Séance du lundi 13 octobre 2008
par Anne-Marie Leroyer,
professeur à l’université Paris 1
S’aventurant à tenter de percer les mystères du langage du droit, le juriste aura de prime abord l’impression d’une illusion. Le linguiste lui rétorquera en effet que la langue du droit est la commune langue française et non une « essence suis generis extérieure linguistiquement à la langue de tout de monde » (G. Mounin, La linguistique comme science auxiliaire dans les disciplines juridiques », in Le langage du droit, Archives de philosophie du droit, Sirey, 1974, p. 7 et s., spéc. P. 12). Sériant davantage son objet d’étude, le juriste s’accordera cependant avec le linguistique pour admettre l’existence « non d’une langue du droit, mais d’un langage du droit au sens de façon particulière de s’exprimer » (J.L. Sourioux, Pour l’apprentissage du langage du droit, RTDC, 1999, p. 343 et s. ; J.L. Sourioux et P. Lerat, Le langage du droit, PUF, 1975, p. 9). Pour être plus exact, il faudrait d’ailleurs utiliser le pluriel et parler des langages juridiques, car chaque discours, celui du législateur, du juge, de la doctrine, de la pratique, met en œuvre un langage particulier. Quel que soit le locuteur, la spécificité peut venir du lexique, de la syntaxe ou de la sémantique. En ce sens on peut dire que les langages juridiques sont des langages de spécialité.
Si l’on s’arrête plus particulièrement sur la terminologie juridique, quel que soit le corpus étudié, on peut remarquer qu’elle comporte plusieurs spécificités par rapport au langage courant. Certains termes ont une double appartenance : absence, aliments, fruits, appel, ou arrêt sont issus du langage courant, mais reçoivent une acception spécifique en droit. D’autres termes appartiennent exclusivement à la langue juridique comme hypothèque, chirographaire, antichrèse, pétition d’hérédité, comourants, ultra vires, legs de residuo, nuncupatif. Il existe aussi certaines expressions toutes faites que l’on ne rencontre qu’en droit : dénonciation de nouvel œuvre, clause de voie parée, commencement de preuve par écrit, participation aux acquêts… Et il ne faudrait pas oublier les adages et formules latines, qui restent usitées par la doctrine et parfois même par le juge, en dépit de son obligation, depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts de rédiger ses décisions en langue française (v. G. Cornu, Au jardin des lettres latines du langage du droit, Hommage à J. Foyer, 1997 ; Linguistique juridique, Montchrestien, 3e éd., 2005, n° 105 et s. ; A. Laingui, La poésie dans le droit, Arch. Phil. Dr. 1995, p. 132 et s.).
Mettre en avant le caractère ésotérique de la terminologie juridique est un lieu commun de la littérature, comme de la littérature juridique, à toutes les époques, mais sans doute plus spécialement à la nôtre, parce que le juriste lui-même déclare qu’il n’y entend plus rien. Il est intéressant à cet égard de s’arrêter sur un corpus particulier, celui du droit positif et spécialement de la loi (On adoptera donc une acception stricte du sujet, concentrant notre attention sur le langage du droit positif, et non pas sur l’ensemble du langage juridique, v. ainsi J.L. Sourioux, Y a-t-il lieu de distinguer le langage du droit et le langage juridique ?, Etudes offertes au professeur Ph. Malinvaud, Litec, 2007, p. 577). Le juriste n’aime plus la loi et dénonce régulièrement la complexité croissante du vocabulaire juridique qu’il impute à divers facteurs. Tout d’abord, la polysémie interne au droit, qui s’accroit au fur et à mesure que se multiplient les branches du droit (tel terme n’a pas le même sens en droit fiscal, pénal, ou social). Chaque nouvelle branche a d’ailleurs tendance à marquer son autonomie par l’adoption d’une terminologie correspondante. Ensuite, l’emprunt fréquent d’un vocabulaire technique à d’autres disciplines (le code de la santé publique est rédigé dans un vocabulaire médical, le droit des nouvelles technologies est emprunt du vocabulaire informatique). Dans la même ligne est dénoncée l’introduction en droit français d’une terminologie inadaptée imposée par la législation communautaire et européenne. La tendance est renforcée depuis que la transposition des directives résulte d’une transcription, le texte étant simplement recopié sans adaptation, comme c’est souvent le cas avec les transpositions par voie d’ordonnance. Enfin, est relevée l’irruption de plus en plus fréquente de l’anglais dans de nombreux discours juridiques, y compris celui du juge.
