La justice de l’Église

Séance du lundi 2 octobre 2006

par Mgr Patrick Valdrini,
Recteur émérite de l’Institut catholique de Paris

 

 

Faut-il tenir pour vraie cette affirmation parue dans un éditorial de 1977 de la revue Concilium consacrée aux procès canoniques : « le jugement dans l’Eglise est un ministère silencieux et sans panache…A la différence du prédicateur, du liturgiste, de l’organisateur ou du grand administrateur, le juge dans l’Eglise s’adonne à sa tâche loin des regards, seul avec Dieu ». Si on limite sa force évocatrice à l’époque moderne, en oubliant ce que fut la justice ecclésiastique dans le passé, pour une part, cette affirmation est vraie. Elle illustre un fait. L’organisation judiciaire de l’Eglise catholique est peu connue sauf des spécialistes, des connaisseurs, des personnes qui ont bénéficié de ses soins et bien sûr des professeurs et étudiants de droit canonique. Elle est rarement présentée dans les publications à large diffusion sauf à l’occasion de procédures de nullité de mariage de personnalités ou d’affaires mêlant justice d’Etat et justice d’Eglise comme le fut le cas de perquisition de l’officialité de Lyon dont s’est plaint publiquement le Cardinal Billé ou, malheureusement, dans les affaires pénales de prêtres pédophiles quand on évoque de possibles procès canoniques. Mais faut-il dire que le juge ecclésiastique est seul avec Dieu ? Certes, on attend d’un juge de l’Eglise une attitude exemplaire, une éthique comme on aime dire aujourd’hui, car si justice il y a dans l’Eglise, elle doit être un modèle. Mais parler ainsi est trop insister sur le jugement lui-même porté par un homme investi d’une fonction publique ecclésiale, juge, prêtre ou laïc (car des laïcs peuvent être juges), et peu sur l’ensemble des procédures ou actes judiciaires qui conduisent un tribunal à prendre une décision, comme le dit le c. 1612, post divinis Nominis invocatione (après l’invocation du Nom de Dieu). Le droit canonique dans un de ses livres présente un ensemble d’actes de procédure à suivre, actes quelquefois originaux, quelquefois identiques à ceux que l’on trouve dans tout système judiciaire désireux d’aider celui ou ceux qui prononcent un jugement à dire le juste, au moins dans ce cas là. Cette procédure ou ces procédures sont ceux de tribunaux, hiérarchisés, aux compétences diverses, créés dans tous les territoires où l’Eglise est présente et à Rome où réside le Pontife romain dont la primauté trouve, là aussi, une expression.

Nous venons de le mentionner, un livre entier du Code de droit canonique est consacré au système des procès à côté de ceux qui présentent une législation spécifique sur les activités propres de l’Eglise catholique, son organisation, le domaine des sacrements, son rôle magistériel, son droit des sanctions. Issu de textes anciens faits de législations conciliaires, papales, synodales, enrichis de travaux de doctrine dont certains ont marqué l’histoire générale des procédures, le « de processibus » du Code 1983, dit nouveau code, même simplifié au regard des règles qui s’appliquaient avant, ressort comme un code de procédure régissant les actions de membres d’une société juridique, c’est-à-dire organisée par du droit et déclarant sa capacité à connaître « de droit propre et exclusif » les causes qui la regarde. Les évêques du synode de 1967 qui présentèrent des principes de révision du vieux code de 1917 l’ont voulu ainsi. Le Concile Vatican II pouvait être un dépassement de l’ecclésiologie de societas iuridice perfecta à l’image des Etats, qui avait organisé la pensée juridique de l’Eglise pendant deux siècles au moins, on garderait la sécurité juridique de procédures qui ont fait leurs preuves durant les siècles passés et on les retravaillerait en les adaptant aux nécessités d’un monde changé car on pensait que cette manière de faire garantissait une justice tant dans les rapports entre les membres de l’Eglise qu’entre ceux qui gouvernent et ceux qui appliquent leurs décisions. Ce synode déclarait : Il ne suffit pas que règne dans notre droit le principe de la défense des droits. Il faut aussi reconnaître des droits subjectifs véritables sans lesquelles il n’existe pas de vraie ordinatio iuridica societatis. Et il proposait le maintien des procédures existantes et qu’en plus soient introduits des recours propres à garantir la protection de ces droits contre les abus de la part de personnes qui gouvernent. Non seulement on reconnaissait la tradition de résolution des conflits au sein de tribunaux mais on souhaitait en augmenter le nombre. Ce fait mérite d’être noté tant il est méconnu.

