Notice sur la vie et les travaux de Jean Cazeneuve

séance du lundi 20 octobre 2008

par Mme Mireille Delmas-Marty

 

Propos introductif de Monsieur François Terré,

Président de l’Académie,

 
Mesdames, Messieurs,
Mes chers Confrères,

Le hasard des années fait bien les choses. Voici près de quarante ans que je suis votre trajectoire et, s’il a pu arriver que des divergences existent entre nous, qu’elles soient d’ordre juridique ou politique, elles n’ont jamais altéré l’estime que je vous porte et l’amitié qui l’accompagne. Ce qui fait progresser le droit, c’est avant tout la controverse. Et l’on n’y comprend rien si l’on ne se pénètre pas, à rebours de toutes les catégories du savoir et de la pensée, du principe essentiel qu’ignorent les sciences, mais qu’exprime l’allégorie des deux plaideurs et de leur juge impartial et désintéressé : le principe du contradictoire, disons même de contradiction.

Votre œuvre est considérable. La seule lecture de vos écrits n’étonne plus ceux qui sont, depuis longtemps, attentifs à vos recherches et aux distinctions qui ont très justement accompagné votre carrière, en France et à l’étranger, à l’Université et au Collège de France, où vous êtes professeur.

Cela dit, et avec une profonde conviction, je vais me borner à discerner dans votre aventure intellectuelle trois lignes de force convergentes autant que successives, ce qui n’est pas contradictoire.

La première se rattache, dès votre thèse de doctorat, au droit pénal sur les sociétés de construction. Le pénal, la science criminelle, la philosophie pénale, disons même une certaine approche de la criminologie vont inspirer nombre de vos travaux. Depuis plus d’un siècle, il s’est agi là d’un domaine sensible à partir des avatars de l’individualisation de la peine et, plus encore, des controverses suscitées par l’École de la défense sociale, transcendées dans notre compagnie par la coexistence de Marc Ancel et de Jean Foyer. Le délinquant est-il un coquin ou un malade ? Et l’innocent, un coquin qui s’ignore ? On sait bien qu’il est plusieurs manières d’apprécier, en droit pénal, la portée des sciences biologiques et sociologiques.

À cette première orientation s’en est ajoutée une autre qui, loin de la contrarier, l’a enrichie. Elle tenait tout naturellement à l’importance grandissante de la démarche comparative en droit pénal, mais aussi en criminologie, en pénologie, en philosophie pénale. Par la force des choses de la délinquance, voire de la distinction, toujours remise en cause, du normal et du pathologique, vous étiez confrontée, comme bien d’autres avant vous, à la question précise que suscite le développement du droit comparé : s’agit-il d’une simple méthode ou d’une branche du droit originale, même si elle se détache difficilement des ensembles substantiels soumis à comparaison ? Vous avez su parfaitement, aussi bien dans votre œuvre doctrinale que dans vos activités de caractère législatif, dépasser positivement l’alternative.

Il était naturel que la réflexion aboutisse à une réflexion de caractère mondialiste, disons plutôt de nature universaliste, qui vous a conduite à des analyses fondamentalistes, au bon sens de ce mot. C’est cela aussi qui explique vos investigations sur la destinée de la Chine, dont j’ai eu le plaisir de présenter récemment d’impressionnants résultats devant notre Académie.

Il me reste à présent à vous donner la parole pour la lecture de votre notice sur notre regretté confrère, Jean Cazeneuve.

 

Notice sur la vie et les travaux de Jean Cazeneuve (1915-2005)

par Mme Mireille Delmas-Marty, membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

C’est un honneur, et aussi un bonheur, de tenter de faire revivre devant vous un homme qui a tant aimé la vie. Tout au long de sa longue existence, du 17 mai 1915 au 4 octobre 2005, Jean Cazeneuve a su en effet cueillir Les roses de la vie, pour reprendre le titre de l’un de ses derniers livres, emprunté à un célèbre poème de Ronsard, afin de suggérer, dit-il, à contre courant de la « sinistrose actuelle », tout un jeu de « variations sur la joie et le bonheur ».

Après une première enfance heureuse dans sa ville natale d’Ussel, puis à Toulouse, l’histoire avait pourtant failli mal tourner au début de ses années de lycée. Brillant en mathématiques, le jeune élève de cinquième « frôlait, dit-il, la nullité » en français et en latin. Comme il se plaît à le rappeler lorsqu’il évoque, dans Les hasards d’une vie, les expériences qui ont pu orienter, et parfois faire bifurquer, son action, son professeur avait alors accueilli sa mère par ces propos péremptoires et, convenons-en, fort peu académiques : « Votre fils, madame ? Il n’a jamais rien foutu, il ne fout rien, il ne foutra jamais rien ».