Dans cette sorte de Babel juridique, le juriste se demande qu’elle faute il a commise pour perdre la connaissance. On lui répondra qu’il a pêché par orgueil, en voulant tout prévoir, il a perdu de vu le commandement de ses maîtres qui était de peser les paroles de la loi comme des diamants. Il se repend maintenant et son lent pèlerinage vers la rédemption est ponctué de prières pour une loi et une langue juridique parfaite.
Ses prières sont loin d’être exhaussées, mais toute une cohorte de moyens est désormais à sa portée pour un droit plus lisible et une meilleure défense de la langue française (circulaire sur la modernisation du vocabulaire judiciaire, circulaire sur la rédaction des projets de loi, lois de simplification du droit, commissions ad hoc, consultation des citoyens sur le site « simplifions la loi », ou encore dernière réforme constitutionnelle). Parmi ces remèdes figure le travail de terminologie mené par la commission de terminologie en matière juridique placée auprès du ministère de la justice. Sous l’instigation de son président, le professeur François Terré, la commission participe au travail de simplification du langage juridique et d’enrichissement de la langue française, en s’attachant, conformément à la politique du gouvernement, à rendre le droit plus accessible. La terminologie est face à un double défi : tout d’abord celui des mots français, les mots du droit doivent rester accessibles tout en étant porteur d’une signification précise, et ensuite celui des mots anglais, qui doivent recevoir une traduction conforme à la spécificité conceptuelle qui est la leur. C’est ce double défi, sur les mots français et anglais, que l’on aimerait présenter plus particulièrement dans ces lignes.
I. Les mots français
Deux fonctions sont traditionnellement attribuées au choix des mots. Tout d’abord, une fonction pratique : il s’agit de faire comprendre, afin de favoriser l’accès au droit. Cette fonction pratique n’occulte pas l’autre fonction des mots du droit, ces derniers étant un instrument de politique juridique, ils sont dotés d’une fonction symbolique importante.
A. La fonction pratique des mots du droit
La compréhension du droit est perçue comme une des modalités de l’accès au droit et de l’égalité devant la loi. On sait que le Conseil constitutionnel a fait de l’accessibilité, de l’intelligibilité et de la clarté de la loi des objectifs à valeur constitutionnelle (DC 16 décembre 1999). Pour satisfaire l’exigence d’intelligibilité, la loi doit être “claire”(226 DC du 2 juin 1987, 428 DC du 4 mai 2000). On s’étonnerait presque que cette obligation ne soit pas dans la Constitution puisque les exigences de clarté et de lisibilité figuraient dans l’exposé des motifs de la proposition de révision constitutionnelle. Pour être claire, la loi doit employer un vocabulaire moins technique et moins désuet
1. Les mots techniques
Bentham rêvait d’un droit pour lequel il n’y aurait point d’école de droit pour l’expliquer, point de professeur pour le commenter, point de glossaire pour l’entendre et que le père de famille pourrait enseigner lui-même à ses enfants. L’auteur du Traité de législation civile et pénale préconisait dès lors d’écrire la loi en langage courant (Traité de législation civile et pénale, par Et. Dumont, t. 3, 2e éd., Paris 1820, p. 399).
