Installation de Madame Dora Bakoyannis comme associé étranger

séance du lundi 9 mars 2009

 


Discours de M. François Terré,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Discours de Mme Dora Bakoyannis,
Ministre des Affaires étrangères de la République hellénique, membre associé étranger


 

 

Discours de M. François Terré,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Monsieur le Ministre,
Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Chancelier,
Mes chers confrères,
Madame le Ministre et cher confrère,

En vous accueillant aujourd’hui, l’Académie des sciences morales et politiques se réjouit que vous soyez, dans son histoire, la première femme élue membre associée de notre compagnie. Et tous ceux, ici présents, qui sont heureux de votre venue sous la Coupole, ressentent une grande émotion à la pensée de la Grèce, au souvenir de vos prédécesseurs, à la leçon de votre existence si riche humainement et politiquement. Comment parler ici de la Grèce ? Après tant d’autres, qu’il est vain d’énumérer. L’esprit aussitôt vagabonde. Il entend Anna de Noailles :

« Quelquefois je m’assieds dans l’or du sable amer
A l’abri bleu du saule
Et j’attends que revienne Ulysse jeune et clair
La rame sur l’épaule
 »
« J’habite tout l’espace et remonte le temps
Je m’en vais attendrie
Écouter les docteurs ondoyants et chantants
Des soirs d’Alexandrie
 »

À quoi Cavafy répond :
« Ah m’arrêter ici ! A mon tour contempler un peu la nature
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage
Les bleus étincelants
 »

Nous savons bien à quel point nous sommes héritiers de la Grèce, d’Ulysse emportant du côté de l’Occident l’idée même de droit naturel, de toutes les Antigones de l’histoire, y compris celles de l’exil, des leçons de la philosophie grecque, au fil de tous ces échanges ininterrompus des leçons de la démocratie et de la liberté. Pour s’acquitter de ce qu’elle devait à la civilisation grecque, la France a combattu pour votre indépendance. À cet attachement s’ajoute cette sympathie particulière qu’éprouvent tous ceux qui, au cours de leurs études, ont appris le grec, préféré traduire Démosthène plutôt que Lysias et retenu la leçon des mots grecs, par exemple celui de Psyché, aux deux sens : âme et papillon. Bien au-delà des sortilèges de l’hellénisme, on discerne une résonance profonde : celle de la chrysalide, ressemblant à un mort enseveli et dont on voit sortir le papillon, comme l’âme sort du corps endormi ou mort. L’évocation pourrait se prolonger sans cesse par la musique et la sculpture, celle des paysages, les soirs d’été au Cap Sounion ou à Microlimanos, celle de vos grands poètes, prix Nobel ou non, et celle-là même qui accompagna, il y a des siècles, le crétois – encore un – Thalétas venu communiquer à Athènes son expérience du droit en s’accompagnant d’une lyre.

2009_terreD’autres crétois ont illustré votre histoire. L’un d’eux, créateur de la Grèce moderne. Il vous a précédé parmi nous : c’est Elefthérios Venizelos, reçu en 1919 comme membre associé de notre, de votre désormais, Académie. A cette occasion, il déclara sa fidélité à nos idéaux communs, en ces termes : « Dans la terrible tourmente déchaînée sur le monde, j’ai toujours compris que mon pays ne devait pas rester neutre ». La lutte suprême engagée entre la démocratie et l’autocratie ne pouvait le laisser indifférent ; ses meilleures traditions nationales le poussaient à se ranger aux côtés de la France et de l’Angleterre. Lorsque Venizelos fut accueilli ici, alors qu’il était Premier ministre, il était accompagné de Nicolas Politis, à l’époque ministre des Affaires étrangères et qui, ultérieurement allait devenir membre associé de l’Académie des sciences morales et politiques. Sa trajectoire était prestigieuse : né dans une île, non plus la Crète, mais Corfou, il fut successivement professeur – je ne dis pas enseignant-chercheur – des Facultés de droit, puis familier de la Société des Nations. D’Est en Ouest, puis d’Ouest en Est, il avait acquis la nationalité française, puis repris la nationalité grecque. C’est ainsi que les flux et les reflux de l’histoire ont façonné l’Europe et que la Grèce et la France sont devenues, au fil des temps, deux sœurs grecques bercées par leur mère Méditerranée, qui se rénove de nos jours. Il faudrait un nouveau Plutarque pour écrire, dans une perspective voisine, les vies parallèles de Macriyannis et de Garibaldi.