Pour démentir une prophétie aussi radicale, il fallait, ce sont ses propres termes, « une sorte d’électrochoc », qui survint de façon providentielle lorsque son père, ingénieur dans les chemins de fer, accepta de quitter la métropole pour prendre au Maroc la direction des chemins de fer de Tanger à Fez. Enchanté par la perspective d’un tel changement d’horizon, le jeune homme de quinze ans devait rapidement prendre la tête de la classe, décidant toutefois de bifurquer de façon quelque peu imprévue, des mathématiques qui étaient restées son point fort, vers la philosophie, à laquelle rien ne semblait le destiner. Il se révéla cependant si brillant en classe terminale que son professeur l’incita à préparer l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, où il fit son entrée en octobre 1937, moins de deux ans avant la signature, en août 1939, du pacte germano-soviétique qui levait les derniers doutes sur l’imminence de la guerre.

Après six ou sept mois passés à Saint-Maixent pour parfaire son instruction militaire comme normalien aspirant, il fut affecté au dépôt d’infanterie d’Amiens en attendant d’être envoyé dans un régiment. Fait prisonnier lors de la foudroyante avancée de la Wehrmacht, il connaîtra longuement la vie des camps, jusqu’à son évasion réussie après avoir traversé sur la glace les étangs de Prusse orientale, à mesure que l’armée allemande reculait devant les divisions soviétiques. Caché dans une cave, Jean Cazeneuve sera finalement libéré par l’arrivée des troupes russes, parvenant au passage à apprendre les rudiments de la langue de Tolstoï, avant d’être rapatrié par un avion militaire en mai 1945. Le moment était venu, après une licence de philosophie et un diplôme d’ethnologie, de préparer, et de réussir, l’agrégation de philosophie, puis d’être admis comme pensionnaire à la Fondation Thiers. « Des barbelés à Thélème », ainsi résume-t-il ces quelques années qui détermineront, avec le choix de son sujet de thèse, une partie de ses engagements ultérieurs : « Il faut avoir connu la faim, le froid, la détresse, pour apprécier le plaisir de vivre », écrira-t-il des années plus tard.

Tenté alors par une réflexion sur la nature humaine qui le hantera, me semble-t-il, toute sa vie, il fut sagement orienté par le doyen de la Sorbonne, Georges Davy, vers une recherche moins théorique sur les rites religieux et magiques, auxquels s’intéressaient des sociologues aussi prestigieux qu’Émile Durkheim, Marcel Mauss ou Lucien Lévy-Bruhl. Appelé à des fonctions d’enseignement au sortir de la Fondation Thiers, il eut la chance d’être affecté pendant deux ans à la Faculté d’Alexandrie. Chargé notamment du cours d’ethnologie du monde arabe, il devait très tôt prendre connaissance des travaux de Claude Lévi-Strauss et s’attacher, quant à lui, à repérer les interférences entre l’islam et certaines superstitions héritées de l’ancienne Égypte où la religion était intimement liée à la magie. Il découvrait ainsi le thème qu’il inscrira plus tard au cœur de sa thèse de doctorat.

Devenu chercheur au CNRS, il assure à deux reprises l’intérim de Raymond Aron à la Sorbonne, tout en entretenant une relation de confiance avec Georges Gurvitch. C’est sous la présidence de ce dernier qu’il dirigera le Centre d’études sur la sociologie de la connaissance et de la vie morale, deux domaines qui inciteront par la suite Jean Cazeneuve à engager des recherches sur la sociologie des communications. C’est ainsi que l’auteur d’une thèse sur « Les rites et la condition humaine » deviendra le premier président de la chaîne de télévision TF1.

