Le cancer : de quoi s’agit-il ? Où en est-on ?

Séance solennelle du lundi 26 mars 2007

par M. Lucien Israël

 

 

Qu’est-ce qu’un cancer ?

 

Il y a dans chaque tissu une couche profonde de cellules souches, sur laquelle reposent quatre à cinq couches de cellules adultes qui ne peuvent pas se diviser. La dernière couche est composée de cellules qui, ayant vieilli le plus longtemps, finissent par se détacher et mourir.

Lorsqu’un tel fait se produit, une cellule souche de la couche profonde, la seule où ces cellules ont la capacité de se reproduire, se divise en deux, l’une qui perd la capacité de se diviser et qui va entreprendre un parcours de couche en couche jusqu’à son détachement du tissu et sa mort et l’autre moitié qui demeure une cellule souche apte à se diviser mais qui ne le fera elle aussi que pour compenser une perte. Cela est donc la norme dans tous les tissus.

Le cancer résulte d’un dommage affectant une cellule souche, et qui a pour conséquence que cette cellule va elle-même continuer à se diviser en dehors de tout besoin et à une cadence accélérée, le résultat de chaque division étant alors deux cellules souches qui restent affectées du dommage génétique initial et qui se reproduisent régulièrement, formant une tumeur qui augmente progressivement de volume.

Chacune de ces cellules acquiert très vite d’autres pouvoirs, comme la capacité de se protéger contre les cellules immunitaires, mais aussi la capacité de fabriquer des néo-vaisseaux qui permettent à la tumeur de recevoir du sang et d’entrer dans la circulation, chacune pouvant alors coloniser un organe quelconque au sein duquel elle formera une nouvelle tumeur (une métastase). Devenant peu à peu plus résistante, la cellule cancéreuse parvient à se reproduire malgré diverses thérapeutiques, et en particulier des chimiothérapies.

 

Cancer et évolution de la vie

 

C’est en réfléchissant à ces comportements que j’ai découvert la nature réelle de cette maladie et sa place dans l’évolution de la vie sur cette planète. Je vous livre ici ce phénomène qui, malgré une publication dans une grande revue américaine de biologie en 1996, ne semble pas avoir intéressé jusqu’ici la plupart de mes confrères.

Voici ce qu’il en est. Les bactéries ont des ancêtres, les archéobactéries, apparues depuis plus de trois milliards d’années, qui ont survécu à des milliers d’agressions environnementales, qu’elles proviennent de la température, de l’acidité, de l’assèchement et de toutes les toxicités possibles liées à des modifications considérables du milieu ambiant au cours des siècles.

Un chercheur français bactériologiste très compétent a découvert que cette résistance est due à un groupe d’une dizaine de gènes muets dans les circonstances normales d’existence au sein du milieu naturel, mais qui, en cas de menaces, voire d’agressions génétiques se réveillent et entrent en fonctionnement pour assurer non seulement la survie mais leur descendance en dépit de ces dommages. Ce phénomène a reçu le nom de système SOS et a été vérifié par tous les bactériologistes.

Lorsque j’en ai pris connaissance j’ai eu la curiosité de rechercher ce que ces gènes étaient devenus au cours de l’évolution et j’ai découvert, sans aucun travail personnel, que ces mêmes gènes persistent dans les cellules humaines et y sont silencieux dans les circonstances normales. On observe leur réveil dans les cellules cancéreuses où ils enclenchent des divisions donnant naissance à de nouvelles lignées résistantes, cela en acceptant des dommages qui tueraient une cellule normale.

Ainsi le cancer n’est donc que la remise en fonctionnement (réservé aux cellules souches) de la capacité de se donner une postérité en dépit de tous dommages.

 

Prévalence du cancer

 

Cela dit, venons en aux chiffres observés chez les humains dans notre société. Ces chiffres concernent en France, l’année 1995 et ils ont probablement augmenté depuis.

