Séance du lundi 10 janvier 2000
par M. Michel Crozier
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La crise de l’État est universelle, du moins dans tous les pays développés. Elle est le résultat naturel et inéluctable de la révolution des activités humaines à laquelle nous assistons – l’élimination progressive des activités d’exécution et la transformation des pratiques manageriales et du cycle économique qui les accompagne.
L’État actuel est touché à deux niveaux à la fois, dans ses moyens et dans ses méthodes, d’une part, car il est la plus grande entreprise de services d’un pays moderne et dans ses objectifs, d’autre part, : servir une Société travaillant essentiellement sur le relationnel et l’immatériel.
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Dans la plupart des pays occidentaux, des efforts considérables sont déployés pour faire face à cette crise, particulièrement en développant des modèles d’intérêt général fondés sur des raisonnements en système et non plus hiérarchiques.
La singularité de la France dans ce domaine, c’est son retard à expérimenter et à innover. Son attachement aux modèles anciens n’est pas dû à son hostilité à l’ultralibéralisme mais à la force de ses propres modèles élitiste, hiérarchique et déductif.
Le modèle social est le plus souvent évoqué. Il est fondé sur l’existence d’une super-élite très peu nombreuse sélectionnée trop tôt, sans expérience pratique, qui a vocation à occuper les grands postes de l’État et des affaires.
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L’écart entre cette superélite et le reste des cadres de l’État entraîne naturellement une tendance au comportement hiérarchique qui reste, malgré ses efforts, le seul moyen de l’élite de peser sur la réalité. D’où, la difficulté à s’affranchir d’une tradition anachronique d’autoritarisme inefficace. Ce modèle a aussi, bien sûr, sa source dans les pratiques de formation de cette élite qui sont particulière-ment contraignantes : ascèse des classes préparatoires et des concours, insistance sur les connaissances formelles et la logique du raisonnement.
Le modèle intellectuel est peut-être ce qui reste le plus profond. Il est fondé sur la priorité de l’idée et un certain mépris pour la mise en oeuvre. ” L’intendance suivra ” est un aphorisme qu’on ne retrouve qu’en France.
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La réforme de l’Etat en France est essentielle. Elle ne pourra réussir que si la France s’ouvre aux échanges dans le grand mouvement de réforme qui est en train de s’accomplir avec la rénovation des politiques publiques, à partir de techniques d’écoute et d’analyse permettant de meilleures prises de décision, d’une part, et une véritable évaluation de leurs résultats, d’autre part.
Au lieu de revendiquer l’exception, nous devons à tout prix jouer notre rôle de partenaire actif d’un changement majeur de civilisation. Cette ouverture au changement doit créer un climat ouvert à l’expérimentation et à l’innovation.
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La rénovation du système des grandes écoles et surtout des deux majeures, l’école Polytechnique et l’ENA, est la condition et le moyen de ce changement de raisonnement indispensable.
Ces écoles doivent devenir des foyers intellectuels pratiquant, au plus haut niveau international, recherche, conseil et formation.
Pour qu’elles s’écartent du modèle de raisonnement unique qui est encore le leur, il faut qu’elles ne prennent leurs étudiants que plus âgés, après une demi-douzaine d’années d’expérience, et que leur enseignement soit fondé sur la discussion de cette expérience.
La formation, elle-même, doit avoir pour objectif : l’apprentissage de l’écoute – les responsables français sont encore formés à tout savoir, donc à ne pas écouter – la gymnastique de l’analyse et de la stratégie. Les élèves devraient, d’autre part, apprendre sur le terrain les techniques d’évaluation et les modes de réflexion stratégique pour la préparation des décisions.