Mais ne brûlons pas les étapes ! Avant de rédiger ce monument que constituait la thèse de doctorat ès Lettres, encore fallait-il avoir prouvé ses talents d’ethnologue en menant des recherches de terrain. Heureux bénéficiaire d’une bourse Rockefeller, le jeune chercheur s’inscrit donc en 1955 à l’Université de Harvard, où enseignaient les meilleurs spécialistes des Indiens du Nouveau Mexique, et choisit d’aller étudier la tribu des Zunis. Son arrivée parmi les Indiens sera facilitée par un pittoresque personnage hollandais, né chez les Zunis et élevé avec eux, qui connaissait si bien les rites que les Indiens faisaient appel à lui en cas de mémoire défaillante. C’est donc à Cibola que s’installe notre ethnologue, désireux d’observer l’une des cérémonies les plus complexes et les plus révélatrices, qui se nomme le Shalako et se prépare de longs mois à l’avance. Les dieux dansent à Cibola, le poétique sous-titre de l’ouvrage d’ethnologie publié en 1957 marque l’importance que les Indiens Zunis attachent à la danse pendant les sept jours et sept nuits que dure chaque cérémonie. Des cérémonies qui ressemblent moins à une orgie dionysiaque (les Zunis ayant une aversion naturelle pour tous les excès) qu’à un drame religieux, dominé par la venue et le départ des dieux.

C’est de ce séjour au Nouveau Mexique que Jean Cazeneuve pense avoir retiré une inclination qui ne le quittera plus à l’optimisme et au bonheur, car les Zunis, dit-il, sont convaincus que les dieux sont favorables aux hommes gais et tranquilles, alors que la colère, l’envie, le pessimisme les irritent. En revanche il constate, un peu nostalgique, que son départ ne leur avait fait aucune peine.

Il est vrai que, de son côté, il n’était pas si mécontent, après la visite d’autres parties du Nouveau Mexique et de l’Arizona, puis des haltes dans les principales villes américaines, de regagner l’Alma Mater, où il restait à gravir le dernier échelon dans la hiérarchie des grades universitaires, celui du doctorat d’État. Après quelques déconvenues – car le doyen Davy venait de prendre sa retraite, et le professeur auquel il lui avait conseillé de s’adresser avait eu le mauvais goût de mourir la veille de leur rendez-vous – il s’adressera au philosophe helléniste Pierre Maxime Schuhl, qu’il avait connu lors de sa captivité en Allemagne et qu’il retrouvera plus tard à l’Institut.

La rédaction de sa thèse fut une incitation à prolonger ses observations sur cette humanité qui, dès qu’elle se sépare de l’animalité, « ne se consacre pas en première urgence, s’étonne-t-il, à assurer sa survie et son progrès dans l’adaptation à un environnement difficile, mais se hâte en même temps de régler ses rapports avec les puissances invisibles, avec une sorte d’au-delà ». Évoquant alors une notion élaborée en 1917 par Rudolf Otto, il propose d’appeler « numineux » ce phénomène, cette expérience de l’inconnu, cette révélation d’autre chose, de l’ordre du surnaturel, que les peuples archaïques tantôt fuient avec terreur, tantôt cherchent à s’approprier. De ces deux tentations contraires découle l’ambivalence d’une relation au surnaturel qui incite ces peuples soit à s’enfermer dans un immobilisme marqué par un système de règles rejetant tout changement synonyme de désordre, soit à tenter de capter les forces supérieures aptes à dépasser la banalité quotidienne pour faire surgir l’inattendu. Ainsi s’ébauchait la réflexion que Jean Cazeneuve poursuivra dans ses ouvrages ultérieurs sur la religion et la magie au regard du sacré.

Mais son retour en France ne se limita pas à soutenir enfin sa thèse ; ce fut aussi, pour ce « vieil enfant de 48 ans aux tempes grises », comme il se décrit alors, un tournant majeur avec « l’irruption rayonnante d’une blonde qui alliait la beauté à l’intelligence » : ce sont ses propres termes pour désigner celle qui deviendra son épouse. Peu désireux de repartir en des missions lointaines, Jean Cazeneuve élabore un projet de recherche sur les problèmes de la télévision. Encore peu étudiés en France, ces problèmes s’inscrivaient fort bien dans le vaste champ d’étude de la connaissance et de la vie morale dont il était chargé au sein du groupe fondé par Gurvitch. Ils étaient aussi l’occasion d’observer l’influence que pouvait exercer la télévision sur l’évolution de la culture populaire et des mœurs, et de poursuivre ainsi son interrogation inlassable sur la condition humaine.

À la mort de son ami Gurvitch, la vie s’accélère pour lui avec son élection à la chaire de sociologie de la Sorbonne. Cette élection eut lieu en 1966, peu avant le fameux mois de mai 1968 dont il gardera un souvenir qu’il dit affligeant, mais surtout cocasse. Dès la rentrée, il reprit, comme à l’ordinaire, ses cours de sociologie qu’il poursuivra encore plusieurs années, notamment sur les communications de masse.