Il fallait bien, dernier en date de vos devanciers ici même, un philosophe, Constantin Tsatsos, élu en 1975 président de la République hellénique. Quatre ans plus tard, il devenait académicien associé de notre Compagnie. C’est lui qui, lors du cent cinquantième anniversaire de notre Académie, prononça une allocution mémorable. Son œuvre est considérable, notamment en philosophie du droit. Dans une de ses œuvres, citée parmi tant d’autres, intitulée Dialogue au Monastère, il avait décrit un couvent où s’entretiennent six philosophes s’employant, sous la lumière de la Grèce, à jeter la clarté de l’esprit « sur la crise de l’humanité et sur la crise de la nation, et sur la crise de l’homme, de l’individu… ». Leur entretien les portait vers des conclusions plus que moroses. Tsatsos comparait la maladie de notre temps à l’antique refus des prisonniers de la caverne de Platon de « monter à la lumière ». Mais c’est précisément par la rencontre des savoirs par-delà les frontières divisant, ou plutôt ayant divisé, l’Occident que peuvent se réaliser les lendemains ou les surlendemains qui chantent. C’est ce qu’illustre précisément votre action politique.

Les malheurs de votre pays vous ont, dès votre jeunesse, préparée à celle-ci. Votre père, Monsieur le Premier ministre Constantin Mitsotakis, qui nous honore de sa présence, vous a appris le métier politique, comme vous transmettez aujourd’hui ce savoir à votre fils. La dictature des colonels, sévissant de 1967 à 1974, vous a singulièrement éprouvée quand vous avez dû résister, fort jeune et victorieusement, à la police secrète des colonels qui recherchaient votre père. La suite fut, avec votre famille, l’exil, comme tant d’autres – artistes, écrivains, universitaires – en France, où vous avez terminé vos études secondaires, avant de suivre à l’Université de Munich des enseignements de science politique et de communication. La Bavière était un signe d’attachement, né de l’histoire, à un triangle formé avec la Grèce et avec la France.

Ce que je raconte présentement, Madame, vous le savez évidemment mieux que tout autre. Si je poursuis cependant mon récit, c’est pour que vous sachiez à quel point, nous tous, sommes désireux de vous exprimer, par ma voix, notre admiration.

Revenue d’exil, en 1974, vous terminez vos études à l’Université d’Athènes en droit public. Vient l’entrée dans l’action politique. Votre apprentissage se plaçait durant une période instable d’alternances, durant laquelle il n’était pas inexact de discerner, dans un sens qui retentit dans les lieux de mémoire politique de notre pays, démocratie, oligarchie ou tyrannie, pouvoir législatif ou pouvoir exécutif, parlementarisme ou présidentialisme. Un jeu de balance ? N’insistons pas plus. La comparaison historique a ses raisons que la raison politique ne comprend pas.

Le parcours que vous allez suivre est alors rectiligne, d’abord comme responsable du bureau politique de la Nouvelle Démocratie, parti d’opposition présidé par votre père. Vous êtes ensuite élue députée en 1989. À votre activité interrompue au sein de la Nouvelle Démocratie, aux épreuves du terrorisme, se sont ajoutées des fonctions ministérielles : ministre d’État, ministre de la Culture, puis ministre des Affaires Étrangères à partir de 2006. Ce n’est pas un hasard si l’on observe que le prénom Dora est le diminutif de Théodora, l’impératrice de Byzance.

A quoi s’est ajoutée, de votre part, une nouvelle performance, précédant celle qui nous réunit maintenant. Car vous avez été, en 2002, la première femme maire d’Athènes. Le développement permanent de votre influence s’est exercé plus précisément contre l’inégalité entre les femmes et les hommes, ce qui vous a valu une reconnaissance internationale, parmi d’autres.

Maire d’Athènes, un proche passé vous conduisit à relever le défi porté à la Grèce lorsque, quelques années plus tôt, Atlanta fut préférée à Athènes pour la tenue des Jeux Olympiques. Ultérieurement, les jeux d’Athènes, par leur organisation et leur déroulement, furent exemplaires. À la Grèce aussi, on doit l’Olympisme et les gymnases, même si en France, on a vu le mot s’altérer au contact de vocables venus d’ailleurs. Le gymnase a fait place au gymnase-club.

La culture intellectuelle ne fut pas pour cela négligée. Athènes, c’est d’abord le Parthénon, objet de tant de discours, de sermons, d’oraisons. Mais objet aussi de tant de regards et de fascinations, toutes lumières comprises du jour et de la nuit entremêlés, vues notamment du Lycabète, un soir d’été, illuminé.

