Séance du lundi 28 avril 2008
par Mme Marie-France Garaud,
Président de l’Institut internationale de géopolitique
« Il faut mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste ». D’une phrase, Pascal dit la norme du politique et son exigence éthique. Cette exigence est celle de la démocratie. Elle doit être celle de la République.
La justice politique doit donner un droit égal, en dépit des inégalités de force, de fonction, de capacité et de fortune. Elle doit aussi donner un droit effectif, c’est-à-dire le pouvoir garanti à chacun d’exercer sa liberté. Garantir le droit par une force, tels sont bien le sens et la fonction du pouvoir politique.
Les démocraties occidentales et en particulier la nôtre, se sont édifiées sur la volonté d’assurer la légitimité de ce pouvoir. Un gouvernement est légitime parce qu’il respecte une constitution, encore faut-il que la constitution soit reconnue, que le pouvoir qu’elle instaure accomplisse son rôle de garant et de promoteur des libertés.
Il faut aussi que la légitimité soit elle-même assurée, que les citoyens se fassent entendre du pouvoir, entendre et écouter, selon un système électif de représentation effective.
Au risque permanent d’être juges et parties, d’accaparer le pouvoir qu’ils ont pour mission de régler, de juger, et d’inciter, les représentants élus sont responsables de la légitimité du pouvoir dans l’Etat. Ils sont responsables de l’ordre juridique et institutionnel qui assure cette légitimité au regard du peuple souverain. Ils sont enfin gardiens de cette inaliénable souveraineté.
Ainsi, loin d’être seulement spectateurs ou gardiens du droit, les politiques en sont également la source, et dans le perpétuel jeu d’échanges qui les lie à ce droit, ils doivent se souvenir du double risque encouru : s’en écarter … ou en être écartés.
Leur tâche est difficile. Elle est même dangereuse si l‘on en juge par le nombre, la diversité et le sort souvent funeste des régimes qui se sont succédé depuis 1789.
Pour l’évoquer, il n’est cependant pas nécessaire de se tourner très loin vers passé. Nous avons sous les yeux une période d’histoire encore vivante et chaude, que nous avons tous traversée au moins en partie, à laquelle certains, appartenant à votre Compagnie, ont participé avec éclat et qui constitue, sur un demi-siècle, un panorama exemplaire et complet des avatars que peuvent traverser, conjointement ou alternativement, la politique et le droit.
Il nous a donc paru significatif, à titre d’illustration d’un sujet aussi vaste, d’explorer les rapports croisés des politiques et du droit au long de la Ve République.
Au risque, assumé, d’une simplification réductrice, nous distinguerons trois périodes, peut-être d’ailleurs vaut-il mieux dire trois temps.
Le premier fut marqué par une volonté ferme d’exigence politique. Refaire un Etat dont les institutions soient fondées sur la souveraineté du peuple et reconnues comme justes par les citoyens, telle était la volonté du général de Gaulle. Les circonstances allaient permettre, à compter de 1958, la réforme d’un système politique usé jusqu’à la corde et la consécration, dans les textes, des dispositions propres à donner à la démocratie française sa légitimité politique et sa vigueur institutionnelle. Ce fut, pour une quinzaine d’années, le temps de la politique inscrite dans le droit.
Puis, nos dirigeants trouvant qu’à regarder si haut, le risque était grand de ne pas plaire assez, se montrèrent davantage soucieux de privilégier les satisfactions individuelles et la gestion des choses. Non pas que celle-ci soit inutile, mais elle doit trouver ses limites, sauf à faire oublier l’essentiel. Les politiques sont chargés d’y veiller. Ils n’y réussirent pas vraiment, faute d’ailleurs de l’avoir véritablement tenté. Comme si la nature du législateur, subitement, avait horreur du vide, le droit, soucieux de tout régler, s’enfla au point de déborder ses créateurs eux-mêmes. Ce fut le temps où, peu à peu, on vit les politiques submergés par le droit.
Enfin, dans une mondialisation débordant largement l’économie, dans le développement d’une représentation internationale des Etats, il fallut constater l’importance croissante de ces « droits venus d’ailleurs » et qui portent au nôtre un « intérêt possessif » selon l’expression élégante choisie par le Doyen Carbonnier. Peu à peu, sans même parfois s’en rendre compte, les politiques durent faire face à un environnement juridique protéiforme, mais envahissant. Et l’interrogation se fait de plus en plus insistante : le temps ne vient-il pas où nous verrons les politiques dépossédés par le droit ?
La politique inscrite dans le droit
Jean Foyer, qui participa dès l’origine à la création de la Ve République et en fut, notamment comme Garde des Sceaux, un acteur majeur, cite dans ses mémoires la « leçon de droit » que lui donna un jour le Général : « Souvenez-vous de ceci : Il y d’abord la France, ensuite l’Etat, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le Droit. » Rejet du juridisme, sans doute, comme le souligne Jean Foyer, mais certes pas du droit juste qui doit sous-tendre l’organisation du pouvoir et exprimer la légitimité démocratique.
