Séance du lundi 16 octobre 2006
par M. Henri de Larosière
La justice française occupe une place considérable et croissante dans l’actualité depuis plusieurs années, que les commentaires visent l’institution elle-même et sa manière de fonctionner, ou bien les affaires qu’elle traite. Quelques dizaines d’entre elles, généralement pénales, sont exposées en détail par la presse, lorsqu’elle ne publie pas procès-verbaux et pièces de procédure, mais combien d’autres sont ignorées ? Car le divorce entre les citoyens et leur justice commence ici : les affaires dont on parle restent exceptionnelles. Elles en occultent beaucoup d’autres, qui ne concernent pas des personnalités, ne mettent pas en scène des tueurs en série, ne visent pas des prévenus ou des accusés innocentés après de longues détentions provisoires. Ces affaires de la justice ordinaire, traitées, jour après jour, dans le quotidien des salles d’audience et des cabinets des magistrats spécialisés, jugées dans l’indifférence générale, conduisent à des décisions qui permettent, au quotidien, à nos concitoyens, de faire valoir leurs droits.
Qu’une mère délaissée et sans ressources obtienne du père de son enfant une pension alimentaire pour contribuer à son éducation n’intéresse personne. Qu’une famille se retrouve sans toit parce qu’elle a placé les économies de toute une vie dans la construction d’une maison dont l’entrepreneur de gros oeuvre a fait faillite indiffère. Qui peut se préoccuper de ce jeune chef d’entreprise dont les projets sont anéantis parce que son stock est inondé et que son assureur refuse de l’indemniser ? Quelle importance que ce père ne puisse revoir sa fille que sa mère a emmenée avec elle outre-mer, pour suivre le nouvel homme de sa vie ? L’actualité peut-elle s’intéresser à ce jeune homme paralysé des quatre membres par un accident de la circulation à l’âge où d’autres bâtissent des projets d’avenir ? Quelle importance qu’un père de famille perde son emploi, faute de pouvoir se rendre au travail parce que son automobile a été mal réparée par un garagiste ? Qui, ce couple, surendetté après avoir contracté des crédits à répétition qu’il ne pourra jamais rembourser même s’il y consacrait toutes ses faibles ressources sa vie durant intéresse-t-il ? Qui peut se sentir concerné par cette octogénaire dont les seuls moyens de subsistance proviennent du loyer d’un magasin, impayé depuis des mois et dont l’occupant se maintient dans les lieux ? Comment se soucier de ce retraité paisible qui, après une vie de labeur et de réussite, est privé de ses biens et voit la sécurité matérielle de ses vieux jours compromise car il a eu l’imprudence de se porter caution des dettes de l’un de ses enfants qui a fait de mauvaises affaires ?
Pourtant, ces drames de la vie ordinaire bouleversent nombre de nos concitoyens, jusqu’à faire basculer leur existence. Ces malheurs et ces détresses alimentent, sans bruit, nos Palais de justice où les juges tentent, à chaque fois, en appliquant la règle de droit, de donner aux litiges qu’ils sous-tendent la solution que la loi commande, sans méconnaître les enjeux humains et les conséquences sociales de leurs décisions.
Car, à côté de la justice pénale, la justice civile, qui a pour mission de trancher les conflits entre les particuliers est souvent ignorée, même si elle est rendue par des juges qui appartiennent à la même institution, et qui, dans beaucoup de juridictions petites et moyennes, cumulent des activités civiles et pénales, ou pratiquent celles-ci tour à tour au fil de leur carrière.
Comprendre le fonctionnement de la justice et les difficultés auxquelles elle se heurte implique de se pencher sur ses arcanes. Je le ferai en vous invitant à suivre, dans leur activité quotidienne, les magistrats qui rendent la justice dans les juridictions du premier degré, saisies des litiges entre les particuliers, et de toutes les poursuites pénales.
Avant de commencer ce bref voyage, trois remarques : les juges ne sont pas seuls à juger, ils sont dispersés, et la masse de travail qu’ils doivent abattre les empêche souvent de consacrer à chaque affaire le temps qu’elle mérite :
Les juges ne sont pas seuls à juger :
– la justice n’est pas rendue seulement par des magistrats de l’ordre judiciaire. Elle l’est aussi par les magistrats de l’ordre administratif, saisis des litiges contre les collectivités publiques. Au sein même des juridictions de l’ordre judiciaire, relevant du contrôle de la Cour de cassation, les magistrats ne sont pas les seuls à rendre la justice. En effet, les tribunaux de commerce et les conseils de prud’hommes sont entièrement composés de juges élus. Dans d’autres juridictions, des magistrats de l’ordre judiciaire rendent la justice aux côtés de juges non professionnels, en matière pénale à la cour d’assises par exemple, mais aussi dans les juridictions de la sécurité sociale ou des baux ruraux. Enfin, la création récente des juridictions de proximité a transféré à des juges non professionnels une partie du contentieux des tribunaux d’instance.