Élu en 1973 à l’Académie des sciences morales et politiques, il succède à Maurice Reclus pour occuper le fauteuil qui porte le numéro 1 dans la section Morale et sociologie, où avait notamment pris place, bien avant lui, Alexis de Tocqueville. Son épée évoque avec élégance l’originalité de sa carrière, associant à la chouette d’Athéna, totem de la khâgne, divers emblèmes stylisés aussi différents qu’un émetteur de télévision et deux étranges figures, l’une royalement coiffée, l’autre grotesque et grimaçante évoquant, comme le rappela Maurice Druon en lui remettant son épée, le rituel de Shalako de ses chers Indiens Zunis. Ayant passé des années à montrer que les rites correspondent à quelque besoin secret de la nature humaine – « Ils sont dans le temps ce que la demeure est dans l’espace » écrivait-il dans sa thèse – il appréciait en connaisseur les traditions de cette institution où cohabitent, au terme de parcours fort différents, des hommes, et quelques femmes, aux opinions les plus diverses et parfois les plus contrastées.

Mais voici qu’en 1974 un nouveau tournant l’amène à devenir patron de la chaîne de télévision qui venait d’être créée, avec d’autres, à la suite du rapport de Marceau Long marquant la fin de l’Office de radio télévision (ORTF). « Chargé de chaîne », c’est ainsi que Jean Cazeneuve évoque, avec cet humour dont il ne se départit jamais, sa nomination comme président de TF1. La nomination d’un professeur à la Sorbonne à un poste aussi exposé aurait pu surprendre, s’il n’était l’auteur d’une Sociologie de la radiotélévision, suivie de nombreux articles repris en 1970 sous la forme d’un ouvrage sur Les pouvoirs de la télévision. De plus ce sociologue avait une expérience des pratiques, non seulement pour avoir été chargé dans les années soixante de la chronique « Sciences humaines » sur les ondes de France Culture, mais plus directement encore comme membre du conseil de l’ORTF – où il avait notamment observé l’impact de la fameuse sortie de Maurice Clavel « Messieurs les censeurs bonsoir ! » – puis comme président du comité des programmes de la télévision. « Comment aurais-je refusé, écrit-il plus tard, cette occasion de passer de la théorie à la pratique, mais encore de changer presque complètement d’horizon professionnel ? ».

Une occasion aussi de mettre en œuvre sa vision positive du monde : « Gaîté et culture », tel est le titre de l’entretien qu’il donne au Figaro peu après sa nomination. Même s’il a aussi la « brutale révélation », par un coup de téléphone de l’ambassadeur d’Haïti, du rôle que pouvait jouer la télévision dans le jeu diplomatique, Jean Cazeneuve souligne que pendant les trois années de son mandat, période sans élections présidentielles ni législatives, les crises entre la télévision et les responsables politiques furent peu nombreuses. Mais ce constat ne le dispense pas de s’interroger sur le devoir d’objectivité, une question d’autant plus redoutable qu’il avait décidé de recourir à la formule du présentateur unique et que l’apparition des sondages et autres indices d’écoute renforçait la difficulté à définir une politique des programmes compatible avec « une certaine idée du service public ». Il rappelle dans l’un de ses livres comment son concurrent d’Antenne 2 avait réussi à capter l’auditoire du Journal télévisé en programmant, dans le quart d’heure précédent, le tour de passe-passe d’un prestidigitateur qui tenait le public en haleine car il révélait son secret seulement le lendemain. Désarroi des journalistes, baisse des recettes de publicité, la désaffection du public appelait une riposte qui deviendra l’émission « Alors raconte », composée d’histoires drôles et de traits d’humour. Le succès immédiat démontra, selon lui, la justesse de la formule d’Arthur Conte invitant, lorsqu’il présidait l’ORTF, à « libérer les forces de la joie ». Façon de souligner le prix que les téléspectateurs, tout comme les Indiens Zunis, attachent à la gaîté.

Les relations avec les télévisions étrangères étaient également importantes, qu’il s‘agisse de réaliser des coproductions, des échanges, ventes ou achats de programmes, ou de signer des accords de coopération. Aussi devait-il voyager d’un bout à l’autre de l’Europe, ainsi qu’en Afrique du Nord et même dans l’Iran du Shah où « il aurait fallu être aveugle pour ne pas sentir que ce pays était à la veille d’une révolution ». Il se rendra aussi au Japon, heureux de constater, comparant le laxisme de la télévision japonaise à la pruderie des programmes soviétiques, que la France se trouvait dans un juste milieu. Se confirmait ainsi sa conviction que, si elle doit « vivre avec son temps », une grande chaîne publique « n’a pas nécessairement pour vocation de précéder ou d’accélérer certaines évolutions ».