L’instauration de la Ve République donnera, dans ses deux actes fondateurs, l’élaboration de la constitution en 1958 et le référendum sur l’élection présidentielle au suffrage universel en 1962, une parfaite illustration de l’un et de l’autre.
Dès son discours de Bayeux, le Général avait posé le principe selon lequel le chef de l’Etat doit pouvoir dessiner et mettre en œuvre la politique de la France, sans être entravé par la pratique dévoyée du régime parlementaire.
Il savait cependant fort bien que personne, parmi le personnel politique en place, ne souhaitait que ces principes ne fussent mis en œuvre. Or leur application et leur pérennité impliquaient qu’ils soient inscrits dans le droit. La crise algérienne allait en ouvrir la possibilité. Il la saisit.
Se pliant aux règles institutionnelles encore en vigueur il fut, le 1er juin 1958, investi par l’Assemblée nationale à la tête du dernier gouvernement de la IVe République moribonde. Dans son discours de présentation il avait indiqué aux députés qu’il leur demanderait non seulement les pleins pouvoirs pour résorber la crise algérienne, mais, au-delà de ces aspects conjoncturels, les moyens durables de remédier, par une nouvelle constitution, aux causes profondes de la dégradation politique.
Deux jours plus tard, l’Assemblée votait deux lois. La première, ordinaire, accordait les pleins pouvoirs au gouvernement pour prendre par ordonnances – le vocabulaire gaullien pointait déjà – les mesures nécessaires au règlement de la crise algérienne.
L’autre, constitutionnelle, fixait la procédure à suivre pour l’élaboration de la nouvelle loi fondamentale et précisait, comme l’avait accepté le gouvernement, les principes qui devaient en régir la substance.
Les dispositions procédurales répondaient à un double souci : dissiper la méfiance suscitée par De Gaulle chez nombre de politiciens, auxquels il n’avait pas laissé que des bons souvenirs, et obtenir l’accord le plus large possible sur le projet, en associant à son élaboration hommes politiques et juristes, d’opinions et de tendances diverses.
Tel était déjà le cas au gouvernement, puisque l’on y trouvait, en tant que Ministres d’Etat sans portefeuille, des hommes tels que Pierre Pfimlin, Guy Mollet, Louis Jacquinot ou Félix Houphouët-Boigny. Tel fut aussi le cas au conseil restreint constitué autour du Général et chargé de rédiger l’avant-projet. Outre les ministres d’Etat, y siégeaient Michel Debré, Garde des Sceaux, chargé du rapport, René Cassin, vice-président du Conseil d’Etat, et Pierre Belin, Secrétaire général du gouvernement. Un Comité Consultatif Constitutionnel présidé par Paul Reynaud et réunissant, lui aussi, politiques et juristes devait ensuite examiner le texte, avant que celui-ci ne soit transmis pour avis au Conseil d’Etat.
Ainsi organisés, les travaux préparatoires devaient permettre de réduire les éventuelles difficultés politiciennes. Tel fut en effet le cas et le texte initial franchit les étapes prévues sans modifications majeures.
Mais l’essentiel était évidemment dans les principes régissant la nouvelle constitution. Tels que le Général de Gaulle les avait lui-même définis, ils s’inscrivaient naturellement dans la continuité de la tradition constitutionnelle française.
La Ve République devait être républicaine, parlementaire, respectueuse de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Elle le fut, le choix du régime présidentiel ayant été rapidement écarté. De surcroît, les droits et libertés des citoyens étaient clairement réaffirmés par la référence à la déclaration des droits de 1789 et au préambule de la constitution de 1946.
La constitution de 1958 ne renie donc pas ses origines.
Elle devait cependant, c’était la volonté expresse du Général, comporter des mesures nouvelles destinées à guérir les maladies endémiques du régime parlementaire français.
Deux idées essentielles allaient sous-tendre les dispositions prises à cette fin : le renforcement du rôle présidentiel et le rééquilibrage des pouvoirs entre gouvernement et Parlement par une rationalisation du régime parlementaire.
Il n’était pas encore question de l’élection du président de la République au suffrage universel mais le renforcement de son rôle était déjà pleinement affirmé dans l’article 5 du projet : « Le président de la République veille au respect de la constitution. Il assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat. Il est garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, du respect des accords de Communauté et des traités. »
Assurer « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » impliquait évidemment que le Président soit doté des compétences lui permettant de mettre un terme aux crises ministérielles à répétition, ou au blocage éventuel de l’action législative par le Parlement. L’article 12, qui lui donne le droit de dissoudre l’Assemblée et l’article 11 ouvrant le recours au référendum en matière législative offrent au Président les moyens de dénouer des situations de cette sorte.
Ces deux dispositions donnent certes au Président des prérogatives particulières, mais, renvoyant la décision au peuple souverain, elles trouvent un fondement parfaitement démocratique dans le suffrage universel.
Plus discutées ont été les dispositions de l’article 16 attribuant au président de la République des pouvoirs exceptionnels dans le cas où « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu ». Cette disposition, sans doute née, chez le Général, de souvenirs historiques douloureux ne fut cependant pas inutile dans la seule occasion où elle fut appliquée.
