La loi, la mémoire et l’Histoire

Séance du lundi 29 septembre 2008

par M. Jean-Denis Bredin,
de l’Académie française

 

 

Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Monsieur le Chancelier, je vais tenter de parler des rapports de la loi et de l’histoire, sujet que beaucoup d’entre vous connaissent mieux que moi, soit qu’ils y aient travaillé, soit qu’ils aient déposé devant la commission que le parlement a désignée à cet effet, soit enfin que meilleurs connaisseurs du droit et meilleurs connaisseurs de l’histoire ils auraient beaucoup plus à dire que je n’ai, ce dont je m’excuse par avance, mais il est vrai que s’excuser est une part essentiel d’un discours.

Le droit, la loi, l’histoire : qu’est-ce que le droit ? Ce n’est pas un sujet simple, vous êtes très nombreux à le très bien connaître, non seulement le droit d’autrefois mais, comme disait Carbonnier, tous les droits venus d’ailleurs, tous les droits communautaires, tous les droits venus de sources diverses et qui traduisent une obésité juridique.

Qu’est ce que l’histoire ? C’est une question plus savante et que je pose parce que beaucoup d’entre vous la connaisse. L’histoire est un savoir qui peut être enseigné, mais au-delà est-elle un devoir pour conforter l’identité nationale ou pour assumer des dettes morales ? Et quelle est la place des victimes sur la scène du droit et de l’histoire ?

Il nous faut nous méfier des maladies du droit comme des maladies de l’histoire. Parmi les maladies du droit figure notre vieille maladie des lois d’exception qu’un certain nombre de vous ont très bien dénoncée, maladie des lois d’exception qui ne s’est jamais interrompue et qui s’est propagée dans notre XXe siècle comme au siècle précédent. Il y a aussi l’incessant apport des lois de circonstance et des lois toilette. Je me souviens que dès 1977 le doyen Savatier signalait dans ses cours une folle inflation législative, cause d’indigestion du corp social et de brouille entre la loi et le corps social. Savatier l’avait dit, Carbonnier l’a peut être mieux dit encore dans Droit et passion du droit sous la Ve République, décrivant cette maladie croissante et que nous connaissons tous des lois de circonstance, des lois symboliques, des lois incantatoires, véritable intoxication juridique puisque, disait-il, trop de droit tue le droit. Je me souviens, Monsieur le Président, que vous aviez écrit que nul n’est censé ignorer la loi ; il serait bien vain de vouloir faire respecter ce principe aujourd’hui. Je me tourne vers Pierre Mazeaud, je me tourne vers Benoît de Saint Marc. L’un et l’autre ont dénoncé, notamment lorsque Pierre Mazeaud a présenté les vœux du Conseil constitutionnel au président de la République, l’abus fou des droits dans le droit français ainsi que la mauvaise rédaction des lois, lois imparfaites, lois ridicules, lois faites pour faire des lois. Le doyen Carbonnier disait tristement qu’on devrait périr étouffer par le droit mais qu’heureusement le ridicule tuait.

Or il se trouve que depuis quelques années, l’abus des lois s’est intensifié en raison d’une autre maladie qui a saisi notre droit : la pénalisation progressive du droit. Cette multiplication des lois pénales a été décrite notamment par Antoine Garapon et Denis Salas dans La Répubique pénalisée, par Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière dans leur ouvrage Les temps des victimes. Voilà que règnent la passion du spectacle, la passion du procès spectacle, la passion de l’opinion publique portée par les médias, le rôle joué par l’opinion publique dans la transformation du droit, l’irruption des victimes dans le procès pénal, le spectacle du châtiment et de la souffrance, tout ce qui fait que les lois pénales se sont multipliées et que nous vivons dans un temps du spectacle des lois. Tout cela est connu.

Allons maintenant vers l’histoire. Qu’est-elle et quelle histoire faut-il enseigner ? Quelles sont les missions de l’histoire ? Il me souvient que quand j’étais élève, le professeur d’histoire, qui était aussi professeur de géographie, avait pour mission de nous apprendre un certain nombre de choses et peut être de nous rendre plus intelligents. Aujourd’hui, l’histoire est chargée de répondre à bien d’autres missions : que faut-il commémorer ? Quel est le rôle du parlement, de l’État et du droit dans l’histoire ? Existe-il un devoir de mémoire ? Nous savons tous ce qu’il en a été dit et que souvent il est fait référence au livre de Primo Levi Le devoir de mémoire. Or que dit Primo Levi ? « Je n’enseigne pas l’histoire, je ne suis qu’un témoin qui témoigne ; je ne suis rien qu’un témoin qui dit ce qu’il a vu, qui dit ce qu’il entendu, mais je ne suis pas professeur d’histoire. Mes livres ne sont pas des ouvrages d’histoire. Je rapporte des faits, je ne suis qu’un témoin ».