Cette déclaration est longtemps restée pour le juriste non seulement utopique, mais dangereuse. Résistant à l’objectif de simplification du langage législatif, certains auteurs remarquaient que la simplification ne devait pas passer pas par l’élimination du vocabulaire technique : « à perdre ce trésor autant se passer de droit » s’exclamait ainsi le doyen Gérard Cornu (v. spéc. L’apport des réformes récentes du code civil à la théorie du droit civil, Les cours de droit, 1971, p. 32 et s.). L’entreprise de vulgarisation du langage juridique peut effectivement se révéler dangereuse car elle est emprunte des mêmes limites que celle de tout autre savoir technique, lorsqu’il s’agit de dénommer un concept spécifique (v. not. H. Batiffol, Observations sur la spécificité du vocabulaire juridique, Mélanges dédiés à G. Marty, p. 35 et s.). Comment remplacer hypothèque, ampliatif, usucapion, compromissoire, reconventionnel sinon par des périphrases au risque de rendre le droit totalement illisible ?
Cependant, depuis plusieurs années, l’objectif de simplification est si pressant qu’il a conduit à s’interroger sur le caractère non dommageable d’un certain nombre de modifications (D. Gutmann, L’objectif de simplification du langage législatif, Les mots de la loi, Economica, 1999, p. 73 et s. N.M. Fernbach, La simplification du texte juridique : étude comparative, in Français juridique et science du droit, Bruylant, Bruxelles, 1995, p. 105 et s. L. Fougère, La modernisation du langage juridique, in Etude et documents du CE, 1984-1985, p. 121 et s.). Ne gagnerait on pas à substituer « ester en justice » par « aller en justice » ou encore « interjeter appel » par « faire appel » ? De la même manière, pourquoi ne pas remplacer créancier chirographaire par créancier ordinaire ? Comme l’explique Monsieur Sourioux expliquer le mot chirographaire suppose non seulement de mettre à jour l’étymologie du terme : du grec kheir, main et graphein, écrire, mais également l’origine historique de l’emploi du mot, pour souligner qu’était chirographaire, le créancier dont le débiteur s’était engagé sous signature privée, à une époque ou seul l’engagement devant le notaire donnait une garantie immobilière (J.L. Sourioux, Pour l’apprentissage du langage du droit, loc. cit., n° 7). Dès lors, utiliser créancier ordinaire pour désigner aujourd’hui celui qui n’a pas de garantie correspond davantage à la réalité, puisque ce créancier n’a pas de sureté, même par acte sous seing privé.
Dans cette perspective de simplification du vocabulaire juridique, la commission de terminologie en matière juridique a fait plusieurs propositions retenues par le législateur. En matière successorale notamment, la loi du 23 juin 2006 a remplacé les termes « avancement d’hoirie » par « avancement de part successorale », « acte d’adition d’hérédité » par « acte d’acceptation ». D’autres propositions sont pour l’instant en suspend comme le remplacement de testament olographe par testament manuscrit, testament mystique par testament secret (v. spéc. la dernière loi de simplification du droit).
Sans doute, cette simplification écorne-t-elle le caractère savant du langage du droit et méprise l’idée d’un langage porteur de mémoire. Mais le langage du droit gagne en clarté et pour ceux qui regretteraient l’affadissement de la langue, on proposera la création d’un musée des mots (Proposition de Monsieur Sourioux devant la commission de terminologie). Que les mots les plus hermétiques du langage du droit y figurent, lorsqu’il est possible de les remplacer par un mot de la langue courante, sans en trahir le sens.
Au musée des mots devraient aussi figurer les mots les plus désuets du langage du droit.
2. Les mots désuets
Les mots désuets doivent bien évidemment être supprimés du langage législatif lorsqu’ils désignent des institutions qui n’existent plus. Le code civil n’est pas exempt d’une telle terminologie obsolète. Il faudrait ainsi supprimer la référence à la mort civile et naturelle (art. 1939, 2003, 617, 1982 : la rente viagère ne s’éteint pas par la mort civile du propriétaire ; le payement doit en être continué pendant sa vie naturelle). Il faudrait aussi supprimer les maisons de réclusion ou la peine de mort (art. 83, 84, 85), faire disparaître le Roi ou le procureur du Roi (art. 53, 190, 199, 200, 598, 812, 1057, 2045). De la même manière, l’expression de colonat partiaire pourrait être remplacée par celle de métayage (art. 524, 1714. V. Là encore la dernière loi de simplification du droit). On peut encore plaider pour la disparition de quelques institutions archaïques, comme le prêt à grosse aventure (art. 1964), les jeux propres à exercer au fait des armes ou les courses de chariots (art. 1966). De même, le vocabulaire du code civil pourrait utilement s’aligner sur les autres codes pour employer une terminologie pus moderne et le louage de service devenir contrat de travail, le louage d’ouvrage contrat d’entreprise.