La prééminence présidentielle était née. Il allait en résulter, dans la République, un rapport de force nouveau entre les pouvoirs.
La constitution de la Ve République fut adoptée par référendum, à une majorité écrasante, et nul ne peut contester qu’elle ait été préparée, élaborée, discutée et votée dans un respect constant des procédures et des principes républicains.
Sans doute le nouveau texte constitutionnel avait suscité sur des points particuliers, notamment sur l’article 16 et la détermination limitative du domaine de la loi par l’article 34 les vives critiques de nombreux juristes, tels les doyens Vedel ou Julliot de la Morandière. Imbus de la doctrine de Carré de Malberg, ceux-ci acceptaient mal, en effet, que l’Assemblée issue du suffrage universel direct ne fût pas seule habilitée à exprimer la volonté générale. En revanche, les opposants politiques s’étaient tus… tous ou presque tous, sauf un : François Mitterrand. Quittant la robe d’avocat pour revêtir celle de procureur, celui-ci s’était dressé, au nom du droit, dès le 1er juin 1958, contre un retour qui le dérangeait fort. Prétendant incarner à lui seul le légalisme et la vertu républicaine face à « l’imposture nationaliste », il s’était placé, d’emblée, en tête des adversaires de la constitution et accusait De Gaulle, entre autres, de « ruiner le contrôle législatif » et de « triturer le code pénal ». Nous aurions cependant davantage de respect pour cette invocation bruyante de la vertu juridique si nous ne savions pas que, vingt ans plus tard, l’auteur du « Coup d’Etat permanent » s’accommoderait aisément de la constitution tant critiquée, sans en changer une virgule.
On doit cependant à la vérité de dire que, dans son rôle d’opposant, François Mitterrand n’allait pas rester seul très longtemps.
Le Général entendait en effet fonder plus directement encore la prééminence présidentielle sur la légitimité démocratique, telle que celle-ci est définie dans le préambule de la constitution de 1789 :« Le suffrage universel est la source du pouvoir ».
A nouveau, les circonstances politiques allaient lui offrir l’occasion d’agir.
Après la conclusion de la paix en Algérie, la situation politique s’était tendue : les ministres M.R.P avaient quitté le gouvernement, ulcérés par une phrase du Général sur « le volapuk intégré » et les opposants à la politique étrangère du chef de l’Etat aussi bien qu’au choix du nucléaire, tous reprenaient du poil de la bête.
Prenant alors tout le monde à contre-pied et exploitant l’émotion suscitée par l’attentat du Petit Clamart, le Général annonça, le 20 septembre 1962, son intention de proposer aux Français une modification de la constitution afin que le président de la République soit élu au suffrage universel. A nouveau les Français seraient appelés à se prononcer sur ce point par référendum.
Or la procédure de révision de la constitution est expressément visée à l’article 89 de celle-ci, lequel prévoit que le projet soumis au référendum doit être préalablement voté par les deux Assemblées. La fureur des parlementaires redoutant plus que tout d’être dépossédés du choix présidentiel, leur principale prérogative, ne permettait évidemment pas de former le moindre espoir en ce sens. Députés et surtout sénateurs seraient trop heureux de jeter la clef de la réforme à la Seine. Le président de la République choisit donc d’engager la procédure de référendum sur l’article 11 qui n’avait pas été établi précisément à cette fin.
Ce fut la guerre. Les partis, furieux, se dressèrent dans un « cartel des non », Paul Reynaud lui-même ne cacha pas son désaccord, les juristes s’affrontèrent violemment, et l’on entendit le mot « forfaiture » lancé dans un palais de la République.
Au cœur du problème posé : la primauté de la démocratie directe sur la démocratie représentative. En corollaire, le droit qui ordonne l’expression de la légitimité démocratique peut-il s’opposer à l’expression de celle-ci, et ce pour des questions de forme ?
Le Général ne le pensait pas, le Premier Ministre non plus, et tous les ministres sauf un se rallièrent à la position du Garde des Sceaux selon lequel « le fond l’emportant sur la forme, le caractère démocratique de la réforme la légitimait ». C’était dit : le juridisme ne pouvait faire obstacle à l’établissement du droit juste.
Le 25 octobre, 65 % des Français votaient oui au référendum.
Le général de Gaulle avait parachevé dans les textes et dans les faits, les institutions permettant la restauration de l’Etat. Il en décrivit lui-même l’essentiel : « Certes la constitution que les Français ont donnée à la République en 1958 attribue au Parlement le pouvoir législatif et le droit au contrôle, car il faut dans l’action publique des débats et un équilibre. Mais ce que notre Constitution comporte de tout nouveau et de capital, c’est d’une part l’avènement du peuple, en tant que tel et collectivement, comme la source directe du pouvoir du chef de l’Etat et, le cas échéant, comme le recours direct de celui-ci, d’autre part l’attribution au Président qui est, et qui est seul le représentant et le mandataire de la nation tout entière, du devoir d’en tracer la conduite dans les domaines essentiels et des moyens de s’en acquitter. »
On ne soulignera jamais assez, cependant, que l’exigence de la démocratie impose à la prééminence présidentielle une règle absolue : l’adhésion des citoyens qui constitue la source du pouvoir présidentiel en marque aussi les limites. Elu par le peuple, le Président, peut et doit consulter celui-ci lorsque des choix majeurs mettent en cause la souveraineté de la nation et les voies que celle-ci emprunte.