Peut-on parler de « Justice de l’Eglise » sans évoquer l’idée même de « justice dans l’Eglise » ? Nous parlions de modèle à propos des procédures. N’en faut-il pas parler usant du terme « justice » comme élément essentiel d’une communauté dont l’existence et l’action se fondent sur l’appel à transformer une vie de « pécheur » en vie de « personne juste » ? Le dernier canon du code ramasse en une formule brève la finalité de l’activité de l’Eglise disant que celui qui gouverne doit se référer au principe de l’équité canonique et avoir présent le salut des âmes qui doit être toujours la loi suprême dans l’Eglise. Cette dernière aux premiers siècles a dû vivre rudement cette règle supérieure, à la fois habitée de paroles du Christ encore vives dans les esprits et très vite gênée par les contraintes de vie communautaire. On ne peut oublier en effet des paroles évangéliques sur la défense de juger, l’obligation de pardonner sans limites ou de corriger le frère avant de le contraindre, sur la nécessaire réconciliation avant le dépôt d’offrande sur l’autel, paroles aussi de jeunes apôtres voulant créer des communautés lieux d’eschatologie en demandant aux membres de transformer leurs relation et agir à l’égard des autres. Mais on sait que Paul l’apôtre a dû résoudre des conflits. Au moins demandait-il qu’on traite les problèmes déjà entre chrétiens car il n’est pas bon de porter des différends devant des juges païens (I Cor.6, 5-6). Les conflits ne pouvaient se résoudre seulement dans le charisme. Dès les premiers temps de l’Eglise on verra des évêques exercer un ministère de justice, déjà une juridiction, dans des institutions devant dire le juste et trancher des conflits. Ainsi le montre la Didascalie des apôtres du II° siècle après Jésus-Christ qui définit comment doit s’exercer le règlement des conflits, une mission donnée par Dieu à l’évêque comme Vicarius Christi. C’est là que commence l’histoire de la justice dans l’Eglise, devenue très vite justice de l’Eglise quand les sociétés s’appuyèrent sur elles. De services reconnus en conflits, l’histoire aujourd’hui nous conduit à ce canon du code (c.1401) qui détermine le champ d’application de l’activité judiciaire de l’Eglise : connaître des causes qui regardent les choses spirituelles et celles qui leur sont connexes et de la violation des lois ecclésiastiques.

La première clé du système judiciaire ecclésiastique est l’évêque, ajoutons même l’évêque diocésain. L’organisation judiciaire de l’Eglise catholique est fondée sur ce successeur des apôtres à qui on confie une portion du peuple de Dieu. Faut-il rappeler que l’Eglise catholique est faite d’un ensemble de diocèses ou communautés équiparées qui ont une finalité ecclésiologique reçue dès leur constitution. Sur un territoire, car cet élément de constitution des diocèses est traditionnel, une communauté d’hommes aura à vivre de la vie nouvelle apportée par le Christ sous la conduite du pasteur qui lui est donné l’évêque. Dans des termes patristiques mis en valeur dans la théologie protestante et repris par le Concile Vatican II, le Code décrit les trois fonctions de l’évêque, celles d’enseigner, de sanctifier et de gouverner. C’est cette dernière qui lui donne le droit/devoir de porter des lois particulières pour son diocèse, de les appliquer par des actes que le droit canonique définit aussi comme administratifs et de porter des actes de jugement. Le Code a eu recours à la division tripartite issue de Locke et de Montesquieu en pouvoir législatif, administratif et judiciaire, sans pour autant autoriser une adoption du principe de séparation des pouvoirs. Dans le droit canonique, la distinction est utilisée en termes pratiques pour distinguer des domaines d’action d’un pouvoir unique remis à l’évêque pour gouverner son diocèse. Dans un diocèse, le législateur est l’administrateur et, en même temps, le juge. Mais voici le tempérament de ce principe d’unicité des pouvoirs : certes, l’évêque pourrait exercer sa fonction de juge lui-même ou, éventuellement, en déléguant une personne pour connaître d’une cause. Mais, sauf pour exiguïté d’un diocèse ou petit nombre de causes, il est contraint de constituer un office canonique (c’est-à-dire une fonction officielle faisant partie de l’organisation de son diocèse) de vicaire judiciaire ou, selon le terme utilisé avant le code de 1983, d’official, un prêtre qui juge en son nom.