Jusqu’où aller dans cette modernisation du vocabulaire juridique ? Peut-on plaider pour le remplacement des termes les plus désuets par des termes actuels, même en l’absence de réforme de fond ? Si l’on s’en tient au code civil, ce sont des pans entiers de droit qu’il faudrait reprendre. Le droit des biens nous présente une peinture chatoyante du monde rural de 1804 avec les ustensiles aratoires (524), le feu du ciel (1773), les moulins à vents ou à eau (519, les pressoirs, chaudières, alambics (524), et les voituriers par terre et par eau.
Dans un tel contexte, l’actualisation aurait des effets pervers. Elle substituerait à la poésie du droit, un langage de technocrate. Il suffit pour s’en convaincre de relire l’article 524 du code civil dans lequel les poissons des étangs ont été remplacés par les « poissons des eaux non visées à l’article 402 du code rural et des plans d’eaux visés aux articles 432 et 433 du même code ».
Ce travers d’une loi rédigée en langue contemporaine est largement critiqué par les auteurs (F. Terré, Avant-Propos, Les mots de la loi, Economica, 1999) et l’on constate d’ailleurs une certaine résistance au changement, notamment dans le langage des juges ou des praticiens. Le législateur a eu beau parler à la fois du réméré ou de la faculté de rachat, du commodat ou du prêt à usage, en pratique, réméré et commodat sont souvent usités. On touche ici aux limites de la fonction pratique des mots du droit.
Le choix des mots est aussi conditionné en droit par une fonction tout à fait différente, une fonction symbolique, parce qu’ils sont des instruments de politique juridique.
B. La fonction symbolique des mots du droit
Les mots ont aussi une fonction symbolique qui se révèle spécialement dans le changement de législation. Chaque nouvelle réforme est portée par le choix de néologismes qui en traduisent l’esprit. La lettre est censée réveiller l’esprit (G. Cornu, L’apport des réformes récentes.., op. cit., p. 70 ; Le langage du législateur, in L’art du droit en quête de sagesse, PUF, 1998, p. 283 et s.), et le changement de droit s’opère également par les mots. Le législateur utilise son pouvoir de nommer comme un instrument de politique juridique. Ce « nominalisme législatif » est à la fois symbole de la pensée du législateur et emblème du destin de la nouvelle institution nommée.
Le droit de la famille est ainsi doté d’une nouvelle terminologie qui en traduit l’évolution (G. Cornu, Le langage du législateur, loc. cit. ; S. Balian, Néologismes législatifs pour la forme, Ecrits en hommage à Gérard cornu, p. 1 et s. ; Y. Lequette, Observations sur le langage législatif en matière de filiation, Etudes offertes à G. Viney, LGDJ, 2008, p. 647). Les néologismes sont là pour marquer la rupture avec le droit antérieur. Ainsi, pour attester de l’égalité des père et mère, la puissance paternelle a été rebaptisée en autorité parentale, la maison paternelle en maison familiale. Pour marquer l’égalité des époux, le devoir de cohabitation est devenu l’obligation de communauté de vie. La terminologie accompagne ici une politique ouvertement égalitaire.
Parfois, la politique juridique est plus insidieuse et elle ne transparaît qu’au travers du choix des mots. On constate l’émergence progressive d’une terminologie économique en droit de la famille qui traduit la faveur du législateur pour le développement économique du patrimoine, plutôt que pour la cohésion ou la solidarité du groupe familial. Il y a donc un nominalisme économique. Ce vocabulaire économique a toujours existé en droit de la famille, mais il était utilisé de manière assez ponctuelle : ainsi la clause de main commune fut remplacée par clause d’administration conjointe ; le curateur au ventre a disparu au profit de l’administration légale sous contrôle judiciaire.