Dans l’hommage à la Grèce que Malraux lui rendit le 28 mai 1959, au nom du Gouvernement français, pour la première illumination de l’Acropole, il s’exprimait ainsi : « Pour la première fois, voici surgi de cette nuit millénaire le symbole de l’Occident. Bientôt tout ceci ne sera plus qu’un spectacle quotidien ; alors que cette nuit, elle ne se renouvellera jamais. Devant ton génie arraché à la nuit de la terre, salue, peuple d’Athènes, la voix inoubliée (de Périclès) qui depuis qu’elle s’est élevée ici, hante la mémoire des hommes ».

De ces jeux du jour et de la nuit, vous avez su utiliser les sortilèges, lorsque, grâce au hasard d’une nuit obscure, vous avez su, en mal de financement et pour convaincre un membre de la Commission européenne non pas par une prière, mais par l’illumination subite de l’Acropole.

C’était bien là de votre part montrer l’intérêt ininterrompu que vous avez porté à la culture, plus précisément à l’archéologie, spécialement en proposant le développement de parcs archéologiques, le proche et l’ancien passé allant de pair. La Crète, une fois de plus, était au rendez-vous de l’histoire, alors qu’à l’Est de l’île, les fouilles de Kato Sacro avaient révélé la richesse de la Terre. Zeus savait ce qu’il faisait après l’avoir enlevée et lui avoir fait trois enfants, Minos le plus connu, mais aussi Rhadamante considéré comme un des premiers législateurs de l’histoire.

Beaucoup d’Europes se sont cherchées depuis la naissance de cette légende. Celle qui se crée de nos jours explique les préoccupations que vous avez notamment exprimées dans une interview à Politique internationale. Les diasporas successives qu’a connues la Grèce, pays d’émigration puis d’immigration, directement concernée par la dislocation du bloc soviétique et l’éclatement de la Yougoslavie, tout cela paraît bien dans une perspective européenne au cœur de votre action politique. Vous pensez aussi que le projet d’Union pour la Méditerranée « correspond pleinement aux priorités de la Grèce. » N’y a-t-il pas une Union baltique qui ne nuit pas à l’Union européenne ? Et puis vous dites si bien qu’il existe aussi des relations étroites entre la Grèce – et les Grecs – et le continent africain. Les académiciens qui s’honorent d’être membres associés de l’Académie d’Athènes, comme Sir Basil Markesinis, trouvent dans la séance solennelle de ce jour l’occasion précieuse de se rappeler ce qui est dû aux dialogues qui se déroulaient, il y a si longtemps, dans le Jardin d’Academos, la première école de philosophie de l’histoire.

C’est à la littérature que je reviens pour conclure en m’inspirant de l’un de vos deux grands poètes couronnés par le prix Nobel, Séféris, Elytis – ce pseudonyme inspiré d’Éluard. À vrai dire, c’est à la prose du premier que je fais un emprunt. La Grèce est « un petit pays, mais sa tradition est immense. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle s’est transmise à nous sans interruption. La langue grecque n’a jamais cessé d’être parlée… Ce qui caractérise encore cette tradition, c’est l’amour de l’humain ; la justice est sa règle … Mais tradition ne signifie pas habitude. Elle intéresse au contraire par la faculté de pouvoir rompre l’habitude ; c’est par cela qu’elle prouve sa force de vie ». Extrait de la conférence donnée à l’Académie suédoise en 1963 par Georges Séféris.

Une transmission ininterrompue, écrit Séféris. C’est bien pourquoi il ne faut pas se contenter du proche passé ou de l’extrême, voire ancien passé, même s’il nous enseigne par la Politique d’Aristote que la loi est une intelligence sans passion, alors qu’il peut lui arriver de devenir une passion sans intelligence.

C’est aussi du moyen passé, du Moyen Âge qu’il s’agit. Généralement, l’on pense que l’Occident a découvert le savoir grec à cette époque, grâce aux traductions arabes. Idée contestée à la lumière des recherches historiques les plus récentes montrant que l’Europe a toujours maintenu avec le monde grec, le Mont Saint Michel étant alors le centre d’un travail de traduction des textes d’Aristote, une relation directe . C’est à partir de cette analyse innovante et même révolutionnaire qu’il y a lieu, surtout aujourd’hui, de parler des racines grecques de l’Europe chrétienne.

Votre présence, ici même, nous le montre bien. Raison de plus pour joindre nos remerciements à nos félicitations unanimes.

Vos amis ont pris l’initiative de vous offrir votre épée d’académicienne. Je suis heureux de vous la remettre. Elle est l’arme de la Justice, accompagnée d’une balance. Mais Napoléon, à Sainte Hélène, nous a laissé un message inoubliable : « l’esprit finit toujours par triompher de l’épée ».


