Avis de l’Académie des sciences morales et politiques sur le projet de révision constitutionnelle (14 avril 2008)

Les membres du groupe de travail formé au sein de l’Académie des sciences morales et politiques ont étudié en premier lieu le rapport du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République présidé par M. Balladur. Puis ils ont étudié l’avant-projet de loi constitutionnelle soumis par le Premier ministre au Conseil d’Etat. Le rapport élaboré par M. Jean Foyer a donné lieu à une délibération de l’Académie réunie en comité secret le lundi 14 avril 2008, qui a décidé de rendre public l’avis suivant.

L’Académie constate que l’avant-projet de loi constitutionnelle n’implique pas de changement de régime. La Constitution ne serait pas modifiée au point de remettre en cause sa « double lecture », parlementaire et présidentielle. Il convient en effet de veiller à ce que rien ne vienne porter atteinte à l’équilibre et à la souplesse dont le régime a fait la preuve, notamment grâce à la « double lecture » qui a garanti depuis cinquante ans la stabilité institutionnelle, en même temps que la stabilité gouvernementale.

L’Académie approuve certaines innovations envisagées. En revanche, elle n’est pas convaincue de l’utilité ou du bien-fondé de certaines autres. Enfin, conformément à sa vocation, elle estime devoir exprimer ses réserves au sujet de plusieurs modifications proposées et informer les pouvoirs publics et l’opinion sur les inconvénients qu’elles pourraient comporter.

– I –
Les propositions visant à accorder des prérogatives nouvelles au Parlement

1) La valorisation du travail parlementaire

L’Académie approuve l’élaboration de droits de l’opposition parlementaire, qui devront être fixés par les règlements de chaque assemblée (art. 24), alors qu’une loi fixera l’ensemble des droits des partis et groupements politiques. A cet effet, l’art. 1er de l’avant-projet introduit dans la Constitution une distinction nouvelle entre les partis de la majorité et les autres.

Elle approuve le principe de la discussion par chaque assemblée en séance publique des textes issus des travaux des commissions et non plus du projet du gouvernement (art. 17), l’augmentation du nombre des commissions parlementaires (art. 18), la réforme du droit d’amendement (art. 19) et des procédures parlementaires (art. 20 et 21).

Elle approuve surtout le maintien des modes de scrutins actuels (art. 9).

Au sujet du vote de résolutions par les assemblées (art. 9), l’Académie rappelle la décision du Conseil constitutionnel en date du 17 juin 1959 qui a déclaré un tel vote non-conforme à la Constitution, notamment au motif que « dans la mesure où de telles propositions [de résolutions] tendraient à orienter ou à contrôler l’action gouvernementale, leur pratique serait contraire aux dispositions de la Constitution qui, dans son article 20, en confiant au Gouvernement la détermination et la conduite de la politique de la Nation, ne prévoit la mise en cause de la responsabilité gouvernementale que dans les conditions et suivant les procédures fixées par ses articles 49 et 50. » Mais l’Académie estime que le vote de résolutions pourrait éviter le vote de lois sur des questions non normatives.

L’Académie s’interroge sur le bien-fondé de la faculté nouvelle qui serait donnée aux présidents des assemblées de soumettre les propositions de lois au Conseil d’Etat (art. 15). Une telle mesure reviendrait à charger le Conseil d’Etat de faire le travail des commissions.

L’Académie émet des réserves sur la publicité des auditions par les commissions parlementaires (art. 11). Elle estime qu’une telle publicité modifie la nature même des séances et risque de porter préjudice à la qualité et à la sérénité des travaux.

Elle émet également des réserves au sujet de la réforme de l’ordre du jour, estimant que les restrictions apportées à l’ordre du jour prioritaire (art. 22) sont néfastes. Ces modifications lui paraissent de surcroît relever du règlement des assemblées (voir art. 24 sur les droits de l’opposition).

Il est en de même pour la proposition de laisser un jour de séance par mois aux textes de l’opposition. L’avant-projet en ferait une obligation systématique, alors qu’il suffirait d’obliger à accéder aux demandes de l’opposition en ce sens. En effet, le plus souvent, les propositions de loi de l’opposition n’ont pas vocation, dans l’esprit même de leurs auteurs, à prendre place dans l’ordre du jour. La qualité de ces propositions de loi, qu’elles viennent de la droite ou de la gauche, est souvent médiocre ; les rapporteurs nommés s’abstiennent de rédiger les rapports. En réalité, le dépôt d’une proposition de loi n’est la plupart du temps qu’un moyen de créer un événement politique artificiel et sans lendemain, permettant de satisfaire un groupe de pression ou simplement de faire parler de soi.

