Séance du lundi 27 octobre 2008
par Mme Elisabeth Zoller,
Professeur à l’Université Paris II
Il n’y a pas si longtemps, ‘régulation’ était un terme que les juristes français n’utilisaient pas. Le mot était connu de longue date, mais c’était les scientifiques qui en avaient l’usage. Au milieu du siècle dernier, les traités de droit administratif ne disaient rien de la régulation. Ni Maurice Hauriou, ou Gaston Jèze, ou Marcel Waline, ni même le Doyen Vedel, pourtant si prémonitoire sur bien des points, personne ne consacrait de développements à la régulation. Et, si les publicistes ne parlaient pas de régulation, les privatistes en parlaient encore moins. De manière générale, les juristes ne parlaient pas de régulation, mais de règlementation.
Dans les années 1950, une explication de ce qu’on entendait généralement par ‘régulation’ se trouvait dans la Nouvelle encyclopédie pratique de mécanique (II) d’Henri Desarces, dans la partie consacrée aux « Sources d’énergie, Energie et moteurs thermiques », notamment le Chapitre I intitulé : « Machines à vapeur ». Sans régulation, une machine à vapeur s’emballe et risque d’exploser. Pour éviter ce risque, il faut trouver le moyen de proportionner le débit à l’importance du travail demandé à la machine, autrement dit, il faut régulariser la vitesse. Ce résultat s’obtient à l’aide d’un régulateur, qui est un appareil soumis aux variations de vitesse de la machine. C’est l’anglais, James Watt, qui en découvrit le principe et qui l’appliqua pour la première fois à la machine de son invention. On parla alors de regulation probablement à partir du sens qu’avait le mot regulation en anglais au XVIIIe siècle et qui signifiait ‘police’ au sens large. Le régulateur centrifuge de Watt qui par la suite a équipé les locomotives, fait la police de la machine ; il la maintient en ordre et en bon état de marche comme la police le fait de la société. La langue française a bien entendu adopté cet usage du mot régulation dans le domaine de la mécanique, comme dans celui de l’électronique (le thermostat d’un radiateur électrique est un régulateur de température) et, de façon plus générale, dans le domaine des sciences exactes.
Hors le domaine des sciences exactes, le sens du mot ‘régulation’ tel que la langue française l’utilise aujourd’hui, notamment en droit, est un pur produit d’importation. Il vient du monde anglo-saxon, notamment des Etats-Unis qui l’ont complètement réinventé avec la révolution conservatrice du Président Reagan dans les années 1980. Le terme s’est introduit chez nous à la même époque, avec la mise en place du grand Marché unique et les privatisations en 1986. Il s’est définitivement imposé au début des années 1990 quand le concept de « planification » céda la place à celui de « régulation » pour caractériser les rapports entre l’Etat et l’économie. Pour dire les choses un peu rapidement, la régulation est la manière anglo-saxonne de garantir un bon fonctionnement des marchés et de l’économie en général. Le droit qu’elle a produit outre-Atlantique est très différent du droit public qu’a produit en France la police de l’économie. La régulation a appelé un droit d’esprit privatiste, articulé sur le contrat, aux antipodes du droit public de l’économie fondé sur la loi et le règlement. Qu’on y voie avec M. Terré « un mode de confection de règles de conduite » ou, comme il le suggère encore, « une pratique formalisée de production des normes », une chose est sûre : la régulation d’origine américaine est aux antipodes des méthodes de l’administration napoléonienne.
Historiquement, la régulation est née à la fin du XIXe siècle lorsque les États-Unis sont entrés dans l’âge de la grande industrie (I). Elle s’est développée jusqu’à connaître son zénith dans les années 1930 avec les agences du New Deal (II). Toutefois, dans le dernier tiers du XXe siècle, elle est entrée dans une troisième phase, la deregulation ou déréglementation, dont elle est sortie profondément transformée (III). Contrairement aux apparences, la deregulation n’a nullement fait disparaître la régulation ; elle l’a en revanche obligée à se réinventer, annonçant une autre forme de régulation, sorte de régulation postmoderne, qui correspond à l’âge de la mondialisation et qui est fondée sur la toute-puissance des marchés.
Les premières commissions administratives
L’histoire de la régulation est indissociable de celle des chemins de fer. C’est vrai sur le plan étymologique, on vient de le dire ; ce l’est aussi sur le plan juridique. La régulation moderne a vu le jour aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle pour résoudre un conflit entre compagnies de chemins de fer et usagers à propos des tarifs pratiqués par celles-ci.
La particularité fondamentale de l’économie du chemin de fer est de nécessiter des coûts fixes considérables en termes d’infrastructures. Elle a pris aux Etats-Unis une forme exacerbée du chef de la totale liberté avec laquelle les compagnies ont pu opérer à l’échelle du continent. Avant de gagner son premier dollar, une compagnie de chemins de fer devait d’abord mettre sur pied tout un réseau ferroviaire, poser les rails et construire les gares (de passagers, de marchandises, de triage) nécessaires au trafic. Le résultat de ces coûts fixes astronomiques est que chaque compagnie fut hantée par un problème de sous utilisation, d’où l’irrésistible tentation de s’assurer un trafic maximum en opérant une distinction entre les convois selon leur longueur. Les longs convois étant plus rentables que les courts, les compagnies ont ajusté leurs tarifs en conséquence et elles ont discriminé entre clients selon la longueur des convois. Des discriminations considérables sont apparues entre les différents tarifs demandés selon la marchandise transportée, le lieu de chargement, etc. Tarifs préférentiels, rabais, baisses de prix par des sous-classifications de marchandises se sont multipliés ; chaque compagnie a redoublé d’efforts pour conquérir des parts de marchés sur ses rivales, surenchérissant en discounts et offres alléchantes pour s’attirer et se fidéliser une clientèle de convois longs. Ces pratiques, dignes des lois du Far West qu’elles illustraient à merveille au propre comme au figuré, furent jugées arbitraires et injustifiées par les clients des convois courts, lesquels se recrutaient principalement parmi les fermiers, surtout les céréaliers, les Grangers.