Si l’adhésion des citoyens fait défaut, si le pays rejette par référendum ou élection les choix et la ligne tracée par le chef de l’Etat, si seulement il apparaît que le peuple se détache de lui, celui-ci ne peut ni imposer ses desseins ni s’imposer lui-même sans violer le principe démocratique des institutions.
Cette obligation qui sous-tend, justifie et borne le pouvoir présidentiel ne peut être enserrée par le droit, fut-il constitutionnel. Elle se situe au-delà et relève de l’esprit, de l’exigence morale et politique, mais elle est au cœur de la Ve République. Le Général en administra lui-même la preuve. Après la fêlure révélée en 1968, il était essentiel, que soit confirmée ou infirmée l’adhésion des Français à son projet politique. Il la sollicita par référendum. Les Français la lui refusèrent. Il en tira la conséquence. Tout était dit.
Le Général se doutait-il que les institutions données par lui à la France reposaient, au-delà du droit sur une exigence politique si haute que peu de ses successeurs auraient seulement conscience qu’elle existât ?
D’aucuns ont regretté que la constitution de 1958 « n’ait pas intégré à sa vision et à ses prévisions, les faiblesses, les fatigues, les contradictions de la nature humaine ». C’est oublier que pallier ces carences sera toujours hors du domaine du droit.
La politique s’inscrit certes dans le droit mais elle le dépasse.
Les politiques submergés par le droit
Après que les problèmes politiques et les querelles juridiques des dix premières années de la Ve République aient été réglés, au moins dans leur principe, il apparut au Garde des Sceaux que le souci de clarté et de concision caractérisant l’œuvre constitutionnelle pouvait aussi trouver dans l’ordre interne une application heureuse. Le moment semblait opportun pour une révision des grands codes napoléoniens, révision que nul n’avait osé entreprendre. Le président de la République ayant donné son aval, le Garde des Sceaux décida de tenter l’entreprise. Ainsi, sous la houlette de Jean Foyer et la coordination tutélaire de François Terré, avec la plume de Jean Carbonnier invité à user du « style et de l’encre de Portalis », la modernisation d’importantes parties du code civil fut menée à bien d’année en année, ainsi que, pour partie, celle du code de commerce. Jean Foyer, s’était réservé le code de procédure civile, bien que celui-ci « ait la peau dure » selon sa propre expression, mais il s’agissait d’une matière chère à son cœur et il mena brillamment la réforme à son terme.
Outre leur intérêt intrinsèque, ces nouveaux codes, exemplaires par la forme et le fond, portent témoignage d’une législation en voie de disparition. Ecrits par des juristes imprégnés à la fois d’une vaste culture historique et de la rigueur sémantique et conceptuelle que porte avec lui le classicisme du droit civil, ces textes présentent en effet les caractères nécessaires et suffisants qui doivent régir un système juridique. On peut en définir trois : la limitation des règles aux stricts besoins réels de droit dans la société ; l’absence de toute intention circonstancielle, passionnelle ou moralisatrice ; l’exigence du caractère objectif de la règle de droit.
Comment, en si peu de temps, avons-nous glissé de cette sage modération juridique à l’inflation débridée dont chacun fait le constat quotidien ? Pour citer Philippe Muray, « de cette législation galopante, de cette peste justicière qui investit à toute allure l’époque, comment se fait-il que personne ne s’effare ? » Relevons une seule statistique, sans doute simpliste mais révélatrice : le journal officiel comptait environ 12 500 pages chaque année de 1946 à 1970, avec une grande stabilité. L’augmentation commence en 1972 : 14 000 pages ; puis 15 000 en 1976 ; ensuite une montée régulière et semble-t-il inexorable conduit à 22 000 pages en 2004.
Il existait, c’est vrai, des causes techniques contribuant à cet envahissement et d’abord la place offerte au pouvoir réglementaire par la constitution.
La loi, règle de droit par excellence, puisque votée par les élus du peuple, régit traditionnellement les matières les plus importantes, les autres étant de la compétence du pouvoir réglementaire. Or les constituants de 1958 décidèrent d’énumérer dans le texte de la loi fondamentale, à l’article 34, les matières qui, dans leurs principes ou en totalité, doivent relever du pouvoir législatif. Ils assuraient ainsi au Parlement une compétence exclusive dans ces domaines et, la liste étant limitative, instauraient en même temps un prudent obstacle à l’appétit futur de députés que l’on redoutait gourmands. En revanche, conséquence sans doute imprévue, la compétence ouverte au pouvoir réglementaire, subsidiaire dans son principe, se révéla immense dans la réalité. Gouvernement et administration s’engouffrèrent dans la brèche ainsi ouverte et investirent le vaste domaine dont ils devenaient maîtres. Pour des raisons diverses, ils n’hésitèrent d’ailleurs pas à franchir bien souvent les limites de l’article 34, la procédure législative étant parfois plus discrète et expéditive que le parcours du combattant imposé par quête des signatures nécessaire aux décrets. Ils n’allaient pas tarder à se trouver en position dominante dans la production du droit.