Dans les réformes récentes, par exemple celle du 23 juin 2006 relative aux successions, le vocabulaire économique affleure de manière constante : acceptation à concurrence de l’actif net, valeur des droits successoraux, rapport en valeur, réduction en valeur… Le mot héritage dans l’attribution préférentielle est même remplacé par l’expression d’unité économique (art. 830 C.civ.).
Toutefois, les néologismes ne connaissent pas toujours le succès. Là encore, il arrive que le législateur propose un terme nouveau qui passe difficilement dans les usages. Ainsi, les français sont attachés à la garde plutôt qu’à l’autorité parentale, à la faillite plutôt qu’au redressement et la liquidation judiciaire. Ce phénomène de résistance est fréquent lorsque le néologisme est plus complexe que l’ancien terme qu’il remplace. C’est la brièveté qui assure son succès et, s’il est trop long, il sera remplacé en pratique par son acronyme : d’où le succès de la SARL de l’EURL, des SAFER, du pacs et bientôt de la RAR (renonciation à l’action en réduction).
L’autre tendance pour faire passer des réformes en douceur est ce que le doyen Cornu avait dénommé le « nominalisme humanitaire » (cours préc., p. 74). L’utilisation d’euphémismes traduit la fonction thérapeutique de la loi ( J.-L. Sourioux et P. Lerat, L’euphémisme dans la législation récente, D. 1983, ch. 221 ; N. Hoberdon, L’euphémisme en droit économique, Langue française spécialisée en droit, Economica, 2007, p. 55). Cette tendance se rencontre en législation depuis les années 1970. Pour éviter de jeter l’opprobre sur l’enfant, la loi de 1972 a pudiquement dissimulé l’enfant incestueux sous une périphrase : « lorsqu’il existe un empêchement à mariage au sens des articles 161 et 162 ». L’enfant adultérin était devenu celui « dont le père ou la mère était au temps de sa conception engagés dans les liens du mariage ».
Cette fonction de l’euphémisme se retrouve dans la loi de 1975 qui baptise l’avortement d’interruption volontaire de grossesse, ou dans celle sur le divorce qui ne mentionne plus l’adultère comme cause de divorce, mais parle d’une violation grave ou renouvelée des droits et obligations du mariage. De même, la déchéance de l’autorité parentale devient le retrait de l’autorité parentale pour que les enfants ne portent pas la culpabilité des décisions sanctionnant les parents.
Il y a aussi une vertu sociale dans l’euphémisme, visant à favoriser l’insertion. En droit social, la personne handicapée s’est substituée à l’infirme, à l’aveugle, et au grand infirme. En droit civil, on peut noter une évolution du vocabulaire des tutelles : on ne dit plus le majeur qui est dans un état habituel d’imbécilité de démence ou de fureur doit être interdit, mais le majeur qu’une altération des facultés personnelles met dans l’impossibilité de pourvoir seul à ses intérêts doit être protégé par la loi. Dans cette ligne, la commission de terminologie en matière juridique a travaillé, à la suite d’une demande de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, sur « ces mots qui font souffrir » pour proposer un adoucissement du langage. Rééducation est devenu éducation ou suivi éducatif, Admonester ou admonestation s’est changé en « prononcer un avertissement judiciaire », amendement est devenu progrès…
Plus généralement, il faut aussi relever que l’euphémisme devient un mode de législation contemporain. Le législateur préfère édicter un droit doux, qui ne relève pas de la contrainte, mais de l’incitation. Il s’agit d’obtenir l’adhésion des intéressés à la mesure. On préfère dire que le droit plutôt qu’il ne règle les conduites, les régule. Il est comme le disait Jean Carbonnier, comme « un chant qui rythme la marche sans l’imposer » (J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, coll. Thémis, 26e éd., 1999, n° 11). La réforme du divorce de 2004 a eu pour objectif avoué de conduire les époux à accepter le principe du divorce ou ses conséquences. Dès lors, il n’est plus question de double aveu, mais d’acceptation par les époux du principe de la rupture du mariage. Le législateur ne met plus l’accent sur les devoirs ou les interdits, mais plutôt sur les droits et les libertés. De la puissance paternelle affirmée par le Code de 1804, on est passé successivement à l’autorité parentale, puis au respect de l’intérêt de l’enfant, et enfin aux droits de l’enfant. Si l’enfant doit toujours honneur et respect à ses parents. Désormais, l’autorité parentale est exercée dans le respect de la personne de l’enfant.