Dans un premier temps, les Grangers se sont pourvus devant les tribunaux pour leur demander de mettre un terme à ces excès selon les principes du droit privé, autrement dit, le droit civil, droit essentiellement contractuel dont les litiges sont tranchés par le juge (common law). Mais ce qui avait donné de bons résultats pour les discriminations de prix pratiqués dans les péages demandés pour les canaux et routes s’est avéré inutilisable dans le cas des chemins de fer. Le péage demandé pour l’utilisation d’un canal ou d’une route variait généralement selon la distance parcourue ; on n’y pratiquait pas les discriminations de tarifs selon les personnes ou les points d’entrée et de sortie en usage dans les chemins de fer. Les juges n’avaient pas de réponse sur la légalité ou l’illégalité des discriminations pratiquées par les compagnies de chemins de fer en fonction des entreprises et des localités. Il fallut se tourner vers quelqu’un d’autre ; on alla vers le législateur, et non (le point mérite d’être noté) vers un pouvoir exécutif doté (comme en France) de pouvoirs de police administrative parce que, selon le raisonnement des juristes américains, le but n’était pas de poursuivre au pénal les compagnies de chemin de fer ; le but était de les contrôler par une régulation de leurs activités, ce qui nécessitait la production de règles et constituait donc une fonction quasi-législative. Pour comprendre ce raisonnement, il ne faut jamais perdre de vue qu’aux Etats-Unis, et dans les pays anglo-saxons, en général, l’exécutif est un pur exécutant des lois et ne dispose pas, à titre inhérent, de la moindre once de pouvoir normatif, sauf si le législateur en décide autrement.
Entre 1871 et 1875, à l’initiative des législatures de certains Etats, apparurent les premières formes de régulation. Les Etats qui forment la haute vallée du Mississippi (Illinois, Iowa, Minnesota et Wisconsin), tous producteurs de grains, adoptèrent des lois pour résoudre ce qu’on appelait alors « le problème des chemins de fer ». Toutes ces lois présentèrent des particularités propres, mais toutes posèrent déjà les grandes questions qui ont dominé toute l’histoire de la régulation aux Etats-Unis : La réglementation du marché doit-elle être confiée à une commission administrative (ou une agence, comme on dirait plus tard) ? Quels types de pratiques discriminatoires faut-il proscrire ? Faut-il établir des tarifs maximum ? Le pouvoir judiciaire doit-il être chargé de contrôler le « caractère raisonnable » des tarifs pratiqués ?
Avant qu’on ne trouve la solution qui devait résoudre ces problèmes, la coutume voulait que ce soit les législatures d’Etats elles-mêmes qui fixent dans l’acte de concession les tarifs maximum que pouvaient pratiquer les chemins de fer. Mais, comme les différences étaient considérables selon les Etats (certains Etats chargeaient de 3 à 4 cents par mile pour les passagers, et 2 cents par mile par tonne de marchandises, d’autres retenaient des chiffres beaucoup plus élevés), la technique fit long feu. On se tourna vers autre chose et, à défaut de limiter les tarifs, le législateur se mit à limiter les profits que les compagnies pouvaient faire. Mais ici encore, la technique ne donna pas les résultats escomptés, notamment parce que les retours sur investissement étaient souvent très supérieurs aux limites autorisées. Au bout de quelques années, il devint clair que les législatures n’étaient pas l’endroit idoine pour fixer les tarifs des chemins de fer et les Etats se résolurent à confier cette tâche à des commissions administratives, les ancêtres des agences ou autorités administratives indépendantes. Ces commissions se mirent à réguler les chemins de fer dans leurs Etats respectifs, mais elles trouvèrent très vite la limite de leurs pouvoirs quand, au nom de la Constitution, la Cour suprême leur interdit de réglementer les tarifs sur des portions de lignes qui relevaient du commerce interétatique [Wabash. St. Louis & Pac. Ry. v. Illinois, 118 US 557 (1886)]. A ce moment-là, la question devint fédérale et l’intervention du Congrès devint inévitable.
En 1887, en s’inspirant du modèle établi par le British Railroad Act (1845), le Congrès adopta une loi sur le commerce interétatique (Interstate Commerce Act) qui affirmait que « toute charge demandée en contrepartie d’un service rendu […] doit être raisonnable et juste », qui déclarait certaines pratiques discriminatoires illégales, et qui surtout obligeait les compagnies de chemins de fer à publier leurs tarifs et à les soumettre à l’approbation de la première agence fédérale de régulation que la loi créait pour les besoins de sa mise en œuvre, l’I.C.C (Interstate Commerce Commission), la commission interétatique pour le commerce chargée de la régulation du transport ferroviaire. Le Congrès voulait créer un organisme indépendant. La commission fut donc composée d’un nombre impair de commissaires venant chacun des deux grands partis, dont le mandat fixé à 6 ans était à dessein supérieur à celui du Président pour les isoler des pressions politiques et qui ne pouvaient être révoqués par celui-ci que pour des motifs limités : inefficacité de l’agent, négligence des devoirs de sa charge, ou malversations commis dans l’exercice des fonctions. Ces trois caractères (composition bipartisane, mandats fixes et licenciement seulement for cause, comme l’on dit, c’est-à-dire pour une vraie cause, pour un motif objectif) sont aujourd’hui regardés comme les conditions sine qua non de l’indépendance des agences de régulation.