N’ayant pas souhaité que son mandat fût renouvelé, Jean Cazeneuve réalisera enfin, entre 1978 et 1980, le rêve, qu’il avait formé lors de son entrée à l’École normale, d’une carrière dans la diplomatie. Une ambassade auprès du Conseil de l’Europe à Strasbourg lui fut en effet proposée, qu’il accepta d’autant plus volontiers qu’elle lui permettait de ne pas quitter son pays et de privilégier les questions culturelles et sociales correspondant à sa vocation humaniste. Il y voyait aussi l’intérêt, étant affecté à une organisation internationale, de pratiquer des relations non pas bilatérales, mais multilatérales. Il percevait fort bien, comme l’expérience l’a confirmé, notamment à l’Organisation mondiale du commerce, combien le multilatéralisme est difficile et pourtant nécessaire face aux risques d’hégémonie de telle ou telle grande puissance ; et l’Europe, de ce point de vue, est un véritable laboratoire. Regroupant alors vingt États, le Conseil de l’Europe s’étendait déjà au-delà de la Communauté européenne, englobant des États comme Malte, Chypre, ou encore la Turquie. Bataillant ferme pour trouver des moyens d’accord entre ces deux derniers, Jean Cazeneuve rappelle dans Les hasards d’une vie que c’est à cette époque que la délégation française put obtenir, malgré un antagonisme séculaire, leur maintien dans le concert européen. Sans pouvoir encore mesurer l’impact que prendront par la suite la Convention européenne des droits de l’homme, puis la Charte sociale européenne, il pressentait déjà l’importance de ces nouveaux dispositifs. Mais il eut aussi l’occasion de côtoyer l’autre Europe, celle des communautés européennes, car le Palais de l’Europe abritait déjà le Parlement européen, nouvellement désigné au suffrage universel, ce qui lui valut d’y accueillir Simone Veil lorsqu’elle fut élue présidente.

Cette expérience singulière d’universitaire devenu président de TF1 puis diplomate, il aura à cœur de la transmettre aux générations suivantes, non seulement dans le cadre de l’École française des attachés de presse (l’Efap), dont il présidera le conseil de 1984 à 2002, mais encore au sein du Centre d’études diplomatiques et stratégiques qu’il contribua à créer en 1985 et présida jusqu’en 2000, remplacé alors par notre confrère André Damien. Devenu président d’honneur, il resta très présent, comme en témoigne avec émotion l’Administrateur général Pascal Chaigneau, qui évoque son rôle dans le choix des programmes ou la mise en place d’antennes dans des pays comme l’Italie, le Maroc ou le Sénégal.

À son retour de Strasbourg, Jean Cazeneuve sera aussi nommé vice-président du Haut Comité de la langue française, alors présidé par le Premier ministre, organisme prometteur dont il regrettera la disparition précoce. Fidèle à lui-même, il ne cède pour autant ni au pessimisme, ni à la nostalgie, mais à cet « optimisme bien tempéré » qui, lui inspirant d’intempestifs fous rires, lui avait valu en d’autres temps les foudres de son professeur de philosophie. Un optimisme qui ne semble l’avoir jamais empêché, bien au contraire, de poursuivre dans sa vie, mais aussi dans son œuvre, cette quête, imaginée lors de son premier projet de thèse dont le doyen Davy l’avait dissuadé : « Qu’il y a-t-il d’immuable dans la nature humaine ? »

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Pour évoquer l’œuvre de Jean Cazeneuve, soulignait déjà Francis Balle lors de la cérémonie de remise de son épée d’académicien, il faudrait être à la fois philosophe, sociologue, ethnologue. Il serait donc présomptueux de prétendre rendre compte des quelque cinquante ouvrages publiés ou dirigés par lui et traduits dans une douzaine de langues, en Europe mais aussi en Iran et jusqu’au Japon. Ces ouvrages vont de questions hautement philosophiques concernant la morale et la religion (L’avenir de la morale, ou encore Et si plus rien n’était sacré) à des thèmes apparemment plus ludiques (Du calembour au mot d’esprit), tout en comportant de nombreux et savants travaux d’ethnologie et de sociologie, ainsi que plusieurs études sur les communications.

