont parlant des Goncourt ; elle est souvent citée par Benjamin.
[10] Journal, 26 juin 1859, op. cit., t. I, p. 463
[11] Journal, 8 janvier 1861, op. cit., t. I, p. 658
[12] Journal, 14 décembre 1862, op. cit., t. I, p. 905
[13] Journal, ibid.
[14] Journal, 29 juin-7 août 1859, op. cit., t. I, p. 466. Repris dans Idées et sensations, 1866 ; p. 129 de l’édition de 1877.
[15] Portraits intimes du XVIIIe siècle, Dentu, 1857
[16] Journal, avril 1862, op. cit., t. I, p. 808
[17] Journal, 14 septembre 1864, op. cit., t. I, p. 1100
[18] Journal, 23 octobre 1864, op. cit., t. I, p. 1110