Si, dès la première agence de régulation créée, le Congrès tenait à ce qu’elle fût indépendante, c’était pour une raison bien précise liée à la nature des fonctions exercées. Le nouvel organe était investi du pouvoir de prendre des décisions individuelles assorties de sanctions contre des personnes privées ; il exerçait donc la fonction dite d’adjudication qui est considérée dans la tradition de common law comme relevant du pouvoir judiciaire et il devait être indépendant. Toutefois, l’indépendance que le Congrès avait voulu conférer à la jeune Commission pour le commerce interétatique n’impressionna pas beaucoup la Cour suprême. Celle-ci considéra que, quoique le Congrès ait voulu faire, cette Commission ne pouvait pas, et ne serait jamais, indépendante comme seul un juge, un vrai juge doté des mêmes garanties que celles accordées aux juges fédéraux, peut l’être. Ainsi jugea-t-telle que la procédure administrative relative à l’établissement des faits telle que la commission pouvait l’organiser, n’aurait qu’un caractère préparatoire à la procédure judiciaire qui, seule, est à même, par les garanties de due process qu’elle comporte (audition contradictoire des parties, administration des preuves selon un système accusatoire avec examen et contre-examen de témoins) de décider le caractère raisonnable des tarifs. Autrement dit, tout ce que pouvait faire la Commission en matière d’adjudication ne pouvait fournir, selon la Cour, qu’une preuve prima facie qui ne préjudiciait en rien d’une nouvelle détermination des faits par voie judiciaire au terme d’un examen de novo. En ce qui concerne la fonction réglementaire de la Commission, la Cour ne fut pas plus généreuse. Au rebours de ce que le Congrès avait voulu, elle ne lui laissa guère les coudées franches pour fixer les tarifs de chemins de fer ; elle limita ses pouvoirs de manière drastique en refusant de lui reconnaître le moindre pouvoir réglementaire qui n’ait pas été expressément prévu par le législateur.
Au début du XXe siècle, sous l’ère progressiste, d’autres commissions administratives furent créées exactement selon la même logique qui avait présidé à la création de l’I.C.C., c’est-à-dire, de manière ad hoc, pour résoudre un problème précis, appelant une surveillance quasi quotidienne par voie réglementaire et un contrôle des opérateurs sur le marché régulé. Par exemple, une commission administrative fut chargée de traquer et de sanctionner les pratiques commerciales déloyales comme de conseiller les entreprises sur leurs projets de fusion de manière à leur éviter de tomber sous le coup de la législation anti-trust du Sherman Act (Federal Trade Commission), ou encore une nouvelle agence fut créée pour protéger les consommateurs en garantissant la mise en vente sur le marché de produits alimentaires ou pharmaceutiques sains et inoffensifs pour la santé publique (Food and Drug Administration). Les mêmes techniques furent poursuivies par l’administration Roosevelt, mais avec une toute autre ambition qui a révolutionné le rôle des commissions administratives dans le système américain de gouvernement.
L’âge d’or des agences de régulation
Avec le New Deal, la régulation est entrée dans une deuxième phase. Sans doute, Roosevelt a-t-il repris des éléments existants. Mais, avec lui, la régulation ne s’est plus limitée à faire la police de certains marchés ou à offrir un cadre de dialogue entre les acteurs économiques et les organes du gouvernement fédéral. Roosevelt se démarque de tous ses prédécesseurs par sa conviction que le gouvernement doit intervenir pour remettre l’économie sur ses pieds et que, à défaut d’intervention, la situation ne peut qu’empirer. Pour mettre en œuvre cette politique volontariste, il eut recours à la technique à l’époque bien rodée des commissions (ou boards) administratives [Securities and Exchange Commission (1934), Federal Communications Commission (1934), National Labor Relations Board (1935), Bituminous Coal Commission (1935), and Federal Maritime Commission (1936)], dotées d’amples et énergiques pouvoirs en matière d’adjudication (notamment par les sanctions qu’elles peuvent prendre comme les injonctions), mais aussi et surtout en matière de réglementation (en leur déléguant de vastes pouvoirs réglementaires par le biais des délégations législatives). On sait les difficultés qu’il rencontra avec la Cour suprême qui vit d’un très mauvais œil cet accroissement considérable des fonctions de la branche exécutive à la faveur de l’empressement, on ose à peine parler du soulagement, avec lequel le Congrès abandonnait à l’exécutif des pans entiers de législation.
Toutefois, plus encore que le conflit entre le Président et la Cour suprême sur les délégations législatives (et que le Président a finalement gagné), ce qui a marqué en profondeur l’histoire de la régulation aux Etats-Unis à cette époque et lui a donné ce séduisant visage d’impartialité et d’objectivité qu’elle revêt aujourd’hui, c’est la partie de bras de fer qui s’est jouée entre la Cour et le Président sur l’indépendance de ces agences vis-à-vis du pouvoir exécutif (et que, cette fois, le Président a perdue). Très en avance sur la théorie dite de l’Exécutif unitaire que l’administration Bush a défendue bec et ongles dans sa lutte contre le terrorisme, Roosevelt voulait renforcer le contrôle de la présidence sur les agences administratives, notamment par le biais du pouvoir de nomination. Dans une affaire célèbre, Humphrey’s Executor v. United States, la Cour s’y est opposée en dégageant la théorie célèbre, mais très idéalisée, de l’agence indépendante qui, aujourd’hui encore, fait loi.