S’est instauré une sorte de rapport contemporain entre l’histoire et la loi, rapport que plusieurs de nos confrères ici présents ou malheureusement absents ont signalé. Je me souviens de René Rémond écrivant dans son livre l’Histoire et la Loi que c’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de dire l’histoire, rien n’étant plus banal que l’instrumentalisation du passé ; et, ajoutait-il, pourquoi les réformés ne demanderaient-ils pas aujourd’hui des réparations pour la persécution qu’ils ont subie après la révocation de l’édit de Nantes. Pierre Nora a exprimé une idée semblable dans plusieurs de ses ouvrages, affirmant que l’histoire n’appartient à personne et qu’elle ne saurait être considérée comme un instrument voué au seul service de la nation.

Je reviendrai sur l’histoire, sur l’histoire et le droit, mais je voudrais regarder d’abord ce qu’on été les commémorations en droit français. Dans son excellent livre, La commémoration à propos de 1789, Mona Ozouf observait que commémorer 1789 était bien, mais que commémorer 1793 eût été impossible et qu’il fallait choisir les dates de commémoration : le 14 juillet – quoid’ailleurs dans le 14 juillet ? –, le 4 août, abolition des privilèges, le 21 septembre 1792, fondation de la République. Mais après, que commémorer ? Nous risquons d’entrer dans la Terreur et pouvons-nous commémorer la Terreur ? Devons-nous rester aveugles à nos propres aveuglements ou devons-nous aussi en faire commémoration ? Alors a été publiée la longue liste des journées de célébration, qui commence – car c’est une maladie de notre siècle – avec la loi de 1920 instaurant la fête nationale de Jeanne d’Arc, commémorant quelques années plus tard la fête des mères, en souvenir d’ailleurs d’une époque de histoire qui ne méritait peut être pas qu’on la répète, et puis jusqu’au décret du 10 mars 2006 instituant le 18 juin la journée nationale commémorative de l’appel historique du Général De Gaulle. Il y a en tout une vingtaine de lois commémorant des événements divers et organisant des fêtes nationales dites de commémoration sans toujours qu’elles soient élevés à la dignité de fête, n’étant parfois que des célébrations nationales dépourvues de fête et dépourvues de congé, ce qui est évidemment déplorable…

Nous savons que le Secrétariat à la Défense a créé par arrêté du 12 décembre 2007 une commission de réflexion sur la modernisation des commémorations, commission présidée par André Caspi et qui doit essayer de réfléchir sur nos commémorations, c’est-à-dire sur ces grandes journées dans lesquelles nous exprimons notre histoire, à l’effet de mettre au point des formules qui conviennent aux jeunes générations – parce qu’il faut se tourner vers les jeunes et non plus vers les vieux – et formuler toute recommandation de nature pédagogique ou culturelle liée au tourisme de mémoire – parce que le problème du tourisme de mémoire doit apparaître comme l’un des problèmes essentiels sur lequel la commission Caspi a reçu mission de travailler. Donc des journées de célébration, une commission pour moderniser tout cela et voici le premier point avant celui tellement difficile des lois mémorielles.