Les juges sont géographiquement dispersés :
– La justice judiciaire souffre d’un éclatement géographique qui altère son efficacité et finit par coûter cher. Notre pays comprend 35 cours d’appel, dont les limites ne correspondent pas toujours à celles des régions administratives, et 181 tribunaux de grande instance. Ceux-ci sont souvent plusieurs par département, et 50 tribunaux de grande instance comprennent moins de 10 magistrats du siège, président compris, ce qui rend leur fonctionnement particulièrement difficile.
Lorsque l’on sait qu’il faut trois juges pour juger une affaire correctionnelle importante, que le juge d’instruction ne peut évidemment participer au jugement des affaires qu’il a instruites, et qu’il en va de même, en cas de détention provisoire, prononcée ou simplement requise, du juge des libertés et de la détention, on mesure les difficultés de fonctionnement des petites juridictions : pour peu que le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention ait été remplacé par un collègue à l’occasion de ses congés, même pour un acte isolé, c’est encore un autre membre du tribunal qui ne peut juger l’affaire. Ces inconvénients sont si fréquents que des palliatifs leur ont été trouvés : instruites dans le ressort d’un tribunal, les affaires peuvent être jugées dans un autre, un tribunal peut être complété par un juge d’un ressort voisin, ou par un avocat. Il en résulte une perte considérable de temps et d’énergie, et des difficultés d’organisation difficilement surmontables. Parfois, les audiences correctionnelles ressemblent à un ballet, où le tribunal se retire plusieurs fois pour changer de composition, un avocat, plaidant une affaire, participant ensuite au jugement d’une autre, avant de rejoindre le banc de la défense, le président revenant après s’être éclipsé, le tout sous l’oeil désorienté des prévenus et du public.
Mais, outre les 181 tribunaux de grande instance, il y a encore 476 tribunaux d’instance,185 tribunaux de commerce et 271 conseils de prud’hommes, soit 1 113 juridictions autonomes, avec autant de greffes, de locaux, de budgets, ce qui multiplie les contraintes administratives et pose des problèmes immobiliers considérables. Les juridictions de l’ordre judiciaire sont éclatées en 773 sites, sur plus de deux millions de mètres carrés. Beaucoup de Palais de justice ont mal vieilli, n’ont pas connu les travaux de restructuration d’ampleur qui s’imposeraient, et les conditions de travail y sont parfois inacceptables. Mettre aux normes du XXIème siècle des bâtiments construits au XIXème relève souvent de la gageure. L’accueil du public ne peut être assuré dans des conditions satisfaisantes, ni la sécurité garantie.
Aucune réforme substantielle de la carte judiciaire n’est intervenue depuis 1958, alors que nombre d’implantations paraissent aujourd’hui incompréhensibles, ne trouvant leur justification que dans des raisons historiques, ou le souci de ne pas heurter des sensibilités locales. Par ailleurs, les cas d’incompatibilités se multiplient, ce qui rend plus difficile qu’avant le fonctionnement des petits tribunaux, dès lors que l’évolution des règles de procédure, sous l’impulsion de la Cour européenne des droits de l’homme, limite la possibilité pour le juge d’intervenir plusieurs fois dans une même affaire, à divers stades de son déroulement. Enfin, l’inflation législative, partout dénoncée, mais sans grand succès, complique le droit toujours davantage et nécessite une spécialisation inévitable, ce qui exige un regroupement des moyens, si l’on veut que chaque affaire puisse être traitée, de manière satisfaisante, en tout point du territoire, par un magistrat ayant une bonne connaissance de la matière.