En 1931, William E. Humphrey avait été nommé membre de la Federal Trade Commission (commission fédérale chargée du commerce interétatique) par le Président Hoover. Il était nommé pour exercer un mandat de sept ans, jusqu’en 1938. Le 25 juillet 1933, le nouveau Président, Franklin D. Roosevelt lui demanda par lettre de lui remettre sa démission au motif que « les buts et les objectifs de mon administration en ce qui concerne les tâches de la Commission seront menés à bien de manière plus efficace par des agents que j’aurai désignés ». Humphrey répondit en demandant du temps pour consulter ses amis. Sa démission ne venant pas, le 31 août, le Président lui écrivit à nouveau : « Vous comprendrez, je le sais, que je ne suis pas persuadé que nos deux esprits se rencontrent vraiment tant sur le terrain de la politique de l’agence que sur celui de son administration et que, franchement, je pense qu’il vaut mieux pour le peuple de ce pays que je sois entouré de collaborateurs en qui j’ai pleine confiance », exprimant in fine l’espoir que sa démission ne tarderait pas. Mais Humphrey ne démissionna toujours pas. Finalement, le 7 octobre, le Président lui fit savoir par lettre : « A compter d’aujourd’hui vous êtes, par la présente, démis de vos fonctions de membre de la Commission fédérale du commerce ». Humphrey refusa cette révocation. Il ne cessa d’affirmer qu’il était toujours un membre de la Commission, habilité à participer à l’exercice de ses missions, et à recevoir son salaire prévu par la loi, d’un montant de $10.000 par an.
Humphrey décéda le 14 février 1934. Son exécuteur testamentaire forma une demande de répétition des salaires non versés et la Cour suprême eut à se prononcer sur la légalité de la décision présidentielle de révocation. A l’unanimité, elle jugea que Roosevelt avait excédé ses pouvoirs. Elle considéra (par la voix du juge Sutherland) que l’agence était indépendante et qu’elle devait être à l’abri de toute pression de l’exécutif aux motifs suivants :
« La Commission est un organe non partisan ; et elle doit, de par la nature même des tâches qui sont les siennes, agir avec une parfaite impartialité. Elle n’est chargée de la mise en œuvre d’aucune politique, si ce n’est celle du droit. Ses tâches ne sont ni politiques, ni exécutives, mais principalement quasi judiciaire et quasi législative. Comme ceux de la Commission sur le commerce interétatique, ses membres sont appelés à exercer les facultés de jugement d’un corps d’experts, ‘désignés en droit et nourris d’expérience’….
« En vérité, les termes de la loi, les rapports des commissions du Congrès, ainsi que les buts généraux de la législation tels qu’ils ressortent des débats qui s’y sont tenus, tout concourt à démontrer que l’intention du Congrès était de créer un corps d’experts dont l’expérience se renforcerait à proportion de la durée des services accomplis, un organe qui serait indépendant de l’autorité exécutive, sauf pour ce qui concerne le choix de ses membres, et qui serait libre d’exercer ses pouvoirs de jugement sans qu’un autre organe ou département du gouvernement ne puisse l’y autoriser, ou l’en empêcher. Il est clair que, de l’avis du Congrès, la longueur et la certitude de la durée des fonctions exercées contribueraient de façon vitale à la réalisation de ces objectifs. A partir de là, soutenir que les membres de la commission continuent néanmoins à ne pouvoir exercer leurs fonctions qu’à la discrétion du Président, aboutirait à coup sûr à contrarier les buts véritables que le Congrès cherchait à atteindre quand il se résolut à assigner une durée fixe au mandat de commissaire » [295 U.S. 602, 624, 625-26 (1935)]
La jurisprudence Humphrey’s Executor est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la régulation. Avec elle, s’établit la théorie un peu romantique qui voit dans les autorités de régulation les chevaliers blancs de l’action administrative. Indépendants, l’esprit libre parce qu’éloignés des contraintes politiques, affranchis des chaînes de la hiérarchie, les experts des agences de régulation ont bientôt fait figure d’incorruptibles ; il ne fallut pas longtemps avant qu’on les imagine aussi désintéressés et impartiaux que le sont des juges. Et, de fait, derrière l’opinion de Sutherland, il y a l’idée que les fonctions auxquelles se livrent les commissaires ne sont pas très éloignées du travail judiciaire. « Ils ne sont chargés, dit-il, de la mise en œuvre d’aucune politique, si ce n’est celle du droit », ce qui est parfaitement exact s’agissant de leurs fonctions d’adjudication, mais qui ne l’est plus du tout s’agissant de leurs fonctions réglementaires.