2) Les restrictions au recours à la procédure de l’art. 49 al. 3

Au sujet de la modification de l’article 49 alinéa 3, l’Académie souligne l’ambiguïté de la demi-mesure proposée (art. 23). Soit l’art. 49 al. 3 est jugé antidémocratique et il convient de l’abroger, soit il est jugé démocratique et il faut laisser au gouvernement la possibilité d’y recourir sans restriction.

Or, l’exigence que la censure soit votée à la majorité absolue des députés est parfaitement démocratique. En effet, elle subordonne l’ouverture de la crise à la preuve que le gouvernement censuré n’a plus de majorité et qu’il en est une autre prête à relayer cette majorité évanouie. Il faut rappeler que la procédure a été adoptée à la fin de la IVe République avant d’être reprise dans la Constitution de 1958.

L’art. 49 al. 3 est, avec le droit de dissolution (art. 12), la pièce maîtresse du « parlementarisme rationalisé ». La remarquable stabilité qu’a connue la Ve République est due à l’emploi coordonné des articles 49 al. 3 et 12. Depuis l’automne de 1962, aucune motion de censure n’a été votée. Le dispositif est donc efficace.

Entre 1988 et 1993, les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy, qui disposaient d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, n’ont pu gouverner efficacement qu’en recourant à l’art. 49 al. 3. A eux seuls, ces trois Premiers ministres y ont recouru 39 fois, sur un total de 82 recours pour l’ensemble de la Ve République. Sans cette disposition constitutionnelle, la stabilité gouvernementale aurait été sérieusement compromise. L’art. 49 al. 3 demeure donc indispensable.

L’histoire de la Ve République montre aussi que l’art. 49 al. 3 n’a été invoqué qu’une fois pour une loi de finances (par le Premier ministre Raymond Barre).

En conséquence, l’Académie est d’avis que le mieux est de ne pas toucher au parlementarisme rationalisé et qu’il est indispensable de maintenir la rédaction actuelle de l’art. 49 al. 3, sans restriction.

3) Le rôle du Parlement en matière de politique étrangère et de défense

L’art. 8 de l’avant-projet modifie l’art. 21 de la Constitution, selon lequel, dans sa rédaction actuelle, « le Premier ministre est responsable de la défense nationale ». Selon la nouvelle rédaction proposée, le Premier ministre « met en oeuvre les décisions prises dans les conditions prévues à l’article 15 en matière de défense nationale ». Or, selon l’art 15, « le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale ».

La défense nationale semblerait donc échapper à la responsabilité parlementaire du Gouvernement pour ne plus dépendre que du Président de la République. Il s’agirait d’un accroissement des pouvoirs présidentiels au détriment des pouvoirs du Gouvernement et du pouvoir législatif devant lequel le Gouvernement est responsable.

L’Académie se demande si la mesure est cohérente avec la volonté affichée de renforcer les pouvoirs du Parlement en matière de politique internationale et en ce qui concerne l’engagement des forces armées (art. 13).

– II –
Les propositions visant à rénover le mode d’exercice
du pouvoir exécutif

1) Le Président devant le Parlement

Selon le texte actuel de la Constitution, le Président communique avec les Assemblées en y faisant lire en séance publique des messages qui ne donnent lieu à aucun débat ni aucun vote. L’art. 7 de l’avant-projet modifie l’art. 18 de la Constitution de façon à autoriser le chef de l’Etat à prendre la parole devant l’une ou l’autre assemblée, ou devant le Congrès. Son allocution pourrait donner lieu, en son absence, à un débat qui ne serait suivi d’aucun vote.

L’utilité de l’innovation introduite ici pourrait être contestée. La prise de parole du Président peut n’être point sans danger : il existe un risque de voir le chef de l’Etat apostrophé par les parlementaires de l’opposition. Cependant, l’Académie estime qu’aucune raison décisive ne commande de conserver les restrictions à la liberté de communication du chef de l’État. Le droit comparé et l’histoire montrent que l’intervention orale du chef de l’État serait compatible avec l’une et l’autre lectures de la Constitution. Le principe peut donc être admis.

L’Académie émet toutefois une réserve au sujet du débat qui suivrait l’intervention du chef de l’Etat. Même en l’absence du Président, le débat parlementaire est lié à la responsabilité et ne peut concerner que le Gouvernement. Enfin, aucune raison ne commande de supprimer le droit de faire lire des messages.

En conséquence, l’Académie recommande :

  • de maintenir le 1er alinéa de l’art. 18 qui autorise le Président à communiquer aux Assemblées « des messages qu’il fait lire et qui ne donnent lieu à aucun débat ».