Les lois mémorielles, vous le savez, ce sont les lois qui expriment un devoir de mémoire. Je soulignerai encore une fois que ce devoir de mémoire n’est pas repris de ce que disait Primo Levi, mais qu’il est repris simplement du titre de son livre. Nous avons eu la loi Gaissot dont nous connaissons tous l’existence de 1990 ; la loi de 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien ; la loi du 21 mai 2001 dite loi Tobira tendant à la reconnaissance de la traite de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ; et la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. Nous savons que cette dernière loi a connu un incident ; emporté par le zèle, le législateur a voulu que les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du nord et accorde à l’histoire et aux sacrifices des combattants la place éminente à laquelle ils ont droit. Nous savons que le Conseil constitutionnel fut saisi de cette idée que les programmes scolaires devaient reconnaître la place éminente et que cet alinéa sur la reconnaissance des programmes scolaires a été abrogé à la suite de l’avis du conseil d’Etat par la loi du 15 février 2006. Nous avons aujourd’hui une sixième loi en préparation ; c’est la loi visant à punir pénalement toute contestation de l’existence du génocide arménien de 1915, loi dont vous savez qu’elle a fait l’objet de protestation d’un certain nombre d’intellectuels qui ont estimé que nous allons décidément trop loin. Ces lois mémorielles – j’allais presque dire que c’est vous à l’Académie des sciences morales et politiques qui êtes le mieux placés pour réfléchir sur elles et savoir ce qu’il faut en faire – ont fait l’objet de nombreuses critiques d’un certain nombre d’historiens – je pense aux articles de Pierre Nora, de René Raymond et à beaucoup d’autres.

L’histoire des lois mémorielles pose un grand problème : l’histoire doit-elle être enseignée par des lois mémorielles ? Beaucoup considèrent que cet apport obligatoire qui résulterait de lois mémorielles ne se confond nullement avec l’histoire ; que l’histoire veut être libre ; que l’histoire est une réflexion qui n’est pas obligée d’être enfermée par des lois ou dirigée par des lois et que les lois mémorielles signifient à la fois une sorte d’obligation légale ajoutant au rôle du droit, prié de s’intéresser à la mémoire et de dire ce qui est bon dans la mémoire et ce qui est mauvais dans la mémoire, l’obligation d’une certaine repentance nationale. Un historien parle d’une mauvaise conscience universelle dont la France deviendrait le champion, champion de la mauvaise conscience universelle obligé de dire tout ce qui fut fait de mal dans l’histoire dans les siècles récents. Mais ne faudrait-il pas remonter à des siècles plus anciens pour imaginer des lois mémorielles qui concerneraient, comme le disait René Rémond, la Saint Barthélémy ou des événements effrayants de l’histoire, toutes sortes d’événements dans lesquels, hélas, la mémoire pendant longtemps fut occultée.

Alors se pose un problème final qui est celui de l’histoire elle-même et de ses préjugés. Nous avons toujours eu une histoire qui a traîné beaucoup de préjugés. Nous avons connu beaucoup d’historiens dont l’histoire était charriée par les idées politiques ou philosophiques qui étaient les leurs, et notamment l’histoire de la Révolution. Nous savons ce que fut le bon travail de l’école des annales et il me souvient que nous avons essayé dans les histoires récentes de faire un progrès. Nous ne sommes plus enfermés dans des préjugés qui nous obligeraient à imaginer l’histoire d’une certaine manière. Je me souviens, pour prendre un exemple, de l’exceptionnelle loi inventée par Couthon le 10 juin 1794 qui avait supprimé la défense, au motif qui paraissait très légitime que les innocents n’en n’ont pas besoin et que les coupables n’y ont pas droit. Cette loi Couthon fut encore enseignée dans plusieurs livres d’histoire comme étant une évidence de la pensée de l’histoire. Je crois que nous n’en somme plus là et je crois que nous n’accepterions plus et que nous ne pourrions plus présenter à des enfants ou des adolescents d’aujourd’hui l’histoire de cette façon là.

Il reste qu’il est difficile d’imaginer une histoire parfaitement libre de tout préjugé, mais que si le parlement ne saurait nous dire ce que doit contenir les programmes, les académies comme la vôtre peuvent de temps en temps nous donner des leçons et nous rappeler ce qu’est l’objectivité. Je pense au souvenir de deux des historiens que j’ai connus dehors de cette maison. Je pense à Paul Ricœur dans son livre La mémoire, l’histoire et l’oubli : le jugement légal, le jugement judiciaire n’est jamais le jugement historique, l’histoire est une permanente réécriture, disait-il, que la loi ne peut pas dominer. Je me souviens également de George Duby disant que l’enseignement de l’histoire est une école de la critique, une école de l’intelligence, une école du citoyen majeur. C’est, me semble t-il, la conviction de beaucoup d’entre nous. L’histoire n’est pas là pour nous rappeler une mémoire obligée ; l’histoire n’est pas là pour nous contraindre à critiquer, à dénoncer ou à louer ; l’histoire est là pour nous rendre plus lucides, plus intelligents, ce à quoi votre Académie nous convie.