A sacraliser l’indépendance en elle-même et pour elle-même, la jurisprudence Humphrey’s Executor a contribué à faire de ces agences indépendantes des Etats dans l’Etat. Deux ans plus tard, en 1937, une commission d’enquête nommée par le Président et présidée par un fidèle de Roosevelt, Louis Brownlow, le dénonçait en des termes particulièrement vifs, les accusant de constituer un « quatrième pouvoir sans tête dans l’Etat, composé d’une collection hétéroclite d’agences irresponsables et de pouvoirs incontrôlés ». Le rapport Brownlow tirait la sonnette d’alarme en ces termes : « Les agences indépendantes posent dans l’immédiat un grave problème. Aucune réorganisation administrative digne de ce nom ne peut laisser plus longtemps opérer en roue libre plus d’une douzaine d’agences puissantes, et qui n’ont de comptes à rendre à personne, libres de décider la politique et d’appliquer le droit. Pour revenir à notre idéal constitutionnel d’une branche exécutive parfaitement coordonnée sous l’autorité du Président et responsable devant lui, il faut trouver un moyen de ramener dans le giron de cette autorité responsable tout le travail qui est effectué par ces agences et qui ne relève pas de fonctions judiciaires. Ce défi ne peut être ignoré ».
La critique à peine voilée que le rapport Brownlow faisait de l’indépendance des agences a eu d’importantes conséquences, tout d’abord, juste après la guerre, et un peu plus tard, dans les années 1970.
En premier lieu, sa sévère critique de l’indépendance des agences qui aboutissait à en faire des organismes « qui n’ont de comptes à rendre à personne, libres de décider la politique » a fait mouche. Démocrates dans l’âme, les Américains ont vu tout de suite que l’indépendance des agences débouchait sur ce qu’on devait appeler plus tard la technocratie, le gouvernement par les experts, et ils ont pris les devants. Le rapport Brownlow est à l’origine de la puissante vague de démocratisation qui a bouleversé la régulation par voie réglementaire (rule-making). Au sortir de la guerre, en 1946, le Congrès a adopté une grande loi sur la procédure des agences fédérales dans leurs relations avec les administrés (Administrative Procedure Act). L’un des objectifs du APA est d’obliger les agences (même indépendantes) à fonctionner de manière démocratique dans l’élaboration des règlements qu’elles prennent et l’application qu’elles en font. L’article décisif de la loi à cet égard est la section 553 : « Toute agence doit reconnaître aux personnes intéressées le droit de participer à l’élaboration de ses règlements en leur offrant la possibilité de lui soumettre par écrit données, vues, opinions ou arguments de toute nature ». Sans qu’il soit possible ici de rentrer dans le détail, disons simplement que, dans les années 1970, ces dispositions législatives ont été libéralement interprétées par les cours fédérales. Les juges fédéraux ont décidé que la participation des administrés doit être aussi complète que possible, ce qui oblige l’agence à effectuer une étude de toute la gamme des intérêts privés susceptibles d’être affectés par le règlement envisagé. En outre, ils ont jugé que l’agence doit pouvoir démontrer devant eux que le règlement a été pris à la suite d’une « procédure authentiquement rationnelle et raisonnée ». Ils ont exigé que les agences soient en mesure de produire en justice toutes les données qui sont à l’origine du règlement, d’expliquer pourquoi et comment à partir de ces données elles sont arrivées à promulguer le règlement contesté, et en quoi ledit règlement entre bien dans les objectifs qu’avait fixés le législateur. Ces garanties illustrent la démocratie participative, transparente et ouverte, qui a séduit beaucoup d’esprits, notamment en Europe.
En second lieu, la remise en cause de la vision extensive qu’on entretenait de l’indépendance des agences dans les années 1930 et que le rapport Brownlow dénonçait a finalement abouti. On a compris que cette indépendance dont on vante les mérites n’est acceptable et ne fait sens que dans le cas des fonctions d’adjudication, c’est-à-dire quand elles doivent décider et statuer sur des droits individuels en application du droit – fonction qui relève incontestablement du pouvoir judiciaire – mais certainement pas quand il s’agit de réguler par voie réglementaire (rule-making). Pour les agences créées dans les années 1970, en matière d’environnement (Environmental Protection Agency), de protection des consommateurs (Consumer Product Safety Commission), ou de santé et de sécurité sur les lieux de travail (Occupational Safety and Health Commission), le législateur a retenu le principe de l’agence dite exécutive, ce qui signifie agence non indépendante, dont les dirigeants sont librement révoqués par le Président. On ne s’en étonnera pas dans la mesure où l’essentiel de leurs activités ne se concentre pas sur des fonctions juridictionnelles, mais sur des fonctions réglementaires à propos desquelles il est normal que ce soit un président démocratiquement élu qui leur fixe les objectifs à atteindre et les politiques à suivre.
Les agences administratives du New Deal ont eu un immense succès. Cette idée d’un groupe d’experts qui élaborent les lois et règlements à l’abri des pressions politiques et qui jugent des différends économiques en toute indépendance (comme des juges) a inspiré les politiques au niveau international, au niveau européen et au niveau national. Au niveau international, tout le système des Nations Unies, qu’on a appelé un temps l’Organisation mondiale, a été conçue à partir du système américain, comme un centre, l’Organisation des Nations Unies, autour duquel gravitent une multitude d’agences, chacune spécialisée dans une fonction précise, les Specialized Agencies (ou institutions spécialisées en français). Au niveau européen, l’agence indépendante a trouvé son expression paradigmatique dans la Commission chargée de réguler le marché commun. Enfin, au niveau national, en France, l’agence indépendante a trouvé son double dans la création des Autorités administratives indépendantes dont les avantages et les inconvénients ont été étudiées ici même, il y a un an, jour pour jour, par M. Drago dans le bilan lucide qu’il a dressé de ces organismes. Toutefois, alors que ces organismes atteignent chez nous un succès qui ne se dément pas, l’évolution récente de la régulation aux Etats-Unis montre que le modèle de régulation par des agences indépendantes est déjà dépassé et que se profile dans les soubresauts de la crise financière que nous vivons une régulation de quatrième génération, née elle-même des illusions créées par la dérégulation.