 

 

Discours de Mme Dora Bakoyannis,
Ministre des Affaires étrangères de la République hellénique, membre associé étranger

 

À la mémoire du Carl Friedrich von Weizsäcker

 

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Président de l’Académie des Sciences morales et politiques,
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Madame et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,

2009_bakoyannisJ’aimerais d’abord vous remercier pour les propos que vous avez tenus sur moi et sur mon pays, et je voudrais vous dire combien vous me voyez aujourd’hui honorée.

Honorée du privilège que vous me conférez en m’accueillant sous cette coupole comme membre associé étranger.

Honorée aussi d’être la première femme à siéger au coté de personnalités et d’esprits aussi illustres.

Honorée enfin de prendre place aujourd’hui sur le siège de Carl Friedrich von Weizsäcker.

Lorsque cette coupole a été bâtie, le peuple grec était déjà placé sous le joug de l’empire ottoman. Pourtant c’est de cette partie de la péninsule balkanique, qu’avaient jailli il y a 2 600 ans les premières étincelles de la civilisation européenne. Les artistes italiens de la Renaissance copiaient les modèles de Praxitèle. Dante, lors de son voyage dans l’autre monde, s’y entretient avec Démosthène et Ulysse. Pareillement, les grands penseurs français des Lumières, comme nombre des membres de cette Académie, ont souhaité se placer dans la lignée de leurs ancêtres grecs. Et ici, plus qu’ailleurs, ceux-ci ont su trouver en vous leurs dignes héritiers. Puis, à leur tour, les pensées et les idéaux du Siècle des Lumières et de la Révolution française ont influencé de manière déterminante, jeté les bases du combat du peuple grec asservi pour son indépendance et préfiguré sa renaissance comme nation.

Nul besoin, dans cette salle, de remonter l’histoire. Les peuples en Europe vivent depuis 50 ans une autre réalité.

Lorsque je venais dans ce bâtiment, sur les longues tables de la bibliothèque Mazarine, réviser mes examens, lire les livres de mes auteurs favoris, si vous aviez dit alors à la petite exilée grecque qu’un jour elle rentrerait par la grande porte, une épée au côté, elle aurait sans doute ri du haut de ses 15 ans.

C’est l’Europe elle-même qui a rendu tout cela possible. Laissez-moi vous le dire encore, car sa magie, est sans doute plus aigüe chez nous en Grèce, aux marches du vieux continent, qu’en son cœur. Il ne faut cesser de célébrer la construction européenne comme l’idée la plus formidable, la plus évidente, mais aussi la plus courageuse du XXe siècle. Une idée si neuve et fragile que ses pères fondateurs n’en parlaient dans les premiers temps qu’à mots couverts. Une idée si belle et utopique, qu’elle est d’abord née dans l’âme d’un poète. Je pense à Victor Hugo.

Regardons au-delà de ses réalisations institutionnelles, économiques, sociales. Nous nous rendons compte que l’Europe doit d’abord être célébrée comme la victoire de la pensée sur les faits. Comme la victoire de l’esprit sur l’instinct. L’aboutissement de 2 500 ans de civilisation. L’Europe, pour paraphraser Saint Augustin, est la cité de l’esprit.

C’est cette communauté d’esprit qui a rendu possible, au-delà des haines, des ressentiments et des guerres, la construction de cette cité de l’esprit qu’est l’Europe. Nous en sommes ici au cœur, cette Académie en constitue l’un des piliers.

Et c’est en le rattachant lui aussi à cette notion de force victorieuse de la pensée que je voudrais aujourd’hui évoquer Carl Friedrich von Weizsäcker, un des plus éminents citoyens de notre cité de l’esprit.

Carl Friedrich von Weizsäcker était un grand scientifique, l’un des plus précoces et brillants de sa génération. A 26 ans seulement, dans le cadre de ses recherches sur la fusion, il met au point une formule permettant de calculer la masse d’énergie contenue dans un atome. Cette formule qui porte son nom, les étudiants de physique du monde entier l’apprennent encore aujourd’hui.

En préparant ma réponse, je n’ai pu m’empêcher de me demander ce qu’un jour, au même endroit — j’espère dans un futur lointain — la personne qui me succédera au siège numéro 8 dira de moi. Ce pour quoi je serai évoquée, et aussi évidemment ce pour quoi j’aimerais être évoquée. La réponse à cette deuxième question, je m’en suis rendu compte assez vite, était devant moi. C’est la leçon que m’ont laissé — que nous ont laissée — la vie, les choix, les idées et les pensées de Carl Friedrich von Weizsäcker.

Scientifique parmi les philosophes, philosophe parmi les scientifiques, esprit curieux et inquiet, Carl Friedrich von Weizsäcker est l’un des derniers penseurs universels comme en ont connu les lumières européennes. Esprit chrétien aussi.