L’invasion du droit bureaucratique commençait.
Quelques années plus tard, dans des circonstances difficilement prévisibles, les évènements politiques allaient renforcer cette évolution. Les générations sorties de l’ENA occupaient déjà nombre de postes dans l’administration mais elles n’avaient pas encore conquis majoritairement les fonctions gouvernementales. Les élections présidentielles de 1974 leur en ouvrirent les portes. Il se trouva en effet que Valéry Giscard d’Estaing, nouveau Président, et Jacques Chirac, Premier Ministre, en étaient tous les deux issus. A l’Elysée et à Matignon, ils s’entourèrent tout naturellement de ministres et de collaborateurs auxquels ils étaient liés, et c’est ainsi que, subrepticement, la haute fonction publique investit le Conseil des ministres et le cœur du politique. C’était la première fois dans l’histoire de la République et les conséquences latérales de cette sorte de révolution n’ont pas cessé de s’amplifier. Les fonctionnaires prenaient le pas sur les politiques, le décret sur la loi et, la prépondérance de la haute administration étant écrasante dans la préparation des textes législatifs, la loi elle-même allait se bureaucratiser, sous le regard indifférent sinon complice des ministres.
Le droit bureaucratique n’est certes pas dépourvu de qualités techniques, mais son élaboration, congénitalement fractionnée par ministères, engendre une évidente infirmité : chaque administration légifère sur les problèmes de sa compétence sans que soit toujours assurée la coordination nécessaire, en sorte que le droit bureaucratique n’évite ni les contradictions ni le double emploi. Mal adapté à la nécessaire intégration du système juridique dans une vision d’ensemble, il a ainsi largement contribué à l’inflation du droit.
Au-delà de ces aspects techniques, la prolifération galopante du droit résulte cependant de causes plus profondes.
La Ve République était, à sa naissance, imprégnée des impératifs d’un Etat fort. Le temps passant, cette exigence allait s’estomper et, au milieu des années 70, sous l’influence d’une montée de l’individualisme corrélative à l’allègement du poids de l’Etat et correspondant d’ailleurs à la pensée du Président de la République d’alors, le droit se coula dans des formes différentes, afin de répondre aux sollicitations de la société civile.
L’instrumentalisation du droit dans le domaine économique, la survenance d’éléments sociologiques nouveaux, créèrent un contexte favorable à cette transformation. La valorisation de la vie privée et, dans le même temps, l’exaltation envahissante des droits de l’homme conduisirent à une transformation profonde des normes. Les textes destinés à répondre dans l’urgence à des situations particulières posent en effet des règles parcellaires et instables dont le caractère circonstanciel nécessite corrections et repentirs.
Le droit objectif est fait de règles et de systèmes juridiques déterminant des principes régissant une collectivité. Dans le modèle classique, c’est de lui que découlent par voie de conséquence, les droits subjectifs. Tel n’est plus le cas. La généralité de la loi a, semble-t-il, vécu et la simplicité normative de la règle de droit cède devant la prolifération des « droits à… » ou des « atteintes à… ». Les références ne sont plus celles de la citoyenneté, de la démocratie ou de la République. Le foisonnement des droits subjectifs constitue seulement l’expression désordonnée d’une multiplicité de situations individuelles.
Le Conseil constitutionnel s’en est aussi mêlé. Il avait, dès 1971, reconnu au préambule de la constitution, c’est-à-dire aux dispositions concernant les droits et les libertés des citoyens une valeur juridique justifiant son contrôle. Après la réforme constitutionnelle de 1974 élargissant les conditions de sa saisine, les recours se multiplièrent et le Conseil élargit encore ses références constitutionnelles. Enfin, il accompagna de plus en plus fréquemment ses déclarations de conformité – ou de non-conformité – d’indications au gouvernement sur le sens des modifications qu’il conviendrait d’apporter aux textes examinés pour les rendre conformes, ou sur l’interprétation qui devrait être leur être donnée pour qu’ils soient acceptables. Ces « réserves d’interprétation » aboutissent à une production supplémentaire de normes.
Mais d’où vient que personne, même si l’intention en est périodiquement exprimée, ne soit capable d’endiguer cette marée ?