La constitution d’un tel office est obligatoire. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes en France en raison du moindre nombre de prêtres. C’est pourquoi on a eu recours à la constitution de tribunaux interdiocésains ou de tribunaux régionaux, pratique qui permet de concentrer les efforts en un lieu en garantissant une compétence que ne pourrait pas assurer chaque diocèse laissé seul devant l’obligation de créer un tribunal diocésain. D’autant plus que le droit canonique connaît l’architecture en différentes instances. La sentence d’un tribunal de première instance, diocésain ou interdiocésain ou régional, peut être appelée devant un tribunal de seconde instance. En général, la seconde instance a son siège dans le diocèse de l’archevêque mais la sentence du tribunal de l’archevêque peut être contestée en appel devant un autre tribunal diocésain dûment désigné qui devient un tribunal d’appel. De la sorte, par un système circulaire, sur un territoire défini, par exemple la France, le système canonique permet qu’un tribunal de première instance juge en appel des sentences prononcées par le tribunal d’un autre diocèse ou d’autres diocèses (sauf pour la province d’île de France, Paris étant tribunal de première instance et Versailles de seconde instance). Cette règle s’applique alors que doit être sauf le principe selon lequel on peut à tout moment s’adresser au pape pour qu’il connaisse la cause en raison de la primauté qu’il reçoit sur l’Eglise. Dans ce cas, sauf à créer un tribunal spécial, c’est la Rote romaine qui connaîtrait de cette cause. Ce tribunal, très ancien, qui a reçu son premier règlement en 1331 du pape Jean XXII, est composé de juges spécialisés qui jugent en première instance des causes qui leur sont réservées (ainsi les causes qui concernent les évêques ou des causes que lui remet le pontife romain), en seconde instance des causes qui on été jugées par des tribunaux inférieurs et même jugent en troisième instance car le droit canonique connaît le principe suivant : dans les causes touchant les statuts des personnes (par exemple les nullités de mariage et d’ordination), la chose jugée est acquise après deux sentences conformes. Une troisième serait nécessaire si les deux sentences étaient contraires. A cette architecture de juridiction s’ajoute un tribunal romain singulier appelé la Signature apostolique, lui aussi très ancien. Il juge au nom du pape. On définit souvent d’une manière sommaire et contestable sa compétence, nous y reviendrons, comme l’équivalent d’une cour de cassation, d’un Conseil d’Etat et d’un ministère de la justice. Enfin, je mentionne simplement, sans m’y arrêter, l’existence originale d’un tribunal romain spécialisé dans le for interne, la Pénitencerie apostolique.