Il avait 12 ans, quand un soir, son regard s’est perdu dans l’immensité d’une nuit étoilée. L’enfant – déjà croyant – ressent la présence de Dieu dans cet infini. Mais le jeune homme, fils aîné d’une famille de grands intellectuels et de serviteurs de l’État sait aussi que ces objets brillants se composent de gaz et d’atomes, que leurs explosions répondent aux lois de la physique.

C’est décidé, il sera astronome. Ses parents lui offrent un abonnement à un journal très populaire, appelé Die Sterne. À travers ses lectures sur l’infiniment grand, il en vient à s’intéresser à l’infiniment petit. Une rencontre à Copenhague va confirmer cet intérêt ; il a 14 ans quand son père est muté dans la capitale du Danemark. Un soir, au cours d’une soirée musicale, il rencontre une connaissance de ses parents, Werner Heisenberg, le père de la physique nucléaire.

Impressionné de rencontrer une de ses idoles, le jeune homme lui confie s’intéresser à l’astronomie et à la philosophie. Heisenberg lui dit alors que la philosophie, vous l’excuserez, est une activité qu’on peut le mieux pratiquer après la trentaine, lorsqu’on est plus sage ; qu’il ferait mieux d’utiliser ses capacités dans la physique durant sa jeunesse. Carl Friedrich écoute celui qui deviendra son professeur, puis son ami.

Après avoir vécu les malheurs de la guerre et réalisé l’importance qu’occupent les découvertes scientifiques dans la technologie militaire, Carl Friedrich von Weizsäcker se souvient des paroles de Heisenberg, et comprend que le scientifique n’est que la moitié de lui-même lorsqu’il se trouve simplement enfermé dans son laboratoire. Il soutient que la science doit aussi être politique, dans le sens où elle doit prendre en considération le résultat social, économique et psychologique et, en fin de compte, politique de ses découvertes. Les chercheurs doivent pouvoir non seulement promouvoir leur travail par le biais de la recherche, mais aussi assumer la responsabilité de l’usage de leurs découvertes et bien entendu s’acquitter de leur obligation d’informer l’opinion publique de ces découvertes ainsi que de leurs conséquences.

C’est cette conviction qui lui a valu, en 1957, de participer avec dix-sept autres scientifiques allemands éminents à la légendaire Déclaration des 18 de Göttingen. Grâce à cette déclaration, l’élite des physiciens allemands a œuvré et réussi à faire échouer les projets du gouvernement de la RFA visant à approvisionner le pays en armes nucléaires tactiques. Une intervention publique dont nul ne peut ignorer l’importance.

Fervent défenseur du désarmement nucléaire au niveau mondial, il a donc aussi été l’un des fondateurs du mouvement pacifiste dans son pays et a consacré sa vie à l’étude et à l’analyse des conséquences de la guerre dans le monde contemporain, mais aussi au développement du tiers-monde comme moyen de prévention des conflits futurs. Guidé par sa profonde foi chrétienne, il a dans le même temps tenté d’associer la pensée scientifique et religieuse, en quêtant la main de Dieu dans les lois de la physique ; et il a fini par conclure que science et religion ne sont pas des notions contradictoires, mais complémentaires, et qu’elles forment un tout intrinsèque.

 
Membres distingués de l’Académie,
Mesdames et Messieurs,

En 1970, Carl Friedrich von Weizsäcker formule la nécessité d’une « Weltinnenpolitik », une politique intérieure mondiale, une gouvernance mondiale, pour éviter l’éventualité d’une guerre nucléaire, prévenir les conflits entre les pays développés et le tiers-monde et lutter contre les conséquences de la destruction de l’environnement. Sans doute est-il loin alors de s’imaginer combien le cours de l’Histoire allait confirmer ses idées visionnaires et combien ses positions seraient d’actualité quelques années plus tard.

Depuis près de deux décennies, la notion de gouvernance mondiale est l’un des sujets principaux, non seulement de la théorie des relations internationales, mais aussi de la pratique de la politique internationale de l’après-Guerre froide.

Un après-Guerre froide qui s’est bâti sur cet équilibre effroyable, dit de la terreur.

La fin de la Guerre froide a entraîné la fin de cette stabilité. L’optimisme initial nous faisant penser que nous pourrions nous diriger vers un système revalorisé de sécurité collective, qui consoliderait la paix et la stabilité à travers des approches collectives aux problèmes mondiaux et régionaux, a malheureusement cédé face à l’Histoire.