Les juges travaillent beaucoup : la justice française est une justice de masse, ce que l’on perd souvent de vue, tant l’opinion est alimentée par la publicité dégagée par un petit nombre d’affaires. La justice française prononce, chaque année, 2 500 000 décisions en matière civile, sans compter 700 000 injonctions de payer, et 1 200 000 décisions en matière pénale. Lorsque l’on sait que nos juridictions comprennent 5 584 magistrats du siège, dont 4 244 dans les juridictions du premier degré, on mesure l’importance de la tâche qui incombe à chacun. Elle génère une charge de travail considérable, et le métier du juge devient un perpétuel combat contre le flux inexorable des affaires qu’il s’épuise à endiguer. Le système contraint donc à juger vite, le plus vite possible pour ne pas se laisser déborder. L’activité de chacun est mesurée, dans un système qui doit prendre garde à ne pas sombrer dans une logique productiviste ou stakhanoviste, où le bon juge serait celui qui juge vite et non celui qui juge bien.
Comment juger bien tout en tenant un rythme élevé d’activité ?
Examinons, pour cela, l’activité des magistrats du siège d’un tribunal de grande instance, juridiction du premier degré de droit commun.
Parmi ces magistrats du siège, certains exercent des fonctions spécialisées :
Le juge d’instruction : son activité, à grands traits, s’organise ainsi : chacun des 609 juges d’instruction, assisté d’un greffier, est chargé d’un cabinet d’instruction saisi, en moyenne, de 56 affaires nouvelles par an et instruit simultanément 97 procédures. Compte tenu du nombre des jours ouvrables contenus dans une année, il peut donc, au rythme de ses saisines, consacrer, en moyenne, quatre jours de travail à chaque affaire. Pendant ce temps, il lui faut : étudier les procédures, contacter les enquêteurs et les experts, rédiger les missions qu’il va leur confier, interroger les personnes mises en examen, entendre les victimes, les informer de leurs droits, procéder à des confrontations, si nécessaire à des reconstitutions, statuer sur les requêtes présentées par les parties et leurs avocats. Il est donc indispensable au juge d’instruction d’organiser avec une particulière rigueur son activité, d’autant qu’il ne peut compter que sur l’assistance d’un seul greffier, lequel doit procéder à des notifications et à des formalités dont la lourdeur est accrue par chaque réforme législative. Si le formalisme est institué pour donner des garanties aux personnes poursuivies et aux victimes, il est aussi un facteur de travail supplémentaire, et de ralentissement des procédures. Celles-ci sont pourtant difficiles, car, si les juges d’instruction ne sont saisis que de 5 % des poursuites pénales engagées en France, elles concernent les affaires les plus graves et les plus complexes.
Dans de telles conditions, l’équilibre d’un cabinet d’instruction est très fragile, et peut être bouleversé par la venue d’une affaire importante, un juge d’instruction ne pouvant toujours consacrer à une affaire exceptionnelle le temps qui lui serait nécessaire au regard du nombre de procédures qui lui sont confiées par ailleurs. Si la loi permet au président du tribunal de saisir plusieurs juges d’instruction d’une même affaire grave et difficile, cette faculté ouvre peu de perspectives concrètes faute d’effectifs permettant d’assurer à chacun des juges ainsi saisis une disponibilité suffisante. Seules les juridictions les plus importantes, situées dans les grandes villes, certaines d’entre elles dotées de pôles spécialisés dans la lutte contre la grande délinquance, disposent des moyens leur permettant d’instruire des affaires d’envergure, alors que l’effectif des autres tribunaux ne leur permet pas de faire face à l’instruction d’une affaire exceptionnelle.
Le juge des enfants : parmi les 181 tribunaux de grande instance, 154 comprennent un tribunal pour enfants. En 2006, 443 magistrats exercent les fonctions de juge des enfants, et leur activité est particulièrement mal connue et peu reconnue. Elle s’exerce dans deux domaines distincts, l’enfance en danger et l’enfance délinquante.
Le juge des enfants prononce des mesures d’assistance éducative lorsque la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont en danger ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises. Ces mesures peuvent consister en une intervention d’un service éducatif dans la famille du mineur, mais aussi un placement, dans un établissement ou une famille d’accueil. En 2005, chaque juge des enfants a, en moyenne, été saisi de 255 affaires nouvelles d’assistance éducative. Elles peuvent prolonger leurs effets très longtemps, si les difficultés persistent : c’est ainsi que les procédures d’assistance éducative, notamment en cas de placement, peuvent durer des années, ce qui conduit chaque juge des enfants à prononcer, en moyenne, 700 décisions d’assistance éducative par an, et cela dans des contextes particulièrement difficiles, marqués par des situations de très grande détresse matérielle et psychologique, d’alcoolisme, de toxicomanie et de violence. Rien, sans doute, qui mérite l’attention de l’opinion, mais la justice des mineurs est peut-être la plus éprouvante à rendre qui soit.