La nouvelle régulation
A partir de la fin des années 1970, la régulation est entrée aux Etats-Unis dans une troisième phase dont elle est sortie profondément transformée. Cette phase a été marquée par ce qu’on a appelé la deregulation (ou déréglementation) qui a débouché, nullement comme on serait tenté de le croire sur une disparition de la régulation, mais qui a conduit à une nouvelle forme de régulation, une régulation réinventée, postmoderne, qu’on peut appeler la régulation par le marché, sans mécanisme externe de gouvernance (lois et règlements). Immergé dans les illusions de la rationalité économique, ce modèle de régulation a donné le ton aux Etats-Unis pendant les vingt dernières années. Il est en train de s’effondrer sous nos yeux.
La nouvelle régulation qui s’est imposée à la faveur de la dérégulation n’a pas grand chose à voir avec la régulation d’autrefois par les agences. Cette nouvelle régulation a commencé par une critique en règle de la régulation telle qu’on la pratiquait depuis le New Deal.
Deux séries de critiques furent lancées contre les agences du New Deal. La première vint des économistes qui firent valoir que le problème du coût social de l’activité humaine comme la pollution doit être traité en termes d’externalités ; la seconde vint des politistes qui montrèrent (au moyen d’enquêtes sur le terrain) qu’avec la participation de tous les intérêts concernés à la confection des règlements, les agences étaient bien souvent capturées par les grands intérêts industriels et servaient d’abord les intérêts de leurs clients. Ralph Nader – et son livre Unsafe at Any Speed qui montrait preuves à l’appui que les automobilistes étaient en danger, quelle que soit la vitesse à laquelle ils roulaient, parce que leur sécurité était le plus souvent sacrifiée à des exigences de profit – en a été un vivant témoignage. Il n’est pas nécessaire d’y insister, si ce n’est pour souligner que la critique de la participation systématique de tous les intérêts concernés à l’élaboration de la régulation a montré les limites de l’Etat pluraliste.
La critique des économistes appellent quelques commentaires parce que ce sont eux qui ont fait éclater les cadres traditionnels de la régulation en démontrant qu’il y avait des problèmes que la régulation par les agences ne savait pas résoudre. L’histoire commence avec l’école de Chicago et le théorème de Coase. En 1960, Ronald Coase publia un article d’une quarantaine de pages intitulé « The Problem of Social Cost » qui a complètement révolutionné la manière de penser la régulation et qui a valu à son auteur le prix Nobel d’Economie. Ronald Coase s’est intéressé aux externalités, c’est-à-dire les conséquences dommageables ou bénéfiques d’une activité humaine pour lesquelles aucun paiement n’est exigé ou reçu. Ainsi une usine est-elle source d’externalités négatives par la pollution qu’elle peut émettre et d’externalités positives par les emplois qu’elle génère. Pour expliquer la révolution causée par les analyses de Coase sur le système traditionnel de régulation, on raisonnera à partir de la pollution, externalité qui ne coûte rien à l’usine si rien n’est fait, mais qui coûte beaucoup à la collectivité.
Le problème du régulateur est de faire en sorte que l’usine soit obligée de supporter le coût de ses externalités négatives. Il faut amener l’usine à internaliser ses externalités et c’est à cela, disent les économistes, que doit servir la règle de droit. La fonction économique du droit est d’internaliser les externalités. On y parvient en se servant des ressorts de l’homo economicus qui recherche la maximisation de son plaisir. Comment appliquer ces principes à notre usine polluante ? Quel droit répond au besoin de régulation ? Quel type de règle faut-il choisir ? La solution traditionnelle est la régulation par la loi (fiscale ou pénale). On impose une taxe ou une amende à l’usine. Si l’amende est modeste, l’usine payera son dû, en répercutera le montant dans ses prix et probablement ne fera rien. Mais si l’amende est trop élevée, l’usine risque de ne pas pouvoir payer et de devoir fermer ses portes. Et c’est la même chose pour la taxe. Dans les deux cas, le résultat obtenu n’est pas celui qu’on veut. Ce qu’on veut, c’est que l’usine soit forcée de s’équiper de machines non polluantes. Comment faire ? Comment éliminer la pollution tout en gardant l’usine et ses emplois ?
Ce dilemme, Coase l’a résolu avec une idée de génie. Il a dit : plutôt que de réguler par la loi (fiscale ou pénale), autrement dit, par la contrainte, il faut créer un marché et considérer que, si la collectivité a un droit à un air propre, l’usine a aussi un droit de polluer. Il s’est alors posé la question de savoir si le résultat serait différent selon qu’on alloue un droit de polluer à l’usine ou un droit à l’air propre à la collectivité. Sa réponse est qu’il n’y a pas de différence, de sorte que, dans sa version simple, le théorème de Coase dit en gros ceci : dans un monde sans coûts de transaction, c’est-à-dire dans un monde où les gens peuvent librement se parler et négocier, le résultat efficient est toujours atteint sans considération de l’allocation du droit. Avec ce mode de pensée, qui est au cœur de l’analyse économique du droit, la régulation est complètement transformée. L’agence administrative devient à la limite superflue ; la solution du problème est renvoyée à la négociation entre l’usine et la collectivité, donc au contrat, et c’est ainsi que le contrat devient l’instrument privilégié de la régulation par opposition à la loi ou au règlement.