Quelles causes peut recevoir un tribunal diocésain ? Il existe plusieurs types de causes sur lesquelles il peut porter un jugement. D’abord des causes contentieuses peuvent lui être présentées par des membres du diocèse qui réclament la reconnaissance de leurs droits (réputation, droit au rite, droit de posséder, droit d’association etc.) et, éventuellement, une réparation des dommages causés (respect des contrats). Dans la logique du Code de droit canonique, ces droits peuvent et sont protégés devant un tribunal diocésain. Une question s’impose : les fidèles recourent-ils au tribunal diocésain pour ce genre de causes ? La réponse dépend du pays où l’on se trouve. En France, la plupart du temps, les fidèles s’adressent à une juridiction civile par méconnaissance peut-être mais surtout parce qu’ils ne font pas confiance en la préparation des juges ecclésiastiques sur ces matières ou, plus souvent, veulent avoir la garantie de l’application de la sentence (En ce qui concerne la situation française, on constate même l’absence quasi-totale de ce genre de causes présentées devant des juridictions ecclésiastiques). En effet, le tribunal diocésain jugeant une cause contentieuse de ce genre ne peut utiliser des moyens de coercition publique pour assurer l’application de sa décision. Qu’adviendrait-il si un fidèle ayant accepté de présenter sa requête devant un tribunal diocésain renie cette démarche et refuse d’appliquer la sentence. La réponse à cette question illustre la fragilité de l’activité judiciaire de l’Eglise car, dans ce cas, seules des sanctions touchant le statut personnel de ce fidèle pourraient être envisagées, fondées sur le caractère illogique de son acte au regard de l’adhésion qu’il a donnée et donne à l’Eglise. Dès lors et en toute hypothèse, un fidèle pourrait voir son statut diminué sous forme de sanction personnelle, de type pénal, ainsi s’il s’agit d’un prêtre, une suspense de ses capacités d’agir comme prêtre, s’il s’agit d’un laïc, une sentence d’excommunication ou d’interdit. Elle est prévue d’une manière générale dans le code au c.1371 : est puni d’une juste peine une personne qui n’obéit pas au Siège apostolique, à l’ordinaire, au supérieur qui lui commande légitimement de faire quelque chose après monitions.

On constate que les tribunaux diocésains français (et ainsi dans les pays européens) sont spécialisés dans les causes matrimoniales de nullité de mariage, un type de jugement qui est prévu par le code comme objet de procès (le c. 1400 parle de déclaration de fait juridique) ou dans les déclarations de non consommation du mariage qui redonnent la liberté de contracter un nouveau mariage ou, rarement, de séparation des époux. De fait, la plupart des actions devant les tribunaux ecclésiastiques viennent de fidèles qui font constater la nullité de leur mariage en présentant un chef de nullité du contrat réalisé entre eux lors de l’échange des consentements. Là encore, au moins pour la France, on retrouve la question de l’autonomie réduite de l’organisation judiciaire de l’Eglise. Cette procédure suit généralement une sentence ayant déjà prononcé un divorce lequel aura permis de définir les problèmes de garde d’enfants ainsi que les conséquences patrimoniales de la séparation. Ce qui n’est pas le cas pour certains pays où un concordat donne des effets civils à une sentence ecclésiastique (par exemple, Italie, Espagne). Mais dans le champ qui leur est propre, les juridictions ecclésiastiques ont acquis une véritable compétence en la matière avec des juges bien préparés, prêtres et laïcs, ayant en principe au moins une licence en droit canonique. Une jurisprudence s’est élaborée, qui est en partie publiée mais qui n’a pas de statut particulier contrairement à la jurisprudence de la Rote romaine. Celle-ci a une fonction régulatrice et une autorité. Nous évoquions la Signature apostolique, plus haut, disant que l’on comparait souvent ce tribunal à une Cour de cassation. C’est une erreur. On le fait parce que l’on peut contester la nullité d’une sentence de la Rote devant la signature apostolique et, éventuellement, exiger une restitutio in integrum lorsqu’il y eu une grave injustice venant par exemple de faits qui ont été découverts à la suite de la sentence. Mais la fonction unificatrice de la jurisprudence exercée par une cour de cassation comme la Cour de cassation française est de fait exercée par la Rote romaine dont la jurisprudence est une référence pour les tribunaux. C’est pourquoi la jurisprudence rotale est publiée régulièrement (en latin). Mais on notera que la plupart des sentences sont matrimoniales.