  • d’y ajouter un 2e alinéa ainsi rédigé : « Le Président de la République peut prendre la parole devant le Parlement réuni en Congrès ou l’une ou l’autre de ses assemblées. Son allocution ne donne lieu, même hors sa présence, à aucun débat. »

2) La nomination à certains emplois publics

L’Académie désapprouve l’introduction d’une procédure de contrôle parlementaire dans les nominations à certains emplois publics (art. 4). Les plus hauts emplois sont pourvus en Conseil des ministres et le resteraient, la disposition nouvelle ne concernant que des emplois ne relevant pas du Conseil des ministres. Ce dispositif introduirait une distinction paradoxale entre les emplois qui resteraient pourvus en Conseil des ministres sans intervention du Parlement et les fonctions inférieures qui feraient l’objet d’une telle intervention.

Plus généralement, la disposition crée une ambiguïté en ce qui concerne le principe de séparation des pouvoirs et ouvre le risque d’une politisation des fonctions concernées, qui affaiblirait l’appareil d’Etat.

L’Académie désapprouve l’application de cette procédure de consultation parlementaire au choix des membres du Conseil constitutionnel (art. 25). Le Conseil constitutionnel ayant pour fonction de régler le contentieux des élections parlementaires et de veiller à la conformité des lois à la Constitution, la nomination de ses membres ne saurait être soumise à une commission parlementaire. En outre, puisque les membres sont nommés par les plus hautes autorités de la République, tant de l’Exécutif que du Législatif, la consultation parlementaire paraît inadaptée.

3) Diverses restrictions imposées au pouvoir exécutif

L’inscription dans la Constitution d’une limitation du nombre des mandats présidentiels successifs (art. 2) pourrait faire difficulté dans des circonstances exceptionnelles. En outre, les exemples étrangers relativisent ce projet. Aux Etats-Unis, le régime est présidentiel et il n’existe pas de Premier ministre. En Russie, où il existe un Premier ministre, la limitation à deux mandats présidentiels n’a pas empêché le maintien au pouvoir d’une même personnalité après son départ de la présidence.

Fixer un nombre maximum de membres du Gouvernement (art. 3) ne présente pas d’inconvénient. Si elle est globalement contraignante, la mesure laisse une certaine liberté au Premier ministre dans la formation de son gouvernement puisqu’elle ne distingue pas, parmi les membres du Gouvernement, les ministres des secrétaires d’Etat.

L’Académie n’approuve pas la procédure proposée concernant le droit de grâce (art. 6). En obligeant le chef de l’Etat à solliciter l’avis d’une commission « sur chaque demande », la procédure nouvelle risque d’empêcher de facto les grâces collectives, qu’il parait nécessaire de maintenir malgré leurs inconvénients, en raison de la surpopulation des établissements pénitentiaires. De surcroît, les grâces collectives constituent l’un des éléments du régime progressif.

– III –
Les propositions visant à accorderdes garanties nouvelles
aux citoyens

1) Le Défenseur des droits des citoyens

L’Académie en approuve la création.

2) Le Conseil supérieur de la magistrature

L’Académie approuve l’élargissement de la composition du Conseil supérieur de la magistrature (art. 28). Mais elle est d’avis qu’il n’est pas cohérent d’éliminer le Président de la République du CSM tout en y maintenant – à juste raison – le Garde des sceaux, qui pourra « assister aux séances ».

3) L’exception d’inconstitutionnalité

L’Académie émet des réserves sur l’exception d’inconstitutionnalité qu’introduit l’article 26 de l’avant-projet. Dans toute instance devant un juge administratif ou judiciaire, tout plaideur pourrait exciper de l’inconstitutionnalité de la règle législative invoquée au soutien de la prétention de la partie adverse. Cette innovation créerait une insécurité de la loi et serait facteur de désordre juridique et d’inégalité.

Dans l’hypothèse où un tel contrôle serait adopté, il conviendrait de l’élargir au contrôle de la conformité de la loi avec les engagements internationaux et européens de la France. Dans la lacune ouverte par une décision du Conseil constitutionnel de 1975, les juridictions administratives et judiciaires se sont reconnu le pouvoir d’apprécier la conformité de la loi aux engagements internationaux de la France, qu’il s’agisse des traités ou d’actes communautaires. Ce contrôle porte en fait sur des matières identiques à celles du contrôle de constitutionnalité. Dès l’instant que serait instituée une exception d’inconstitutionnalité, il serait souhaitable de procéder de même en ce qui concerne le contrôle de conventionnalité.

A cet effet, l’Académie proposerait, le cas échéant, de compléter le premier alinéa de l’art. 61 de la Constitution de la façon suivante :

« Les lois organiques, avant leur promulgation, et les règlements des Assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution et aux engagements internationaux et communautaires de la France. »

L’Académie approuve les autres mesures envisagées, suivant la volonté du chef de l’Etat de « bâtir une démocratie plus équilibrée » sans modifier la nature du régime de la Cinquième République.

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