L’état mono-polaire a peut-être confirmé la prédominance d’une logique souveraine, mais n’a pas produit la sécurité tant souhaitée, car les tensions régionales sous-jacentes ont trouvé un terrain pour se manifester.

De nouveaux défis pour la sécurité internationale ont fait leur apparition : la résurgence du nationalisme ainsi que des fortes tendances sécessionnistes ; la tendance et même la dissolution d’entités étatiques dans des régions comme l’Europe du sud-est ou le Caucase ; des crises humanitaires en Afrique, en Asie, mais aussi près de nous, dans les Balkans qui sont restées irrésolues ou ont été traitées de manière sélective par la communauté internationale ; la prolifération des armes de destruction massive ; le cauchemar du terrorisme international. La dégradation continue de l’environnement et encore le changement climatique.

Mais le noir va toujours de pair avec le blanc. En même temps que ces défis à la détente sont apparues de nouvelles opportunités, évolutions technologiques, économiques, politiques, qui ont marqué le début d’une nouvelle époque, espérons-le, meilleure. Le développement économique sans précédent qu’a connu le monde occidental notamment, l’émergence de nouvelles économies dynamiques, l’ouverture d’économies jusque-là fermées au libre marché ont créé de nouvelles conditions de progrès et de prospérité pour beaucoup de citoyens. Le progrès technologique substantiel a contribué à une nette amélioration du niveau de vie. En particulier les développements dans le domaine des flux, avec l’expansion de l’Internet et de toutes les formes modernes de communication et d’information, ont aboli les différenciations et les frontières en créant de nouvelles données pour l’information, la recherche, l’éducation, la vie politique de nos sociétés.

Aujourd’hui, nous vivons indéniablement dans un monde moins stable que le monde de la Guerre froide. Les sources d’instabilité et d’insécurité ont augmenté. Or il en va de même des opportunités pour un progrès collectif. Les notions d’« équilibre » et de « concurrence à tous les niveaux » ont été remplacées par les notions de « mondialisation » et d’« interdépendance », notions désormais centrales de la réalité politique contemporaine. On aura beau analyser les défis contemporains et les opportunités, on aboutira toujours à la même conclusion, à l’importance que revêtent la coopération internationale et la coordination internationale pour pouvoir contrôler les conséquences des menaces et créer, en tant que communauté universelle, les conditions nécessaires pour un avenir de paix, de sécurité et de prospérité.

L’Union européenne est un exemple probant. Jamais notre continent n’aura été aussi proche de l’idée de la paix kantienne. Cette expérience historique sans précédent de l’intégration européenne constitue aujourd’hui un exemple des avantages de la coopération internationale.

 

Mesdames et messieurs,

Aujourd’hui, alors que le multilatéralisme occupe à nouveau le devant de la scène et que de nouvelles dynamiques émergent progressivement, tant au niveau économique que politique, nos sociétés exigent que nous luttions contre la dérégulation. Que nous assurions un point de référence commun qui encourage la promotion de l’action commune. La multipolarité émergente doit être régie par des règles.

Nous devons tirer les leçons utiles du passé. Un grand penseur français qui est passé par cette Académie disait que « lorsque le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Dans le passé, les systèmes multipolaires ont exclusivement axé leur sécurité sur la concurrence des puissances. Je pense que la première et la seconde guerre mondiales suffisent pour réfuter une fois pour toutes cette doctrine.

Aujourd’hui, nous en savons plus. Nous savons que la sécurité comporte plusieurs facettes et qu’elle ne dépend pas seulement de la puissance.

Prenons, par exemple, la crise financière mondiale qui affecte malheureusement toutes les économies du monde aujourd’hui. La récession économique à laquelle nous sommes confrontés a incontestablement un impact politique et influe sur la prise de décisions au niveau international. Elle a aussi un impact négatif sur la stabilité et la sécurité de nos sociétés.

Or en toute crise grave il y a deux lectures possibles.

L’une, qui se veut être la doctrine prépondérante, soutient que les retombées quasi inévitables d’une crise d’une telle ampleur seraient la montée des tensions entre États et le repli sur soi, au détriment de la coopération internationale.

L’autre, dont je suis adepte, soutient au contraire que bien que nul n’ignore les difficultés et les retombées potentielles d’une telle crise, cette même crise pourrait être vue aussi comme une occasion d’approcher différemment les relations internationales.

Sous cette dernière hypothèse les pays auraient agi avec plus de modestie et le monde politique aurait adopté une approche plus pragmatique et opté plutôt pour une coopération accrue que pour les replis sur soi et l’isolationnisme.