La fortune de l’analyse économique du droit tient au fait qu’elle est arrivée au bon moment. Elle est arrivée au moment où la régulation traditionnelle a montré ses insuffisances, à la fin des années 1960, quand l’Amérique a pris conscience de ce que la société de consommation connaissait des problèmes graves que tant la régulation judiciaire par la common law (forme originaire de régulation, comme le rappelle l’histoire des chemins de fer) que la régulation administrative par les agences étaient incapables de résoudre ou résolvaient mal. Au passif de la régulation judiciaire s’est inscrit tout d’abord le droit des torts, c’est-à-dire la responsabilité délictuelle et quasi délictuelle, dont le montant exorbitant des condamnations prononcées risquait de faire dérailler le marché de l’assurance. Au passif de la régulation administrative se sont inscrits, d’une part, les problèmes non résolus comme la pollution (marées noires, alertes à la pollution, fuites de réacteurs nucléaires) que les agences n’avaient pas su prévenir et qu’elles semblaient encore plus impuissantes à faire cesser, et d’autre part, les problèmes mal résolus, notamment, toutes les situations dans lesquelles elles doivent décider selon un insaisissable et indéfinissable intérêt public.
La contestation des méthodes utilisées pour définir l’intérêt public ou, comme nous aimons l’appeler en France, l’intérêt général, mérite quelques explications. Les Américains ont plus réfléchi que nous, semble-t-il, sur la difficulté des tâches auxquelles les régulateurs (à savoir, en France, les administrations) sont confrontés. Tous les jours, ces agents doivent décider de situations extrêmement diverses : homologuer des tarifs qui soient justes pour les usagers et équitables pour les investisseurs, approuver la mise en vente de produits sensibles comme les produits alimentaires ou pharmaceutiques, distribuer des ressources rares telles que des routes aériennes à des compagnies d’aviation, des permis d’exploitation à des sociétés minières ou un faisceau d’ondes hertziennes à des stations de radio. Chaque fois, ils doivent se prononcer selon divers critères, et toujours pour des raisons d’intérêt public. Mais qu’est-ce que c’est que cet intérêt public ? A quoi correspond-il ?
A partir des années soixante-dix, les juristes américains se sont posés la question et ils sont arrivés à la conclusion qu’il n’y avait aucun moyen de déterminer objectivement l’introuvable standard de l’intérêt public. Ce n’est pas qu’on ne croit pas à son existence (le concept de public interest est reconnu en droit public américain), mais on ne croit pas à la possibilité de le déterminer avec certitude. Certes, il existe des garde-fous pour obliger les régulateurs à se prononcer uniquement en fonction de motifs d’intérêt général ; ils sont à rechercher dans les procédures suivies. Par exemple, dans tous les cas d’allocation de ressources rares, le régulateur doit pour satisfaire l’intérêt public se poser les mêmes questions : 1) qu’est-ce qu’on donne (s’agit-il d’une route aérienne, d’une licence radio, d’un permis d’exploitation minière) ? 2) à qui le donne-t-on et quel seuil doit-on retenir pour éliminer les candidats non qualifiés ? 3) des candidats retenus, quel est celui qui est le meilleur ? 4) combien de temps le candidat choisi pourra-t-il exploiter sa licence ou son permis ?
La difficulté est, toutes ces questions posées et toutes les réponses obtenues, il est impossible de dire objectivement si l’attribution exclusive de la desserte aérienne Boston – Washington à une compagnie aérienne de la côte Est pour un prix de 100 $ s’avère plus ou moins conforme à l’intérêt public que le refus de la même ligne à une compagnie de la côte Ouest pour un prix de 50 $, au titre d’une extension de sa liaison biquotidienne San Francisco – Washington. Et l’on pourrait multiplier les exemples, dans le domaine de l’attribution des fréquences radio comme en matière de permis d’exploitation de certains produits. Quand on parvient à des questions insolubles de ce genre, la tentation est grande pour le régulateur de jouer les Ponce-Pilate, autrement dit, de laisser le marché se réguler lui-même par le jeu de la main invisible. La dérégulation, c’est-à-dire l’abandon des mécanismes externes de gouvernance, s’impose alors d’elle-même, et le régulateur s’y abandonne d’autant plus volontiers que les travaux scientifiques modernes (dont le théorème de Coase et l’analyse économique du droit qui s’est bâtie sur lui) ont prouvé que, dans un monde sans coût de transaction, des individus rationnels parviennent toujours à la solution la plus efficiente. En simplifiant beaucoup les choses, c’est ce qui est arrivé à la régulation du New Deal à la fin des années 1970. La dérégulation a renvoyé à la négociation entre les agents économiques ce que la régulation faisait autrefois (et mal) par la voie bureaucratique.
Aux termes de cette évolution, la régulation a complètement changé de sens. Elle est devenue subsidiaire annonçant ce qu’on a appelé l’Etat subsidiaire ou encore l’Etat en creux (hollow State) qui a trouvé son point d’aboutissement dans les années 1990. La vieille régulation était extérieure au marché ; la nouvelle régulation s’est intériorisée à lui, elle s’est cousue dans sa logique en s’appropriant les règles de la main invisible et en se confondant avec les lois économiques. La nouvelle régulation n’est donc pas une police administrative entre agents économiques, d’une part, parce qu’elle n’est plus le fait de l’Etat, mais le fait du marché, et d’autre part, parce qu’elle n’a plus besoin à la limite d’agences pour fonctionner. Elle prend corps par la négociation, dans le contrat, c’est-à-dire sans intermédiaires. La dérégulation a débouché sur l’autorégulation dont les modes d’exécution reposent moins sur des organismes administratifs que sur les agents économiques eux-mêmes, autrement dit, les personnes privées. Et c’est à ces personnes privées elles-mêmes qu’il appartient de faire respecter les lois de la régulation naturelle des marchés, inscrites de longue date dans le droit commun (common law), en se portant parties civiles devant les tribunaux (class action suits ou recours collectifs). La régulation est revenue aux Etats-Unis à ses formes originaires de régulation judiciaire ; elle assure le respect du droit « sans l’Etat » ; elle s’est réinventée. En cela, la nouvelle régulation est bien une révolution, mais en un sens seulement, et pas pour tout le monde.