Les hommes en charge du politique n’ont pas senti que l’Etat, en s’immisçant dans le jeu économique et social, perdait le privilège de sa transcendance. Il ne leur offre plus l’appui d’un droit posant des règles générales sur lesquelles fonder les solutions particulières. Dès lors ces responsables ne savent ni ne peuvent résister aux exigences des individus dont ils ont la charge lorsque, confrontés à des situations nouvelles nées des progrès de la science, de la technologie ou de l’évolution des mœurs, ceux-ci appellent à l’aide. Les références à des principes préexistants étant récusées comme obsolètes, ces évènements nouveaux sont réputés engendrer des « vides juridiques » et l’on entend, de plus en plus souvent, le cri commun au surgissement de tout évènement médiatisé : « Il faut combler le vide juridique ! ». L’exigence est évidemment jugée irrépressible si la loi réclamée existe déjà dans un autre pays jugé socialement ou économiquement plus évolué.
Négligeons, prudemment, la question théorique de savoir si le vide peut exister dans le droit ou si l’on confond à tort le vide juridique et le non-droit. Constatons seulement que la nature humaine contemporaine ayant horreur du vide juridique, là se trouve la source de la colonisation, en passe d’être réussie, du politique par le droit. Or l’inflation de la loi et la dévalorisation qui en est le corollaire se situent dans le contexte d’un émiettement de l’Etat et d’une modification des principes organisateurs de la société qui touchent à la conception du pouvoir.
Il n’est pas question de nier la réalité des droits subjectifs mais il convient de fixer des limites à leur développement désordonné. Dans la République, la valeur première de la citoyenneté est l’égalité en droit des citoyens, de tous les citoyens quel que soit leur sexe, leur origine et leur religion. L’intérêt légitime porté aux droits subjectifs ne doit pas faire oublier qu’il y a un point où s’affirme sur eux la suprématie des devoirs de la société.
Les politiques devraient se souvenir que leur force est indissociable de celle de l’Etat, que l’exercice effréné de la fonction législative ou réglementaire ne les renforce pas, mais les submerge. Et surtout qu’il est un « minimum de raison d’Etat auquel l’Etat le moins autoritaire ne saurait renoncer sans disparaître ». (Jean Carbonnier)
Les droits venus d’ailleurs ou les politiques dépossédés par le droit
Même s’ils contribuent largement à l’inflation législative, les droits venus d’ailleurs posent un problème d’une tout autre nature.
Cette expression ne vise pas les étrangers vivant en France et bénéficiant de certaines dispositions de leur droit d’origine. Non, les « droits venus d’ailleurs » ne relèvent d’aucun lien étatique. Nés de constructions abstraites, ils pénètrent le droit français sans s’y fondre et n’en revendiquent pas moins une force supérieure au droit national.
Ils sont venus en suivant la voie ouverte par notre constitution elle-même, dont l’article 55 stipule que les traités l’emportent sur la loi interne. Leur entrée résulte ainsi naturellement de la ratification par la France des traités dont ils sont issus. Ce fut le cas pour la justice pénale internationale ou la convention européenne des droits de l’homme. En ce qui les concerne cependant, au moins la situation est-elle stable, les règles en étant fixées une fois pour toutes par les conventions internationales.
Il n’en est pas de même pour le droit communautaire européen, dont l’activité créatrice se révèle permanente et intarissable.
Alors que le traité de Rome était signé depuis le 23 mars 1957, les constituants de 1958 n’avaient certainement pas envisagé le destin qui fut le sien pour cet article 55, somme toute assez banal. Dans ces années et celles qui suivirent, l’évolution politique mouvementée de la construction européenne détourna d’ailleurs l’attention de l’importance grandissante de son droit. Près de vingt ans plus tard celle-ci était évidente, mais le vote de l’Acte unique par le Parlement français entérina, pratiquement sans débat, l’acceptation distraite par nos politiques du chemin parcouru. Il était pourtant considérable.
Les traités européens ne donnant pas, par prudence, la moindre indication sur la hiérarchie des normes communautaires et nationales, le renvoi à la Cour de Justice sur ce point était implicite, initiant ainsi, au passage, la forme européenne du gouvernement des juges. C’est donc la Cour qui, dans un arrêt célèbre (Costa c/ENEL, 15 juillet 1964) instaura la primauté du droit communautaire sur le droit national.
Statuant « au nom de l’intérêt communautaire » elle posa le principe de cette primauté dans une argumentation contenant déjà la base et la dynamique de son évolution future.
Pour la Cour, l’intégration de plein droit de la norme communautaire dans l’ordre interne d’une part, et son application directe aux ressortissants des Etats membres d’autre part, seraient ineffectives si un Etat pouvait s’y soustraire par un acte opposable aux textes communautaires. Par voie de conséquence, l’attribution de compétences aux communautés limite donc nécessairement les droits des Etats dans les domaines correspondants, et ceci définitivement. La force du droit communautaire, soulignait la Cour, ne saurait varier d’un Etat à l’autre à la faveur des législations internes sans mettre en péril sa finalité même, et dans un paragraphe révélateur, elle concluait ainsi : « Issu d’une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne, quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la Communauté elle-même ».