A cette époque en France, on comptait environ 250 000 nouveaux cas par an, dont 150 000, soit plus de 6 sur 10, concernaient des personnes de 45 à 74 ans, réparties à raison de 90 000 chez l’homme et 60 000 chez la femme, tous types de tumeurs confondus, les plus répandus étant le cancer du poumon chez l’homme et le cancer du sein chez la femme.

A partir de 75 ans, les chiffres baissent en raison de la baisse du nombre de survivants mais ils représentent encore 27 % du nombre de nouveaux cancers recensés chaque année dans l’ensemble de la population. Notons ici, qu’après 85 ans, le pourcentage de cancers décroît dans les deux sexes, phénomène qu’on attribue au fait que les personnes ayant atteint cet âge en bonne santé le doivent à des gènes de résistance à diverses agressions.

 

Croissance tumorale

 

J’en viens à la vitesse de croissance des tumeurs malignes, phénomène qui a fait l’objet de mesures auxquelles j’ai beaucoup participé aux États-Unis et en France.

Pour ne citer que des moyennes, un cancer ayant la forme d’une sphère de 1 cm de diamètre, qu’on observe par exemple sur une radiographie pulmonaire ou une échographie du foie comporte près de 1 milliard de cellules. Son temps de doublement en volume quand il a atteint cette dimension est alors de 100 jours. Il est né en moyenne 8 ans auparavant de la première cellule anormale et sa vitesse de croissance est décrite par une équation (dite de Gompertz), une exponentielle dont l’exposant décroît régulièrement en fonction du temps.

Si la vitesse de croissance diminue ainsi régulièrement, c’est à la fois parce que toutes les cellules ne survivent pas, mais aussi et surtout parce que beaucoup de cellules s’échappent de la tumeur principale. Elles iront coloniser d’autres tissus avec une vitesse de croissance comparable.

L’une des données qui résulte des considérations ci-dessus est qu’il ne faut pas, lorsqu’on détecte une petite tumeur isolée, penser qu’un traitement local seul suffirait. Il faut considérer que la présence de métastases microscopiques est vraisemblable, et qu’un traitement général de sécurité prolongé de plusieurs mois, est un choix qui doit s’imposer.

 

Limite des traitements locaux : la maladie résiduelle

 

En ce qui concerne les traitements locaux, la chirurgie est certainement la plus appropriée, quand cela est possible et où que soit située la tumeur, à l’exception du cerveau.

Mais je dois ici, vous faire connaître un fait avéré depuis longtemps, quoique souvent ignoré. Il a été découvert il y a quelques années et parfaitement confirmé que certaines tumeurs fabriquent et répandent des substances qu’on a dénommées chalones, qui ont la propriété de retarder la croissance des petites métastases encore indécelables. Il en résulte que l’ablation d’une tumeur peut faire augmenter la vitesse de croissance des petites métastases.

C’est ce qui a conduit certains de mes confrères du groupe de travail américain auquel j’appartenais dans les années 60 (et dans lequel je suis resté une vingtaine d’années) à proposer ce que nous avons appelé par opposition à la chimiothérapie adjuvante post- opératoire une chimiothérapie néo-adjuvante, c’est-à-dire débutant quelques semaines avant l’intervention puis reprise dès la cicatrisation.

Avant d’en venir au problème de ces chimiothérapies je dois préciser que le traitement local peut être, au lieu d’une chirurgie, une radiothérapie et qu’il y a désormais de très grands progrès dans ce domaine, ainsi que vous en a informés le Professeur Talbot. Je dois ajouter à ce qu’il nous a appris la possibilité maintenant d’une radiothérapie conformationnelle par de nouveaux appareils qui permettent d’irradier pratiquement la seule tumeur, où qu’elle se trouve, en respectant les tissus normaux qui l’entourent.

 

Naissance de la polychimiothérapie

 

Mais voyons maintenant le problème des traitements généraux qu’ils soient préopératoires ou post-opératoires ou pratiqués à la place d’une chirurgie qui se révèle impossible en raison de l’existence de lésions trop importantes.