En revanche, malgré la diversité de son parcours, ou peut-être précisément grâce à une diversité qui ne renie jamais l’essentiel, mais le nourrit d’expériences multiples, l’esprit qui anime l’auteur m’apparaît d’une étonnante unité. L’essentiel s’exprime pour lui, me semble-t-il, à travers la question, qui deviendra le titre de l’un de ses livres, de La raison d’être. Après de longues pages décrivant avec une minutie étonnante les sociétés d’insectes, de fourmis et d’abeilles, Jean Cazeneuve s’interroge sur le passage de l’animalité à l’humanité : « Ne sommes-nous pas de super insectes dupés par une illusoire liberté ? ». La question le conduit, pour confronter l’évolution biologique à l’évolution culturelle (on pourrait dire pour confronter l’hominisation à l’humanisation), à étudier les théories matérialistes nées des dernières découvertes de la biologie. Soulignant notamment l’importance des travaux de Jacques Monod, il marque aussi les limites d’une construction qui « en définitive n’apporte, selon lui, aucun élément de décision en ce qui concerne le passage de l’inorganique à l’organique ». Fasciné par sa lecture du célèbre ouvrage Le hasard et la nécessité, il conclut en effet que « la belle construction matérialiste qui prétend faire sortir les êtres vivants actuels d’un atome originel par le seul mécanisme des accidents heureux et des lois naturelles n’aboutit qu’à une accumulation d’invraisemblances et déplace les problèmes métaphysiques sans contribuer à les résoudre ». Sans dogmatisme, car il ne prétend pas trancher entre matérialisme et spiritualisme, Jean Cazeneuve refuse quant à lui « de faire du néant l’ultime vocation de la pensée ».

Sa vision ouverte et synthétique du monde sera magistralement résumée par le titre du traité publié sous sa direction en 1984 : Histoire des dieux, des sociétés et des hommes. Car tel est peut être le fil qui relie tant de domaines apparemment disparates, où émergent tout à la fois le rire et les variations sur la joie et le bonheur (les hommes), le sacré (les dieux), enfin ces techniques de communication qu’il connaissait si bien pour les avoir à la fois étudiées en sociologue et pratiquées comme patron d’une chaîne de télévision (les sociétés).

Le rire… Chacun sait depuis Aristote, repris notamment par Rabelais, que le rire est le propre de l’homme et les travaux de Bergson ont savamment analysé ses principales manifestations, du comique des formes et des mouvements, au comique de caractère en passant par le comique de situation. Le rire évoque-t-il pour autant ce qui serait immuable dans la nature humaine ? Suffisamment sans doute pour justifier ce mot attribué à Mozart : « Je me méfie de ceux qui ne rient pas. Ce ne sont pas des gens sérieux ». En revanche tout le monde ne rit pas des mêmes situations. Citant les travaux de Lévy Brühl sur le rire chez les primitifs, Jean Cazeneuve souligne la fonction sociale du rire : « Le rire est fonction des personnes, des groupes, des situations sociales ; le rire est un indicateur social ». Ajoutant avec beaucoup de finesse que le rire peut selon les cas avoir des effets de rejet ou d’inclusion à l’égard d’une collectivité.

Combien surprenant cet ouvrage Le mot pour rire, qui commence par des calembours et des contrepèteries, des plus classiques aux plus polissonnes, voire scabreuses (la comparaison faite par Cocteau entre le rire et le sexe, qui ne dépendent ni l’un ni l’autre de la volonté), et se termine par une méditation sur la condition humaine : « On en arrive ainsi à rattacher la fonction du rire à la condition humaine que l’évolution des êtres vivants conduit à situer dans une tension entre l’initiative et la règle, entre la responsabilité et la programmation, entre l’invention et la répétition, entre la fantaisie et la logique ».