Autrement dit, la force du droit communautaire ne se justifie pas par une légitimité politique, constitutionnelle ou démocratique. Son objet n’est pas, notamment, de construire tel ou tel système institutionnel, fédéral ou non, ce qui ramènerait au politique. Sa primauté sur tout autre droit découle nécessairement et suffisamment de sa seule nature qui est d’être « commun » à tous sur le territoire communautaire. Il en résulte que toute exception nationale porte atteinte à son essence même dans la mesure ou elle altère ce caractère commun et doit, en conséquence, être éliminée. Cela signifie aussi que la primauté s’exerce à l’encontre de toutes les normes nationales, administratives, législatives, juridictionnelles et même, constitutionnelles. De là l’effort incessant fourni par la Cour pour réduire et éliminer les compétences encore nationales puisque celles-ci, d’emblée, sont suspectes de remettre en cause l’unité et l’uniformité du droit communautaire, donc son essence même.
Nous sommes en présence de l’exemple parfait d’un mécanisme auto-justificateur du droit, dont les caractéristiques sont d’être incontournables logiquement et incontrôlables démocratiquement.
La Cour de Cassation en 1985, puis le Conseil d’Etat en 1989 finirent par admettre la prédominance du droit communautaire, y compris sur une éventuelle loi interne ultérieure qui, dans ce cas ne pourra ni s’appliquer, ni même être votée.
Mais ce sont les problèmes d’ordre constitutionnel surgis en raison des transferts de souveraineté prévus dans le traité de Maastricht qui attirèrent sérieusement, pour la première fois, l’attention des politiques français.
Ce traité posait, de toute évidence, un problème de compatibilité majeur avec la constitution nationale. Le Conseil constitutionnel tourna la difficulté en suggérant au constituant d’introduire dans notre loi fondamentale un nouveau titre intitulé « Des Communautés européennes et de l’Union européenne ». La participation de la France aux Communautés européennes et à l’Union européenne s’y trouvait alors affirmée dans un article 88 nouveau dont un paragraphe se contentait d’ajouter que, « sous réserve de réciprocité, la France consent les transferts de compétence nécessaires à l’établissement de l’Union économique et monétaire ».
La méthode inaugurée à cette occasion consistait à glisser les dispositions spécifiques dans une rédaction générique et globale, ce qui évitait au constituant de modifier tous les articles du texte concernés, notamment ceux traitant de la souveraineté et des compétences du parlement national. L’habileté de cette procédure entraîna sa répétition pour le traité d’Amsterdam, puis pour le projet de traité établissant une constitution pour l’Europe.
En englobant lors de chaque réforme constitutionnelle, sans les préciser, les dispositions portant atteinte aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », la méthode adoptée a pour conséquence de rendre moins perceptible l’interaction pourtant fructueuse entre les traités et la Cour de justice, en ce qui concerne l’extension du droit européen, De traité en traité en effet, la communautarisation des compétences s’élargit, progressivement, par glissements successifs. Chaque élargissement ouvre donc corrélativement un domaine nouveau à la primauté normative européenne. Un exemple : on sait que les compétences de l’Union européenne ont été réparties dans le traité de Maastricht entre trois « piliers ». Le premier est communautaire, le deuxième et le troisième sont de la compétence des Etats. En 1992, l’asile et l’immigration avaient été placés dans le troisième pilier et restaient donc de la compétence étatique. Deux ans plus tard, le traité d’Amsterdam communautarisait ces matières en les intégrant dans le premier pilier. Désormais les deux domaines échappent aux Etats pour être gérés par la communauté et, du même coup, la primauté des normes européennes s’affirme en ce qui les concerne.
En outre, il est clair que n’importe quel domaine de compétence peut être abordé sous plusieurs angles, et la Cour ne s’en prive pas : par exemple, le fait pour le gouvernement français de dissiper un barrage de producteurs de fruits et légumes sur une autoroute est évidemment une question d’ordre public relevant de la police française. Mais en même temps la Cour de justice pourra juger l’affaire au motif que celle-ci concerne la libre circulation, réservée à la communauté européenne. Autre exemple : la constitution allemande prévoit que les femmes ne peuvent pas porter les armes, cette disposition constitutionnelle, qui concerne la souveraineté d’un Etat membre puisque la Défense nationale n’a pas encore été communautarisée, doit cependant s’effacer (arrêt du 11 janvier 2000) devant une directive communautaire sur l’égalité des sexes dans l’accès à l’emploi.
Certes le Conseil constitutionnel français a bien tenté de résister à l’envahissement du droit communautaire. Il a cherché en particulier à faire prévaloir, certains principes de la constitution nationale lorsque sont en cause des « dispositions expresses contraires » à celle-ci ou des « règles et des principes inhérents à l’idée constitutionnelle de la France ». Mais il se heurte évidemment au fait que notre constitution reconnaît elle-même l’existence et l’autorité du droit communautaire puisque, depuis la révision de 1992 créant le titre intitulé « Des communautés européennes et de l’Union européenne » elle intègre la construction de l’Union dans son texte même.