Les chimiothérapies anticancéreuses sont apparues au tout début des années 60 et l’on a assez rapidement disposé de trois produits dont les biostatisticiens qui avaient pris le pouvoir dans les groupes coopérateurs ont imposé d’abord qu’on les compare un à un par tirage au sort avec des placebos et ensuite qu’on en prescrive un seul à la fois, remplacé par un des deux autres, puis par le troisième en cas de résultats initiaux insuffisants. Ce fut la pratique de l’ensemble de la communauté cancérologique internationale pendant des décennies, mais pas de la mienne pour la raison que je vais vous exposer.

J’étais alors médecin-assistant dans un service de pneumologie parisien dans lequel j’avais en charge essentiellement des tuberculeux, mais aussi des malades atteints de cancers du poumon inopérables. Je n’avais reçu jusque là aucun enseignement de cancérologie. Compte tenu du fait que nous étions devenus capables de guérir tous les tuberculeux en associant trois produits (streptomycine, rimifon, et PAS) j’ai donc choisi, apprenant par mes lectures qu’il existait trois produits de chimiothérapie à l’époque, de les associer. J’ai aussitôt enregistré des résultats beaucoup plus favorables que ceux jusqu’alors connus et j’ai publié dans une revue de pneumologie un petit article intitulé : « Faut-il modifier le traitement des cancers du poumon ? ». Il a fallu alors quelques années avant que la communauté cancérologique à laquelle je n’appartenais pas, cesse de me traiter avec quelque rudesse, mais finalement tout le monde s’est rallié à ce que l’on a appelé depuis la poly-chimiothérapie et depuis lors d’ailleurs, le nombre de produits chimiothérapiques n’a cessé d’augmenter et les victoires sur les cancers de s’affirmer.

Mais ceci m’amène à un nouveau problème plus récent. Les chimiothérapies sont encore loin d’être toujours capables d’éradiquer une tumeur qui s’est révélée rapidement résistante à certains produits, ou qui a récidivé après chimio- et radiothérapie. Cela n’est pas surprenant car les capacités de résistance à divers traitements augmentent avec le nombre de cellules tumorales, de sorte qu’il est indispensable d’associer aux chimiothérapies toutes les autres molécules qui peuvent soit les renforcer, soit elles-mêmes se montrer efficaces contre les cellules tumorales.

Or, on peut découvrir simplement en explorant la littérature scientifique internationale, que bien des substances autres que des chimiothérapies peuvent avoir des effets anticancéreux validés par les biologistes. Je citerai ici, sans entrer dans le détail, plusieurs produits que j’associe tous ensemble depuis des années et qui augmentent les effets des traitements habituels. Il s’agit par exemple :

  • des vitamines A et D redifférenciant des cellules tumorales ou favorisant leur suicides par apoptose ;

  • des statines, utilisées contre le cholestérol dont vous a parlé mon collègue le Professeur Vacheron ;

  • des anti-inflammatoires dont on a montré qu’ils ont la capacité de bloquer la vascularisation des tumeurs ;