La procédure suivie pour connaître des causes matrimoniales est dite spéciale. Elle s’inspire de la procédure ordinaire comme le font aussi d’autres procès spéciaux qui conduisent à connaître des causes de nullité d’ordination (il en existe très peu) et des causes pénales (elles touchent généralement des clercs). Ces dernières sont l’application du droit des sanctions contenu dans un livre spécifique du code, dit anciennement droit pénal. Elles peuvent être portées par voie administrative (comme l’a été l’excommunication de Mgr Lefebvre et celle récente d’un évêque africain) ou par voie judiciaire. C’est à l’évêque diocésain de choisir une des deux voies après une enquête préalable ou, pour des cas réservés, comme les délits contre les mœurs ou les délits concernant le sacrement de pénitence, à la Congrégation pour la doctrine de la foi de la Curie romaine. Pour ce dernier cas, la Congrégation peut porter une sentence dans un tribunal spécial qu’elle constitue ou demander à l’évêque de le faire.
Il nous reste à noter que le système judiciaire canonique connaît un système de recours administratifs et une juridiction administrative à l’image des Etats modernes, même si, comme nous allons le montrer, le système est peu développé. C’est le pape Paul VI qui a introduit dans l’Eglise catholique le système actuel à l’occasion de la grande réforme de la Curie romaine qu’il a faite en 1967. En fait il a créé un tribunal administratif qui puisse recevoir des plaintes contre des actes administratifs singuliers c’est-à-dire destinés à des personnes physiques et juridiques. Ce tribunal est une section de la Signature apostolique qui a vu ainsi sa compétence s’enrichir. Peuvent lui être soumis tout acte émanant d’une personne titulaire du pouvoir de gouvernement qu’elle soit à l’échelon particulier comme un évêque ou à l’échelon universel comme une congrégation romaine (par exemple, la révocation d’une personne, clerc ou laïque d’une charge officielle, ou la suppression ou même transformation d’une paroisse). Seuls les actes administratifs portés par le pape ne sont pas soumis à cette juridiction. S’il s’agit d’un acte d’évêque diocésain, avant d’ester auprès de ce tribunal, il est nécessaire de s’être adressé en premier à l’auteur de l’acte pour réexamen puis d’avoir présenté sa plainte auprès d’une congrégation de la Curie romaine, la congrégation compétente pour les cas en cause, au moyen d’un recours hiérarchique. Ainsi, si un évêque diocésain supprime une association de fidèles pour un motif de discipline ou de rapport aux éléments essentiels d’unité de l’Eglise catholique, cette association aura à suivre la chaîne de ces recours qui la conduira auprès du Conseil pontifical pour les laïcs dont elle dépend. Si elle a encore un motif de plainte, elle pourra seulement présenter un recours contentieux administratif devant la section de la Signature apostolique. Ce tribunal est composé de cardinaux et donne une décision qui n’est pas soumise à appel. Cette dernière peut soit annuler l’acte administratif soit, si la personne le demande, décider une réparation des dommages causés. Les cas présentés chaque année ne sont pas nombreux. Sans doute l’iter de la plainte est-il long ? Les schémas du code de 1983 avaient prévu la constitution de tribunaux locaux, c’est-à-dire crées à l’échelon de chaque Conférence épiscopale, mais cette décision ne fut pas retenue de sorte que le système ecclésiastique ne comporte qu’un seul tribunal pour toute l’Eglise catholique universelle.

Les motifs qui expliquent que l’on n’ait pas multiplié les tribunaux administratifs dans l’Eglise méritent une attention car ils traduisent une conception de la justice de l’Eglise. A coté d’une raison technique (il y a déjà des difficultés à constituer de vrais tribunaux ordinaires par manque de personnel), on a évoqué la nécessité de développer des procédures de médiation plutôt qu’une juridiction à l’image des systèmes juridictionnels étatiques. Ce fut un vrai débat entre canonistes. Etaient en cause diverses conceptions de l’Eglise. Ceux qui contestaient le développement du système juridictionnel évoqué voulaient écarter l’ecclésiologie, considérée comme dépassée, de l’Eglise dite « société juridiquement parfaite », concept qui s’était imposé au moment des combats de l’Eglise contre les Etats modernes où il lui avait fallu affirmer sa souveraineté et sa liberté. On opposait à cette pensée, jugée trop politique et trop juridique, une conception plus théologique d’ailleurs empruntée au Concile Vatican II d’Eglise communion de fidèles. Si l’Eglise est communion, elle doit avoir des moyens de résolution qui expriment sa nature propre. Dès lors, il fut proposé de développer des procédures de conciliation, médiation sans que les modèles soient tirés des systèmes étatiques. Le code actuel reflète un débat non tranché entre les partisans de cette thèse et ceux qui considéraient que la meilleure manière de réparer une communion blessée par un conflit était, d’une part, de développer la tradition judiciaire de l’Eglise catholique qui a toujours connu un système juridictionnel parallèle et équivalent aux système des sociétés politiques, d’autre part, de garantir une sécurité juridique dans la résolution des conflits par le respect d’une procédure juridictionnelle classique. Dans la partie qu’il consacre à la résolution des conflits administratifs, le code reprend les deux tendances de ce débat. D’une part, il présente le parcours déjà évoqué d’un recours qui passe par le chemin du recours gracieux, du recours hiérarchique puis du recours contentieux administratif, ensuite il donne possibilité aux parties de s’adresser à un médiateur, voire à un Conseil de médiation.