Il y reviendra dans Les roses de la vie, évoquant alors la joie, « cette flamme précaire que tant de vents contraires cherchent à éteindre » (et la gaîté qui en est une expression visible), comme donnée première qu’il entend distinguer du bonheur : « Tandis que je parle du bonheur comme d’une chose qui m’appartient, la joie est plutôt une chose qui me possède ». Rappelant le classement des tribus primitives qui distingue, comme il l’avait fait lui-même à propos des Zunis, les sociétés apolliniennes, fondées sur un bonheur fait de stabilité, d’harmonie et de paix, des sociétés dionysiaques, caractérisées par l’esprit guerrier, l’appétit de pouvoir et de compétition, plus proches de la joie, ou même de l’ivresse, que du bonheur, il suggère que la distinction pourrait s’appliquer aux individus autant qu’aux sociétés. Et de lancer, mi-souriant, mi-sérieux, « Pourquoi n’y aurait-il pas des examens, des diplômes, un doctorat ès bonheur ? »

En somme, dans ce jeu de cache-cache avec soi-même qu’est toute vie humaine, le message est clair : cultivons le bonheur et privilégions le rire car ils préservent une part de liberté en nous mettant à distance de notre nature purement biologique. En ce sens, le rire n’est pas si loin qu’on ne pourrait le penser du sacré.

Le sacré, Jean Cazeneuve l’avait abordé dès l’époque de son séjour chez les Indiens Zunis, puis théorisé dans sa thèse, savant ouvrage qui le conduit des notions d’impureté, puis de puissance magique, aux diverses formes de pratique religieuse. Mais ce thème majeur court tout au long de son œuvre. Il y consacrera en 1991 tout un livre (Et si plus rien n’était sacré), abordant la difficulté avec son humour habituel : « Définir le sacré, c’est un sacré problème ! » Un problème en effet car, si le besoin de sacré lui semble plus présent que jamais dans nos sociétés, même quand il paraît camouflé ou déplacé, la réponse à ce besoin est d’autant plus ambiguë que le sacré oscille entre deux pôles en apparence contraires : d’un côté la magie, pôle inquiétant fait de transgressions, de l’autre la règle et le respect de l’ordre. Il évoque les efforts de Durkheim pour dépasser la contradiction en fondant la religion sur la séparation entre le sacré et le profane, décidée par le groupe social pour valoriser sa propre existence collective.

Pourtant Jean Cazeneuve ne se satisfait pas de cette conception qui réduit le sacré et la religion à un phénomène social – la religion serait l’ensemble des croyances et pratiques par lesquelles le groupe social se pose comme supérieur à ses membres et s’adore lui-même – et il fait observer que la séparation semble contredite par l’existence des rites religieux « positifs », ceux qui, d’une certaine manière, établissent un contact, voire une communion, entre le sacré et le profane. Mieux vaut, selon lui, considérer que le sacré n’est pas l’antithèse du profane, car il a une autre dimension. Ce qui l’amène à reprendre le terme inhabituel, déjà utilisé dans sa thèse, de « numineux ». En désignant ainsi l’ensemble des phénomènes dits surnaturels car ils dépassent la simple expérience, ce terme permet de réserver le mot « sacré » pour le niveau supérieur qui est celui de la transcendance. Le sacré, pour lui, est ce qui échappe aux règles, mais en même temps ce qui les fonde ; il est la relation entre la condition humaine et ce qui la dépasse : sublimation plus que contradiction. « Si plus rien n’était sacré, écrit-il en conclusion, alors viendrait le règne des faux dieux et des petits maîtres qui se feraient sacrer dans des spectacles, cependant que les gourous se nourriraient de nos nostalgies et que les marchands de paradis artificiels proposeraient d’autres moyens d’évasion ».

Cette crainte, il l’évoquera à nouveau dans L’avenir de la morale, une morale d’autant plus respectable et respectée, écrit-il, que ses commandements sont considérés comme sacrés, c’est-à-dire comme transcendants. D’où la question redoutable – celle qu’il avait esquissée dans son Histoire des dieux, des sociétés et des hommes (au chapitre des aspirations qui peuvent transcender la réalité) à propos de la Déclaration universelle des droits de l’homme – de l’alliance du sacré et de la laïcité. Il n’est pas impossible, selon lui, que dans les civilisations modernes où l’État s’est voulu indépendant de la religion, le sacré, officiellement refoulé, continue de caractériser inconsciemment certains aspects de la vie sociale. En ce domaine, le rôle des techniques de communication n’est sans doute pas neutre.