Outre les procédures d’assistance éducative, chaque juge des enfants est saisi, en moyenne, chaque année, de 120 procédures pénales contre des mineurs délinquants. La loi enfermant dans des limites étroites la détention provisoire des mineurs, les juges des enfants doivent, dès leur saisine, décider les mesures éducatives appropriées à chaque mineur. Mais les services éducatifs sont souvent débordés, surtout pour mettre en oeuvre des placements. Les mesures décidées par les juges tardent alors à être exécutées dans un nombre croissant de cas. Des enfants en danger continuent de rester dans leurs familles, sans intervention adéquate de services sociaux surchargés. En matière pénale, il n’est pas rare qu’un juge des enfants contacte lui-même, dans l’urgence, plusieurs foyers, parfois vainement. Les centres disposant d’un encadrement suffisant ne présentent pas toujours et partout des capacités d’accueil à la hauteur des besoins, et il est inutile de placer un mineur difficile dans un foyer où il pourra fuguer facilement. Ainsi, faute de relais éducatifs appropriés, l’efficacité de la justice des mineurs est-elle parfois gravement compromise, ce qui suscite l’incompréhension de l’opinion.
Le juge de l’application des peines : 352 juges de l’application des peines assurent, chacun, en moyenne, le suivi de 110 détenus et de 352 probationnaires libres, condamnés à des peines de travail d’intérêt général et d’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve dans la plupart des cas. Le nombre des personnes à suivre montre ici les limites de l’intervention judiciaire, pourtant particulièrement nécessaire pour permettre la réinsertion des condamnés et la prévention de la récidive. La mise en oeuvre d’une mesure présentée comme emblématique, le placement sous surveillance électronique, se révèle difficile. Décidée en 1997 par le législateur, sa généralisation à l’ensemble du territoire n’a pu intervenir qu’en 2005, ce qui montre bien qu’il est parfois plus facile de légiférer que d’appliquer la loi votée. La mise en place matérielle d’une surveillance électronique peut prendre, en pratique, plusieurs semaines, car il faut procéder à des investigations techniques sur la ligne téléphonique de la personne concernée. Compte tenu de ce délai, la pose de “bracelets électroniques” ne peut conduire à une réduction significative du nombre des détenus. Les juges de l’application des peines connaissent des conditions de travail difficiles, nuisant gravement, là encore, à l’efficacité de leur intervention : le logiciel informatique dont ils sont dotés fonctionne très mal, et l’échange de données entre les établissements pénitentiaires, les services de probation et les juges de l’application des peines est très aléatoire : les dossiers ne sont pas dématérialisés, plusieurs dossiers existent pour un même condamné, l’un dans les services de probation, l’autre au cabinet du juge de l’application des peines, parfois un autre à la maison d’arrêt, sans que les données soient échangées ni mises à jour, ce qui créée, entre les juridictions et les services de probation, une étanchéité à laquelle il est urgent de remédier.
Les juges d’instance : 775 juges d’instance exercent leur activité dans 476 tribunaux d’instance. Les juges d’instance connaissent, en matière civile, des demandes jusqu’à 10 000 _. Au sein des tribunaux d’instance, et à côté des juges d’instance, des magistrats non professionnels, les juges de proximité, exercent leur activité en vertu d’une loi du 9 septembre 2002. Ils connaissent des actions jusqu’à 4 000 _, et de procédures pénales en matière de contraventions. Alors que le recrutement de plusieurs milliers de juges de proximité avait été envisagé à l’origine, 444 exerçaient leurs fonctions au début de l’année 2006. En 2004, les juges de proximité ont rendu 18 000 décisions civiles. Les juges d’instance, la même année, ont jugé 580 000 affaires civiles, soit 760 par juge et par an, traitées dans un délai moyen de 4, 7 mois, dont la rapidité s’explique par la nature orale de la procédure devant le tribunal d’instance. Les décisions des tribunaux d’instance donnent souvent satisfaction, moins de 5 % d’entre elles étant frappées d’appel. Les juges d’instance, en matière civile, interviennent principalement dans les contentieux liés aux baux d’habitation et au droit de la consommation.