Le principe de primauté du droit européen avait été expressément inscrit pour la première fois dans le traité portant constitution pour l’Europe, en 2005, mais les réactions suscitées par cette officialisation avaient en été si vives que le traité de Lisbonne est revenu à plus de discrétion. On ne trouve dans celui-ci qu’une mention très allusive (art.249 C 1) : « Les Etats membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en œuvre des actes juridiquement contraignants de l’Union ». Rédaction si pudique qu’une déclaration annexe a paru nécessaire, lors de la Conférence de Lisbonne, pour compléter un énoncé par trop laconique. Elle porte le numéro 17 et se contente d’entériner purement et simplement la jurisprudence de la Cour, reprenant les termes mêmes de celle-ci. Alors, pour que tout soit bien clair, la Conférence a décidé que serait annexé au traité un « avis de la Présidence du Conseil » dont le texte est ainsi libellé : « Il découle de la jurisprudence de la Cour de Justice que la primauté du droit communautaire est un principe fondamental de droit. Selon la Cour, ce principe est inhérent à la nature particulière de la Communauté européenne » ; et le Conseil, de conclure en toute franchise « à l’époque du premier arrêt de cette jurisprudence constante ( … ) la primauté n’était pas mentionnée dans le traité. Tel est toujours le cas actuellement. Le fait que le principe de primauté ne soit pas inscrit dans le futur traité ne modifiera en rien l’existence de ce principe, ni la jurisprudence en vigueur de la Cour de justice. »
Point n’est besoin de commentaire, il ne s’agit de rien d’autre que d’un blanc-seing. On est cependant légèrement surpris qu’il émane du Conseil conçu, paraît-il, comme l’institution politique supérieure de l’Union puisqu’il réunit les chefs d’Etat et de gouvernement.
A dire vrai cette singulière « note » qui figure bien en annexe au Traité n’était-elle sans doute pas nécessaire puisque le statut reconnu à la Charte des droits fondamentaux ouvre à la juridiction européenne des moyens d’action quasi illimités.
Aux termes de l’article 6 du traité sur l’Union européenne tel que récemment modifié, la Charte des droits fondamentaux a la même valeur que les traités. Elle bénéficie donc à ce titre du principe de primauté et une déclaration n° 1 précise de surcroît qu’elle est « juridiquement contraignante ».
Si l’on doutait d’ailleurs que soit reconnu à la Cour de justice européenne le droit d’appliquer la Charte aux Etats membres, le texte du protocole concernant la Grande Bretagne et la Pologne, qui s’en sont exclues, en apporterait a contrario la preuve. Celui-ci précise explicitement, en effet, que « la Charte n’étend pas (à ces deux pays) la faculté de la Cour de justice de l’Union européenne… d’estimer que leurs lois, règlements, dispositions pratiques ou actions administratives (…) sont incompatibles avec les droits, les libertés et les principes fondamentaux qu’elle réaffirme ». On ne saurait être plus clair.
Compte tenu de l’ampleur des droits garantis par la Charte, beaucoup plus nombreux et divers que ceux protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, on imagine aisément l’immensité des domaines ouverts à l’intervention de la Cour de Luxembourg.
Au reste, deux précautions valant mieux qu’une, celle-ci s’est prémunie de toute concurrence pouvant émaner de la Cour de Strasbourg en précisant, dans un protocole annexé au traité de Lisbonne, la « nécessité de protéger les caractéristiques spécifiques (…) du droit de l’Union » dans l’accord relatif à l’adhésion future de celle-ci à la Convention européenne des droits de l’homme.
Nous sommes en présence de l’exemple parfait du gouvernement des juges puisque ceux-ci ne se contentent pas d’appliquer la loi : ils la font.
Mais où sont les politiques et ont-ils même conscience de l’impérieuse nécessité de prendre en charge le droit politique, celui des libertés ? Sans eux, ces droits de la gestion ne doivent rien à la démocratie. Et sans doute est-ce là leur faiblesse.
Il y a maintenant un demi-siècle que des peuples d’Europe ont senti la nécessité de renforcer leur solidarité d’abord économique, puis politique, face à l’esprit conquérant de puissances sûres d’elles mêmes. Les désaccords portant sur l’organisation de cette solidarité ont été – et sont encore – graves et nombreux, mais dans la période de profonds bouleversements que traverse le monde, son principe est une nécessité vitale. Or les peuples ne peuvent croire longtemps en des institutions faites sans eux et auxquelles ils se sentent étrangers. Ils acceptent mal un droit qui ne tire sa force que de lui-même, pour lui-même. Ils ont besoin, au moins, de comprendre le destin que l’on modèle pour eux, l’origine réelle et le sens des règles auxquelles ils doivent se plier. Il ne suffit pas de plaquer des mots sur des institutions pour qu’elles soient légitimes. Leur finalité doit nécessairement s’insérer dans la politique, celle-ci impliquant chez les dirigeants la responsabilité assumée des décisions prises et de leurs conséquences. Si tel n’est pas le cas, ne parlons plus de démocratie.
« La démocratie se corrompt dans son principe lorsqu’elle élude sa responsabilité politique. Elle est un régime politique ou elle n’est rien. » (Julien Freud)