Aujourd’hui, une évidence s’impose : les défis mondiaux exigent une approche collective. Notre sécurité dépend moins de la puissance de chacun, que du pouvoir multiplicateur de notre coopération. Notre sécurité dépend de l’établissement de liens centripètes puissants sur la base de principes communs.

 

Mesdames et messieurs,

Le système international, quel que soit le nombre de pôles de puissance qui déterminent sa structure, requiert le consensus sur un cadre de principes et de valeurs. Un cadre qui limitera l’impact de la concurrence interétatique et promouvra la coopération internationale en vue de relever les défis communs.

Quels pourraient être ces principes ?

L’attachement aux idéaux de la liberté et de la démocratie serait certainement l’un des principes fondamentaux. Je suis certaine que nous tous dans cette salle partageons la conviction que les citoyens ne pourront aspirer à la prospérité et au progrès, tant au niveau individuel que collectif, que si les conditions qui assureront la liberté de pensée et d’expression, la protection des droits de l’homme et de l’égalité devant la loi, sont réunies.

Un autre principe, ô combien important, est la promotion du développement et la diffusion de ses avantages dans le monde entier. La crise mondiale a clairement montré que la concurrence ne peut être incontrôlée et devrait être régulée. Toutefois, l’intensité de la crise ne doit pas conduire à des logiques protectionnistes. Il est important de mettre en place un cadre régulateur qui pourra alimenter le développement sans entraver le libre fonctionnement des marchés.

Au niveau national, l’importance que nous devons accorder à la promotion de la cohésion sociale passe au premier plan. Une cohésion sociale qui ne serait pas seulement assurée par des aides étatiques et des subventions. Je me réfère à une véritable cohésion sociale qui serait assurée une fois que les citoyens auront accès à l’emploi et à une éducation de qualité, qu’ils auront des opportunités pour développer leur créativité, pour promouvoir un sens collectif sincère et, ce faisant, leur progrès personnel.

Au niveau de la politique internationale, la coopération internationale est plus qu’indispensable afin de lutter contre les problèmes majeurs liés au sous-développement, à la pauvreté, à la famine, aux maladies et bien entendu à la dégradation de l’environnement, des problèmes auxquels sont confrontés de nombreux Etats dans le monde. Aucun État, quel que soit son niveau de développement, ne peut être indifférent à ces problèmes. Leur impact est ressenti par tous. La diffusion des avantages du développement dans le monde entier, la répartition plus égale des richesses mondiales doit faire partie de nos priorités par excellence.

Certes, l’attachement à des principes tels que le non recours à la violence, le règlement pacifique des différends, les relations de bon voisinage — des conditions évidentes pour assurer la paix et de meilleures perspectives de prospérité — revêtent une importance particulière pour l’équilibre et la stabilité de l’environnement international. La citation que Thucydide attribue aux Athéniens dans le dialogue entre Athéniens et Miliens, « Le fort fait ce qui est en son pouvoir et le faible recule au point qui lui est imposé par sa faiblesse », n’est pas aussi évidente dans un environnement où l’importance des facteurs de puissance change constamment et crée sans cesse de nouvelles données et priorités. Dans un monde aussi volatile que le monde actuel, le droit international sera toujours la boussole qui nous guidera vers la paix.

 

Mesdames et Messieurs,

Ces principes que je viens de mentionner constituent notamment la pierre angulaire de la politique étrangère de mon pays, la Grèce. Si nous sommes un pays petit en taille, il n’en demeure pas moins que nous suivons avec constance une politique de valeurs qui fait de nous un facteur de fiabilité avec une contribution positive à toutes les grandes questions préoccupant la communauté internationale.

La géographie et l’histoire confèrent à la Grèce toutes les conditions nécessaires pour devenir un véritable carrefour : un carrefour de civilisations, de langues, de religions et d’idées. Nous avons établi des liens forts, des relations étroites de compréhension et de coopération avec des pays de notre voisinage, mais aussi avec des peuples dans le monde entier. Nous avons construit des ponts vers le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest.

Et nous n’oublierons pas l’avantage qu’offre à notre pays sa puissante diaspora, toujours bien intégrée à ses terres d’accueil, mais dont l’attachement reste si vivace à sa patrie d’origine et, de ce fait, son influence si forte auprès de celle-ci. Nous percevons, par conséquent le rôle international de notre pays. Nous fondons notre politique sur le respect du droit international, l’aspiration à la paix, à la sécurité et au développement. Nous aspirons au renforcement de politiques et d’actions produisant une part de développement et de paix pour tous.