Cette évolution vers plus liberté rejaillit sur le vocabulaire, car on aborde de plus en plus couramment le droit de la famille à travers l’idée de lien (v. not. E. Jeuland, « L’énigme du lien de droit », RTDCiv.2003. 455, spéc. n°7 et s.). Les institutions familiales en sont fragilisées, car, d’évidence, un lien peut être rompu : le « mariage » devient le « lien conjugal » ; la « filiation » le « lien parental » ; et la « succession légale » le « lien successoral ».
A ces difficultés de maitriser les mots français s’ajoute celle encore plus importante de traduire les mots anglais.
II. Les mots anglais
Il existe un vaste dispositif de défense de la langue française qui vise aujourd’hui principalement à lutter contre l’impérialisme anglais. Une Kyrielle de textes parmi les plus divers prône l’emploi obligatoire du français, des simples circulaires, à la constitution (art. 2) en passant par la loi Toubon de 1994. De l’ensemble de ces dispositions, il ressort que la langue française est obligatoirement la langue des lois, du juge, des actes de procédure, de l’administration et de toute personne accomplissant une mission de service public.
Dans certains cas déterminés, l’usage du français s’impose aussi aux personnes privées, lorsqu’il s’agit de protéger leur consentement comme en droit de la consommation ou en droit du travail. Les commissions de terminologie participent à ce dispositif de défense de la langue française par leur activité de traduction, en proposant des néologismes.
Ce dispositif se heurte toutefois aux difficultés propres au processus de traduction et au fait que l’exigence de traduction perd du terrain, notamment devant les impératifs communautaires. Les mots souffrent donc ou bien d’être mal traduit, ou bien de ne pas être traduits.
A. Les difficultés de traduction : les mots mal traduits
Les difficultés de la traduction ne sont pas d’ordre lexical mais conceptuel. A juste titre, le juriste Italien Rodolfo Sacco rappelle que ces difficultés sont dues à ce que « le rapport entre le mot et le concept n’est pas le même dans toutes les langues juridiques ». La traduction est perçue comme un phénomène d’acculturation qui suppose la greffe d’une culture sur une autre (R. Sacco, La traduction juridique. Un point de vue italien, Cahiers de droit, n° 28, 1987, Québec, PU de Laval, p. 850 ; J.C. Gémar, Langage du droit et traduction. Enjeux, difficultés et nuances de la traduction juridique, Droit et langues étrangères, PU de Perpignan, 2000, p. 129 et s.).
Les comparatistes expliquent ainsi que la traduction implique la nécessité de comprendre le concept ou la notion juridique dans le système juridique étranger, afin de trouver sa correspondance, son équivalence dans le système juridique français. Opposant d’ailleurs le système de la common law et le système romano-germanique, les comparatistes font souvent remarquer que les termes du droit anglais sont intraduisibles en droit français (common law ou Equity), et ce même lorsqu’ils présentent une forte paronymie comme contract et contrat, parce que ces notions sont divergentes (P. Legrand, Le droit comparé, 1ère éd. p. 24 ; R. David, Les grands systèmes de droit contemporains, 6e éd. 1974, p. 345).
Le juriste qui se risquerait à traduire en dépit de cette objection de principe se trouverait plus spécialement devant deux écueils.