Les juges d’instance sont aussi juges des tutelles, activité en forte augmentation en raison de l’allongement de l’espérance de vie et du vieillissement de la population, un nombre croissant de personnes devant bénéficier de mesures de protection, n’étant plus en état de gérer normalement leurs biens. Chaque année, chaque juge d’instance place, en moyenne, 120 personnes majeures sous tutelle ou sous curatelle, les mesures se poursuivant souvent aussi longtemps que les personnes protégées sont en vie. Outre plusieurs audiences civiles mensuelles, impliquant la rédaction de plusieurs dizaines de décisions par mois, les juges d’instance procèdent à l’audition des personnes à protéger et des membres de leur entourage, se transportant souvent chez des particuliers ou dans des établissements de séjour pour personnes âgées.
Les magistrats du siège non spécialisés des tribunaux de grande instance : 1 939 présidents, vice-présidents et juges traitent, dans les tribunaux de grande instance, le contentieux civil et familial, les référés, les procédures civiles d’exécution, les saisies immobilières, l’indemnisation des victimes d’infractions, ainsi que d’autres procédures plus ponctuelles.
Ils jugent ainsi 950 000 affaires civiles par an, soit 480 chacun environ, dans un délai moyen de 6 mois et demi, leurs décisions étant frappées d’appel dans 13 % des cas. Les affaires familiales représentent environ la moitié du contentieux civil des tribunaux de grande instance, qu’il s’agisse des divorces, de l’autorité parentale et des obligations alimentaires. Une audience de contentieux familial, d’une durée d’une demi-journée, comprend généralement une douzaine d’affaires, chaque couple étant reçu pendant 15 à 20 minutes. Les audiences civiles de plaidoirie donnent lieu à l’examen d’une dizaine d’affaires dans la plupart des cas, dans des contentieux très diversifiés, les plus fréquents étant liés au droit de la responsabilité civile, aux successions, à la construction et aux contrats. L’essentiel du temps de travail des magistrats non spécialisés, comme celui des juges d’instance, se déroule en dehors des audiences et consiste à rédiger des décisions motivées, après étude des dossiers et recherche des textes et de la jurisprudence applicables. La plupart des juges dactylographient directement leurs décisions civiles sur ordinateur, ce qui allège d’autant la charge de travail du greffe.
Les magistrats du siège non spécialisés traitent aussi chacun, en plus des affaires civiles, en moyenne, 210 affaires correctionnelles par an. Les audiences correctionnelles se tiennent à juge unique ou en collégialité, selon les infractions, et comprennent parfois jusqu’à 40 affaires. Les audiences pénales peuvent durer fort longtemps, contraignant les juges à siéger jusqu’à des heures très tardives, dans des conditions qui ne permettent pas toujours de garantir à chacun une disponibilité et une qualité d’écoute suffisantes. Au demeurant, la France a été condamnée par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme pour manquement aux règles du procès équitable à raison d’audiences interminables devant les cours d’assises, où les accusés n’étaient jugés que tard dans la nuit, ou au petit matin, au terme de débats épuisants qu’il fallait poursuivre coûte que coûte, sans les renvoyer au lendemain, où d’autres affaires devaient être évoquées. Les audiences correctionnelles se déroulent dans la plupart des cas en l’absence de membres des forces de l’ordre, ce qui ne va pas sans problèmes de sécurité. Les juges sont aussi très tributaires de l’urgence en matière pénale qui rend aléatoire l’organisation de leur travail : ils peuvent être appelés à siéger de manière inopinée lorsque le procureur de la République décide d’organiser une comparution immédiate, procédure permettant le jugement, dès la fin de la garde à vue, d’une personne ayant commis un délit grave, lorsque les faits ne nécessitent pas d’investigations complémentaires.
Les présidents et les vice-présidents exercent enfin les attributions de juge des libertés et de la détention, appelés à statuer sur le placement en détention provisoire des personnes mises en examen. En ce cas, ils ne disposent que d’un temps très court pour examiner une procédure, parfois volumineuse et complexe, et statuer, après débat contradictoire entre le procureur de la République, la personne mise en examen et son avocat. Les décisions, ainsi rendues en urgence, emportent pourtant des conséquences particulièrement graves pour les personnes mises en examen, présumées innocentes.
Voici, rapidement esquissées, les conditions dans lesquelles travaillent les 4 244 magistrats des juridictions du premier degré.
Ils se heurtent à plusieurs difficultés qui entravent gravement l’efficacité de la justice de ce pays : une inflation législative paralysante, une insuffisance chronique de moyens et un discrédit jeté de toute part sur l’institution judiciaire.