La Grèce est aujourd’hui présente dans les efforts consentis par la Communauté internationale en faveur de la paix et de la sécurité dans des régions allant du Kosovo à la Bosnie, et jusqu’au Caucase, en passant par le Sahara occidental, l’Érythrée, l’Éthiopie et le Soudan ; dans les efforts déployés en vue de lutter contre le terrorisme international dans le Golfe persique et en Méditerranée ; mais aussi dans la mission internationale de lutte contre la piraterie en Somalie. Nous sommes présents au Moyen-Orient, en valorisant les relations d’estime et de respect avec tous les peuples de la région. Nous sommes présents en Afghanistan et aidons à la reconstruction du pays. Grâce à notre aide humanitaire et à notre aide au développement, nous sommes présents dans plusieurs endroits du monde frappés par les catastrophes naturelles, le sous-développement et la famine.

Dans cet esprit, nous valorisons les opportunités qui nous confèrent d’importantes obligations internationales que nous assumons, comme la présidence actuelle grecque de l’OSCE. Une Organisation qui peut devenir un espace de dialogue particulièrement utile pour l’instauration de la sécurité en Europe, la gestion des crises dans son vaste domaine territorial d’action et la coopération entre les acteurs puissants de la scène internationale, comme les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En même temps, comme nous sommes convaincus que le projet européen est une expérience particulièrement réussie qui applique tous les principes et valeurs nécessaires à la stabilité du système international, nous faisons partie du noyau dur de la nouvelle architecture européenne et œuvrons en faveur de l’avenir du projet d’intégration. Nous coopérons toujours étroitement avec la France en vue de réaliser cet objectif. Il est vrai que nous avons encore du chemin à parcourir pour que l’Europe puisse assumer un rôle de leader sur la scène internationale. Mais une chose est sûre, si l’Europe veut, elle peut. A preuve, la présidence française réussie et son intervention décisive dans la crise récente en Géorgie.

En outre, il est clair pour la Grèce que son voisinage géographique participe à cet avenir européen de sécurité et de développement. C’est pourquoi nous soutenons fermement les perspectives européennes de nos voisins, sur la base du principe « à pleine adaptation aux valeurs européennes, pleine adhésion à la famille européenne ».

Notre objectif est d’élargir la présence internationale de notre pays, en tant que puissance de sécurité et de stabilité, en tant que facteur régional fiable chargé de promouvoir la paix et de contribuer à l’instauration de la coopération et de la solidarité sur la scène internationale.

 

Mesdames et Messieurs,

Membres distingués de l’Académie,

La société internationale, aussi désordonnée qu’elle puisse paraître dans le sens où il n’existe pas de puissance mondiale qui la dirige, est loin d’être anarchique et dépourvue de règles. Il existe un cadre important de principes et de valeurs décrivant le comportement international acceptable et activant les mécanismes collectifs lorsque les principes sont enfreints.

Notre travail à tous – hommes et femmes politiques, scientifiques, citoyens – dans la mesure de nos possibilités, est de redoubler de vigilance pour pouvoir défendre ce cadre de valeurs et promouvoir un dialogue fertile en vue de le renforcer et de le valoriser, aussi bien au niveau national qu’international.

Je suis certaine qu’il n’est pas d’enceinte plus adéquate à ce dialogue que les Académies comme la nôtre, qui, depuis des siècles, constitue un espace de réflexion et d’échange entre les représentants les plus importants de l’esprit européen.

J’aimerais réitérer combien je suis honorée de me trouver parmi vous aujourd’hui et vous assurer que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour être à la hauteur de cet honneur. À cet honneur, s’ajoute une très forte émotion.

La France tient en effet une place privilégiée dans mon cœur. Je me suis retrouvée dans ce pays à une époque très difficile pour ma famille et moi-même. En dépit des incertitudes, mais aussi de la tristesse et de la peur que nous ressentions face aux événements qui se produisaient alors dans notre patrie, je me rappelle ces années avec une très grande nostalgie. Des années riches, car des années de rencontre. De rencontre avec un mode de vie et de pensée français qui m’ont accompagnée tout le restant de ma vie, sans lesquels je ne serai pas la femme que je suis aujourd’hui. La tolérance, le respect de l’autre, l’attachement cartésien à la force de la raison, mais aussi le sens de la beauté et l’amour des mots dans un pays qui, et je ne saurais ne pas le mentionner dans ce bâtiment, a produit une des plus belles littératures du monde. Venue à l’époque en France en tant qu’exilée, j’y ai trouvé une seconde patrie, une patrie des idées, une patrie que je n’ai jamais vraiment quittée.

Je vous remercie de votre attention.

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De gauche à droite: M. Bruno Le Maire, Secrétaire d’État en charge des Affaires européennes, Mme Dora Bakoyannis, MM. Constantinos Mitsotakis et Michel Albert