Le premier est l’existence d’un concept spécifique au droit étranger. Comment traduire les notions de rule of law, de trust ou de copyright qui n’ont pas d’équivalent en droit français ? Certains ont proposé de traduire rule of law par primauté du droit, trust par fiducie et copyright par droit de reproduction, mais à l’évidence ces traductions ne sont pas satisfaisantes, car elles ne correspondent pas aux concepts anglais. La difficulté n’est d’ailleurs pas propre aux mots anglais, comme en atteste le débat sur la traduction du mot « Kafala » (v. le dossier, Droit de la famille, janv. 2009).
Le risque de traduction lorsqu’il existe ainsi un concept spécifique au droit étranger est non seulement de procéder à une altération de ce concept en le traduisant, mais surtout d’introduire insidieusement le système étranger en droit français par le biais de la langue. Par exemple, les termes class action ont été traduits par action de groupe. Or, s’il est question d’introduire une action de groupe en droit français, il faudra prendre soin de distinguer cette action de sa cousine anglo-saxonne. Il est vrai que souvent la spécificité française s’est parfaitement imposée, comme pour la notion de crédit-bail – dont l’équivalent anglais leasing– ne correspond pas à la même opération.
Pour éviter la confusion, il est tentant d’effectuer la traduction par le biais d’une périphrase destinée à marquer la différence entre les concepts. Ainsi, devant la difficulté de traduire l’expression estoppel, on indiquera qu’il s’agit de l’interdiction de se contredire aux dépens d’autrui spécialement au cours du déroulement d’un procès. De même, l’expression plea bargaining devient procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Si cette méthode permet de trouver une plus juste correspondance entre les notions, elle est toutefois critiquable par la déperdition terminologique et la lourdeur qu’elle entraîne puisqu’elle suppose de dire en plusieurs mots ce qui tenait dans l’autre langue en un ou deux.
Un second écueil se rencontre devant la traduction des concepts flous. On sait que le législateur utilise volontiers de tels concepts afin de laisser place à l’interprétation du juge (bonne foi, force majeure, ordre public). Cela rend la tâche du traducteur d’autant plus complexe que la traduction littérale s’écartera inévitablement du concept étranger. On ne peut pas traduire good faith, par bonne foi, hardship par force majeure, ou public policy par ordre public (sur ce point, spéc. F. Terral, L’empreinte culturelle des termes juridiques, Revue Meta, 2004, vol. 49, n° 4, p. 876).
Ce sont ces difficultés plus particulières qui se présentent dans les travaux d’unification du droit. Lorsqu’il s’agit d’élaborer plusieurs versions d’un même texte en plusieurs langues, il y a différentes solutions possibles. Dans certains cas, le terme étranger est simplement naturalisé et employé réciproquement dans les diverses versions. Le groupe de travail Unidroit a par exemple décidé d’utiliser dans les deux versions française et anglaise les termes de force majeure et de hardship (D. Tallon, Français juridique et science du droit, quelques observations, in Français juridique et science du droit, Bruylant, 1995, p. 343 ; D. Tallon, Le choix des mots au regard des contrainte de traduction. L’exemple des Principes européens du droit des contrats et des Principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international, in Les mots de la loi, Economica, 1999, p. 31 et s.).
Dans d’autres cas, la traduction est accompagnée d’une explication qui vient la compléter. Ainsi pour la rédaction de la convention de La Haye de 1971 sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers, la notion d’ordre public a été conservée pour la version française et la notion de public policy accompagnée des circonstances visées par la notion française et non comprises dans la notion anglaise (F. Terra, préc., n° 58). Parfois encore, la traduction est précédée de travaux doctrinaux d’ampleurs s’attachant à faire ressortir les différences terminologiques et sémiologiques entre les concepts, avant l’adoption d’une terminologie européenne commune (v. ainsi, Terminologie contractuelle commune, Projet de cadre commun de référence, Association Henri Capitant, Société de législation comparée, 2008).
L’uniformisation ne permet pas toujours de parvenir à des solutions aussi prudentes et l’harmonisation européenne est parfois à l’origine d’un vocabulaire totalement inadapté. En atteste le choix de « responsabilité parentale » (dans la convention de la Haye sur la loi applicable en matière de responsabilité parentale ou dans le règlement Bruxelles II bis sur la circulation des décisions de justice) qui résulte de la traduction de Parental responsability pour désigner l’autorité parentale. Rien de commun évidemment entre ces deux notions. L’inconvénient est que cette notion de responsabilité parentale figure désormais dans un article du code civil relatif à l’assistance éducative (art. 375).