Ce canon a été mis en œuvre récemment par beaucoup de diocèses français qui ont créé des Conseils de médiation en vue de connaître des conflits, avec, bien sûr, une compétence limitée à la possibilité de faire des propositions qui vident un contentieux. Cette création est symbolique d’un système qui cherche à développer des éléments d’originalité et, en premier lieu, celui-ci : l’entrée d’un conflit au tribunal est un échec car elle signifie que des moyens offerts pour sa résolution n’ont pas permis de rétablir la communion brisée. Et à ce point, cette considération ne concerne pas seulement les conflits administratifs dont nous venons de parler mais tous les types de conflits que connaît le système judiciaire ecclésiastique. Cette approche peut être facilement fondée en recourant au code de droit canonique. L’idée selon laquelle l’utilisation de la voie judiciaire est un échec apparaît dans un fameux canon déclarant que tous les fidèles, et en premier lieu les évêques, doivent veiller avec soin à ce que les litiges soient évités dans le peuple de Dieu et se résolvent au plus vite d’une manière pacifique. On sait que la voie de la conciliation, de la transaction, d’arbitrage et de la médiation est toujours ouverte à quelque moment que ce soit de l’écoulement d’un procès. Mais, plus encore, cette voie de connaissance pacifique des conflits est un devoir dans la logique de l’appartenance à l’Eglise dont l’exercice est contrariée par les oppositions internes.

Le code actuel semble avoir renforcé cette tendance. Ainsi a-t-il introduit une procédure orale pour qu’un juge puisse connaître plus rapidement d’un contentieux entre privés. Pour la justice administrative, on a relevé la rapidité des délais qui organisent la voie des recours. En peu de temps, un recours administratif doit avoir trouvé une réponse de la part d’une congrégation de la Curie romaine (trois mois). Ceci illustre certainement un élément essentiel du système judiciaire de l’Eglise catholique. On doit très vite réconcilier des personnes dont la situation conflictuelle est une entrave dans leur vie de chrétien. Cette place centrale de la personne est une donnée assez évidente qui ressort de la tradition canonique. Ainsi revenant au système juridictionnel de résolution des conflits administratifs, nous pourrions trouver une confirmation de cette vue dans le fait qu’il ne permet pas de contester tous les actes administratifs comme on le fait dans les systèmes juridictionnels. Seuls les actes administratifs singuliers peuvent l’être. On veut assurer la justice d’un acte et réparer une situation juridique personnelle blessée. C’est par ce biais que se feront le contrôle nécessaire de légalité et la moralisation de l’exercice du pouvoir. Une question de fond se pose, qui, peut-être, n’a pas de réponse franche : que recherche le droit canonique par son système judiciaire ? Veut-il vraiment protéger l’ordre interne et la loi qui l’assure ? Ce but ne peut lui être étranger, son droit est celui d’une société juridique. Mais, selon nous, il le fait en réglant prioritairement les problèmes de personnes qui doivent vivre en paix avec Dieu et entre eux. La Bible jamais citée dans le droit canonique en est sûrement la source : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ». Sans risque, on pourrait appliquer cette sentence à la loi dont, symboliquement, le système judiciaire canonique veut qu’elle soit faite pour l’homme.

Texte des débats ayant suivi la communication