La communication de masse, par des moyens que Jean Cazeneuve se résigne avec regret à nommer « mass médias » pour éviter les périphrases, détermine en effet des mutations sociales majeures qu’il analyse notamment dans Les pouvoirs de la télévision. Inscrivant ses travaux dans le prolongement de précurseurs comme David Riesmann, il emprunte à de ce dernier l’expression imagée « du gyroscope au radar », pour caractériser cet homme désormais « extrodéterminé », car sensible aux influences extérieures, étant en relation avec un cercle de personnes toujours plus large. Mais c’est par rapport à Mac Luhan et à son célèbre village global, qu’il situe sa propre réflexion. Même s’il ne reprend pas à son compte tous les aspects développés dans la Galaxie Gutenberg, il retient que le nouveau tribalisme, désormais situé à l’échelle globale, implique le paradoxe du retour à une société fermée, mais fermée à l’échelle de toute la planète. Et quand il évoque la Société de l’ubiquité, il semble déjà pressentir, au-delà de la télévision, le rôle qui deviendra celui d’Internet – et dont témoigne le succès éclatant de la radio Canal Académie lancée par notre confrère Jean Cluzel.

Soulignant le lien entre la communication et la diffusion, Jean Cazeneuve reprend la distinction de Mac Luhan entre le forum, l’écrit et les médias audiovisuels actuels, constatant lui aussi l’immédiateté de ces derniers par rapport au texte écrit : l’écrit demande au lecteur un travail de décodage, alors que l’image ou le son, même si l’émission est différée, seraient reçus directement, sans médiation. Mais il nuancera l’analyse : s’il y a malgré tout médiation, c’est que ni la radio ni la télévision ne permettent un contact direct avec la réalité. L’immédiateté n’est que relative et le medium est, qu’on le veuille ou non, un filtre car il impose un point de vue et ne donne, écrit-il, que « l’illusion du réel ».

Cela posé, il insiste d’une façon qui me semble très juste sur le rôle, beaucoup plus complexe qu’on ne le pense parfois, de la télévision qui porte en elle deux processus, à la fois contradictoires et complémentaires, d’identification à un modèle et de projection qui nous protègerait des pulsions et des tentations d’ordinaire refoulées en les réalisant par procuration (le fameux effet cathartique si controversé).

S’intéressant aux effets des mass médias sur l’opinion publique, il observe – sans dire si son observation a été confortée par son expérience à TF1 – une alternance entre la phase du conformisme immobiliste et celle du conformisme contestataire, formulant l’espoir qu’un équilibre se fera à plus long terme. Faisant observer que les médias n’agissent que dans la mesure où le récepteur est réceptif, il se détache, comme le souligne Bernard Valade dans l’hommage publié par l’Année sociologique, « d’une représentation mécaniste pour y substituer un schéma explicatif fondé sur l’interaction ».

Si Jean Cazeneuve laisse finalement ouverte la question de l’usage possible des mass médias, notamment pour créer des courants d’opinion, il suggère pourtant – ce qui semble confirmé par les pratiques actuelles – que les hommes apprendront à s’en servir comme ils ont appris à diriger des véhicules se déplaçant à grande vitesse. Le risque « des faux dieux, des petits maîtres et des gourous » n’est pas à exclure car en somme, de Cibola au village global, ou, pour reprendre le sous-titre de son autobiographie Des primitifs aux téléspectateurs, l’écart n’est pas si grand : le rite primitif associe aux carcans du tabou les audaces de la magie, tandis que la télévision – « la boîte de sorcier installée dans chaque foyer » disait Maurice Druon – semble plonger le spectateur dans la réalité, mais transforme la réalité en spectacle et la mêle à l’imaginaire.

C’est pourquoi l’appel de Jean Cazeneuve à « comprendre le présent par l’avenir » reste plus pertinent que jamais. Certes la prospection des avenirs possibles ne se confond pas avec la prédiction ; du moins peut-elle contribuer à éclairer les choix du présent. Elle participe ainsi à la recherche de cette « raison d’être » qu’il avait placée au cœur de ses actions et de ses écrits, une telle recherche étant peut-être ce qui reste immuable dans la nature humaine.

Ni dérangeant, ni décapant, tel qu’il se décrit lui-même, rappelant que les années 68-70 avaient suscité de sa part une réaction de défense et de rejet, Jean Cazeneuve n’a rien eu d’un révolté. Il n’ignorait ni les malheurs des temps ni les petites misères de l’existence quotidienne, mais son choix n’était pas de les dénoncer. Il préférait écrire sur la joie, le bonheur, l’amour de la vie et le rire. Une façon bien à lui de donner des encouragements et des motifs d’espérance et de montrer que « l’optimisme n’est pas toujours stupide ».

Il me reste à formuler le vœu, en lointain écho au choral célèbre de Jean-Sébastien Bach, que “sa” joie demeure parmi nous.