On ne peut que regretter ces mauvaises traductions, tout en se félicitant au moins qu’il existe une traduction. Plus graves sont en effet les cas où les mots anglais ne sont plus traduits.
B. L’absence de traduction : Les mots non traduits
Les mots anglais peuvent s’imposer soit parce que la loi interne française admet à titre exceptionnel qu’une langue étrangère puisse être utilisée, soit encore et surtout en raison de la position du droit communautaire.
Le droit interne autorise parfois l’emploi d’un terme étranger. C’est le cas tout d’abord lorsqu’il n’existe pas d’équivalent français proposé par les commissions de terminologie. Ainsi, Wistelblowing a été utilisé jusqu’à la publication de la traduction par le terme d’alerte.
C’est le cas ensuite, dans certaines matières, comme en droit de la consommation où la loi Toubon autorise plus spécialement que les produits typiques et spécialités connues du public sous leur appellation étrangère puissent conserver leur dénomination d’origine.
Ce phénomène d’absorption n’est d’ailleurs pas uniquement le fait de l’usage. Il peut aussi résulter d’une décision du Gouvernement. C’est ainsi que le Conseil d’état a pu décider à propos de l’emploi du mot Master que « les dispositions constitutionnelles et législatives n’interdisent pas au Gouvernement d’introduire dans la langue française des mots nouveaux empruntés notamment à des langues étrangères pour désigner des institutions ou des notions nouvelles ». Utilisation du terme Master, connu des autres pays européen, a été admis et substitué au néologisme Mastaire (CE 11 juin 2003).
Plus inquiétante est cependant la position du droit communautaire et du droit européen qui récusent souvent l’emploi obligatoire de la langue française et autorise dès lors les mots anglais (A.-M.Leroyer, Politique linguistique et droit communautaire, Langue française spécialisée en droit, Economica, 2007, p. 115). Il suffit de prendre deux exemples pour s’en convaincre.
Le premier concerne encore le droit de la consommation, et spécialement la question de l’étiquetage des denrées alimentaires. La Cour de justice des communautés européennes a décidé, à plusieurs reprises, que l’emploi obligatoire d’une langue déterminée sur un territoire national pour la commercialisation des biens contrevenait à l’article 30 du Traité de Rome – art. 28 Traité CE- et constituait une entrave à la libre circulation des marchandises, la traduction étant analysée comme une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative. La Cour de justice a décidé qu’il fallait autoriser l’emploi d’une autre langue facilement compréhensible par l’acheteur (en pratique l’anglais) (CJCE arrêt 12 sept. 2000, Geoffroy et casino). En conséquence, le consommateur est conduit à tester à ses risques et périls la garlic sausage et les chikens wings.
Le second exemple non moins connu concerne le brevet européen. On sait que le Conseil constitutionnel a considéré que l’Accord de Londres dispensant de traduire en français la description de l’invention n’était pas contraire à l’article 2 de la Constitution (DC 29 sept. 2006). Or la décision surprend car comme il l’a été très bien démontré, le brevet européen est un acte administratif qui a des effets réglementaires, admettre qu’il puisse être même partiellement écrit en anglais est nécessairement contraire à l’article 2 de la Constitution (J. Foyer, L’opposabilité, sur le territoire français, d’un brevet européen dont la description est rédigée en langue étrangère”, D. 2007, p. 1919). On sait qu’en dépit de ces objections, la France a ratifié le protocole de Londres et s’en est félicité notant qu’il en résultait une économie de traduction substantielle pour les entreprises (Ratification du protocole de Londres, 29 janv. 2008, entrée en vigueur 1re mai 2008).
C’est donc parce que l’anglais est plus économique que le français perd sa richesse. Il reste donc encore bien du chemin à faire à notre pèlerin pour sa rédemption.