Une inflation législative paralysante : les réformes de procédure sont rarement accompagnées d’études d’impact permettant d’évaluer les moyens nécessaires à leur application, faite souvent à effectifs constants. Chaque loi de procédure apporte son lot de travail supplémentaire, modifie les méthodes de travail, et l’organisation interne des juridictions, sans moyens nouveaux. Il faut ralentir le traitement des procédures dès qu’une loi nouvelle est promulguée pour se demander comment l’appliquer, ce qui fait prendre du retard. Certaines réformes inaperçues peuvent avoir des conséquences pratiques considérables : ainsi la disposition qui a permis à toute personne poursuivie d’obtenir gratuitement une copie de la procédure. En l’absence de créations de postes dans les greffes, une telle innovation, à l’évidence indispensable, a posé des difficultés de mise en oeuvre très délicates. Cet exemple présente l’équation que doivent résoudre en permanence les chefs de juridiction : comment faire plus quand les moyens stagnent ?
Une insuffisance chronique de moyens, humains, immobiliers et informatiques : un de mes prédécesseurs a insisté ici sur la faiblesse des moyens budgétaires. Depuis longtemps, la justice se débat dans un paupérisme permanent. Face à cette longue tradition d’abandon budgétaire, seul un effort financier important et suivi peut améliorer la situation. Si, depuis quelques années, des efforts ont été faits, pour créer des emplois de magistrats, l’efficacité de cette démarche a été altérée de deux manières. D’une part, si l’on a recruté des juges, on a, dans le même temps, accru leur tâche en légiférant davantage, les effectifs nouveaux étant souvent absorbés par le travail supplémentaire. D’autre part, et surtout : les recrutements de magistrats n’ont pas été suivis de créations, en nombre suffisant, de postes de fonctionnaires de greffe. Or, le juge est membre d’une équipe, seul, il ne peut rien faire. Certains tribunaux ressemblent à des hôpitaux, qui seraient riches en médecins, mais dénués d’infirmières. A quoi sert-il de recruter des juges sans mettre à leur disposition les collaborateurs indispensables à leur activité ? En outre, la plupart des créations récentes d’emplois de fonctionnaires de greffe ont permis d’augmenter les effectifs des services gestionnaires, peu de fonctionnaires nouveaux ayant, en définitive, rejoint les greffes pour assister les magistrats.
L’informatique judiciaire accuse un retard criant : les dossiers ne sont pas aujourd’hui numérisés, des fonctionnaires saisissent, souvent plusieurs fois au cours d’une même procédure, des données déjà collectées, mais qui ne peuvent être réutilisées, les mêmes pièces sont photocopiées à plusieurs reprises, leur numérisation étant impossible, faute d’équipement et de personnel formé. L’archaïsme actuel de l’informatique pénale est très préoccupant. Les méthodes de travail sont souvent d’un autre âge et l’édition, puis l’exécution d’un jugement correctionnel impliquent des manipulations nombreuses et fastidieuses, source de retard dans la mise à exécution des sentences.
Une institution judiciaire dévalorisée par des critiques incessantes, qui démotivent les juges et réduisent leur efficacité : le juge sait qu’il est là, d’abord, pour servir ses concitoyens, et il essaie de donner à sa tâche le meilleur de lui-même. Que dire de la rétribution sociale qui lui est rendue lorsqu’il entend, partout, les critiques virulentes, qui, de tout bord et en permanence, sont portées à l’institution judiciaire avec une violence qui semble chaque jour culminer, avant d’atteindre, le lendemain, de nouveaux sommets ? Ces attaques ignorent les difficultés auxquelles l’institution fait face. Elles méconnaissent les nombreuses procédures dans lesquelles les décisions rendues ne prêtent à aucune controverse. Mais leur répétition et leur intensité prennent une telle ampleur que l’on peut se demander si les critiques qui s’élèvent contre l’institution judiciaire ne vont pas l’anéantir, à trop la déstabiliser. La conséquence du discrédit que le discours ambiant jette sur la magistrature est claire : le découragement des juges, démotivés par le mépris jeté sur eux, par la déconsidération portée à leurs fonctions. Est-ce souhaitable ? Est-il de l’intérêt de la société française de décourager ses juges ? La régulation sociale fonctionnerait-elle mieux sans eux ? Par qui, ou par quoi les remplacer ? Il ne m’appartient certainement pas de répondre à ces questions, mais je vous remercie de m’avoir offert l’occasion de les poser aujourd’hui.