Au regard de l’histoire des Etats-Unis, la nouvelle régulation par le marché n’est qu’une révolution en trompe-l’œil. Elle est plutôt un retour aux sources dans la mesure où, depuis les origines, le marché est toujours passé avant l’Etat outre-Atlantique. Qu’elle ait été le fait de l’Etat fédéré ou du gouvernement fédéral, la régulation administrative par commissions ou agences est toujours intervenue que de façon ponctuelle, pour résoudre un problème ad hoc, sans plan d’ensemble, uniquement pour pallier des défaillances du marché : les monopoles, les rentes de situations, les externalités non internalisées, le défaut d’information des agents économiques ou les excès de la concurrence. Vues dans la longue histoire, les agences de régulation du New Deal qui ont créé le ‘Big Government’ n’ont été qu’une parenthèse dans l’histoire des Etats-Unis. Mais tel n’a jamais été le cas en Europe, notamment en France, où l’Etat en tant que porteur d’une certaine conception de la chose publique (res publica) est toujours passé avant le marché. La nouvelle régulation bouscule cette tradition française et invite à réfléchir sur la place qu’elle laisse à l’intervention de l’Etat (lois et règlements).
L’enseignement fondamental du théorème de Coase, on l’a dit, est que, dans un monde sans coûts de transaction, le résultat efficient est atteint sans considération de l’allocation du droit, d’où la politique actuelle qui consiste à traiter les questions d’intérêt public par un retour aux lois du marché. Pareil choix mérite la sympathie, mais il appelle certaines précisions. D’une part, l’efficience n’épuise pas les fins de la politique. D’autre part, l’efficience peut entrer en conflit avec la rationalité.
L’efficience est l’une des fins de la politique, mais elle n’est pas exclusive. Une politique qui réussit n’est pas seulement celle qui satisfait les préférences individuelles, c’est aussi celle qui répond aux exigences de la collectivité toute entière. Or cette articulation entre l’individuel et le collectif n’est pas très bien assurée dans le théorème de Coase. Celui-ci nous enseigne que la manière dont les droits sont alloués est sans effet sur l’efficience du résultat. Certes, cela est vrai ; mais l’allocation des droits a une incidence sur la distribution du revenu. Il suffit de revenir à notre exemple de l’usine polluante pour le comprendre. Si la collectivité a un droit à un air propre, l’usine devra internaliser ses externalités et payer le coût de l’achat de machines non polluantes. En revanche, si c’est l’usine qui a le droit de polluer, c’est la collectivité qui devra supporter le coût de l’équipement nécessaire pour faire disparaître la pollution, comme les dépenses budgétaires nécessaires pour effacer les conséquences de la pollution, ou encore les déductions fiscales consenties à l’usine pour l’achat de machines non polluantes. Donc, le choix de la règle juridique a un effet de redistribution sur le revenu. Solution efficace et solution juste ne sont pas identiques.
En second lieu, la recherche de l’efficience peut entrer en conflit avec la rationalité. On nous dit que, dans un monde sans coûts de transactions, des individus rationnels vont toujours à la solution efficiente. Encore une fois, cela est vrai, mais jusqu’à un certain point seulement ; le point décisif est que l’autorégulation des marchés varie dans le temps ; il faut distinguer entre le temps court et le temps long, sinon, comme le Président de la République l’a dit à Toulon le 25 septembre dernier, « l’idée de la toute-puissance du marché [est] une idée folle ».
Dans le temps court, il est vrai de dire qu’efficience et rationalité coïncident, mais, dans le temps long, la quête par les agents économiques d’une maximisation de leurs préférences individuelles peut paradoxalement travailler contre la rationalité. Dans la longue durée, des marchés qui fonctionnent bien, comme les marchés financiers ont dans l’ensemble fonctionné au cours des dix dernières années, génèrent une confiance excessive et encouragent la prise de risques. La stabilité conduit ainsi à l’instabilité, et la recherche de l’efficience engendre des comportements irrationnels. Mutatis mutandis, la crise actuelle des marchés financiers est un peu l’histoire de La Laitière et le pot au lait qui faisait déjà de l’économie virtuelle quand elle « Comptait déjà dans sa pensée Tout le prix de son lait, en employait l’argent ; Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée : La chose allait à bien par son soin diligent ». La difficulté est que si le ‘soin diligent’ d’un opérateur sur le marché peut se révéler impuissant à produire le bien d’un seul, il est dans le long terme encore plus insuffisant pour produire à lui seul la solution conforme à l’intérêt de tous.
En conclusion, le choix n’est jamais aussi simple que l’Etat ou le marché. Le marché a besoin de l’Etat, donc du droit public, pour fonctionner. C’est du moins ce que laissent percevoir les efforts déployés pour juguler la crise financière actuelle et qui accordent à l’Etat une place qui aurait été impensable, il y a seulement quelques mois.
Texte des débats ayant suivi la communication
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