  • de substances qui débarrassent les cellules d’une accumulation de métaux lourds (qu’on nomme des chélateurs) et je signale ici que les cellules cancéreuses sont nettement plus riches en cuivre que les cellules normales, ce qui ne peut être un hasard car on a montré dans d’autres registres que les cellules cancéreuses savent se doter de tout ce qui est utile à leur progression. Il en est ainsi, par exemple, d’un produit que l’on nomme acide hyaluronique et qui se trouve en excès dans un type de tumeurs qu’on nomme des mésothéliomes et que l’injection d’hyaluronidase aide considérablement à guérir, ainsi que je l’ai montré il y a déjà plus d’une décennie. Mais il faut également, par exemple, utiliser de la somatostatine, un inhibiteur d’un facteur de croissance qui circule en permanence dans l’organisme et que beaucoup de cellules tumorales utilisent à leur profit. Je pourrai citer bien d’autres produits également inoffensifs dans un organisme normal et utiles vis-à-vis des cellules cancéreuses, comme le sont aussi des antihormones dans les cancers du sein ou de la prostate, qui eux sont entrés dans la thérapeutique habituelle. Aucun des produits cités n’est toxique à des doses parfaitement connues et il est dommage qu’ils soient trop rarement utilisés en renfort des traitements habituels. Je signale en outre, que plusieurs des produits que je viens de citer ont des effets préventifs qui seraient très utiles à des personnes à risques en raison, soit d’anomalies génétiques héréditaires, soit de l’environnement, ce qui me conduit d’ailleurs aux derniers problèmes que je veux évoquer, ceux des causes de beaucoup de cancers et celui de leur prévention.

 

Prévention et environnement

 

On sait que le tabac est responsable de la grande majorité des cancers du poumon, que l’usage de la pilule contraceptive augmente les taux des cancers du sein et que l’usage immodéré de l’alcool peut contribuer à induire des cancers du foie. On sait également que les ultraviolets solaires peuvent induire un cancer de la peau que l’on appelle un mélanome. Mais il se trouve que depuis quelques décennies différents facteurs liés à l’environnement sont venus massivement s’ajouter à ceux que je viens de citer et laissent entrevoir de véritables catastrophes à court terme si l’on ne parvient pas à y porter remède. Je veux parler, par exemple, des pesticides, des vapeurs provenant des cheminées d’usines et des moteurs de voitures, ainsi que de toutes les radiations ionisantes provenant des moyens modernes de communication. Il faut du reste mentionner ici que ces modificateurs de l’environnement ne provoquent pas seulement des cancers, mais des stérilités, des maladies dégénératives du système nerveux ainsi que des malformations congénitales dues à divers produits mutagènes. On observe par ailleurs, de plus en plus de cancers dans le jeune âge qui sont très probablement liés à l’environnement.

Outre les gestes de prévention individuels sur lesquels je vais revenir, il est clair que nos sociétés doivent de toute urgence prendre en charge la défense de l’environnement et que les cancérologues, très concernés, doivent appuyer toutes les initiatives possibles et cela dans les plus brefs délais.

Mais la prévention n’est pas faite que de gestes consistant à éviter les produits et les attitudes nocifs. Il existe également des gestes positifs. Toutes les agressions que subissent les gènes se font par l’intermédiaire d’un processus d’oxydation. Il est très important de s’en protéger en consommant régulièrement des fruits et des légumes qui contiennent des antioxydants, le plus actif connu étant le lycopène contenu dans les tomates crues.

Je ne peux que m’arrêter ici, car il faudrait bien d’autres séances pour tout détailler. Je terminerai en disant un mot de la génétique. D’une part pour mentionner que certains cancers comme le cancer médullaire de la thyroïde identifié par le Professeur Milhaud en découvrant sa sécrétion de calcitonine peuvent être liés à une défaillance génétique congénitale et transmise par l’un des géniteurs ; d’autre part, que, compte tenu des progrès en cours, on pourra un jour prochain ajouter aux thérapies actuelles des moyens proprement génétiques, en identifiant les lésions génératrices du développement cancéreux et responsables de la croissance cancéreuse et en utilisant des moyens de réparer les gènes anormaux.

 

Conclusion : Les succès

 

Je terminerai sur une note d’espoir. Pendant de longues années le diagnostic de cancer était un terrible verdict. Aujourd’hui, un cancer sur deux guérit ; les longues survies se multiplient ; la guérison de certains cancers, comme celui du testicule, s’élève à 97 % des cas, celui de la thyroïde à plus de 80 % ; le pronostic de certains lymphomes est radicalement transformé. En moins d’un demi-siècle, des progrès inespérés ont été réalisés.

Texte des débats ayant suivi la communication